En vue de mieux définir les traits qui caractérisent les démons dans la Bible hébraïque et dans la LXX, il est d’abord nécessaire d’évaluer la manière dont ce concept a été employé dans le domaine des études bibliques ainsi que dans leur contexte immédiat de référence, à savoir celui des sociétés du Levant1. Dans ce cadre, l’horizon culturel plus large des civilisations mésopotamiennes et égyptiennes sera également pris en compte. À cet égard, il convient de préciser que le but des pages qui suivent n’est pas de fournir un état de la recherche exhaustif sur l’histoire de la notion de démon au Proche-Orient ancien, mais d’élaborer des outils méthodologiques qui puissent servir de fondement pour l’analyse conduite dans les chapitres suivants.
1 Le débat biblique
La plupart des études qui se sont penchées sur la représentation des démons bibliques partent du constat d’une certaine pauvreté de données concernant les démons dans l’Israël ancien. Il s’agit d’une observation qui peut paraître surprenante, et cela non seulement par rapport au contexte proche-oriental plus large, notamment mésopotamien, mais également en relation aux témoignages dont on dispose à partir de la période du Second Temple : la présence des démons est bien attestée à Qumrân et dans la littérature apocryphe, représentée par exemple par le livre des Jubilés ou celui d’Hénoch2. Il faut en outre ajouter à ce cadre le développement massif de la démonologie dans le judaïsme ancien et durant l’antiquité tardive ; développement qui fait l’objet depuis longtemps d’un grand nombre de publications3, et face auquel la pénurie des données repérables dans les traditions antérieures reste à expliquer.
Plusieurs approches récentes ont essayé de rendre compte de ce phénomène et d’interpréter les spécificités des démons bibliques. À ce sujet, les dynamiques à l’œuvre dans la représentation des démons dans les textes bibliques ont été à juste titre comparées avec les données levantines et proche-orientales. Sur la base de ces études, trois directions de recherche semblent émerger, qui, pour des raisons différentes, plaident toutes pour un abandon de la catégorie de démon dans les études bibliques.
Une première position, récemment représentée par les travaux de Henrike Frey-Anthes4, prolonge des schémas théologiques selon lesquels les rédacteurs des textes de la Bible hébraïque opèrent un travail de dépersonnalisation des créatures « démoniaques », en essayant d’en diminuer l’importance. D’un côté, la réduction de la sphère d’influence du démoniaque dans la Bible hébraïque serait justifiée, en dernier degré, par l’hypothétique danger généré par l’insistance sur le pouvoir de créatures autres que Yhwh pendant le processus, long et délicat, d’établissement du monothéisme au sein de la religion d’Israël. De l’autre côté, ce même processus serait à l’origine de la progressive attribution d’aspects démoniaques à la divinité elle-même. Une telle vision explique également le développement d’une véritable démonologie dans des textes plus tardifs (comme par exemple celui de Tobit), c’est-à-dire des textes rédigés une fois que le monothéisme aurait été établi définitivement. D’après cette perspective, la solidité de la religion yahwiste aurait désormais laissé une voie ouverte à l’entrée de toute une série de croyances qui ne représentaient plus une menace significative à l’exclusivité de Yhwh. À ce sujet, le manque de données bibliques relatives au démoniaque serait en accord avec les tendances repérables dans la glyptique syro-palestinienne. Ici, la représentation des figures protectives ou à caractère apotropaïque dépasse largement celle des figures menaçantes : cette tendance à la non figuration des puissances dangereuses et démoniaques constituerait donc le contexte approprié dans lequel s’inscrit la sélectivité des rédacteurs des textes bibliques.
Une autre approche, centrée sur une analyse purement philologique et sémantique, et représentée surtout par la monographie de Judith Blair, refuse de reconnaître toute attestation de noms de démons ainsi que de contextes mythologiques qui pourraient révéler des scénarios démoniaques5. D’après cette analyse, dans des figures bibliques auxquelles ont été traditionnellement associés des traits démoniaques, telles que celles d’Azazel, Resheph, Lilith et d’autres encore, il ne faudrait plus reconnaître des noms propres de démons. Ces figures seraient plutôt à interpréter comme des fonctions personnifiées d’agents divins, ou encore des symboles génériques du chaos et du désordre. La rigidité d’une telle séparation me paraît néanmoins faible du point de vue méthodologique. Si l’on considère qu’une des fonctions attribuées aux démons dans l’antiquité est notamment celle d’être un agent de la divinité, la distinction entre « démon » et « fonction personnifiée d’un agent divin » devient, par conséquent, difficile à saisir et relève d’une certaine artificialité.
Une dernière approche lie la naissance de la démonologie au développement progressif d’une vision dualiste du monde. Cette représentation d’un monde partagé entre un « royaume du bien » et un « royaume du mal » opposés entre eux ne semble pas jouer de rôle significatif dans la religion de l’Israël ancien et, de ce fait, n’a pas de véritable place dans la Bible hébraïque. Une conception de telle sorte semble plutôt s’être développée sous l’influence des religions orientales, notamment à partir de l’époque perse6, soit, comme le relève Othmar Keel7, par une progressive « démonisation » des cultes des autres peuples. Cette dernière attitude à l’égard des cultes étrangers est attestée dans la Bible hébraïque elle-même et est ensuite prolongée dans la Septante, ainsi que dans le Nouveau Testament : nous reviendrons sur ce phénomène dans les chapitres suivants.
Dans l’ensemble, toutes ces études ont le mérite d’avoir souligné la nécessité, sinon l’urgence, de prendre en compte un cadre plus large dans la recherche sur les démons bibliques, constitué par la littérature et la culture matérielle du Levant antique. En outre, elles soulèvent un certain nombre de points significatifs, qui doivent être sérieusement considérés. En particulier, le développement du dualisme au sein de la religion d’Israël exerce indubitablement une influence sur les changements de la représentation du démoniaque : cette observation renvoie au problème plus vaste des relations entre la religion israélite et le judaïsme ancien et, par conséquent, au rôle joué par la LXX à l’intérieur de ces dynamiques de continuité et de changement.
Néanmoins, les approches récentes soulèvent quelques difficultés méthodologiques, dérivées, en grande partie, d’un problème de type définitionnel. De manière explicite ou implicite, les auteurs travaillent avec une notion de démon d’emprunt théologique et d’héritage judéo-chrétien qui est caractérisée par une forte dimension éthique, en opposant les démons, en tant qu’entités intrinsèquement négatives, aux anges, qui représenteraient des puissances bienveillantes et protectrices. De ce point de vue, une démonologie proprement dite ne peut que se lier au développement d’une vision dualiste et polarisée du monde telle qu’on la retrouve surtout à partir des premiers siècles de notre ère. Un tel cadre épistémologique explique également l’abondance du matériel attesté pour cette époque, par rapport à la pénurie de données pour les périodes antérieures. Toutefois, l’application de cette catégorie, éthiquement connotée, aux textes et à la culture matérielle de l’Israël ancien et du milieu environnant représente, me semble-t-il, le cœur du problème. Bien que quelques éléments de cette conception du démoniaque puissent effectivement être repérés dans d’autres contextes historiques et culturels, à savoir qu’elles puissent être doués d’une valeur transculturelle, cela ne justifie pas pour autant la superposition directe de cette catégorie religieuse à l’Israël ancien, ni plus largement au Proche Orient antique où, comme cela a été justement déjà remarqué8, elle n’est pas pertinente. Pour les mêmes raisons, toute tentative d’appliquer la notion grecque de
Les critiques avancées par Ahn et Kitz sont, certes, très pertinentes. Je crois, toutefois, que, s’il est effectivement nécessaire d’abandonner la connotation morale qui est traditionnellement attachée à la catégorie de démon telle qu’elle a été héritée par la théologie chrétienne, des raisons d’ordre tant épistémologique que pragmatique sont plutôt en faveur de cette notion, et que l’on pourrait alors continuer à parler de « démons » dans le domaine des études bibliques, tout en sortant d’une polarisation éthique entre « mauvais démons » et « bons anges ». L’intérêt de garder cette notion est premièrement un intérêt de type émique. Il réside dans le fait qu’il existe un vocabulaire indigène, restreint mais persistent, dont l’équivalent le plus proche et le plus simple est encore celui de « démon ». Ce vocabulaire est représenté dans la Bible hébraïque elle-même, par exemple, comme on le verra, par le mot šēdîm, dont l’équivalent grec est
Au vu de ces remarques, le choix méthodologique qui me paraît à la fois le plus viable et le plus approprié est celui de garder au cours de cette étude la catégorie de démon, tout en cherchant à en réarticuler le contenu. Cette nouvelle articulation, de type opératoire et heuristique, devra être, tout d’abord, appropriée aux données bibliques, qui sont surtout des données textuelles ; en outre, elle tiendra compte du contexte textuel et matériel des cultures du Levant ; finalement, elle visera à respecter le contexte proche-oriental plus large. De ce point de vue, les réflexions méthodologiques élaborées dans des contextes proches de celui de l’Israël ancien, qui connaissent traditionnellement un grand nombre de démons, tels que la Mésopotamie antique mais également l’Égypte, peuvent offrir un point de comparaison fécond.
2 Le contexte levantin
La présence littéraire des démons dans le Levant est attestée au moins depuis la deuxième moitié du IIe millénaire avant notre ère, d’après ce que l’on peut reconstruire à partir du matériel provenant de l’ancienne ville d’Ougarit. Les tablettes ougaritiques préservent, en effet, plusieurs textes qui font référence de manière directe ou indirecte aux démons. On peut distinguer quatre typologies de textes qui nous renseignent à différents niveaux sur les représentations et le traitement du démoniaque. Une quantité importante d’incantations en accadien a été retrouvée en dessous des maisons des scribes de la ville, parmi d’autres tablettes contenant des listes lexicales, ce qui fait penser que la copie des textes incantatoires était un exercice typique de l’apprentissage scribal. Ces textes contiennent des incantations contre la démone Lamaštu et d’autres groupes de démons, ainsi que contre des affections ou des maladies générées par des attaques démoniaques ; en outre, ils mettent en scène des divinités de la cour céleste mésopotamienne qui sont invoquées pour chasser les démons13. On a ensuite un nombre très réduit d’incantations ougaritiques qui mentionnent directement des démons ou des attaques démoniaques, dont notamment un texte contre le mauvais œil (KTU 1.96)14, et une ou deux incantations contre la sorcellerie, ou plus précisément contre les « accusations sorcières », qui sont expulsées par l’exorciste comme si elles étaient des démons (KTU 1.169 ; KTU 1.178)15. À ce matériel, il faut ajouter des incantations qui attestent l’activité des démons de manière plus indirecte, car ils préservent des rituels de type exorcistique pour guérir des maladies ou des morsures de reptiles16. Enfin, quelques textes mythologiques mentionnent des puissances créées par les dieux mêmes, et qui sont au service de ces derniers, comme par exemple les « dévoreurs » générés par le dieu El dans le désert et la steppe, ou les assistants du dieu Yam. Ces puissances, qui ont une sphère d’activité réduite et qui se situent du côté des forces chaotiques, semblent présenter des traits tout à fait similaires à ceux qui caractérisent les démons17.
