Author:
Jean-Jacques Glassner
Search for other papers by Jean-Jacques Glassner in
Current site
Google Scholar
PubMed
Close
Free access

Si l’homme connaissait d’avance l’avenir, il coopérerait à sa maladie, à sa mort ou à sa mutilation.

Épictète II, 10, 5

On ne saurait trop répéter qu’il a besoin d’un support initial et qu’il l’emprunte toujours délibérément. Sur ce support il entasse les leçons de sa divination et de son analyse.

Henri Martineau, Préface à la Chartreuse de Parme

L’histoire est tout entière un art d’exécution.

Patrick Boucheron, Faire profession d’historien

Les Babyloniens étaient-ils des Hopi ? Pour les uns et les autres, tout était lié, « un désordre social, un incident domestique, mett(ai)ent en cause le système de l’univers dont les niveaux (étaient) unis par de multiples correspondances ; un bouleversement sur un plan n’(était) intelligible, et moralement tolérable, que comme projection d’autres bouleversements, affectant les autres niveaux »1. En réalité, on est en présence, avec eux, de sociétés où prévalait une conception unitaire de l’univers, où tous les existants, des dieux aux étants les plus primitifs, se situaient sur une chaîne ininterrompue, qui traversait le cosmos de part en part, et à laquelle seule la science galiléenne mit un terme.

Aux IVe et IIIe millénaires, deux populations que rien ne prédisposait à une vie commune se côtoyèrent dans les mêmes espaces, dans le sud de l’Irak, les Sumériens et les Sémites. Leurs langues, si radicalement différentes, auraient pu les rendre étrangères l’une à l’autre. Il n’en fut rien. Ces deux peuples fournirent, ensemble, un socle stable où bâtir une culture métisse dont ils furent les artisans, à laquelle ils donnèrent naissance, et qui fut un véritable palimpseste. Elle dura tout au long de plusieurs millénaires.

Leurs membres, vivant en société, ne purent se priver, à chaque instant, de faire usage de plusieurs systèmes de signes, les uns étant interprétants, les autres interprétés. Seuls les signes de la langue, comme l’explique Émile Benveniste, avaient le pouvoir d’interpréter tous les autres, qui étaient ceux de la société.

À la fin du IVe millénaire, les Sumériens inventèrent l’écriture, une sémiographie faite de logogrammes, de syllabogrammes, de classificateurs et de compléments phonétiques, qui avait partie liée, tout à la fois, avec la sémiologie et la sémantique. Avec elle, nous plongeons dans l’univers des signes visuels. Or, l’écriture, qui note des énoncés linguistiques, a la même capacité que la langue parlée et exerce le même pouvoir ; elle se propose elle-même comme une réflexion sur la langue. Pendant longtemps, les philosophes et les linguistes la perçurent comme un phénomène exclusivement dérivé, la transcription graphique d’un message oral. Cette définition apparut, au XVIIIe siècle, chez Warburton, qui s’occupait d’hiéroglyphes et l’emprunta peut-être à Augustin. Elle fut reprise par Condillac, Rousseau et Hegel, qui la firent leur, avant d’être magistralement enseignée par Ferdinand de Saussure (« l’unique raison d’être [de l’une] est de représenter [l’autre] ») ; pour Claude Hagège elle est toujours « un sillon mort ».

Il est difficile de se satisfaire de cette vision réductrice, qui en fait un outil non créateur. L’écriture cunéiforme déjà, par le biais du commentaire, allait, comme on le verra, jusqu’à expliquer le sens des mots de la langue orale. Avec elle, le cratylisme était à la manœuvre, mais, contrairement à l’enquête avortée telle qu’elle était présentée par Platon, il était, dans les pays d’entre les fleuves, une investigation aboutie.

Les signes qu’étaient les présages étaient des produits d’une activité pensante. Ils avaient pour fonction de matérialiser des savoirs, des mots et des sons, en leur donnant une forme maniable pour l’esprit. Dans leur parcours, les devins les assimilèrent aux signes de leur écriture. C’est le moment où les lettrés mésopotamiens en vinrent à voir l’univers entier à travers sa métaphore, tout phénomène devenant à leurs yeux un signe graphique. Pour autant, ils ne négligèrent pas totalement les images acoustiques, et les devins jouèrent avec beaucoup de finesse des sons que produisaient les noms des présages.

Pendant longtemps, l’écriture resta confinée à une activité parmi d’autres, la société semblant opter pour le pluralisme qui ne donne pas de préférence à l’un ou à l’autre des moyens d’expression. On sait, aujourd’hui la place, aux côtés de la fonction épistémologique de l’écriture, de l’apprentissage par cœur et le rôle de l’oralité dans la diffusion et la transmission des savoirs en Babylonie2. Cet apprentissage accompagnait toujours celui de l’écrit. Son recours permit de multiplier les capacités de la mémoire orale ; il ne prit une place croissante qu’à partir du XIIe siècle3.

L’exemple mésopotamien met en lumière l’inadéquation du « grand partage » postulé par d’aucuns entre les sociétés qui connaissent ou non l’écriture. Le passage aux premières n’évacua en rien la pratique de l’oralité.

L’idée de ce partage semble avoir germé chez les acteurs qui, au XIIe siècle de notre ère, participèrent au mouvement qui aboutit en Europe à la création des universités4. À cette époque, des communautés d’érudits se constituèrent en groupes sociaux qui étaient sans antécédents et choisirent d’ériger l’activité intellectuelle en critère de distinction. Le savoir oral, propre au monde paysan illettré, devint synonyme d’inculture, le savoir écrit, propre à la noblesse, rima avec littéracie.

