Chapitre 2 Le contexte grec : démons, δαίμονες et δαιμόνια dans les traditions grecques et hellénistiques

In: L’imaginaire du démoniaque dans la Septante
Author:
Anna Angelini
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Dans une communication datant de la fin des années 80, et afin de mieux saisir la complexité religieuse de cette notion, Vinciane Pirenne soulignait la nécessité d’approcher l’étude du δαίμων grec en analysant ce terme dans chacun des contextes d’usage dans le cadre de l’histoire de la langue et de la littérature grecque1. Les études récentes semblent encore poursuivre cette ligne de recherche car nombre d’ouvrages se penchent sur l’analyse du terme dans des contextes littéraires spécifiques, à savoir : la poésie archaïque, la philosophie platonicienne et post-platonicienne, les papyri magiques, etc.2 Le but de ce chapitre n’est donc pas de retracer une histoire de la notion du δαίμων dans la pensée grecque, sur laquelle il existe désormais une littérature spécifique, ni d’offrir un répertoire complet des démons de la Grèce ancienne (bien que celui-ci reste un sujet qui mériterait peut-être une nouvelle vue d’ensemble). J’essayerai plutôt de fournir le cadre culturel et religieux dans lequel situer et comprendre l’apport de la LXX à la discussion sur les démons dans l’Antiquité classique et tardive. Ma réflexion portera notamment sur trois aspects. En premier lieu, j’essayerai de voir dans quelle mesure les traits qui caractérisent les démons au Levant apparaissent également dans la tradition grecque et quelles sont, en revanche, les configurations propres à la catégorie de démon en Grèce ancienne. Deuxièmement, j’explorerai les relations entre la catégorie de δαίμων et celle de démon, telles qu’elles se configurent à l’époque hellénistique. En conclusion, j’analyserai les traits spécifiques de la notion de δαιμόνιον, qui est le mot le plus fréquemment employé dans la LXX à l’époque hellénistique, ainsi que les rapports entre δαίμων et δαιμόνιον.

À cet égard, deux constats nous servirons de point de départ. D’un côté, il y a un manque de correspondance en grec classique entre δαίμων et démon. Comme cela a été mis en évidence depuis longtemps, le premier terme est souvent utilisé comme synonyme de θεός tout au long de l’histoire de la langue grecque. D’un autre côté, comparé à la stabilité de θεός, δαίμων et les mots qui lui sont apparentés ont une histoire sémantique beaucoup plus complexe et variable. Non seulement ils connaissent une série d’évolutions et de changements selon les périodes et les genres littéraires3, mais la polysémie du terme δαίμων opère à l’intérieur d’un même contexte littéraire, et ce, depuis le début de l’histoire du mot. Un exemple, parmi les nombreux d’une telle polysémie déjà à l’œuvre dans la lyrique archaïque, est représenté par le nouveau fragment de Sappho publié par Dirk Obbink4. Là, la poétesse, en attendant le retour de son frère qui a pris la mer, confie son voyage aux dieux (δαιμόνεσσι), selon une formule assez typique de la poésie lyrique : τὰ δἄλλα πάντα δαιμόνεϲϲ̣ιν ἐπι̣τ̣ρόπωμεν, « pour tout le reste, il faut nous en remettre aux dieux ». Quelques vers plus tard, δαίμων apparaît encore au singulier dans une expression de compréhension plus difficile, dont le sens est encore débattu : τῶν κε βόλληται βαϲίλευϲ Ὀλύμπω δαίμονἐκ πόνων ἐπάρ{η}’ωγον ἤδη περτρόπην. Le problème dérive du fait que la leçon du papyrus présente un oméga en correction suscrite sur l’êta. L’expression pourrait alors être comprise comme : « parmi ceux à qui le souverain de l’Olympe souhaite à présent une divinité comme adjuvante, pour les défendre contre des difficultés », ou « de ceux à qui le souverain de l’Olympe souhaite maintenant retourner le sort, des difficultés vers le mieux ». En tout cas, il paraît clair que le terme peut être compris dans un sens partiellement ou radicalement différent du précédent, soit comme « esprit protecteur », « puissance adjuvante », ou tout simplement comme « fortune », « sort »5.