Sur la base de ces témoignages, nous n’avons, probablement, pas le droit de parler d’une vraie et propre démonologie dans le cas d’Ougarit, car les productions indigènes ne sont pas assez nombreuses. L’ensemble des données nous permet toutefois de mettre en évidence une série de traits récurrents dans la représentation des démons. Tout d’abord, l’on peut remarquer qu’un lien est établi entre des puissances dangereuses et les maladies provoquées par les reptiles, notamment les serpents et les scorpions18. Le rapprochement entre reptiles et démons ressort également du fait que, dans les exorcismes, les premiers sont souvent métaphoriquement comparés aux deuxièmes19. Pour conjurer l’action de ces puissances négatives l’on fait appel à la communauté des « grands dieux » du panthéon, parmi lesquels certaines divinités, notamment Ḥoron et Ba‘al, jouent un rôle de premier rang. On observe également la croyance dans le « mauvais œil » qui, bien qu’attestée en mesure assez limitée dans les textes rituels antiques, semble néanmoins traverser toute l’Antiquité20. Dans l’ensemble, on remarque que, si la configuration des panthéons qui sont mis en place dans les textes incantatoires ougaritiques est strictement locale, la majorité des éléments et des thèmes propres à ces incantations se retrouvent en plus large mesure dans les incantations mésopotamiennes. Parmi ces thèmes, on peut mentionner la comparaison des forces démoniaques à des animaux dangereux ou sauvages qui sont chassés, tels des serpents, des lions, ou des boucs (KTU 1.196, l. 3–4)21. L’association entre serpents et scorpions que l’on retrouve dans les rituels de guérison ougaritiques est d’ailleurs bien attestée en Mésopotamie22. Une autre similitude qui semble de dérivation mésopotamienne est celle qui rapproche les forces démoniaques, lorsqu’elles sont chassées par l’exorciste, avec la fumée qui s’élève et disparaît (ibid.). Ce parallèle met bien en évidence, outre la consistance « aérienne » souvent attribuée aux démons, la volonté de les faire disparaître à jamais, comme le souligne la comparaison avec la fumée qui s’évapore23. Le renvoi de ces forces dans le désert, la steppe, le marécage ou le monde des morts (KTU 1.169, l. 6), d’où elles sont censées provenir, semble également un topos des incantations accadiennes24. En outre, c’est notamment grâce aux nombreux parallèles mésopotamiens sur la manière dont le mauvais œil agit (KTU 1.96, l. 1–4), en traînant dans la ville autour de différentes maisons et fonçant sur ses victimes, que l’incantation sur le mauvais œil à Ougarit a pu être correctement reconnue et interprétée25.
De la même manière, les formules ainsi que le langage employés sont, en bonne partie, de dérivation accadienne. Par exemple, la formule d’ouverture initiale de chaque séquence est une conjuration au nom d’un grand dieu (souvent Anu ou Shamash dans les textes accadiens ; Ba‘al, Ḥoron ou Athirat dans les incantations ougaritiques). Ainsi les formules finales de conjuration telles que « la maison où je rentre, tu n’y rentreras pas » (KTU 1.169, l. 18), ou « puisse (le sorcier) être versé comme l’eau » (KTU 1.178, l. 12) rappellent de près des expressions accadiennes26. Les textes mésopotamiens constituent donc le premier modèle de référence pour les incantations ougaritiques, ce qui paraît, entre autres, confirmé par la pratique scribale d’exercice et d’apprentissage du corpus accadien. Ougarit ne constitue pas, en ce sens, un cas isolé : une dynamique similaire, qui adapte les influences accadiennes selon des configurations et des besoins locaux, a également été mise en évidence pour les incantations de Mari, notamment dans un travail récent de Michaël Guichard27.
Les témoignages levantins du premier millénaire suscitent des observations qui pointent dans la même direction. L’exemple le plus significatif est constitué par deux amulettes retrouvées à Arslan Tash, dans le nord de la Syrie, gravées en écriture araméenne mais en langue phénicienne28. Ces amulettes, dont la première était, probablement, destinée à être suspendue aux portes d’une maison, alors que la deuxième, plus petite, était peut-être portée par son propriétaire, montrent des points de continuité importants avec les textes ougaritiques et deviennent pleinement compréhensibles à la lumière des parallèles mésopotamiens. Sur les deux objets, les textes sont accompagnés par des images. Sur le recto sont gravés un animal hybride ressemblant à un sphinx et un loup en train d’engloutir un homme ; le verso présente un dieu en position guerrière, avec sa masse levée. Le texte mentionne deux groupes de démones, décrites par les qualificatifs « volantes » (‘pt’, l. 1 et 19) et « étrangleuses » (ḥnqt, l. 4)29 ; le cœur de l’incantation est constitué par l’invocation aux dieux qui, en raison de leur alliance avec les hommes (’lt, l. 9, 13–14), entrent en action l’un après l’autre pour chasser les puissances malfaisantes. Le dieu Aššur est appelé en premier avec l’assemblée des dieux ; Ba‘al et Ḥoron font suite, accompagnés par leurs épouses (l. 16–18). Malgré la complexité des rapports entre les textes inscrits et les images, parfois difficiles à saisir30, il paraît clair que les deux amulettes témoignent d’une opposition mutuelle entre les démons qui attaquent les humains et les grands dieux qui sont appelés pour conjurer les attaques démoniaques31. Dans ce contexte, Aššur intervient en tant que roi des dieux, ceux-ci étant désignés par les expressions « fils divins » et « saints » (l. 11–12), typiques du langage mythologique ouest-sémitique. La présence du dieu poliade assyrien s’explique vraisemblablement par le fait qu’à cette époque la divinité avait été intégrée aux panthéons araméens, la ville de Ḫadattu (ancien nom d’Arslan Tash) étant, notamment, devenue un centre administratif assyrien32. Par ailleurs, Aššur est également nommé dans d’autres inscriptions retrouvées sur le site de la ville33. En outre, comme à Ougarit, Ḥoron et Ba‘al dominent ces incantations en tant que divinités « locales » traditionnellement préposées à chasser les démons. Une autre similarité frappante avec le matériel ougaritique est représentée par la formule de la première amulette « la maison où je rentre, vous n’y entrerez point » (l. 5–6), qui reprend de très près la formule ougaritique de conjuration contre la sorcière (KTU 1.169).
Nous remarquerons enfin que le mauvais œil apparaît encore comme thème textuel et iconographique sur la deuxième amulette, et qu’il est probablement associé ici aux morsures des serpents et des scorpions. Sur le revers est, en effet, gravé un personnage debout et de profil, avec une tête ronde et un gros œil ouvert, qui est en train d’engloutir un homme et dont les talons semblent être prolongés par deux scorpions. Malgré les difficultés de déchiffrement, il ne fait pas de doute que le texte mentionne un « gros œil » (rb‘n) et un « œil rond » (gl‘n), et que celui-ci est décrit comme une puissance destructrice associée aux steppes34 dont le pouvoir doit être annulé, vraisemblablement à l’aide du dieu Ba‘al, mentionné à la première ligne de l’inscription. Il est en outre possible que la formule incantatoire de la ligne 11 fasse référence à l’action de « frapper l’œil du serpent »35.
Les amulettes d’Arslan Tash s’inscrivent dans un contexte plus large qui comprend un nombre élevé d’amulettes à fonction apotropaïque datant des alentours de la première moitié du Ier siècle et ayant été retrouvées dans plusieurs villes phéniciennes36, mais également sur différents sites en Israël et Juda, et notamment à l’intérieur de tombes37. Ces amulettes présentent souvent une iconographie mixte, où figurent des motifs égyptiens, tel qu’Horus et les serpents38, l’œil d’Horus, ou des figures protectrices de type Bès39. Elles préservent, en outre, des formules de bénédiction combinées à des expressions figées de protection et de sauvegarde constituées par le couple šmr et nṣr, « garde » et « protège », qui apparaît également dans certains psaumes bibliques40. À l’intérieur de ce cadre, il faut mentionner les deux minuscules lamelles en argent retrouvées à l’intérieur d’une chambre funéraire dans la nécropole de Ketef Hinnom, près de Jérusalem. Leur célébrité est due au fait qu’une partie de l’inscription sur la deuxième lamelle correspond à la bénédiction sacerdotale donnée à Aaron et à ses fils dans le livre des Nombres (6,22–27)41. Sur les deux plaquettes, le nom de la divinité est invoqué comme medium de sa bénédiction et de sa protection contre « le mal » (hr‘)42, et sur la deuxième lamelle Yhwh est littéralement appelé « celui qui blâme le mal » (hg‘r b [r]‘)43. La racine verbale employée, g‘r, est généralement utilisée dans le sens de « reprocher » ; dans la Bible hébraïque, lorsqu’elle a Yhwh comme sujet, elle fait référence à la colère et à la menace de la divinité contre ses ennemis44. Le même verbe est utilisé en Zacharie (3,2) quand Yhwh « reproche » le Satan45 ; il deviendra le verbe technique pour « exorciser » en judéo-araméen et en hébreu rabbinique, et il est déjà utilisé en ce sens à Qumrân46. À la lumière du contexte de l’inscription, il est donc fort probable que ce verbe ait ici un sens plus précis et moins abstrait que celui de « reprocher », mais qu’il signifie déjà « rejeter », « éloigner », dans un contexte où l’efficacité de l’action est obtenue par le pouvoir performatif de la parole47. Les fonctions prophylactique et propitiatoire de ces plaquettes qui, de ce point de vue, peuvent être considérées à plein titre comme des amulettes, témoignent donc du péril représenté par des forces peu définies, mais sans doute malfaisantes (« le mal »), rattachées au domaine de la mort, contre lesquelles la divinité est capable d’offrir sa protection à travers des rituels de type apotropaïque. Dans la même direction, on peut, à juste titre, interpréter l’inscription retrouvée sur les parois d’une tombe dans le cimetière de Khirbet el Qôm, situé entre Lachish et Hébron, qui demande à Yhwh et Asherah leur bénédiction et la libération de la main des ennemis48. Comme l’a justement remarqué Brian Schmidt, qui a analysé l’ensemble de ce matériel épigraphique de provenance israélite, le caractère apotropaïque de l’inscription de Khirbet el Qôm est renforcé par le dessin d’une paume de main tournée vers le bas et gravée au-dessous de l’inscription par la présence de plusieurs amulettes avec des représentation de l’œil d’Horus et de Bès retrouvées dans le même contexte mortuaire et par la présence dans les assemblages cultuels de hochets, traditionnellement doués du pouvoir de chasser les mauvais esprits49. L’analyse de Schmidt montre de manière convaincante comment tous ces matériels, même s’ils ne font pas mention explicite des démons, attestent, au sens large, la « croyance » dans l’action des puissances négatives, particulièrement dangereuses dans certains contextes (notamment celui de la mort), et la possibilité de s’en protéger par détournement : soit à travers l’intervention directe des dieux, soit à travers l’aide d’autres puissances bienfaisantes50.
