1 Problématique et objectifs
Les conquêtes arabo-musulmanes entreprises depuis la moitié du 7e s. constituent un événement historique majeur. Elles ont bien sûr eu des aspects militaires, politiques et religieux, mais aussi des effets linguistiques. Avec l’arrivée de la langue arabe, les chrétiens en Irak, Syrie-Palestine, Égypte et au Maghreb commencèrent à utiliser cette langue dans les différentes sphères de la vie courante, en parallèle ou au détriment des langues installées telles que le syriaque, le grec, le copte et le latin. Les chrétiens commencèrent à traduire leurs Écritures probablement autour du 8e s. ; s’il est certain que des chrétiens étaient établis dans la Péninsule arabique avant les débuts de l’Islam, la question de savoir s’il existait des traductions écrites préislamiques reste débattue et n’est pour l’instant pas soutenue par les données documentaires. Les manuscrits les plus anciens dont nous ayons connaissance datent du 9e s. et les traductions qu’ils contiennent sont certainement le résultat de l’arabisation progressive des communautés melkites (ou grecques orthodoxes). Le monastère orthodoxe de Sainte-Catherine au Sinaï a conservé plusieurs de ces témoins les plus anciens. Ce travail de traduction se poursuivit sur plusieurs siècle dans le milieu melkite. Si les chrétiens syriaques orientaux et occidentaux continuèrent à utiliser le syriaque comme langue commune et comme langue liturgique, ils furent aussi acteurs de ce mouvement de traduction. Il existe notamment de nombreux manuscrits en karshouni – c’est-à-dire en langue arabe écrite en caractères syriaques, système d’écriture principalement utilisé par les communautés syriaques orientales. On rappellera aussi que la fameuse harmonie évangélique de Tatien, le Diatessaron, a été préservée dans son entièreté en arabe, traduite du syriaque par le « nestorien » Abū l-Faraǧ ʿAbdallāh ibn aṭ-Ṭayyib (11e s.). De son côté, l’Église copte adopta l’arabe au détriment de la langue copte qui ne fut plus, à l’exception de son rôle liturgique, utilisée à partir du 11e s. environ. Au 13e s., le savant Abū l-Faraǧ al-Asʿad Ibn al-ʿAssāl produisit une recension des évangiles ; cette recension fut rapidement remplacée par une autre recension éclectique, appelée « Vulgate alexandrine » ou « Vulgate égyptienne ». Si l’origine égyptienne de cette dernière est incertaine, elle devint très populaire parmi les Coptes mais aussi dans les autres communautés syriaques. Elle remplacera progressivement les autres versions arabes à partir de la fin du 13e s. Du côté d’al-Andalus, les chrétiens arabisés commencèrent aussi rapidement à traduire en arabe les livres bibliques, comme le montre un fragment bilingue latin-arabe de la lettre aux Galates datant du 9e s. (Vat. Lat. 12900). Les traductions en arabe de la Bible hébraïque dans les communautés juives arabisées ont poursuivi une histoire similaire. Malgré des particularités, comme l’importance du judéo-arabe, il ne s’agit pas d’un phénomène indépendant. La traduction et le commentaire du Pentateuque de Saʿadya Gaon (882-942), par exemple, a connu un large écho dans les communautés chrétiennes syriaques et coptes1.