Au XVIe siècle, les grandes découvertes engendrèrent un nouveau fonctionnement de l’oralité et de l’écriture avec la confrontation de ces deux figures qu’étaient l’homme européen lettré et l’homme américain analphabète. Mais l’existence des codices amérindiens et de leurs glyphes conduisit rapidement à penser autrement la question. Sur les pas de Marsile Ficin, pour qui les hiéroglyphes égyptiens exprimaient l’essence des idées, les franciscains espagnols, à quelques exceptions près, prêtèrent aux glyphes amérindiens la même capacité à fixer des concepts.

Avec le XVIIIe siècle finissant, les philosophes tentèrent de mettre de l’ordre dans ce foisonnement. Ainsi Jean-Jacques Rousseau : « Trois manières d’écrire répondent assez exactement aux trois divers états sous lesquels on peut considérer les hommes rassemblés en nations : la peinture des objets convient aux peuples sauvages ; les signes des mots (…) aux peuples barbares ; et l’alphabet aux peuples policés ». Les Égyptiens étaient la typification des sauvages, les Chinois celle des barbares, les Grecs celle des peuples policés.

Au XIXe siècle, enfin, Lewis H. Morgan offrit le moule théorique au sein duquel ces conceptions prirent place, l’inscrivant dans le contexte d’une herméneutique de l’altérité et d’une vision téléologique de l’histoire, avec une écriture qui s’invente par étapes. D’une part, le sauvage analphabète et le barbare logographe étaient venus compléter la galerie de portraits initiée avec le paysan inculte. Bref, un chemin s’était dessiné qui conduisait par touches successives et par le biais d’une écriture native de l’innocence du sauvage à l’introduction de la violence dans la société, d’une écriture inaboutie à la perfection que serait l’alphabet latin.

Selon la formule désormais fameuse de Claude Lévi-Strauss, l’écriture serait née dans des sociétés « fondées sur l’exploitation de l’homme par l’homme ». Cette déclaration renvoie implicitement aux philosophes des lumières louant la figure du bon sauvage et de sa société égalitaire, par contraste avec l’homme « écriveur », pour qui l’écriture sert à asseoir sa domination. Elle permet d’établir une ligne de fracture entre deux types de sociétés mais, peut-être plus encore, entre deux domaines d’études universitaires, les territoires de l’ethnologue et de l’historien. Michel de Certeau5 a théorisé cette approche en traçant deux quadrilatères avec quatre notions organisant la réflexion de l’un et l’autre spécialiste. Le quadrilatère de l’ethnologue mettrait en jeu l’oralité, la spatialité ou la synchronie propre aux sociétés sans histoire, l’altérité ou « la différence que pose une coupure culturelle », enfin l’inconscience, le statut des phénomènes collectifs référés à une signification extérieure à la société. Celui de l’historien prendrait appui sur quatre notions opposées, l’écriture, la temporalité qui joue de la chronologie, l’identité qui met l’accent sur l’unité de la communauté, enfin la conscience, la faculté de reconnaître sa propre réalité et d’avoir une distance critique avec elle. Aujourd’hui, ces conceptions font date6.

La première question que les devins posèrent à un signe fut celle de son existence, et donc de sa reconnaissance. Ils poursuivirent en tentant d’en délimiter le sens en le comparant soit à des signifiants semblables, par paronomase (kakku : kaksû : karšû), soit à des signifiés voisins (zīmu : pānu)7. Au-delà, ils firent en sorte que les signes forment un réseau sans début ni fin, un signe renvoyant à un autre et ainsi de suite, sur les deux axes syntagmatique et paradigmatique8. Le texte, désormais, n’appartenait plus à un locuteur quelconque, mais à une culture déjà partagée. Plus loin encore, l’interprétation fila à l’infini, sans rencontrer jamais qu’à interpréter ce qui n’était déjà qu’interprétation9.

Dans ce contexte, le bilinguisme et la diglossie furent loin d’être des outils négligeables. Ils apprirent aux devins à naviguer entre deux langues10. L’exercice consistait, par exemple, à expliquer un mot sumérien par son équivalent akkadien. L’accroissement constant de valeurs sumériennes ou akkadiennes cumulées attribuées aux mêmes logogrammes rendait les deux langues partiellement inter-compréhensibles. Dans ce jeu, on pourrait quasiment qualifier la procédure de traduction dans une même langue11.

1

C. Lévi-Strauss, Préface à Don C. Talayesva, Soleil hopi, Plon, Paris, 1959, p. vi.

2

J.-J. Glassner, « Écrire des livres à l’époque paléo-babylonienne : le traité d’extispicine », ZA 99, 2009, pp. 1-81.

3

Infra, ch. 1.

4

E. Marmursteijn, L’Autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au XIIIe siècle, Les Belles Lettres, Paris, 2007.

5

M. de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Gallimard, Paris, 1975, p. 215.

6

J. Derrida, De la Grammatologie, Éditions de Minuit, Paris, passim.

7

Voir, infra, ch. 9.

8

Voir infra, la seconde partie du livre. En général : C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, pp. 278-286.

9

G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980, pp. 140-144.

10

Sur cette question, en général : H. Wismann, Penser entre les langues, Flammarion, Paris, 2014.

11

Voir, infra, ch. 9.

  • Collapse
  • Expand