Un tel scénario constitue donc le contexte sociohistorique de référence dans lequel il faut inscrire et interpréter les données bibliques. Une analyse détaillée de chacun de ces objets et de ces textes sort largement du cadre de cette recherche ; je me limiterai donc à avancer quelques remarques pertinentes pour la suite de mon enquête. La comparaison entre les textes ougaritiques et les incantations d’Arslan Tash montre une certaine continuité quant aux représentations du démoniaque entre l’âge du Bronze et celui du Fer. Une telle continuité, d’ailleurs, s’exerce non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace, si l’on considère la similarité entre les formules préservées sur les amulettes phéniciennes, au Levant et dans plusieurs villes phéniciennes autour de la Méditerranée, et celles des inscriptions israélites. On notera, au passage, que certaines de ces formules apparaissent également dans la Bible hébraïque. En outre, les influences mésopotamiennes et égyptiennes exercent un poids considérable : les premières en ce qui concerne le langage, les formules et la structure même des incantations et les deuxièmes au niveau iconographique essentiellement51. Ces influences démontrent à fois la persistance de logiques communes sous-jacentes aux techniques incantatoires ainsi qu’un certain partage des représentations retrouvées concernant les démons, mais également la dépendance des civilisations du Levant à l’égard des modèles développés par les sociétés limitrophes : il est donc indispensable, pour la suite de cette analyse, de diriger notre attention vers le contexte mésopotamien et égyptien.
De manière générale, on remarque que le nombre de témoignages directs de l’action des puissances démoniaques demeure assez réduit dans tout le Levant. À Ougarit, les incantations indigènes constituent un corpus restreint, en rapport à la fois à l’ensemble des textes rituels ougaritiques et au corpus des incantations composées en accadien. En outre, à l’exception des amulettes d’Arslan Tash, aucune conjuration inscrite sur sceau-amulette n’a été préservée dans l’aire syro-palestinienne. L’état de la documentation à notre disposition démontre donc que la pauvreté des données bibliques ne constitue pas, à cet égard, un phénomène isolé, mais que ce phénomène s’inscrit dans le contexte plus large des cultures du Levant, et ce, dès la fin du Bronze. Il me paraît donc d’autant plus difficile de justifier la relative pauvreté des données bibliques exclusivement par des spécificités religieuses liées à la naissance du monothéisme yahwiste.
3 Le « pandaemonium » mésopotamien
En vue de réfléchir à certains enjeux méthodologiques, un élargissement de l’enquête à la représentation des démons dans le Proche-Orient ancien s’avère donc nécessaire. Cette ouverture de perspective est d’autant plus justifiée par le contexte historique et culturel dans lequel la représentation des démons bibliques et levantins s’inscrit.
Comme nous l’avons vu dans les cas d’Ougarit, d’Arslan Tash et d’Israël, la représentation des démons au Levant est ouverte aux échanges mutuels, ainsi qu’aux influences provenant de la Mésopotamie et de l’Égypte. Pour cette raison, ces dynamiques méritent d’être abordées, dans la mesure du possible, selon une perspective croisée. Les échanges iconographiques, avec de nombreux emprunts mésopotamiens et égyptiens sur les amulettes du Levant, constituent un excellent exemple de ces influences. La transférabilité des puissances divines impliquées dans les rituels apotropaïques ou exorcistiques est également digne d’être relevée : la popularité de Bès au Levant dans sa fonction apotropaïque en est probablement le principal signe, mais il faut également considérer en ce sens les divinités qui sont nommées ou représentées à plusieurs reprises dans les incantations, et ougaritiques, et phéniciennes, ainsi que sur les amulettes israélites : Ba‘al, Ḥoron, et Horus. En outre, le fait même que les incantations accadiennes constituent le modèle de référence des incantations ouest-sémitiques, et ce, dès l’âge du Bronze, oblige à prendre en compte le contexte d’origine de ces textes incantatoires. Il serait faux, cependant, d’interpréter ces influences selon une perspective exclusivement unilinéaire, à savoir seulement en termes d’emprunts faits par les petits royaumes du Levant aux grandes civilisations voisines. Bien que l’influence mésopotamienne et égyptienne sur le Levant soit prépondérante par rapport au phénomène inverse, la situation est plus complexe, et il y a néanmoins des cas qui nous font plutôt pencher pour un partage plus général de certaines pratiques incantatoires. Un exemple significatif en ce sens est le mélange entre langues et alphabets différents que l’on repère parfois dans les incantations. Nous avons déjà vu que les amulettes d’Arslan Tash sont inscrites en langue phénicienne et en écriture araméenne, mais le phénomène est plus ancien. Un groupe d’incantations de Mari datant du début du IIe millénaire a été rédigé en hourrite (alors que la population était à l’époque majoritairement accadienne ou amorrite)52, et nous trouvons, également, des phénomènes similaires en Égypte : le papyrus médical de Londres, datant du XIVe siècle, préserve une série d’incantations en sémitique du nord-ouest, transcrites en hiératique53. En outre, à partir du VIIe siècle, nous avons quelques amulettes représentant le démon mésopotamien Pazuzu inscrites en araméen, paléo-babylonien et pseudo-cunéiforme54. L’emploi de différentes langues peut s’expliquer par la provenance du scribe (la magie hourrite étant, par exemple, très réputée en Mésopotamie) ou par la présence de traditions qui tendent à représenter les démons eux-mêmes comme des puissances étrangères55. Il s’agit là des précurseurs d’un phénomène qui se développera de manière plus consistante à des époques plus tardives, au fur et à mesure que s’intensifie l’usage de l’écriture comme signe doué de vertus magiques propres. La mobilité de certaines puissances divines dépasse également le cadre géographique du Levant. On peut considérer en ce sens la présence du dieu sémitique Ḥoron en Égypte, dans les textes d’exécration et dans les papyrus Harris ainsi que le fait que, dans certaines régions, il était vénéré comme divinité guérisseuse, ensuite associée à Shed et Horus56. Le démon Samanu, connu par les textes mésopotamiens comme responsables de plaies et maladies qui peuvent affecter les hommes, les animaux, les plantes et même les dieux, fait également son entrée en Égypte, où il est mentionné dans des textes médico-magiques du Nouveau Règne. Dans les exorcismes du papyrus Leiden (I 343 + 345), il est chassé à l’aide d’une série de puissances qui proviennent du panthéon levantin, et notamment ougaritique, telles que ‘Anat, Resheph et Ba‘al57.
Des raisons supplémentaires poussent à développer une comparaison avec le contexte proche-oriental plus large, où la réflexion méthodologique est plus avancée. Une telle confrontation peut aider, en effet, à déconstruire certains « faux problèmes » posés par le dossier biblique, comme celui de l’absence d’une vraie mythologie du démoniaque, qui constitue pour Blair une des raisons principales qui fonde sa critique de la catégorie de démon dans la Bible hébraïque58. Loin d’être une spécificité toute biblique, il s’agit encore une fois d’une caractéristique partagée par nombre de démons mésopotamiens, dont la plupart sont des êtres peu décrits, faiblement caractérisés et encore plus rarement représentés. La seule qui, outre le fait d’avoir une iconographie bien établie, est également douée d’un arrière-plan mythologique important est la démone Lamaštu. Un temps déesse, elle est ensuite expulsée de la cour céleste à cause de la démesure de ses désirs. Lamaštu représente pourtant un cas à la fois paradigmatique, car elle est la quintessence du démoniaque, et exceptionnel, car aucun parmi les autres démons ne lui est égal, ni en termes de persistance de la représentation, ni en termes de quantité de témoignages, à savoir que nul autre démon mésopotamien ne connaît un nombre si élevé d’incantations et d’exorcismes sur une période temporelle si longue59. L’absence d’un scénario proprement mythologique semble, d’ailleurs, être une caractéristique commune aux démons de l’Antiquité, qui ne font pas l’objet de narrations ni de récits particulièrement développés, et ce, ni en Égypte, ni en Grèce ancienne60.
Une approche « élargie » de la question des démons dans le Proche-Orient ancien a déjà été poursuivie avec succès dans des travaux récents : l’étude pionnière de Daniel Barbu et Anne-Caroline Rendu-Loisel compare différents aspects de la représentation des démons en Mésopotamie et en Judée61. La comparaison entre démons mésopotamiens et égyptiens a fait, en outre, l’objet d’une conférence tenue en 2012 à l’Université de New York : dans son introduction, Rita Lucarelli62 soulève quelques points qui sont à retenir pour notre étude. Tout d’abord, lorsque l’on réfléchit aux catégories employées, il faut être conscients du fait que la distance entre la terminologie indigène et le vocabulaire moderne ne peut jamais être complètement comblée, et qu’une marge d’écart reste inévitable63. Dès lors, une schématisation trop rigide des nombreuses créatures qui pourraient être qualifiées de démoniaques amène à reconstruire une taxinomie qui n’a probablement jamais existée comme telle aux yeux des anciens64.
Deuxièmement, Lucarelli relève justement que l’attention majeure doit porter sur les espaces et les contextes d’action spécifiques dans lesquels les démons apparaissent, ce qui amène à élaborer des typologies fonctionnelles qui s’avèrent plus utiles que de simples étiquettes définitionnelles. D’autres recherches récentes vont dans la même direction, en montrant, par exemple, que le rôle bienfaisant ou malfaisant assigné aux démons en Mésopotamie n’est pas défini a priori, à savoir qu’il ne fait pas partie de l’ontologie des démons, mais qu’il est souvent déterminé par des exigences textuelles, et que, de ce fait, il peut changer selon les différents contextes littéraires. Gina Konstantopoulos cite l’exemple des figures de type lama, généralement considérées comme protectrices, et celle du type udug, d’habitude malfaisantes : elle démontre que cette séparation n’est pas si nette et que, à l’intérieur d’un même texte, leurs rôles peuvent être interchangeables selon les exigences littéraires65. De plus, Lionel Marti a récemment attiré l’attention sur le fait que le šedu, qu’on a tendance à considérer comme une sorte de génie protecteur, est en réalité une entité neutre qui peut être qualifié positivement ou négativement66.