De la complexité de cette notion relève, à certains égards, un croisement entre la catégorie de δαίμων et celle de démon, qu’il vaut la peine d’explorer. Marcel Detienne comprenait ces changements dans le sens d’un alignement progressif entre les deux notions qui correspondrait au passage d’une pensée religieuse à une pensée philosophique : il parlait d’un signifiant à l’origine flottant qui ne correspondrait plus qu’à un seul signifié6. De ce point de vue, l’usage du mot δαιμόνιον chez les auteurs chrétiens représenterait l’évolution ultime de ce parcours. Il faudra toutefois considérer la possibilité de nuancer quelque peu cette affirmation, notamment au vu de la richesse portée par la notion de δαίμων tout au long de son histoire sémantique. La documentation à ce sujet est abondante et, comme je l’ai déjà dit plus haut, diversifiée. À côté des sources que l’on peut qualifier génériquement de littéraires, nous disposons de textes philosophiques, de témoignages épigraphiques et de papyri, dont un certain nombre de defixiones et papyri magiques. En essayant de reconstruire les représentations du δαίμων, notamment à l’époque hellénistique, il s’agira donc de distinguer les éléments ressortant de spéculations purement philosophiques – où cette notion joue un rôle de premier rang – du reste des croyances et pratiques qui ont pu avoir une diffusion plus large au niveau culturel et social. À cet égard, la possibilité de croiser différentes typologies de sources sera probante.

1 La représentation des démons en Grèce entre pratique et discours

Dans un passage de son discours adressé à Philippe de Macédoine, Isocrate exhorte le souverain à être clément et bienveillant à l’égard de ses sujets. Pour illustrer les avantages dérivés d’une telle conduite, il fait mention de deux catégories de divinités auxquelles le souverain est implicitement comparé : les unes, bienfaisantes pour les hommes, sont appelées « olympiennes » et sont destinataires de sacrifices, prières, autels et temples dans le culte privé et public ; les autres, responsables des disgrâces et des punitions, ont des appellations plus désagréables (δυσχερεστέρας τὰς ἐπωνυμίας) et sont éloignées de la communauté humaine par des expiations7. Cette différenciation interne au monde divin posée par l’auteur nous amène à nous interroger sur la nature de ces puissances « non-olympiennes », bien attestées dans la tradition grecque. Elles peuvent être qualifiées de « démoniaques », dans un sens assez proche de celui que nous avons esquissé pour le Levant, puisqu’il s’agit d’entités qu’il faut détourner par des rituels de type apotropaïque, des incantations ou d’autres moyens de défense. La tradition grecque nous a livré un certain nombre d’informations sur ces entités qui peuvent être distinguées en trois catégories.

Un premier groupe comprend des puissances malfaisantes qui demeurent mal définies et qui sont décrites avec très peu de détails. Celles-ci apparaissent surtout dans des textes de type exorcistique, sur des amulettes, ainsi que sur des textes incantatoires où elles sont conjurées ou invoquées, même si elles peuvent être mentionnées, à l’occasion, dans des textes littéraires8. Leur nom décrit souvent la fonction ou la manière dont elles agissent et, au moins d’après certains textes, elles peuvent être associées à des animaux ou prendre des formes animales. Dans ce groupe, on peut inclure certaines maladies qui semblent être comprises comme des puissances autonomes ou envoyées par les dieux, capables d’attaquer l’homme. Outre l’épilepsie, maladie divine par excellence, la fièvre est parfois représentée comme une puissance monstrueuse. Aristophane compare ses ennemis aux monstres vaincus par Héraclès et termine ce catalogue en mentionnant les fièvres (ἠπίαλοι) et les chaleurs brûlantes (πυρετοί) qui étouffent et étranglent et qui sont également éliminées par le héros9. Une tradition d’incantations et de recettes contre les maux de tête est attestée par Platon et confirmée par des traditions plus tardives préservées par les papyri désignés comme médico-magiques10. La croyance dans l’action dangereuse du mauvais œil, qui dans le monde grec est étroitement associée à l’envie, est reportée, entre autres, dans l’Onomasticon de Pollux, mais semble avoir été connue déjà au Ve siècle avant notre ère11.