Les traductions arabes du Nouveau Testament établies sur plusieurs siècles au sein des communautés chrétiennes diverses ont été préservées dans des centaines de manuscrits. On a souvent classé ces manuscrits selon leur supposée Vorlage grecque, syriaque, copte ou latine. Cette démarche a ses limites : les recherches récentes manifestent des processus de traduction et de transmission compliqués. Les versions arabes attestent des influences mutuelles des langues et des traditions et sont le fruit du multilinguisme des chrétiens orientaux. Le grand nombre de manuscrits, la variété des traductions et l’histoire des transmissions font de la Bible en arabe un champ d’études riche et complexe. Et de plus peu explorées jusqu’ici : comme le dit Sidney H. Griffith : « The study of the Bible in Arabic is in its infancy. »2 Après une dynamique initiale assez forte aux 17e-18e s., la recherche occidentale s’est rapidement détournée des manuscrits arabes du Nouveau Testament et de la Bible hébraïque. À ce phénomène s’ajoute, dans le cas du Nouveau Testament, le fait que la majorité des travaux se sont concentrés sur les traductions des évangiles, laissant peu de place à d’autres corpus néotestamentaires, comme celui des lettres de Paul. On remarque toutefois depuis quelques années un regain de l’intérêt pour les manuscrits de la Bible en arabe, avec plusieurs recherches significatives concernant les évangiles. Ce travail s’inscrit dans ce courant, avec l’ambition d’étendre la recherche au champ des manuscrits arabes des lettres de Paul.
Notre recherche sur les manuscrits arabes des lettres de Paul et sur le manuscrit Vat. Ar. 13 suit deux mouvements complémentaires : le premier consiste à comprendre le peu d’intérêt montré jusqu’à présent pour ce champ de recherche et à participer au renouveau de celui-ci ; le second consiste à devenir acteur de la reprise de ce champ de recherche, en passant d’une analyse générale à l’étude d’un sujet particulier.
Dans la première partie Les manuscrits arabes du Nouveau Testament dans la recherche contemporaine, nous cherchons donc à comprendre pourquoi la recherche, et particulièrement la critique textuelle du Nouveau Testament, s’est désintéressée de l’étude des manuscrits arabes du Nouveau Testament et nous constatons puis analysons le renouveau qui s’est installé depuis quelques années, notamment avec la publication de la monographie d’Hikmat Kashouh3. Cette première partie nécessite un état de la recherche précis, établi au chapitre 2. Il est suivi d’une analyse qui met en avant les différents enjeux traversants au chapitre 3.
Dans la deuxième partie Les manuscrits arabes des lettres de Paul, nous établissons un répertoire des manuscrits des lettres de Paul, une étape nécessaire dans la reprise de la recherche. Les lettres de Paul en arabe représentent un corpus dont la transmission a été jusqu’à aujourd’hui peu étudiée, en comparaison du corpus des évangiles. Le répertoire (chapitre 4) est suivi d’une série d’observations sur la base des données qui ont pu être récoltées (chapitre 5). Ces observations permettent de circonscrire un champ nouveau et d’esquisser de nouvelles directions pour la recherche.
Dans la troisième partie La première lettre aux Corinthiens dans Vat. Ar. 13, nous étudions un manuscrit en particulier, le Vat. Ar. 13, en nous concentrant sur une lettre de Paul, la première lettre aux Corinthiens. Nous proposons un état de la question concernant le manuscrit Vat. Ar. 13 ; une description précise du manuscrit permet notamment de proposer une chronologie possible de sa composition (chapitre 6). Dans le chapitre 7, nous éditons 1 Corinthiens ; nous discutons préalablement les différentes méthodes d’édition pour les manuscrits arabes et le manque de standards pour le moyen arabe afin d’établir les critères pour notre édition. Dans le chapitre 8, nous proposons un commentaire philologique et linguistique, d’abord verset par verset, avec traduction, puis revenons sur certains aspects textuels qui nous semblent importants. Enfin, le chapitre 9 se concentre sur la problématique de l’identité dans 1 Corinthiens et propose un essai d’exégèse du texte du Vat. Ar. 13 selon une approche d’histoire des lectures.
De nombreux points méthodologiques propres aux différents chapitres seront traités dans le corps de la thèse. Nous proposons ici quelques réflexions épistémologiques générales qui nous ont accompagnés durant le travail de recherche, notamment dans l’établissement des trois axes principaux de recherche, reflétés dans les trois parties présentées ci-dessus.