Enfin, il est indispensable de tenir compte de la dimension historique, qui, dans le cas de la Mésopotamie, a donné naissance à un dossier aux dimensions impressionnantes. Les premières incantations contre Lamaštu datent de l’époque sumérienne et se poursuivent tout au long du IIe millénaire en parallèle avec la production d’amulettes ; ce n’est qu’au Ier millénaire que les incantations sont pour ainsi dire « canonisées »67. Les amulettes représentant le démon apotropaïque Pazuzu connaissent une production massive pendant le Iermillénaire jusqu’à l’époque séleucide, et leur étendue géographique démontre la popularité de ce démon68. Parmi les collections incantatoires majeures, on peut mentionner la série Maqlû contre la sorcellerie69 et la série d’incantations contre les méchants démons (Utukku lemnutu). Cette dernière est composée de seize collections et a été probablement élaborée pour servir d’encyclopédie de référence, même si elle représente la synthèse d’un matériel beaucoup plus varié et plus ancien70. À côté des séries désignées comme canoniques, nous trouvons également un grand nombre d’incantations isolées71. L’étendue chronologique et géographique de ce corpus nécessite, par conséquent, une approche différenciée et plurielle, qui rend difficile une vision de synthèse72.
L’avancement de la réflexion épistémologique élaborée par la recherche sur les démons mésopotamiens présente plusieurs éléments pertinents pour réfléchir à la notion de démon au Levant et plus spécifiquement dans l’Israël ancien. En outre, il est indiscutable que certains aspects essentiels de la nature du démoniaque en Mésopotamie se retrouvent également au Levant. Parmi ces derniers, il faut sans doute mentionner le caractère liminaire des espaces occupés parles démons. Comme nous l’avons vu, ceux-ci sont normalement associés à la steppe et au monde des morts, d’où ils cherchent à rentrer dans les espaces civilisés ou domestiques. De ce fait les seuils, tels que les portes des maisons, mais également les tombes (en tant que lieu où s’accomplit le passage entre le monde de vivant et celui des morts) sont des lieux particulièrement propices aux attaques démoniaques et nécessitent, donc, d’une protection particulière par des moyens apotropaïques (amulettes et incantations). Une autre caractéristique partagée par les démons proche-orientaux et levantins est leur association avec les maladies : les démons sont considérés comme responsables de plusieurs types de maladies, mais la fièvre, d’un autre côté, peut, également, faire l’objet d’un traitement par des amulettes et des phylactères73. La nature indistincte et peu définie de la plupart des démons est également mise en évidence dans les incantations mésopotamiennes. Leurs descriptions ne mettent pas l’accent sur des caractéristiques physiques, sinon de manière indirecte, en faisant référence aux bruits qu’ils font près des maisons, à leur nature sombre et à leur grande taille74. Parfois, les démons sont même décrits « négativement », comme étant sans face, sans yeux, sans membre et sans genre sexuel75, et volontiers comparés non seulement à la fumée mais à des forces aériennes telles que des vents ou des tempêtes. Il s’agit, comme on le verra par la suite, de données qui sont encore présentes dans la Bible hébraïque. À cet égard, il convient de préciser qu’à l’exception du cas de Lamaštu et de quelques incantations qui représentent l’attaque démoniaque comme le mariage entre une démone et son « époux » humain que je discuterai par la suite76, les démons font rarement l’objet d’une représentation « genrée » dans le Proche-Orient antique. Par ailleurs, une telle caractérisation est substantiellement absente de la Bible Hébraïque. On verra plus loin que, même dans le cas de Lilith, le genre sexuel ne joue aucun rôle, ni dans le texte hébreu, ni dans la LXX : à cet égard, le judaïsme ancien se différencie des traditions médiévales qui, en revanche, accentuent la nature féminine de Lilith en faisant d’elle la première épouse d’Adam. Les mentions d’un démon mâle et d’une femelle pour le même type de démon, que l’on retrouve parfois dans les incantations accadiennes, dans une incantation de Qumrân (4Q560) ainsi que sur les bols magiques de l’antiquité tardive, visent plutôt à satisfaire un souci d’exhaustivité en garantie de l’efficacité du rituel, à savoir faire en sorte qu’aucun démon n’échappe au pouvoir de l’incantation77.
La continuité entre les représentations mésopotamiennes et levantines s’explique, entre autres, par le fait que les incantations accadiennes constituent un point de référence pour les compositions levantines. En revanche, les aspects spécifiques et plus concrets de la classification mésopotamienne ne peuvent pas être transférés automatiquement au contexte du Levant. Cet écart est dû aux nombreux facteurs qui différencient ces deux contextes, dont on peut rappeler ici quelques éléments essentiels. Une première différence concerne la quantité massive des noms des démons (et des groupes de démons) attestés en Mésopotamie, chacun avec des fonctions et des caractères différents. À côté des grands démons tels que Lamaštu et Pazuzu qui ont une iconographie bien établie, nous trouvons des démons moins déterminés de type utukku, rabiṣu, gallu, alu, et d’autres encore ; les types šedu ou lamassu qui peuvent être protecteurs ou menaçants ; les groupes de démons tels que les Sibitti : ils forment un ensemble complexe mais jamais vraiment systématisé, qui ne connaît pas d’équivalent au Levant. Il faut, en outre, considérer la présence, dans la littérature mésopotamienne, d’autres figures, telles que les sages mythologiques, les esprits des morts, les gardiens : il s’agit de créatures qui, tout en partageant des caractéristiques de la sphère du démoniaque, ne peuvent pas être identifiées complètement aux démons et, par conséquent, demeurent difficiles à classer78. Finalement, l’aspect iconographique des démons en Mésopotamie (ainsi qu’en Égypte) a une importance et une complexité considérables : cet aspect justifie le rapprochement entre « monstres » et « démons » ainsi que l’importance de l’utilisation d’une catégorie comme celle d’« hybride » (Mischwesen) pour la discussion sur les démons mésopotamiens : cette discussion n’est, d’ailleurs, pas vraiment pertinente au Levant, où l’iconographie des démons est faiblement attestée et quasi entièrement empruntée de l’étranger. Cette catégorie semble encore moins pertinente pour la Bible hébraïque, où des hybrides apparaissent assez rarement, et la notion de « monstre » demeure problématique79.
Par rapport à la Mésopotamie, donc, la caractérisation des démons dans l’Israël ancien présentera nécessairement des traits distincts et spécifiques. Avant de se pencher sur les spécificités de l’Israël ancien et, notamment, sur les données bibliques, il faut élargir encore un peu le contexte culturel de référence, en jetant un regard sur l’Égypte.
4 Démons et divinités mineures en Égypte
Comme je l’ai déjà mentionné dans les pages précédentes, plusieurs raisons expliquent l’intérêt de la prise en compte du contexte égyptien dans la discussion sur les démons bibliques : en premier lieu, le fait que, parmi les grands empires du Proche-Orient ancien, l’Égypte est celui où le domaine de la magie est le plus développé, et qu’il nous ait laissé une tradition rituelle et incantatoire remarquable. En outre, l’Égypte est étroitement associée à la magie, dans l’Antiquité déjà, en étant considérée par les anciens comme le « berceau » de toute pratique magique. De plus, nous avons déjà remarqué comment plusieurs éléments de la représentation égyptienne des démons interviennent dans la documentation levantine et plus spécifiquement israélite80.
Une raison supplémentaire, d’ordre méthodologique, justifie également mon intérêt pour les démons en Égypte. Tout comme dans le domaine de la Bible hébraïque, l’emploi de la catégorie non-indigène de démon fait l’objet d’un débat parmi les égyptologues, bien que les raisons de ce débat diffèrent de celles des biblistes. En Égypte, il existe, en effet, toute une série de notions indigènes qui peuvent contraster celle de démon, mais dont l’équivalent exact ne semble pas attesté. Le mot, ȝḫ (Ach), souvent traduit par « esprit », dont l’équivalent copte correspond au grec
Un groupe caractérisé souvent de manière négative est celui des ḫȝtjw, « démons à couteau ». Il s’agit de créatures sorties de l’œil de Ra et qui sont au service de Sekhmet, déesse guerrière à tête de lion. Ils se déplacent en bandes, souvent au nombre de sept et sont considérés comme étant responsables des maladies et des malheurs. Ils s’avèrent particulièrement dangereux à certains moments de l’année, comme on l’apprend dans les textes cosmologiques et les calendriers qui en font mention83. Dans d’autres contextes, ils peuvent, toutefois, avoir une fonction protectrice du corps du roi84. La position des ḫȝtjw vis-à-vis des wpwtyw n’est pas complètement claire, car parfois les deux sont nommés ensemble et, d’après certains chercheurs, le premier pourrait être un sous-groupe du deuxième85. Un troisième groupe, souvent associé aux deux premiers, est représenté par les šmȝyw ou « vagabonds », puissances de malheur qui peuvent accompagner les ḫȝtjw en tant qu’exécutants de Sekhmet et dont l’influence peut être détournée par des amulettes protectrices, comme le montrent les textes désignés comme « décrets oraculaires » à fonction prophylactique86. À l’époque gréco-romaine, ces entités divines sont placées sous l’autorité du dieu Tutu, par exemple sur les parois du temple d’Esna, ainsi que sur d’autres bas-reliefs où ils sont représentés en groupe de sept87. La définition des démons en Égypte est, d’ailleurs, compliquée par la présence des soi-disant « gardiens » décrits dans les livres des morts et peints, couteau à la main, sur les parois des tombes. Ils protègent les accès au monde des morts et sont, donc, étroitement liés à l’espace de la porte que le défunt doit traverser, en démontrant qu’il connaît leurs noms. Ils ont des noms que l’on qualifierait volontiers de démoniaques, car ils font référence à leur aspect effrayant ou à leur potentiel dangereux (« le brûlant », « le violent », « celui qui a une tête répugnante/une voix violente », « le meurtrier », « celui qui mange ses excréments », etc.)88. Certains parmi ces noms se retrouvent d’ailleurs dans des incantations prononcées pour expulser les maladies : c’est notamment le cas des formules contre Sehaqeq, puissance divine associée à la maladie qui est également appelée « celui qui mange ses excréments » dans une incantation contre la migraine89. La tendance à une démonisation de la maladie est évidente dans les papyri médico-magiques, où souvent les formules aptes à chasser les maladies s’adressent à des puissances anonymes qui semblent être à l’origine des symptômes : dans ce contexte, les ḫȝtjw, les wpwtyw et les šmȝyw reviennent assez fréquemment90.