Les études de Christopher Faraone et de Roy Kotansky se sont penchées sur des documents particulièrement significatifs en vue d’une comparaison avec les matériaux proche-orientaux. Le plus ancien texte est un passage bien connu de l’Hymne à Déméter (vers 227–230) où la déesse, en guise de nourrice, fait référence à ses compétences en magie prophylactique et protectrice contre les sortilèges et « celui qui coupe d’en bas » (ὑποτάμνον) et contre « celui qui coupe le bois » (ὑλοτόμοιο). Sur la base des parallèles avec des noms de démons préservés par des traditions plus tardives, mais également caractérisés par le suffixe -τομος, Faraone a proposé d’interpréter ces mots comme des noms de démons : cette interprétation fait pleinement sens dans le contexte de ces vers, dont le caractère incantatoire est reconnu depuis longtemps12. Une épigramme homérique transmise dans la Vie d’Homère, mais vraisemblablement produite dans l’Athènes du Ve siècle, contient une malédiction où plusieurs démons sont invoqués pour ravager le four d’un potier, y semer le chaos et briser la poterie, dans le cas où celui-ci ne payerait pas le poète13. Les noms de ces démons « ravageurs du four » (καμίνῳ δηλητῆρας) sont pour la plupart des hapax et ne sont pas autrement connus par la tradition. Ces noms sont toutefois assez parlants, faisant référence aux différentes actions qui peuvent endommager le four, tels que Σύντριψ, « le fracasseur » ; Σμάραγος, celui qui brise (en référence au bruit produit par la poterie cassée) ; Ἄσβετος, l’insatiable ou l’inextinguible ; Σαβάκτης, « celui qui pétrit », etc. Le troisième document est constitué par l’inscription crétoise de Phalasarna, datant de l’époque hellénistique14. Elle conserve un mélange d’incantations et de malédictions, parmi lesquelles figure une formule d’exécration pour chasser une série de créatures nuisibles dont un certain Ἔπαφος (probablement encore un nom de démon), ainsi qu’une louve et un chien. Faraone a également mis en évidence les similarités entre ces incantations et le traitement des démons sur l’inscription d’Arslan Tash15. La manière de nommer les créatures démoniaques par leur fonction, la dite flee formula pour conjurer ces puissances, ainsi que l’aspect thériomorphe associé aux démons sont, comme on l’a vu, des éléments qui se retrouvent également dans les incantations levantines et mésopotamiennes.

Une deuxième typologie comprend des figures féminines de l’épouvante, tueuses de nouveaux-nés et terreurs de l’enfance. Lamia, Mormo, Gello, Gorgo, Empousa en sont les représentantes les plus connues, surtout grâce aux travaux de Sarah Iles Johnston16. Certaines de ces créatures ont un arrière-plan mythologique important, telle Lamia connue déjà depuis Stésichore17. Les autres créatures ont plutôt tendance à être considérées comme des sous-types de la première. Il s’agit de figures de la féminité inversée et inaccomplie. Le mythe les présente comme humaines à l’origine, à savoir des filles mortes sans s’être mariées, sans avoir accouché, ou des mères dont les enfants n’ont pas survécu car elles étaient incapables de s’en s’occuper. Le fait qu’elles soient décédées avant d’être devenues mères, c’est-à-dire, dans la perspective grecque, avant que leur temps ne soit achevé, leur confère un statut particulier : elles sont considérées par la tradition comme étant des ἄωροι, littéralement « morts prématurés »18. De cet échec maternel et conjugal dérive un état d’envie permanente envers les jeunes enfants et les nouveaux nés qui se manifeste par l’attaque continuelle de ces derniers : il est donc nécessaire de les détourner par des moyens magiques divers. Une sexualité débridée, la capacité de changer de forme et la forte présence d’éléments thériomorphes (de cheval, de loup, d’âne et d’oiseau de proie, essentiellement) sont des traits caractéristiques de leur physionomie culturelle19. Ces créatures présentent, certes, quelques affinités avec les démons proche-orientaux de type Lamaštu ; toutefois, comme l’a bien montré Johnston, les configurations propres aux modèles culturels typiquement grecs semblent prédominer. L’insistance sur l’échec reproductif sur lequel ces figures sont construites, ainsi que leur présence dans les « contes d’enfance » n’ont pas de véritable équivalent en Mésopotamie20. Dans les sources plus tardives, elles connaissent également des appellations au pluriel : on parle alors des λάμιαι, des μορμόνες, et des γελλoῦδες , ce qui relève de la tendance à les catégoriser comme faisant partie d’un seul groupe. Hésychius les appelle πλανήτας δαίμονας, « démons errants »21, mais il s’agit à peu près du seul cas où elles sont qualifiées de cette manière.