2 Remarques épistémologiques
2.1 La conscience du contexte de la recherche
Dans la première partie Les manuscrits arabes du Nouveau Testament dans la recherche contemporaine, nous commençons par établir un état de la recherche le plus complet possible ; on notera que plusieurs chercheurs ont déjà proposé des états de la recherche4 et nous pouvons aussi nous appuyer sur des bibliographies spécifiques5. Notre état de la recherche a surtout pour but de mettre en évidence les évolutions et les directions prises par la recherche, afin de pouvoir déterminer les raisons sous-jacentes de celles-ci, c’est-à-dire ce mouvement allant de l’intérêt au désintérêt, qui a marqué le 20e s., puis à la reprise de cet intérêt depuis quelques années. C’est donc également une analyse de ce phénomène que nous essayons d’offrir. Nous devons beaucoup aux travaux d’Edward Said, qui nous ont aidé, lorsque nous avons commencé à nous intéresser au champ des manuscrits arabes du Nouveau Testament, à prendre conscience de l’ethnocentrisme des productions du monde académique dans lequel nous évoluons. Cela nous a poussé à nous intéresser à la critique post-coloniale. Il est à notre avis impossible de ne pas considérer la problématique de l’orientalisme tel que développée par Said ainsi que l’aspect (post-)colonial6 dans l’évolution de ce champ de recherche et nous tentons de le prendre en compte dans notre analyse. Nous tenons ici à préciser que nous avons conscience d’appartenir à ce même monde scientifique occidental, objet des critiques post-coloniales, que nous pouvons décrire comme privilégié.
L’apport de Said puis des post-colonial studies dans nos réflexions nous a également mené à une prise de conscience générale de l’importance des facteurs sociologiques sur les champs de recherche, phénomène étudié par la sociologie de la connaissance7. Certaines disciplines universitaires sont plus sensibilisées que d’autres à cette problématique, le laboratoire ayant été par exemple régulièrement objet d’études sociologiques8. Une sensibilité à ces questions nous semble peu présente dans les disciplines théologiques9, et ce particulièrement dans le champ de la critique textuelle du Nouveau Testament.
En affirmant leur souhait de renouveler le champ de la sociologie de la connaissance, Ann Swidler et Jorge Arditi mentionnaient en 1994 déjà la nécessité de prendre en compte différentes sortes de discours :
The new sociology of knowledge […] examines political and religious ideologies as well as science and everyday life, cultural and organizational discourses along with formal and informal types of knowledge. It also expands the field of study from an examination of the contents of knowledge to the investigation of forms and practices of knowing10.
Bien plus qu’en 1994, il nous semble qu’une certaine porosité entre les divers milieux est un des aspects déterminant de notre époque pour la sociologie de la connaissance, porosité notamment entre le discours académique et non académique, ou encore entre « Occident » et « Orient »11, grandement due à la démocratisation du World Wide Web. Cette porosité concerne aussi nos disciplines. Suite à la prise de conscience de l’influence des nouvelles technologies sur le monde académique et à l’émergence du champ des humanités digitales, les frontières entre sciences sociales et sciences humaines se floutent, car il est devenu nécessaire de travailler à l’aide des outils des sciences sociales. Ces évolutions épistémologiques doivent être prises en compte dans la recherche ; nous tentons de le faire, en intégrant dans notre analyse les discours non académiques que l’on trouve en ligne et en introduisant notamment la notion d’hybridité12. Ces observations nous confortent également dans la nécessité d’une recherche présente sur Internet, comme nous avons tenté de le faire avec le développement d’une édition digitale (voir aussi ci-dessous).