En dépit de l’abondance des sources littéraires et iconographiques, celles-ci ne nous ont pas laissé de description explicite des relations entre ces différentes catégories. Il n’existe pas non plus de signe hiéroglyphique pour qualifier des divinités subordonnées dans une rubrique séparée de celle de « dieu ». S’il est vrai que certaines listes divines font distinction entre « grands » dieux et dieux « mineurs »91, il s’agit là encore d’un usage lié à un contexte spécifique. À cet égard, il faut donc garder à l’esprit que, dans les sources égyptiennes, une opposition systématique entre les dieux et les démons n’est pas attestée92. Cependant, les entités divines ici décrites présentent, à bien des égards, des traits que l’on qualifie volontiers de démoniaque. Tout en renonçant à l’idée d’établir une différence ontologique entre les deux catégories, il est, néanmoins, possible de repérer une série de tendances partagées qui semblent orienter vers une caractérisation souple et surtout fonctionnelle des démons en Égypte. En suivant Dimitri Meeks93, on peut observer que la première caractéristique qui réunit ces créatures est leur manque d’indépendance : pour la plupart, ils sont soumis aux ordres des grands dieux dont ils sont souvent des émissaires. Deuxièmement, ils ont des tâches assez spécifiques, qui sont ou bienfaisantes ou malfaisantes, ce qui correspond à une sphère limitée d’action, synthétisée par Meeks comme action « protective-agressive » (à savoir qu’ils sont agressifs lorsqu’ils doivent protéger quelque chose ou quelqu’un). La spécificité de leurs tâches explique probablement que les rituels qui leur sont adressés ne requièrent pas forcément de temple, même si, à l’occasion, ils peuvent recevoir des formes de culte.
Du point de vue biblique, l’intérêt de la discussion sur les démons égyptiens est encore une fois d’ordre méthodologique et épistémologique. Cette discussion souligne en effet un certain nombre de problèmes de catégorisation concernant les démons, qui sont partagés par d’autres sociétés de la Méditerranée antique. En général, on remarque que, lorsque des traditions savantes qui élaborent et transmettent un savoir sur les démons ne sont pas attestées, l’on fait toujours face à un problème de définition, tandis que, là où ces traditions sont plus développées (comme en Mésopotamie mais également, par exemple, dans le judaïsme de l’Antiquité tardive), les problèmes définitionnels ont un poids mineur, car l’on dispose d’une quantité majeure d’indications et de descriptions internes aux sources elles-mêmes. Quant à la relation avec l’Israël ancien, et plus spécifiquement aux textes bibliques, la comparaison avec le contexte égyptien nous permet néanmoins de soulever des points importants. D’un côté, elle confirme de manière générale la nécessité de sortir définitivement du schéma qui oppose des démons intrinsèquement mauvais à des esprits, ou génies ou anges protecteurs – schéma qui n’est, d’ailleurs, pas du tout pertinent pour l’Égypte ancienne, vu que la plupart des démons (ou divinités mineures) n’ont aucune connotation éthique permanente. De l’autre côté, comme c’était déjà le cas pour la Mésopotamie, la relation entre dieux et démons à l’intérieur du panthéon égyptien est caractérisée par des configurations spécifiques, qui ne sont pas toujours en accord avec le contexte levantin. Le fait que les listes divines opèrent la différence entre divinités majeures et mineures n’a pas de véritable correspondant dans les listes divines du Levant, comme, par exemple, les listes des dieux à Ougarit qui semblent être organisées différemment, car elles ne distinguent pas les divinités en différentes classes94. En outre, le contexte funéraire où les démons-gardiens apparaissent est unique à l’Égypte ou, tout du moins, aucune autre société du Proche-Orient ancien n’a développé une culture « mortuaire » comparable à celle égyptienne. Il reste, néanmoins, des points de continuité importants, notamment en ce qui concerne la subordination des démons à l’égard des dieux, leur domaine d’action limité ainsi que leur association aux maladies, qui sont des caractéristiques essentielles de la représentation du démoniaque tant en Égypte qu’au Levant.
La complexité de l’histoire des démons égyptiens dérive, en outre, du fait qu’elle s’étend sur une longue durée et connaît évidemment toute une série de transformations et changements : à cet égard, un contexte historique et géographique précis revêt un intérêt particulier pour notre enquête. Il s’agit de l’Égypte ptolémaïque et hellénistique, qui représente le contexte religieux et culturel principal où la Septante se situe. Plusieurs études présentent l’époque hellénistique comme une période de transformation de la représentation des démons en Égypte, en soulignant l’apparition de deux tendances : d’un côté, un processus graduel de « divinisation » des démons qui font alors l’objet d’un culte et non plus seulement de rituels d’enchantement ou d’exécration, ce qui finit par annuler ou, du moins, réduire une des différences principales entre dieux et démons ; de l’autre côté, une progressive démonisation de certaines divinités, dont notamment le dieu Seth95. Il sera, donc, particulièrement intéressant de comparer ces nouveaux aspects de la représentation des démons dans l’Égypte hellénistique avec des phénomènes qui sont attestés dans la Bible hébraïque et dans la LXX. Dans la première, nous remarquons notamment une tendance à la « réduction » de certaines divinités d’origine étrangère à des puissances démoniaques, comme dans le cas de Resheph ; dans la deuxième la polémique contre les dieux des autres peuples est accentuée car ils sont souvent comparés à des démons96.
Il est, en outre, fort probable de pouvoir reconnaître déjà dans certains textes tardifs de la Bible hébraïque, et ensuite surtout dans la LXX, une polémique contre des cultes répandus dans le contexte alexandrin qui sont associés à des démons, dont notamment le culte du « bon démon » ou agathodaimon97. L’arrière-plan alexandrin, qui sous-tend plusieurs représentations d’êtres démoniaques qui se trouvent dans la LXX et, notamment, dans le livre d’Isaïe98, représente toutefois un cas de figure assez complexe. Le scénario religieux et culturel de l’Alexandrie ptolémaïque constitue, à bien des égards, un unicum dans le contexte égyptien car il garde des relations plus étroites avec la culture hellénistique, et, plus largement grecque, qu’avec les traditions proprement égyptiennes. Pour le comprendre pleinement, une confrontation avec la représentation des démons dans la culture matérielle gréco-hellénistique et, notamment, à l’intérieur de la production littéraire en langue grecque sera donc indispensable.
5 Retour à l’Israël ancien : vers une définition du démoniaque
Le survol des caractéristiques attribuées aux démons au Levant, en Mésopotamie et en Égypte met en lumière une articulation complexe entre une série de traits communs, ou du moins récurrents, dans la représentation des démons, ainsi qu’une série de spécificités locales et de traits culturellement différenciés. En outre, la présence d’une discussion – souvent animée – sur les questions définitionnelles renvoie au problème plus large de la relation entre le langage indigène et le langage re-descriptif, et de l’écart inévitable entre ces deux dimensions. La comparaison avec le contexte levantin et plus largement proche-oriental permet d’ailleurs de déceler des éléments méthodologiquement utiles lorsque l’on revient plus spécifiquement sur l’Israël ancien pour analyser le fonctionnement de la catégorie de démon dans la Bible hébraïque, ainsi que dans la LXX.
Le premier élément concerne la nature relationnelle de la catégorie de démon. Malgré leurs différences spécifiques, les problèmes soulevés par les différents dossiers me paraissent tous d’un même ordre, qu’on peut qualifier de « relationnel », à savoir qu’ils semblent liés à la nécessité de préciser les traits culturels attribués aux puissances démoniaques en relation aux autres puissances qui composent l’univers culturel et religieux des anciens. Il s’agit, d’un côté, d’examiner leur relation avec les dieux, et par conséquent d’expliquer la différence entre dieux et démons, et d’un autre côté, de rendre compte des différences entre les démons et toute une série de créatures desquelles ils sont souvent rapprochés, notamment les monstres et les hybrides.
Deuxièmement, l’ensemble des témoignages proche-orientaux impose désormais la sortie d’une dichotomie éthique comme point de départ définitionnel. S’il est vrai que les démons sont représentés plus souvent en intervenant contre les hommes plutôt qu’en leur faveur, il faut néanmoins garder à l’esprit que cette caractéristique n’est pas toujours systématique. On en a plein d’exemples du côté de la Mésopotamie : les créatures du type šedu et lama sont plus souvent protectrices que malfaisantes99 ; il faut également reconnaître une fonction prophylactique aux hybrides à tête de lion de type ugallu100, à Pazuzu, et à d’autres encore101. En Égypte, ni les messagers, ni les dieux gardiens des temples ptolémaïques ou des livres des morts ne sont intrinsèquement mauvais ou opposés aux hommes. On connaît également des cas bibliques : le mašḥît, à savoir le « destructeur » qui tue les premiers-nés des Égyptiens dans le livre de l’Exode102, agit, certes, contre les Égyptiens, mais en faveur des Israélites ; aucune action malfaisante ni pernicieuse n’est attribuée à Azazel, qui représente à certains égards la quintessence du démoniaque tel qu’il est conçu dans la Bible hébraïque. Le fait que la majorité des démons restent caractérisés par une attitude négative à l’égard des hommes est à comprendre, comme on le verra tout de suite, plutôt comme une conséquence que comme un aspect foncier de leur nature.
Finalement, l’élargissement comparatif a mis en évidence la difficulté d’élaborer une définition générale ou univoque du démoniaque ainsi que les problèmes soulevés par les définitions qui postulent des différences de nature ontologique entre dieux et démons. La catégorie de Zwischenwesen, par exemple, n’est pas entièrement satisfaisante, car elle inclut traditionnellement un nombre divers de créatures qui ont, à strictement parler, peu à voir avec les démons, telles que les héros, mais aussi les êtres humains doués d’un statut particulier : les prophètes, les chamans, et même les prêtres103. En outre, comprendre les démons comme des êtres qui sont « entre » les hommes et les dieux n’est pas tout à fait correct. L’origine divine des démons est souvent mise en avant par les sources mésopotamiennes et égyptiennes et nous verrons que même dans la Bible hébraïque certains démons font partie de la cour céleste. Pour ces raisons, cette catégorisation n’arrive pas à saisir les spécificités du démoniaque. De la même manière, la notion de Mischwesen est également très large et met en avant l’aspect iconographique : de ce fait, elle peut être pertinente pour le dossier mésopotamien ou égyptien, mais ne l’est pas nécessairement pour le Levant. À cet égard, il faut considérer que démons et hybrides sont des catégories contiguës, mais non parfaitement superposées : alors que l’hybridisme peut, parfois, être une caractéristique propre aux démons, cela ne suffit pas à les définir. La proposition de Ahn, qui parle de religiöse Grenzgänger, demeure excessivement labile et artificielle, et décrit une des fonctions possibles attribuée aux démons plutôt que leur véritable nature104. Au vu des difficultés posées par la recherche d’une définition inclusive et universellement valable, il me semble plus fructueux et moins contraignant de décrire la catégorie de démon dans le Proche-Orient ancien en m’inspirant du principe wittgensteinien de l’« air de famille »105. La notion du démoniaque est ainsi composée d’un réseau de traits et de fonctions qui, tout en circonscrivant les limites de cette notion, peuvent s’articuler différemment selon les contextes culturels et religieux spécifiques.