Une dernière catégorie d’êtres au fort potentiel démoniaque est constituée par les figures de « revenants », morts non apaisés et agents de vengeance, qui ont en grec plusieurs appellations. Le vocabulaire qui désigne ces entités est assez varié (elles sont appelées ἀλάστορες, « vengeurs » ; προστρόπαιοι, « qui réclament vengeance » ; ἀλιτήριοι, « funestes » ou παλαμναῖοι, « meurtriers », au genre et nombre indéterminés) et a une sémantique complexe22. Selon une logique qui paraît à première vue assez surprenante, les mêmes termes peuvent indiquer autant un criminel, ou le responsable d’un acte impie, que sa victime, ou encore des divinités ou des esprits qui en requièrent vengeance. Comme le souligne Robert Parker, cette configuration sémantique particulière s’explique par le rôle de la contamination engendrée par le crime, qui entraîne une série de relations anormales ou altérées entre le meurtrier et la victime et appelle également des puissances surnaturelles23. Quand ces termes servent à désigner des agents surnaturels, il s’agit d’apparitions épouvantables et de puissances dangereuses, étroitement liées au mort, sans pour autant le représenter personnellement. Ces apparitions correspondent seulement de manière partielle à notre idée de « fantômes » : les tétralogies d’Antiphon nous en fournissent en ce sens une description détaillée24. Ce groupe présente des contiguïtés avec les ἄωροι, dans la mesure où les ἄωροι font souvent l’objet d’une mort violente et où, dans les deux cas, il s’agit, à bien des égards, de morts prématurées. Ces puissances vengeresses interviennent fréquemment dans les morts tragiques, et dans ce contexte, les Érinyes peuvent être considérées comme les représentantes mythiques de cette classe car elles sont « les agents vengeurs du mort par excellence »25. Elles s’attachent à des individus ou à leurs familles et les poursuivent sur plusieurs générations car elles transmettent le miasma du meurtre. Alors que les ἀλάστορες peuvent parfois être qualifiés par l’épithète δαίμονες26, dans les sources poétiques et rhétoriques d’époque classique cette qualification est plutôt rare, et ces puissances sont de préférence nommées seulement par l’adjectif substantivé : Antiphon parle de τὸν προστρόπαιον27. En revanche, l’assimilation de ces agents divins de vengeance aux δαίμονες est évidente dans des textes plus tardifs tels que chez Plutarque ou dans les lexiques et les scholies. Pollux nous parle à cet égard de deux types de δαίμονες : les uns, capables de libérer des malédictions, qui sont appelés ἀλεξίκακοι ou ἀποτρόπαιοι (« qui écartent le mal », « tutélaires »), tandis que les autres, qui envoient ces malédictions, sont nommés προστρόπαιοι, ἀλιτήριοι, παλαμναῖοι, (« funestes », « vengeurs », « meurtriers »)28. Ces puissances divines sont attestées dans les rituels comme destinataires de purifications et de rites d’apaisement et leur culte semble avoir été associé au culte des morts et des ancêtres. Les Choéphores d’Eschyle ainsi que l’Électre sophocléenne nous en donnent témoignage29, mais le cas le mieux documenté est probablement représenté par la loi sacrée de Sélinonte, qui contient sur le recto un rite d’entretien des ancêtres alors que le verso donne des instructions pour un rituel à adresser aux ἐλάστεροι30. Ce terme n’est pas connu en dehors de l’épigraphie, où il indique un esprit vengeur qui poursuit le meurtrier, et il est également utilisé comme épiclèse de Zeus : il représente en ce sens une variante du ἀλάστωρ31.

Cet aperçu des différentes typologies d’êtres divins ou monstrueux susceptibles de recevoir des qualifications « démoniaques » nous dévoile donc une série d’entités pour lesquelles la catégorie de « démon » paraît pertinente. Ces puissances partagent un certain nombre de traits avec les démons levantins et plus largement proche-orientaux : le fait qu’ils s’attaquent aux hommes, qu’ils aient des noms « parlants » décrivant leur fonction ainsi que leur proximité avec les animaux sauvages et leur lien privilégié avec les maladies. Toutefois, les représentations spécifiques à la culture grecque semblent prédominer : nous l’avons déjà vu dans le cas des ἄωροι, mais il en va de même pour les puissances néfastes liées aux morts non vengés, comme le démontre la richesse de ce vocabulaire qui n’a pas d’équivalent au Levant. Il faut néanmoins relever que, jusqu’à l’époque hellénistique, le mot δαίμων n’intervient pas comme marqueur spécifique de ces créatures. Par contre, ce mot apparaît dans des traditions plus tardives, qui tendent à systématiser et à classifier ces entités selon des typologies différentes. Une exception est constituée par les ἀλάστορες, qui peuvent être accompagnés par l’adjectif δαίμων dès l’époque classique : une telle association est probablement à expliquer par le lien que ces puissances entretiennent avec l’âme du défunt. La relation entre l’âme et le monde des morts est en effet l’un des traits les plus caractérisant du δαίμων, qu’il convient d’explorer plus en détail.