2.2 Listes et distant reading
Dans la deuxième partie Les manuscrits arabes des lettres de Paul, nous avons décidé de nous concentrer sur les manuscrits arabes des lettres de Paul, un corpus encore peu traité lorsque nous avons commencé à délimiter le projet de recherche. Une liste des manuscrits est une étape nécessaire pour ce champ à peine exploré. Dans son ouvrage Vertige de la Liste, Umberto Eco note que « l’énumération serait typique des cultures primitives qui ont encore une image imprécise de l’univers et se limitent à en aligner les nombreuses propriétés qu’elles savent nommer sans tenter d’instaurer entre elles un rapport hiérarchique […]. »13 S’il nuance son propos en notant que la liste réapparaît à toutes les époques, nous pouvons reprendre à notre compte cette remarque à propos du « monde » encore inconnu des manuscrits arabes des lettres de Paul14. Claire Clivaz, dans sa lecture de Eco, souligne également le caractère stimulant de la liste pour la science : « I consider that this ‘listing effect’ allowed Western knowledge to reintroduce imagination into knowledge. »15 Cette approche de la liste est proche de la notion de distant reading16 développée par Franco Moretti. Moretti utilise le concept de distant reading, « lecture à distance », pour l’histoire et la critique littéraire : il s’agit d’étudier un corpus dans son ensemble, en s’éloignant du texte particulier – jusqu’à ne plus lire le texte ! – et en privilégiant l’approche quantitative. Moretti résume ainsi son propos les données quantitatives :
Je commençais ce chapitre en disant que les données quantitatives étaient utiles parce qu’elles étaient indépendantes de l’interprétation ; puis qu’elles étaient stimulantes parce qu’elles exigeaient souvent une interprétation qui transcende le domaine du quantitatif ; ici, de manière plus radicale, nous les voyons réfuter des explications théoriques existantes […]17.
Nous nous rallions à la liste et au distant reading quant à leur aspect stimulant ; notre utilisation des données des manuscrits des lettres de Paul ne nous a pas aidé à réfuter des théories existantes, mais celles-ci permettent de rattacher l’histoire de la diffusion des manuscrits à des éléments historiques connus et de comprendre les évolutions et les développements dans le domaine. Nous restons toutefois convaincus de la nécessité d’allier la distant reading à une close reading (c’est-à-dire l’étude du texte particulier), d’utiliser ces deux perspectives en dynamique. Moretti est lui-même conscient des difficultés de faire fonctionner l’un sans l’autre, lorsqu’il dit à la fin de Graphes, cartes et arbres : « Les modèles que j’ai présentés partagent aussi une préférence nette pour l’explication sur l’interprétation ; ou peut-être, pour le dire mieux, l’explication des structures générales sur l’interprétation des textes singuliers. Cette distinction constitue elle-même une question majeure […]. »18 Ou encore, comme le dit Aurélien Berra à propos de l’édition de textes anciens :
L’interprétation et la quantification ne sont pas opposées, bien au contraire, et il est important de les réconcilier. Un éditeur de textes anciens a conscience, plus que d’autres peut-être, de l’opération de transfert linguistique et culturel qu’il accomplit sans cesse19.
2.3 L’étude du manuscrit et de son texte en close reading
2.3.1 Édition d’un manuscrit unique
Nous restons ainsi convaincue de la nécessité de l’approche close reading en sciences humaines, qui s’ajoute à celle de renouvellement au sein du champ de la critique textuelle du Nouveau Testament. Nous décelons une certaine tension dans la discipline : il s’agit effectivement d’une approche extrêmement précise mais qui traite d’un très grand nombre de témoins textuels. L’accumulation des données peut mettre à mal la reconnaissance de l’individualité de chaque témoin20. Les productions de la critique textuelle du Nouveau Testament, que cela soit par exemple l’édition critique de référence du Nestle-Aland (NA28)21 ou son « concurrent » américain SBL Greek New Testament22, dans leur recherche d’un Urtext, favorisent la méthode éclectique tout en privilégiant une famille de textes, la famille alexandrine, avec une conséquence double : premièrement, le lecteur/chercheur/étudiant lit et travaille avec un texte fictif, un texte qui n’a jamais existé dans un manuscrit ; deuxièmement, certains représentants du texte du Nouveau Testament sont « défavorisés » comparés à d’autres. Ces problèmes sont discutés notamment par l’école de la narrative textual criticism, que nous abordons au chapitre 3. Du désintérêt à la redécouverte : analyse d’un phénomène scientifique.