Une caractéristique essentielle attribuée aux démons est l’impossibilité, pour les humains, d’une forme quelconque de négociation avec eux. Ce manque de négociation entraîne par conséquent l’absence, en règle générale, d’activités cultuelles qui leur soient spécifiquement dédiées, telles que les sacrifices ou les prières, propres à l’échange entre hommes et dieux106. Les rituels associés aux démons visent, dans la plupart des cas, à obtenir un détournement, à savoir qu’il s’agit d’exorcismes, d’incantations, ou de rituels apotropaïques. La deuxième caractéristique intrinsèque au démoniaque est la sphère réduite d’activité à laquelle les démons sont associés, lorsqu’on la compare avec celle des dieux. Si les grands dieux sont caractérisés par une nature complexe, qui présente plusieurs facettes correspondant à des domaines d’action multiples et variables, les démons ont, pour la plupart, un domaine d’action assez circonscrit et limité. Cette différence explique également le fait que les démons sont souvent des puissances moins caractérisées par rapport aux dieux et mal différenciées entre elles. Par contre, leur sphère d’activité s’exerce principalement vers le monde des humains ou, du moins, se trouve, d’une manière ou d’une autre, en relation avec ces derniers.
Le domaine d’action limité associé aux démons explique également la nature de leur subordination et fait en sorte que les démons sont souvent représentés comme des exécutants des divinités, même si les relations entre dieux et démons montrent une certaine ambivalence107. À cet égard, on peut distinguer deux typologies. Certains démons sont strictement dépendants des divinités en tant que leurs agents ou émissaires. Dans ce cas, une certaine contiguïté entre les démons et les prétendus « dieux mineurs » est digne d’être relevée, les deux catégories comprenant des puissances divines subordonnées aux grands dieux. Une telle contiguïté est notamment démontrée par la présence de figures difficiles à classer sous une étiquette ou sous l’autre. En revanche, d’autres démons manifestent un degré élevé d’indépendance : dans ce cas, ils peuvent être représentés comme des êtres « hors système », qui sont conjurés par les dieux. En ce contexte, le monde des dieux et celui des démons ont tendance à être décrits comme étant en opposition mutuelle et exclusive.
Un trait supplémentaire qui semble également être propre aux démons antiques, et qui est peut-être encore à mettre en relation avec leur nature moins complexe, est l’absence d’une mythologie développée. Mises à part quelques exceptions, leurs origines ne font pas l’objet de récits mythologiques spécifiques, et ils ne jouent pas de rôles significatifs dans les mythes cosmogoniques du Proche-Orient ancien. Cet aspect les différencie, par exemple, des monstres, qui sont très présents dans les mythes proche-orientaux.
Impossibilité de négociation ; contiguïté avec les divinités mineures et relation ambivalente avec les dieux ; absence des cosmogonies : l’ensemble de ces traits nous dirige vers une compréhension des démons moins comme des puissances intermédiaires que comme des entités marginales qui se trouvent à la frontière tant du monde divin qu’humain.
Dès lors, si une connotation éthique permanente n’est pas propre à la nature des puissances démoniaques, elles s’inscrivent néanmoins souvent à l’intérieur d’une dichotomie cosmologique qui relève de l’opposition entre ordre et chaos. Dans le cadre de cette opposition, les puissances démoniaques se situent globalement plutôt du côté du chaos que de celui de l’ordre. Cela explique le fait que l’ensemble des dieux célestes puisse être appelé pour conjurer les démons ou que d’autres divinités ou puissances, qui participent de quelque manière que ce soit à cette dimension chaotique, puissent intervenir à leur tour contre eux : c’est notamment le cas du dieu Ḥoron à Ougarit, mais également du démon apotropaïque Pazuzu en Mésopotamie. Cette caractéristique n’exclut pourtant pas que les forces démoniaques puissent être, à l’occasion, maitrisées et dirigées par les divinités, en fonction d’une maintenance ou d’un rétablissement de l’ordre cosmique.
Une telle description de la catégorie du démoniaque présente plusieurs avantages par rapport à l’analyse des textes bibliques. Premièrement, elle dépasse, en quelque sorte, la dichotomie entre démons et anges. Ces derniers ne doivent pas forcement être perçus comme un groupe distinct et opposé aux démons : le terme mal’āk décrit en effet une fonction à l’intérieur de la cour céleste, notamment la fonction de messager qui peut, en l’occurrence, être également exercée par des entités démoniaques. Dans la Bible hébraïque c’est le cas, comme on le verra plus en détail par la suite, pour les anges de la peste et pour d’autres agents de la colère divine.
En outre, une approche fonctionnelle à la notion de démon permet de justifier l’attribution des aspects démoniaques aux prétendus « grands » dieux, dans des contextes spécifiques. À cet égard, les théologiens du XIXe siècle avaient raison de constater que certaines qualités démoniaques étaient propres à Yhwh : ces qualités ne sont pas, pour autant, à mettre en relation avec le développement du monothéisme, mais avec le potentiel fonctionnel de la nature du démoniaque.
Enfin, il est nécessaire de préciser que, en inscrivant les données levantines dans leur arrière-plan proche-oriental, le but n’est pas celui d’accroître à tout prix le nombre de créatures qui peuvent être incluses dans la catégorie de démon : il faut se garder du risque de revenir à des modèles diffusionnistes qui étaient typiques du XIXe siècle. De ce point de vue, il convient donc d’admettre que la quantité de témoignages concernant la représentation des démons dans l’Israël ancien ainsi que dans le reste du Levant, demeure assez réduite et que cette donnée reste à expliquer par des raisons qui ne se limitent pas à la contingence de l’état de la documentation retrouvée jusqu’à présent. Je voudrais donc conclure par quelques brèves hypothèses d’ordre général à ce sujet. Tout d’abord, le manque de données sur les démons au Levant est lié au problème plus général de la pauvreté des témoignages concernant les aspects prétendument « domestiques » de la religion, considérant que la plupart des données à notre disposition proviennent des chroniques officielles et véhicule une vision d’élite des phénomènes religieux. En deuxième lieu, il paraît évident que la démonologie dans les sociétés du Levant était une discipline de facto moins développée. Cela est à expliquer, entre autres, par le fait que les systèmes administratifs et sacerdotaux des petits royaumes du Levant étaient beaucoup plus simples, plus pauvres et moins articulés par rapport à ceux des grands empires comme l’Égypte et la Mésopotamie108. Une classe de spécialistes qui auraient été en charge de la discipline démonologique et qui se seraient occupés de transmettre ce savoir n’est pas vraiment attestée pour le Levant comme c’est le cas en Mésopotamie : de ce point de vue, Frey-Anthes remarque pertinemment que la démonologie mésopotamienne et celle du Levant ne sont pas comparables.
Enfin, il faut considérer la nature du corpus qui nous est resté et le genre littéraire dans lesquels les textes incantatoires s’inscrivent. Dans le cas de la Bible hébraïque, ce genre n’est sans doute pas au centre des intérêts des groupes responsables de la rédaction des écrits bibliques, qui ont des objectifs de nature historique et politique. Les textes de type « magique » ne peuvent, par conséquent, qu’occuper une place limitée à l’intérieur, par exemple, du Pentateuque ou des livres prophétiques. Cela n’empêche toutefois pas que, dans des collections à caractère nettement religieux comme les Psaumes ou dans des passages plus narratifs à l’intérieur des livres historiques, une série de qualités incantatoires et de vertus exorcistiques apparaissent in nuce et soient attribuées à Yhwh ou aux rois légendaires d’Israël, comme David et Salomon. Il s’agit d’aspects qui seront amplement développés dans les traditions successives, notamment dans le judaïsme ancien et qui commencent, déjà, à connaître une première amplification dans la LXX. L’exploration de la LXX nous permettra également de tester les traits caractéristiques des démons que l’on repère dans la Bible hébraïque à partir des données proche-orientales. D’ailleurs, puisque l’on comprend la Septante comme un produit interculturel109, après nous être interrogés sur la catégorie de démon au Proche-Orient ancien, il est temps maintenant de soulever la question de savoir ce qu’est un démon dans les traditions grecques, et notamment hellénistiques.
Citation du titre: Poème d’Erra 1.23 (trad. Bottéro, Paris, Gallimard, 1989).
Sur la démonologie qumrânienne on peut voir Alexander 1999 ; Fröhlich 2010, 2013, 2017 ; Brand 2013 ; Hamidovic 2017 ; Tigchelaar 2018, tout en gardant à l’esprit le caveat de Lyons et Reimer 1998. Pour Hénoch, l’ouvrage de référence est désormais Stuckenbruck 2014 b ; sur les Jubilés, on peut voir VanderKam 2003.
Sur les bols incantatoires et les amulettes, voir les études de Montgomery 1913 ; Isbell 1975 ; Naveh et Shaked 1993 et 1998 ; Sanzo 2014. Sur la démonologie dans les traditions magiques juives de l’Antiquité tardive, voir notamment les travaux de Bohak 2008 ; id. 2017 et Abate 2013.
Voir, à ce sujet, surtout Frey-Anthes 2007 ; id. 2008.
Blair 2009.
Riley 1999, p. 238–239.
Keel 2003.
Déjà Ahn 1997 ; Schipper 2007, p. 1–5 pour l’Égypte ; Hutter 2007, p. 21–22 ; voir encore, récemment, Kitz 2016 pour la Mésopotamie et l’Israël ancien.
Il ne faudra donc pas s’étonner que la réponse à la question posée par Frey-Anthes (2008, p. 39) « peut-on transférer l’impact du grec
Ahn 1997 pour la première définition, valable, d’après l’auteur, de manière générale en histoire des religions ; Kitz 2016, p. 464 pour la deuxième, adaptée spécifiquement aux contextes accadien et biblique. En partant de présupposés méthodologiques différents, ces auteurs rejoignent des solutions similaires à celles de Frey-Anthes et Blair : voir supra, Introduction, p. 2–6.
KTU 1.169, l. 1 et 9 ; KTU 1.178, l. 8. Pour une évaluation des trois différentes interprétations proposées pour ce mot, voir Ford 2002 a, p. 136–137.
Frey-Anthes (2007, p. 159 sqq.) parle également de « représentants d’un antimonde ».
Voir, à ce sujet, en dernier, Rowe 2014, p. 36–80, et la bibliographie relative.
Les textes incantatoires d’Ougarit ont été récemment réunis dans un seul volume par Del Olmo Lete 2014. Pour KTU 1.196, l’étude majeure demeure celle de Ford 1998, mais voir aussi Del Olmo Lete 2014, p. 129–156, qui à la p. 129 donne la bibliographie de référence. Pour une introduction aux incantations ougaritiques, voir également Spronk 1999, p. 270–286.
Sur l’interprétation de ces incantations, et notamment sur l’expression clé kšpm dbbm (« sorcerous accusations »), voir Ford 2002 b ; Del Olmo Lete 2014, p. 165–172. Voir également les remarques de Ford 2002 a, p. 136–137 au sujet de KTU 1.178. Le classement et l’interprétation de ce dernier texte sont pourtant plus compliqués et ne font pas l’objet de consensus parmi les chercheurs : voir, à ce sujet, Del Olmo Lete 2011 ; id. 2014, p. 173–187. Sur le processus de démonisation de la sorcière opérée par l’exorciste dans les incantations Maqlû, voir Abusch 1989, surtout p. 44–45 ; id. 2011.