2 Les champs d’action du δαίμων

Selon une heureuse expression de Detienne, le δαίμων peut être défini comme « une espèce du divin »32 au caractère flou et indéterminé. Ce terme est peu présent dans le discours mythique, dans la pratique cultuelle, ainsi que dans la représentation visuelle des Grecs. C’est notamment ce manque de traits caractérisant qui a ouvert la voie à la polysémie du terme, lequel se prête en effet à une pluralité d’usages recouvrant différents champs sémantiques.

Comme je l’ai déjà dit, δαίμων est utilisé d’abord et avant tout comme synonyme de θεός. Ce sens est surtout valable lorsqu’il est utilisé au pluriel, et ce, déjà dans l’Iliade où la forme plurielle, qui apparaît très rarement, indique l’ensemble des dieux olympiens33. Le terme est aussi utilisé avec cette signification dans la poésie lyrique archaïque (surtout par Pindare34). Cet usage persiste jusqu’à une époque tardive. L’hymne hellénistique de Palaikastro mentionne Zeus à la tête de l’ensemble des dieux désignés par le terme δαίμονες et il en est de même pour les inscriptions d’Antiochos Commagène au premier siècle avant notre ère où l’expression πρόνοιαι δαιμόνων indique la providence ou la prédestination divine35. Cependant, la signification du terme au singulier paraît plus variée dès l’époque archaïque. Chez Homère, δαίμων peut indiquer des divinités spécifiques36, ou une puissance divine générique non identifiée. De ce fait, Pirenne a interprété le δαίμων homérique comme désignant plutôt le vecteur d’une action divine auprès des hommes, une puissance divine « en action » qui n’est pas clairement reconnaissable par ceux qui en font l’objet, notamment car elle est en train de se dévoiler37.

Une deuxième acception du mot se réfère à une classe particulière de défunts. Il s’agit des hommes de l’âge d’or, divinisés après leur mort. Cette conception a ses origines dans le récit hésiodique des races et constitue une des rares apparitions du δαίμων dans le mythe. Hésiode nous dit que ces hommes, qui vivaient déjà « comme des dieux » (ὥστε θεοὶ, vers 112), deviennent, une fois morts, « par volonté de Zeus, des divinités propices, terrestres, protecteurs des hommes mortels […], distributeurs de richesse » (δαίμονές εἰσι Διὸς μεγάλου διὰ βουλὰς ἐσθλοί, ἐπιχθόνιοι38, φύλακες θνητῶν ἀνθρώπων […] πλουτοδόται). Ce passage a connu un grand succès dans l’Antiquité. Il fait écho à une tradition ancienne d’êtres humains exceptionnels qui, divinisés après leur mort, reçoivent le titre de δαίμων. Il s’agit d’une tradition attestée non seulement par le mythe39, mais également par des courants philosophiques qui tendent à construire une vision mythique de leurs fondateurs : Empédocle et Pythagore auraient été « daimonisés » déjà de leur vivant. En effet, le passage hésiodique a été particulièrement apprécié par les traditions pythagoriciennes qui le lient aux doctrines sur l’âme, sa nature divine et sa survivance40. Il s’agit de traditions difficiles à situer du point de vue chronologique, notamment en raison de la difficile datation des sources dont nous disposons sur le pythagorisme41. Le mythe a également été repris et retravaillé par Platon42. La présence des δαίμονες dans le récit des races semble annoncer un modèle de schématisation cosmologique en échelle qui, en partant des θεοί, descend à travers les δαίμονες et les ἥρωες, pour arriver aux hommes. Ce modèle aura un certain succès dans les traditions platoniciennes et post-platoniciennes. On pourrait, certes, se demander si cette schématisation remonte véritablement à Hésiode ou si elle n’est pas le produit d’une interprétation déjà ancienne du passage. On ne peut, en effet, exclure que chez le poète, les δαίμονες soient à comprendre tout simplement dans le sens de « dieux », en ligne avec l’acception archaïque du terme. Toutefois, il est indéniable que dans le mythe des races ces puissances sont représentées de manière très différente des dieux. Tout d’abord, elles ont une origine humaine ; de plus, elles sont qualifiées par l’adjectif ἐπιχθόνιοι, « terrestres », qui, dans l’épopée archaïque, sert à distinguer la condition humaine de celle des dieux (habituellement définis comme οὐράνιοι) ; enfin, les δαίμονες ἐπιχθόνιοι forment, avec les générations de l’âge suivant qualifiées de ὑποχθόνιοι, « souterraines », un couple d’opposés clairement différenciés des divinités olympiennes43. En tout cas, une distinction entre θεοί, δαίμονες et ἥρωες n’est pas inconnue dans la pratique religieuse, au moins à partir de la fin de l’époque classique. Elle est clairement attestée dès le IVe siècle car les trois groupes sont mentionnés dans une lamelle oraculaire retrouvée dans le sanctuaire de Zeus à Dodone. La formulation ne laisse pas de doutes : Évandre et son épouse demandent à Zeus Naïos et à Dioné à qui, parmi les dieux, les δαίμονες et les héros, ils doivent adresser leurs prières et leurs sacrifices pour améliorer leur vie et obtenir le bien-être de leur famille44. La requête oraculaire semble donc suggérer un univers divin peuplé par des puissances différenciées et pas encore strictement hiérarchisées.