Se pose alors la question : comment éviter ses écueils lors de l’édition ? Dans son article « Pourquoi éditer un manuscrit unique ? L’édition critique des écrits apocryphes : de l’arbre au mycélium », Charlotte Touati développe une critique de l’approche généalogique et de ses arbres dans l’édition des écrits apocryphes, une critique qui s’applique à notre avis également au Nouveau Testament et à ses éditions :
Il n’y a pas de Urtext ni de manuscrit archétype, un point à partir duquel les copies auraient commencé d’altérer ce fameux Urtext. Chaque copie contribue à écrire le texte qui se trouve donc un peu dans chaque manuscrit, mais dans aucun en particulier. Dès lors, les copies ne procèdent pas en cascade les unes des autres à partir d’un exemplaire parfait (c’est pourtant bien le processus attendu avec un stemma arborescent orienté), mais s’inscrivent dans un continuum23.
Touati rejète donc l’image de l’arbre pour la transmission textuelle ; encore davantage que l’image rhizome, développée par Deleuze et Guattari, c’est celle du mycélium qui correspond le mieux à la manière dont les textes sont transmis :
La métaphore est parfaitement applicable à la philologie : une tradition textuelle appartient à un complexe culturel (mycélium) et devient visible lorsqu’elle est couchée par écrit (champignon). […] Avec le modèle du mycélium, on considère que l’entier du « texte » ne passe pas dans le manuscrit. L’objet de la soi-disant résurgence est simplement resté latent dans l’un ou l’autre des manuscrits et se manifeste dans d’autres. C’est la mémoire culturelle24.
Pour Touati, l’édition critique appartient à la culture imprimée et la méthode doit être redéfinie au vu des possibilités offertes par le digital. C’est une opinion partagée par Claire Clivaz à propos du Nouveau Testament : « […] digital culture has the potential to redefine entirely the way of thinking about the editing of ancient texts, particularly texts supported by a large number of different manuscripts, as is the case with Homer and particularly the New Testament. »25 La culture digitale permet également de redécouvrir le manuscrit comme document ; Wido van Peursen l’explicite ainsi : « The ‘re-awakened interest in presence’ is visible in the attention paid to texts as artefacts and the material aspects of the carriers of texts, which hardly receive any attention in traditional textual scholarship. »26 Il s’agit donc d’un recentrement sur le manuscrit et son texte. Touati dit ainsi : « Une philologie vraiment nouvelle consiste à étudier un manuscrit per se ou en rapport avec d’autres, mais pour en faire ressortir l’originalité. »27 L’approche du mycélium tel que développée par Touati nous semble particulièrement pertinente dans le cas du Nouveau Testament et de sa transmission en arabe ; il est clair que la complexité de celle-ci ne peut être réduite à un arbre, ni même à plusieurs. C’est dans cette perspective que nous faisons le choix d’éditer et d’étudier la première lettre aux Corinthiens telle que transmise dans le Vat. Ar. 13 dans la troisième partie La première lettre aux Corinthiens dans Vat. Ar. 13. Nous motivons le choix de ce manuscrit dans l’introduction de cette partie (chapitre 6, point 1). Cette méthode correspond à notre volonté de close reading, étudiant un texte particulier dans un manuscrit particulier. Cette étape de notre approche se différencie donc, par exemple, de celle de Kashouh, qui opte pour une approche généalogique des manuscrits arabes des évangiles28. Certains nous questionneront alors peut-être sur l’approche très textuelle du commentaire et de l’analyse (voir chapitre 8. Commentaire et analyse de 1 Corinthiens dans Vat. Ar. 13). L’édition d’un manuscrit n’exclut par la comparaison avec d’autres textes, comme le dit Touati : « Le travail du philologue pourrait être désormais de rassembler des parallèles pour élaborer son commentaire ou sa traduction, sans pour autant toucher à sa source en fac-similé. »29 Dans ce travail, nous portons une attention particulière aux traditions sources, grecques et syriaques (chapitre 8), et discutons également les rapports du Vat. Ar. 13 avec deux manuscrits contemporains (chapitre 8, point 3.1). De même, dans le futur, il sera bien sûr nécessaire de comparer ce travail détaillé sur le texte du Vat. Ar. 13 avec d’autres recherches similaires sur d’autres manuscrits.