KTU 1.82, 1.100, 107. Voir à ce sujet Del Olmo Lete 2014, p. 109–128, 157–164, 188–204 ; Pardee 1988, p. 193–256.
Les dévoreurs sont mentionnés en KTU 1.12, l. 26–31 ; mais, voir également les puissances destructrices et voraces appelées euphémiquement « dieux gracieux et bons » en KTU 1.23. Malgré leurs différences, et le caractère plus complexe du rituel en KTU 1.23, un rapprochement entre ces deux textes a été proposé par plusieurs chercheurs (voir Schloen 1993 ; Wyatt 1996, p. 220–231). D’après Moor (1981–82, p. 107–108) les dieux « flamants » auxiliaires de Yam, qui terrorisent l’assemblée divine en KTU 1.2.30–33, ont également des traits démoniaques (sur l’aspect « flamant » des messagers divins et des divinités mineures voir M. Smith 1994, p. 306–307). Sur la possibilité que des passages d’autres textes proprement mythologiques puissent préserver des incantations, voir Lewis 2011.
Voir, en ce sens, la démonisation des serpents qui sont appelés « créatures d’Ḥoron » en KTU 1.82, l. 41.
KTU 1.169, l. 3–4 ; KTU 1.178, l. 4–7 (ed. Pardee 2000, p. 829–833, 875–893).
Outre KTU 1.96 et les amulettes d’Arslan Tash que je discuterai plus loin, on compte moins d’une vingtaine d’incantations contre le mauvais œil dans tout le corpus accadien (voir à ce sujet Geller 2003 ; id. 2004) ; des références aux mauvais œil ont été récemment proposées pour les textes hittites (Mouton 2009). La croyance est attestée dans quelques incantations araméennes de l’antiquité tardive, et de manière plus consistante dans les textes magiques syriaques et mandaïques (voir à ce sujet Ford 1998, p. 208–209, 213–216).
Utukku Lemnutu 16, 5–11, 202. Dans les incantations mésopotamiennes, les démons peuvent être comparés à des ânes (Utukku Lemnutu 8, 13–39). L’édition de référence pour les incantations de type Utukku Lemnutu est Geller 2007 a, voir infra, p. 38.
La relation étroite entre ces deux classes d’animaux est attestée non seulement dans les incantations, mais également dans les listes lexicales, où les deux espèces sont souvent mentionnées à la suite, ainsi que dans les prescriptions médicales. Sur cette association, ainsi que sur le double symbolisme de ces animaux en Mésopotamie, voir Chalendar 2017, p. 33–40, 209–228, 425–434.
Ford (2002 b, p. 161–164) relève un parallèle accadien très proche de ce passage, qui utilise à la fois la métaphore animalière et celle de la fumée, dans la soi-disant « incantation du feu » publié par Lambert (1970, p. 40). Voir aussi Maqlû I, 135–141. Voir, à ce sujet également, Hillers 1983, p. 181–182.
Voir, par exemple, Utukku Lemnutu 4, 130–142, 145–149 ; 7, 152, 154–167. D’autres parallèles sont cités par Ford 2002 b, p. 180–182.
La lecture de Virolleaud, premier éditeur de KTU 1.96, qui lisait le mot ‘nn (« œil ») comme ‘nt (en y voyant le nom de la déesse ‘Anat), avait initialement trouvé un large consensus. On doit à Del Olmo Lete (1992) et surtout à Ford (1998) une analyse des parallèles que ce texte entretient avec les incantations accadiennes contre le mauvais œil. Le nombre et la pertinence de ces parallèles démontrent que la lecture ‘nt est désormais inacceptable, et que KTU 1.96 est un exorcisme contre le mauvais œil. Pour un résumé de ce débat, voir Del Olmo Lete 2014, p. 140–144.
Parallèles énumérés dans Ford 2002 a, p. 144–145. Voir aussi pour la première expression Utukku Lemnutu 4, 111–112 ; 9, 113 ; pour la deuxième Utukku Lemnutu 6, 121, 133 ; 7, 46.
Guichard 2010.
La première amulette a été publiée par Du Mesnil du Buisson (1939), et ensuite par Donner et Röllig (KAI 1, 52002, no. 27) ; voir également McCarter 2000, no. 86. Elle a fait l’objet d’un grand nombre d’études, parmi lesquelles la plus détaillée est celle de Angelika Berlejung (2010, voir, notamment, p. 11, notes 40–41 pour une sélection bibliographique des principaux travaux) ; des références bibliographiques supplémentaires sont repérables en Avishur 1978, p. 29, note 1, et en Garbini 1981. La deuxième amulette, dont l’interprétation est beaucoup plus problématique, a été publiée en 1971 par Caquot et Du Mesnil du Buisson ; elle a été étudiée, entre autres, par Gaster (1973), Cross (1970), Liverani (1974), Avishur (1978 ; id. 2000, p. 225–240), Garbini (1981), Teixidor (1983, p. 107–108), et Pardee (1998). L’authenticité des amulettes a été débattue, mais les remarques de Pardee (1998) plaident de manière très convaincante en faveur de leur authenticité, qui est aujourd’hui acceptée par la majorité des chercheurs.
En revanche, les chercheurs sont partagés quant au statut de ssm mentionnés à la ligne 1 : il pourrait s’agir d’un autre nom de démon, d’une divinité protectrice, ou du nom du propriétaire de l’amulette. L’apparition de ce nom sur une autre amulette en écriture phénicienne, ainsi que sa présence comme élément théophore dans l’onomastique phénicienne (voir, à ce sujet, Fauth 1970) rend, à mon avis, douteuse l’hypothèse de Bob Becking (1999, p. 725) que le même nom puisse indiquer à la fois une divinité protectrice et un démon à écarter. Je partage, en ce sens, les remarques de Berlejung 2010, p. 13–15. Une formule très similaire apparaît également sur une statuette représentant Pazuzu retrouvée en Égypte, voir Heeßel 2002, p. 96.
Voir, à ce sujet, Berlejung 2010. Pour la deuxième amulette ces rapports restent encore à clarifier.
Schmitt 2004, p. 82 sqq. selon lequel le dieu représenté dans la première amulette est Ba‘al ; Berlejung 2010, p. 18–31, qui propose une identification avec le dieu Aššur, également mentionné dans l’incantation.
Zevit 1977, p. 115, suivi par McCarter 2000, p. 223 et d’autres. Voir également Niehr 2014, p. 272–274, d’après lequel l’incantation a été gravée par un scribe araméen.
Galter 2004, p. 176–177.
Voir l’expression bšdh répétée aux lignes 4–5 ; ainsi que les épithètes mzh (l. 1) et mgmr (l. 9), qui vraisemblablement signifient « celui qui dévore » et « celui qui détruit ».
Ainsi Caquot 1971, p. 405 ; Avishur 1978, p. 36 et autres. Garbini (1981, p. 291–292) lit également btm, correspondant au peten biblique, au bṯn ougaritique et au bašmu accadien. Une lecture différente est proposée par Pardee (1998, p. 20).
Sur les amulettes phéniciennes, voir Sader 1990, p. 318–321 ; Schmitz 2002 ; Berlejung 2008, p. 53–55, et Lemaire 2008, qui compare leur fonction à celle des tefillins et des mezuzot juives. Des amulettes du même type, dans la forme de petites plaquettes enroulées et fermées dans des étuis, ont été retrouvées dans d’autres villes phéniciennes, telles que Tharros et Carthage : leur liste a été établie par Schmitz 2002, p. 821–822.
Nutkowicz 2006, p. 151–166 ; Schmidt 2016, p. 140–144.
Voir notamment l’amulette provenant de Tyre publiée par Sader 1990, p. 318–321.
Voir les amulettes collectées par Herrmann 1994, p. 316–383 ; id. 2002, p. 19–26, 113, 137–138. Sur la fonction apotropaïque de Bès au Levant voir Keel et Uehlinger 2001, p. 217–224, et récemment Schimdt 2016, p. 84–89. Isis est également un sujet récurrent sur ces amulettes.
Par exemple Ps 12,8, sur lequel on peut voir Smoak 2010.
Après leur première publication en 1992, les lamelles ont fait l’objet d’une nouvelle édition par Gabriel Barkay et al. (2004). Des relations avec le passage de Nombres 6 ont été également envisagées pour la première lamelle, mais celles-ci sont moins claires à cause des difficultés de lecture. Pour une discussion approfondie sur le rapport entre les amulettes de Ketef Hinnom et le texte de Nombres 6, ainsi que d’autres textes bibliques, voir Berlejung 2008, et dernièrement Smoak 2017, qui fournit une mise à jour bibliographique sur le sujet.
KH I, l. 9–10.
KH II, l. 4–5, avec les remarques convaincantes de Barkay et al. pour la restauration du reš (id. 2004, p. 65–66).
Caquot 1978.
Voir également Mal 3,11, où Yhwh « tance le dévorateur » des champs.
1QGenAp 20, 28–29 ; 1QM 14, 10, comparer également 1QHa 18, 20.
Le sens spécialisé d’« exorciser », proposé par Schmidt (2016, p. 138) bien que possible, n’est pas nécessairement requis par le contexte immédiat de l’inscription, où le verbe pourrait garder son sens plus générique, similaire à celui de Zach 3,2 ou Mal 3,11. Il n’y a pas de consensus parmi les chercheurs sur les étapes de l’évolution sémantique de la racine g‘r vers le sens d’« exorciser ». D’après Lewis (2011, p. 209–212) le verbe pourrait avoir déjà en ougaritique le sens de « maudire », « exorciser », mais les passages concernés ont également du sens dans l’acception traditionnelle du verbe, à savoir « reprocher » ou « apostropher ». Joosten (2014), propose qu’il s’agisse d’une évolution délocutive propre au judéo-araméen, influencée par l’usage de l’expression de Zach 3,2 (« Que Yhwh te rejette, Satan ! ») dans les incantations, mais il ne tient pas compte du témoignage de Ketef Hinnom.
Pour une introduction détaillée au contexte archéologique et historique de cette inscription et des références bibliographiques supplémentaires, voir Schmidt 2016, p. 144–162.
Schmidt 2016, p. 103 et surtout p. 148–155.
Schmidt (2016, p. 16–122) attribue également une fonction essentiellement apotropaïque au complexe de graffiti et d’inscriptions conservés à Kuntillet ‘Ajrud, dans le nord Sinai. Selon sa reconstruction, cette fonction est démontrable sur la base de trois éléments : l’insistance dans les inscriptions sur la bénédiction divine comme medium de protection, un trait qui se retrouve également sur les amulettes de Ketef Hinnom ; une inscription murale où il est possible de reconnaître le mot « mal » (r‘t) ; l’identification des deux figures de type Bès avec les dieux Yhwh et Asherah. Toutefois, cette identification demeure, à mon sens, douteuse. Il me semble que, sans que l’on puisse nier la présence de quelques éléments apotropaïques, dont notamment les Bès dansants, l’imaginaire religieux de la fertilité l’emporte sur celui de la conjuration, comme l’avaient déjà souligné Othmar Keel et Christophe Uehlinger (2001, p. 210–245).