La divinisation d’une certaine catégorie d’êtres humains attestée dans les traditions philosophiques n’est pas non plus à considérer comme un phénomène exclusivement littéraire ou mythique ; elle trouve quelques parallèles dans des pratiques cultuelles, notamment dans l’Asie Mineure du IVe siècle avant notre ère et, plus particulièrement, en Carie. Là, plusieurs inscriptions attestent les honneurs cultuels et les prêtrises attribuées au δαίμων d’un bienfaiteur (ou d’une bienfaitrice) ou à des fondateurs d’associations religieuses45. Comme Jean-Mathieu Carbon l’a justement suggéré, il s’agit probablement d’une typologie locale d’héroïsation qui prend la forme d’une « daimonisation ». Dans au moins un cas, il semble que ce processus de divinisation ait eu lieu lorsque le bienfaiteur était encore vivant46.

Une troisième signification souvent rattachée au δαίμων est celle qui exprime le destin de l’individu. En ce sens, le terme est souvent utilisé comme synonyme de « sort » ou fait référence à une véritable divinité du sort. Cette signification est également présente dans la langue dès l’époque archaïque47. En ce sens, δαίμων peut être utilisé avec une acception négative, pour exprimer une destinée impitoyable et inéluctable : une telle signification apparaît, par exemple, dans la poésie gnomique et chez les tragiques, mais également sur plusieurs inscriptions funéraires à partir de l’époque classique tardive. Là, le sort prend la forme d’une puissance divine malfaisante, envieuse qui enlève l’homme au monde des vivants pour l’amener dans l’Hadès48. Toutefois, en tant que responsable du sort humain, le δαίμων peut également être rapproché de l’idée de génie tutélaire et personnel et peut ainsi faire l’objet de prières et de vénération49. Il s’agit, en outre, d’un concept repris par Platon dans sa doctrine sur le jugement des âmes après la mort, notamment dans le mythe d’Er. Là, le δαίμων veille à l’accomplissement implacable des destinées humaines, en accompagnant l’âme vers son cycle des renaissances : comme le souligne justement Andrei Timotin, le δαίμων est alors l’expression du destin que l’homme s’est fixé50. Le lien étroit que le δαίμων entretient avec l’idée de destin personnel est également à l’origine du culte du « bon démon » (ἀγαθὸς δαίμων) et de son association avec τύχη, le « sort ». Ce culte, attesté dès l’époque classique à Athènes51, connaît une popularité croissante en Grèce et au dehors à partir de l’époque hellénistique où il revêt des formes et des caractéristiques spécifiques selon les différents contextes religieux. Il se développe davantage en Asie Mineure (notamment en Carie) et surtout en Égypte où il est étroitement associé à la fondation d’Alexandrie par Alexandre le Grand52.