Enfin, nous souhaitons participer au dépassement des méthodes d’édition telle que définie par la culture imprimée en proposant une édition digitale de 1 Corinthiens par le Vat. Ar. 13 ; il s’agit pour nous de poser une modeste première pierre pour les manuscrits arabes du Nouveau Testament, en espérant que d’autres ressources disponibles en ligne viendront s’ajouter à celle-ci.
2.3.2 Histoire des lectures
Éditer ce manuscrit tel qu’il est, c’est donner accès à une lecture du texte du Nouveau Testament et l’inscrire dans une histoire des lectures, où chacune de ses lectures à sa valeur propre30. Une histoire des lectures se pose en contre-point d’une vision qui veut que les témoins textuels considérés comme inutiles pour la critique textuelle du Nouveau Testament, comme ce fut longtemps le cas pour les manuscrits arabes, tombent alors automatiquement dans la catégorie de l’« histoire de la réception ». Clivaz, dans sa thèse sur Luc 22,43-44 et sa traduction manuscrite, explique à ce propos :
Et je donne sans doute raison par mes choix méthodologiques à C. Kavin Rowe qui « prédit » que de plus en plus de chercheurs du Nouveau Testament vont s’intéresser à l’histoire de la réception, par « retour du même », et par la capacité de la réception du texte à renouveler les interprétations. Je m’inscris donc dans une génération de chercheurs prêts à lire les textes non seulement dans leur contexte de production, mais aussi de réception. À mes yeux, la prise au sérieux de la réception des textes conduit en ce qui concerne le Nouveau Testament à une prise de conscience qui s’inscrit pour moi dans « la modestie » de l’historien d’aujourd’hui : nous lisons des textes dont le support matériel ne remonte pas à la fin du deuxième siècle de notre ère. Autrement dit, nous étudions les textes du Nouveau Testament déjà lus, déjà reçus, déjà interprétés et modifiés, et non pas l’exemplaire tel que sorti de la plume des auteurs31.
Si même lorsque l’on travaille avec le texte grec du Nouveau Testament, on travaille déjà avec des textes « déjà lus, déjà reçus, déjà interprétés », peut-on faire la différence entre le texte du Nouveau Testament et sa réception ? Clivaz défend une lecture « de ce que l’on a » ; dans notre cas, nous avons un texte du Nouveau Testament « déjà traduit »32. Et celui-ci mérite qu’on lui accorde la chance de pouvoir renouveler les interprétations. C’est donc un essai d’exégèse du texte du manuscrit Vat. Ar. 13 qui viendra clore notre thèse au chapitre 9. Identité(s) dans 1 Corinthiens dans Vat. Ar. 13.
VOLLANDT Ronny, Arabic Versions of the Pentateuch. A Comparative Study of Jewish, Christian, and Muslim Sources, Leiden, Brill, 2015 (Biblia Arabica 2), p. 1.
GRIFFITH Sidney H., The Bible in Arabic. The Scriptures of the « People of the Book » in the Language of Islam, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 1.
KASHOUH Hikmat, The Arabic Versions of the Gospels, The Manuscripts and their Families, Berlin, Boston, De Gruyter, 2012 (Arbeiten zur neutestamentlichen Textforschung 42).
Voir l’état de la recherche sur les évangiles arabes de Kashouh : Ibid., pp. 9-38. Voir aussi l’excellente introduction à la recherche sur les manuscrits arabes de la Bible de Ronny Vollandt : VOLLANDT, Arabic Versions of the Pentateuch. A Comparative Study of Jewish, Christian, and Muslim Sources, op. cit., 2015, pp. 3-21.
Nous remercions Adam McCollum de nous avoir fait parvenir sa bibliographie très complète sur la Bible en arabe (« A Classified Bibliography of the Arabic Bible »), en attente de publication. Voir aussi ESBROECK Michel VAN, « Les versions orientales de la Bible : une orientation bibliographique », in : KRAŠOVEC Jože (éd.), The Interpretation of the Bible : the International Symposium in Slovenia, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1998 (Journal for the study of the Old Testament 289), pp. 399-509.