L’influence mésopotamienne sur l’iconographie des sceaux levantins est certes considérable, et plusieurs figures divines, semi-divines, voire démoniaques apparaissent sur les sceaux ouest-sémitiques (un premier répertoire se trouve en Avigad et Sass 1997, no. 34, 112, 173, 791, 805, 845, 858, 973, 1114 ; voir en outre Ornan 1993, p. 56–60 ; Hübner 1993, p. 144–146). Toutefois, la signification religieuse des sceaux à fonction administrative n’est pas automatiquement évidente, et on ne peut parler proprement d’amulettes ou d’objets avec une fonction magique clairement reconnaissable que dans très peu de cas : voir, à ce sujet, les remarques d’Uehlinger 1993, p. 273–286.
Voir Guichard 2010 ; id. 2013.
10059 vii, publié par Leitz 1999, p. 61–63, pl. 32. La langue est un mélange d’éléments araméens et cananéens. Voir à ce sujet l’étude de Steiner 1992, qui, à la p. 192, mentionne d’autres textes de ce type.
Heeßel 2002, no. 1, 9, 21, 22. Voir Berlejung 2010, p. 6–7.
Sur le rapprochement entre démons et étrangers en Mésopotamie, voir récemment Heeßel 2017 ; pour l’Égypte, Roccati 2011, surtout p. 90–96.
References en Rüterswörden 1999, p. 426 ; Conklin 2003, p. 95–97.
Le corpus des témoignages mésopotamiens, levantins et égyptiens mentionnant Samanu a été publié et étudié récemment par Beck 2015 ; sur le papyrus Leiden, voir également les études de M. Müller 2008 ; Fischer-Elfert 2011.
Blair 2009, p. 13–15, 54, 62, 95, 175, 193, 214–216.
La référence au récit de l’expulsion de Lamaštu se trouve déjà dans les incantations en paléo-babylonien (voir Farber 2014, p. 154–155, no. 5, l. 11–113 ; p. 172–173, no. 8, l. 92–100).
En Grèce, Lamia représente sans doute une exception, mais il n’est probablement pas un hasard si, même dans ce cas, il s’agit, comme pour Lamaštu, d’une figure de féminité manquée et renversée, qui partage plusieurs traits avec la démone mésopotamienne. Voir à ce sujet le chapitre suivant, p. 55–56.
Barbu et Rendu-Loisel 2009. Une approche similaire avait déjà été tentée dans les années 70 par une publication conjointe du CNRS, dans un volume de la série « Sources orientales », intitulé Génies, anges et démons (Paris, 1971) : dans ce cas, l’éventail comparatif était beaucoup plus large et comprenait également des civilisations orientales telles que l’Inde, la Chine et d’autres encore.
Lucarelli 2013.
Sur la manière dont on peut gérer cet écart en anthropologie des mondes antiques, voir les remarques de Bettini et Short 2014, p. 15–18.
En ce sens, la classification systématique tentée par Sonik (2013) me paraît plutôt répondre à une exigence classificatoire moderne qu’à la réalité des témoignages antiques.
Voir à ce sujet Konstantopoulos 2017.
Voir récemment Marti 2017, p. 46–47.
La série d’incantations contre Lamaštu a été publiée par Farber (2014). Pour une introduction approfondie à la figure de Lamaštu, voir la belle étude de Wiggermann 2000. Sur les aspects iconographiques, voir Götting 2011.
Heeßel 2002 ; pour une présentation synthétique, voir id. 2011.
Publié par Abusch (2015) ; voir aussi id. 2002.
La série a été publiée par Geller (2007 a). Sur l’origine de cette série, voir ibid., p. xi–xviii. Pour une présentation générale des typologies d’incantation en Mésopotamie au IIIe et IIe millénaire, voir Geller 2005.
Voir, à ce sujet, Cunningham 1997.
La grande quantité des démons et l’ampleur du corpus mésopotamien ont rendu jusqu’à présent impossible une étude compréhensive du sujet. Parmi les travaux les plus récents, on peut mentionner le volume thématique édité par Annamaria Capomacchia et Lorenzo Verderame (Capomacchia et Verderame 2011), ainsi que plusieurs contributions dédiées à la Mésopotamie dans la collection éditée par Rita Lucarelli (Lucarelli 2013).
Certains noms de démons mésopotamiens désignent à la fois le démon et la maladie, voir Barbu et Rendu-Loisel 2009, p. 315. Sur ce sujet, et plus largement sur la difficulté de séparer complètement le domaine de la magie de celui de la médecine, voir Scurlock 1999 ; Geller 2007 b ; en dernier Bácskay 2017, avec une riche bibliographie.
Voir, par exemple, Utukku Lemnutu 12, 13–32.
C’est notamment le cas du démon alû (Utukku Lemnutu 8, 1–23). Cela vaut surtout pour les démons de type udug/utukku : voir, en ce sens, les remarques de Geller 2011 ; Wiggermann 2011, p. 308–309 ; Verderame 2013 ; id. 2017, p. 73–75 ; mais également déjà Reiner 1987.
Sur Lamaštu et sur les démons féminins qui attaquent les nouveaux-nés et qui sont associés aux périls de l’enfance, voir infra, p. 100–102. Cette typologie de démon est également bien développée en Grèce (voir § 2.1). Pour le motif du mariage entre démone et homme, voir infra, p. 294–296.
Sur le genre des démons dans le judaïsme antique voir Goff 2016.
Voir, à ce sujet, le recensement de Wiggermann 2011.
Le seul véritable monstre de la Bible hébraïque étant le Léviathan, qui représente un cas de figure assez différent des hybrides semi-divins de la Mésopotamie. Les séraphins, les chérubins, ainsi que les bêtes du livre de Daniel (chapitre 7), tout en étant des êtres hybrides, n’ont aucune véritable connotation démoniaque : à ce sujet, on peut voir Hartenstein 2007.
Voir supra, p. 32–33.
Voir Leitz 2002, vol. 1, p. 35 sqq. ; Quack 2015, p. 105–106.
Leitz 2002, vol. 2, p. 364–365 ; Schipper 2007, p. 10–12.
Voir les calendriers édités par Leitz 1994, p. 239–255 (notamment II prt 13 et 18) ; Schipper 2007, p. 6–9. Ils sont également nommés dans les textes des Pyramides, dans les papyri magiques du Nouveau Règne ainsi que dans le Livre des morts : pour ces sources, voir Lucarelli 2006, p. 204 ; id. 2017, p. 57–58. Une liste exhaustive de sources est donnée par Leitz 2002, vol. 5, p. 635–638.
Notamment à Edfou, E III, 32, 5.
Schipper 2007, p. 8, pour des indications bibliographiques supplémentaires.
I.E. Edwards 1960 : L. 1 (BM 10083), r. 48–49, 68–69 ; L. 2 (BM 10251), r. 62–63 ; N.Y. (Metropolitan Museum 10.53), r. 28–34 ; T. 2 (Turin Museum 1984), r. 44.
Répertoire et commentaire des sources en Kaper 2003, p. 60–63.
Voir Lucarelli 2010 c, et notamment la comparaison des noms dans le Papyrus de Turin, les inscriptions de la chapelle osirienne et un papyrus ptolémaïque, ibid., p. 93.
Le texte est préservé sur un papyrus médical et sur deux ostraca, qui nous ont également transmis son iconographie (pBM 10731, vso 1 = oLeipzig 42, rto 1 = oGardiner 300, rto 1). Sources en Leitz 2002, vol. 7, p. 444–445 et Lucarelli 2010 b.
Bibliographie supplémentaire en Lucarelli 2010 b, surtout p. 64–65.
Les « dieux mineurs » sont nommés dans une liste de noms divins sur la stèle de Ramses IV à Abydos, voir Leitz 2004, p. 393 ; Quack 2015, p. 102–103.
Au point que d’après Dieter Kurth (2003, p. 54) on ne peut pas à proprement parler d’une démonologie en Égypte. En revanche, Panagiotis Kousolis 2011 (p. xiv), tout en considérant le mot « démon » comme inapproprié au contexte égyptien, accepte néanmoins de faire appel aux catégories de « démonique » et de « démonologie », en les considérant appropriées pour exprimer des concepts qui demanderaient, autrement, des longues périphrases. Une telle position témoigne, me semble-t-il, de la circularité du débat.
Meeks 1971, 44–49 ; id. 2001.
On peut comparer par exemple la liste bilingue des dieux à Ougarit préservée en KTU 1.47, 1.118 (= RS 1.017, 24.268).
La caractérisation négative de Seth précède l’époque hellénistique et a déjà lieu pendant le premier millénaire, après la troisième période intermédiaire, mais ce n’est qu’à partir de l’époque ptolémaïque que ce dieu devient une « cible » des rituels d’exécration : voir Lucarelli 2011, p. 116–119, 122–124 ; Quack 2015, p. 114–115.
Voir respectivement les chapitres 4 et 6.
Is 65,11 : voir, à ce sujet, les remarques de Seeligmann 1948, p. 264–265, plus récemment Schaper 2010, p. 140–150.
Voir § 6.2.
Pour le šedu, voir les exemples cités en CAD 17/2, s.v. šedu ; sur lama, voir récemment Konstantopoulos 2017.
Sur les ugallu, voir Wiggermann 2007 a.
Voir Wiggermann 1992.
Ex 12,13 et 23.
Lang 2001, p. 414–416.
Des problèmes similaires sont posés par l’expression de Bernd Janowski (1993), et reprise par Frey-Anthes (2007, p. 159–241), qui définit les démons bibliques comme Rapräsentanten der gegenmenschlichen Welt, donc « représentants d’un contre – ou anti – monde », ce qui s’applique certainement à quelques contextes bibliques, mais ne suffit, cependant, pas à définir de manière exhaustive les démons en tant que catégorie religieuse et culturelle.
Pour l’usage de ce concept en sciences sociales voir Bosa 2015.
Le sacrifice étant la forme principale de la négociation entre hommes et dieux : voir à ce sujet l’étude toujours fondamentale de Hubert et Mauss 1899.
Voir, à ce sujet, Hundley 2013, p. 94–95.
En ce sens, ce n’est pas un hasard si la plupart des noms des spécialistes de la magie et de la divination mentionnés en Deut 18,9–14 sont d’origine accadienne : voir à ce sujet Cryer 1994, p. 256–262 ; Jeffers 1996, p. 30–99.
Introduction, p. 1–2.