Comme évoqué précédemment, l’association entre le δαίμων et l’âme du défunt est également démontrée par le fait que le titre de δαίμονες est parfois appliqué aux ἀλάστορες, aux ἄωροι ou, plus généralement, à ceux qui sont morts de manière violente ou imprévue. Si l’on considère que les puissances liées aux morts non vengés s’attachent à l’individu et à sa famille de manière inéluctable et potentiellement perpétuelle, alors cette association pourrait encore avoir ses origines dans l’idée de destin. À partir de l’époque classique, lorsque le terme apparaît dans les tabellae defixiones, le lien entre la représentation du défunt comme δαίμων s’enrichit de nouvelles significations. En effet, dans les defixiones, le δαίμων correspond véritablement au cadavre du défunt auprès duquel le texte est déposé. Dans quelques cas, ce δαίμων est invoqué comme puissance douée d’une agentivité propre, véritable medium de l’efficacité du sortilège, qui agit comme un assistant des divinités majeures protagonistes des defixiones (Hécate, Perséphone, Hermès)53. Cette tradition continuera de se développer dans les defixiones plus tardives, ainsi que dans les papyri magiques54.

Ce rapide aperçu nous montre que l’association de l’âme de l’individu – mort ou vivant – avec son destin constitue une dimension très riche, durable et féconde de la représentation du δαίμων. D’après Giulia Sfameni Gasparro55, il s’agit de la conception la plus ancienne, à rapprocher de l’étymologie du mot, qui se rattache au verbe δαίομαι, « diviser », « distribuer sa part »56. Il demeure très difficile d’établir si δαίμων indiquait à l’origine une puissance divine indéfinie (comme le suggérait Louis Gernet), une puissance déjà étroitement liée à l’individu et à son destin, ou bien les deux (la puissance indéterminée du sort ?), car le mot a une polyvalence marquée dès le début de son apparition dans la langue grecque. Caractérisé par une pluralité de traits et de champs d’actions, ce terme est impossible à classer dans une seule catégorie et ne peut être exposé dans un schéma cohérent. Toutefois, il apparaît important de relever quelques aspects qui interviennent fréquemment dans la représentation du δαίμων lorsqu’il n’est pas utilisé comme synonyme de θεός. Premièrement, il semble avoir un lien privilégié avec la sphère humaine, et notamment avec la dimension individuelle de l’existence, ce qui accentue l’idée de destin personnel. Comprendre le δαίμων comme représentation d’une réalité divine qui intervient dans la sphère humaine est donc substantiellement correct57. Un deuxième trait récurrent est l’aspect chtonien qui peut être attribué au δαίμων. En effet, comme déjà évoqué, l’interprétation ancienne du passage hésiodique permet de qualifier les δαίμονες d’ἐπιχθόνιοι en opposition aux dieux οὐράνιοι58. De cette dimension dérive également le lien du δαίμων avec le monde des morts ainsi qu’avec l’âme défunte. Cette relation peut se décliner de deux manières : positivement, lorsque le δαίμων apparaît comme « gardien », « protecteur », ou bien négativement, lorsqu’il se manifeste comme « vengeur » tel une puissance punitive.

Quant à la présence des δαίμονες dans le rituel, celle-ci demeure réduite, même si le nombre de témoignages épigraphiques et papyrologiques permet de modifier partiellement le cadre pour l’époque postclassique. Au-delà du dossier sur le bon démon, qui semble être le seul destinataire d’un culte qui lui est propre, on a vu que le δαίμων pouvait intervenir dans certains processus d’attribution d’honneurs divins à des êtres humains à statut spécial. En outre, dans la pratique magique attestée par les defixiones et les papyri, les δαίμονες fonctionnent comme assistants ou agents des dieux. On peut enfin ajouter, avec une certaine prudence, le témoignage offert par le papyrus retrouvé à Derveni, près de Thessalonique, très probablement lié à des environnements orphiques. Ce texte, dont l’extrême complexité d’interprétation ne permet pas encore de consensus scientifique, revêt une importance considérable pour l’étude de la démonologie dans les courants liés à l’orphisme, tout en témoignant également de la polysémie du démonique. Le δαίμων est d’abord mentionné au singulier dans la troisième colonne, comme puissance tutélaire assignée à chacun ([δαίμ]ω̣ν γίνετα[ι ἑκά]σ̣τωι ἰα̣τ̣[ρὸς, « un δαίμων est préposé à chacun comme guérisseur »). Dans les lignes suivantes, des δαίμονες apparaissent au pluriel dans un rôle bien différent : [γὰρ Δί]κ̣η ἐξώλεας̣ [νουθ]ε̣τ̣ε̣ῖ̣ δ̣ι̣ἑκ̣ά̣[στης τῶν] Ἐ̣ρινύω̣[ν ̣ οἱ] δ̣ὲ δ]α̣ίμονες οἱ κατὰ̣ [γῆς ο]ὐδέ̣κ̣οτ̣[ε ̣ ̣ ̣ ̣ ̣ τ]η̣ρ̣ο̣ῦ̣σι, θ̣εῶν ὑπηρέται. Ils agissent comme agents de rétribution souterrains (οἱ κατὰ̣ [γῆς) associés aux Érinyes et se distinguent clairement des dieux qu’ils servent (θ̣εῶν ὑπηρέται)59. Ce texte ancien s’avère précieux car il témoigne de la subordination des δαίμονες aux dieux, et ce, déjà à l’époque classique. En outre, cette présence d’un démon tutélaire et de démons punitifs semble être la base du système démonologique futur. Toutefois, il faut se méfier du risque d’interpréter le témoignage de Derveni comme représentatif de la « religion orphique » tout court, notamment en ce qui concerne la représentation des démons. Les textes des lamelles dorées provenant de Thurii en Grande Grèce, par exemple, nous transmettent une représentation des δαίμονες comme puissances divines étroitement associées et substantiellement identifiées aux dieux60. De telles inconsistances sont dues, entre autres, à l’interprétation de l’orphisme comme catégorie religieuse cohérente ; interprétation qui pose un certain nombre de problèmes méthodologiques61. Une étude plus détaillée de cette documentation sortirait largement du cadre de mon enquête et restera donc de l’ordre du desideratum ; néanmoins, dans le cadre de cette étude, on retiendra que l’ensemble du matériel épigraphique et papyrologique semble appeler à une reconsidération du rôle du δαίμων dans la pratique religieuse62.