Le terme post-colonial n’est pas utilisé pour signifier que notre époque a dépassé le colonialisme. Comme l’explique Anna Runesson : « […] a colonisation may extend beyond the use of military force and focus on other factors that keep a country bound to the hegemonic centre. For example, the expansion of multinational companies, export of a specific lifestyle, Western academic epistemology […] » RUNESSON Anna, Exegesis in the Making : Postcolonialism and New Testament Studies, Leiden, Boston, Brill, 2010, p. 23.
BUSINO Giovanni, « Matériaux pour l’histoire de la sociologie de la connaissance », Revue européenne des sciences sociales [En ligne] XLV (139), 2007. En ligne : <http://ress.revues.org/187>, consulté le 26.02.2016, § 28.
Voir l’historique de la sociologie de la connaissance par LAMPE Peter, New Testament Theology in a Secular World : A Constructivist Work in Philosophical Epistemology and Christian Apologetics, Londres, New York, T&T Clark, 2012, pp. 45-48, et sa note 8, p. 46. Le laboratoire fut aussi le terrain de Bruno Latour, qui a développé la théorie de l’ « acteur-réseau » en sociologie de la connaissance. Voir par exemple, LATOUR Bruno, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988.
Dans l’ouvrage que nous citons à la note précédente, Peter Lampe problématise la question de la réalité en théologie en discutant l’apport de la sociologie de la connaissance ; il applique cette approche aux écrits du début du christianisme. Nous pensons ici à une application aux productions académiques contemporaines.
SWIDLER Ann et ARDITI Jorge, « The New Sociology of Knowledge », Annual Review of Sociology 20, 1994, p. 305.
Nous utilisons « Occident » et « Orient » dans son sens géo-politique, le second étant en situation post-coloniale et néo-coloniale (voir note 6) par rapport au premier. L’« Occident » englobe l’Europe et les États-Unis et l’« Orient » désigne, dans ce travail, principalement le Proche- et le Moyen-Orient, terre d’origine des chrétiens dits orientaux. Nous restons consciente des dangers d’essentialiser l’un et l’autre de ces ensembles et des écueils méthodologiques qu’ils représentent. L’étude des chrétiens « mozarabes » et de leur tradition, peu abordée dans ce travail, le démontre.
Ces aspects, notamment les concepts de porosité et hybridité, sont discutés au chapitre 3, point 6 Vers quelle recherche ? Hybridité/porosité entre les discours.
ECO Umberto, Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009, p. 18.
Vollandt utilise l’expression « terra almost incognita » dans son travail sur le Pentateuque en arabe, une expression qu’il reprend de Bengt Knutsson, VOLLANDT, Arabic Versions of the Pentateuch. A Comparative Study of Jewish, Christian, and Muslim Sources, op. cit., 2015, p. IX. et la note 1.
CLIVAZ Claire, « Common Era 2.0. Reading Digital Culture from Antiquity and Modernity », in : CLIVAZ Claire, MEIZOZ Jérôme, VALLOTTON François et al. (éds), Reading Tomorrow. From Ancient Manuscripts to the Digital Era / Lire Demain. Des manuscrits antiques à l’ère digitale, ebook, Lausanne, PPUR, 2012, p. 45.
MORETTI Franco, Distant Reading, Londres, New York, Verso, 2013.
MORETTI Franco, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les prairies ordinaires, 2008, p. 64.
Ibid., p. 126.
BERRA Aurélien, « Faire des humanités numériques », in : Read/Write Book 2 : Une introduction aux humanités numériques [en ligne], Marseille, OpenEdition Press, 2012. En ligne : <http://books.openedition.org/oep/238>, consulté le 07.03.2016, § 41.
Le rôle joué par l’informatique dans la discipline oscille aussi entre ces deux aspects. Elle permet de traiter un nombre encore plus important de manuscrits, venant soutenir la collation de manuscrits depuis de nombreuses années. Voir l’état de la recherche de Robert A. Kraft en 1995 déjà (KRAFT Robert A., « The Use of Computers in New Testament Textual Criticism », in : EHRMAN Bart D. et HOLMES Michael William (éds), The Text of the New Testament in Contemporary Research : Essays on the Status Quaestionis, Grand Rapids, Eerdmans Publishing, 1995 (Studies and Documents 46), pp. 268-282), et sa mention du programme COLLATE (aujourd’hui CollateX, <http://collatex.net>, consulté le 05.04.2016). D’un autre côté, David Parker explique en quoi l’utilisation d’outils informatiques l’a mené à reconsidérer l’individualité des manuscrits (PARKER David C., « Though a Screen Darkly : Digital Texts and the New Testament », in : PARKER David C. Manuscripts, Texts, Theology : Collected Papers 1977-2007, Berlin, New York, de Gruyter, 2009 (Arbeiten zur neutestamentlichen Textforschung 40), pp. 287-303).
NESTLE Eberhard et NESTLE Erwin, Nestle-Aland Novum Testamentum Graece, 28e édition, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 2012.
HOLMES Michael W., The Greek New Testament. SBL Edition, Atlanta, Washington, SBL/Logos Bible Software, 2010. En ligne : <http://www.sblgnt.com>, consulté le 06.03.2016.
TOUATI Charlotte, « Pourquoi éditer un manuscrit unique ? L’édition critique des écrits apocryphes : de l’arbre au mycélium », 2013, p. 7. En ligne : <http://falashas.epfl.ch/data/sources/textes/Manuscrit.pdf>, consulté le 29.02.2016.
Ibid., p. 11.
CLIVAZ Claire, « Homer and the New Testament as “Multitexts” in the Digital Age ? », Scholarly Research Communication 3 (3), 2012, p. 2. En ligne : <http://www.src-online.ca/index.php/src/article/view/97>, consulté le 09.02.2016.
PEURSEN Wido VAN, « Text Comparison and Digital Creativity : An Introduction », in : PEURSEN Wido VAN, THOUTENHOOFD Ernst et WEEL Adriaan VAN DER (éds), Text Comparison and Digital Creativity : The Production of Presence and Meaning in Digital Text Scholarship, Leiden, Boston, Brill, 2010 (Scholarly Communication 1), p. 6.
TOUATI, « Pourquoi éditer un manuscrit unique ? L’édition critique des écrits apocryphes : de l’arbre au mycélium », art. cit., 2013, p. 9, note 12.
KASHOUH, The Arabic Versions of the Gospels, The Manuscripts and their Families, op. cit., 2012, pp. 3-4, 304-325. Kashouh applique la philogénétique aux familles des manuscrits entre elles, mais pas aux manuscrits au sein des familles.
TOUATI, « Pourquoi éditer un manuscrit unique ? L’édition critique des écrits apocryphes : de l’arbre au mycélium », art. cit., 2013, p. 9.
Quand nous utilisons « histoire des lectures », nous pensons history of readings, et non « histoire de la lecture », c’est-à-dire history of reading. Toutefois, la pratique n’est certainement pas à séparer de l’interprétation. Voir le volume Claire, MEIZOZ Jérôme, VALLOTTON François et al. (éds), Reading Tomorrow. From Ancient Manuscripts to the Digital Era / Lire Demain. Des manuscrits antiques à l’ère digitale, ebook, Lausanne, PPUR, 2012, notamment l’introduction « Reading Tomorrow : From Ancient Manuscripts to the Digital Era Reading Practices, Intellectual Exchanges and Scientific Communication ».
CLIVAZ Claire, L’ange et la sueur de sang (Lc 22,43-44), ou comment on pourrait bien encore écrire l’histoire, Louvain, Paris, Walpole, Ma, Brepols, 2010 (Biblical Tools and Studies 7), p. 195.
Nous discutons la question de la traduction et de ses définitions au chapitre 9, point 1 Lire une traduction : enjeux.