En résumé, l’ensemble des traditions qui recourent à la catégorie de δαίμων révèlent une espèce du divin qui peut, à bien des égards, être distinguée des dieux, sans pour autant être explicitement caractérisée comme puissance intermédiaire. De plus, bien que le mot puisse être utilisé dans une acception péjorative, rien n’indique que les δαίμονες soient représentés comme une catégorie de puissances dont la nature est foncièrement mauvaise, ni, d’ailleurs, éthiquement connotée. Il faudra attendre la tradition inaugurée par Platon et poursuivie par ses disciples pour voir apparaître de nouveaux développements sémantiques liés à cette notion.

3 Le δαίμων des philosophes comme figure de la médiation et la re-sémantisation de la catégorie de démon

Nous avons déjà remarqué que la catégorie de δαίμων était peu opératoire du point de vue mythologique. Elle n’intervient, en effet, que rarement dans les mythes traditionnels et, exception faite de la brève mention d’Hésiode, elle ne fait l’objet ni de narrations, ni d’étiologies. Cette absence du domaine mythique est contrebalancée par le succès considérable de cette notion dans la spéculation philosophique. Le δαίμων est connu par les présocratiques, exploité par la tradition pythagoricienne, et, d’après le témoignage de Derveni, il pourrait avoir joué un rôle dans les cosmogonies orphiques63. Il est, en outre, repris par la mythologie de facture platonicienne, comme, par exemple, dans le mythe d’Er. Tel que l’a déjà bien relevé la recherche, la pensée philosophique platonicienne et le platonisme en général jouent un rôle fondamental dans la représentation explicite du δαίμων comme être intermédiaire. Cette représentation ouvre la voie à la création d’une vraie démonologie dans les différentes traditions de l’époque hellénistique, tout d’abord grâce à l’œuvre de l’Académie et de ses disciples Xénocrate et Chrysippe, connus surtout à travers Plutarque, mais également grâce à Plutarque lui-même, particulièrement intéressé par l’élaboration d’un savoir démonologique64. À cet égard, plusieurs études reconnaissent dans les « figures platoniciennes du δαίμων »65 un moment charnière dans la transformation de cette notion. Parmi les différents usages platoniciens, un passage fameux du Banquet s’avère particulièrement intéressant pour mon analyse. Lorsqu’elle décrit la nature d’Éros, Diotime affirme que « tout ce qui présente la nature d’un δαίμων est intermédiaire entre divin et mortel » (καὶ γὰρ πᾶν τὸ δαιμόνιον μεταξύ ἐστι θεοῦ τε καὶ θνητοῦ)66. Dans le même passage, et toujours à travers la bouche de Diotime, Platon attribue à ce δαίμων une fonction d’interprète (ἑρμηνεῦον) et de messager entre les hommes et les dieux (διαπορθμεῦον). De plus, il lui assigne la tutelle des prières, des sacrifices, des oracles, de la mantique, des incantations, des mystères et de la magie, à savoir l’intégralité du domaine religieux. Diotime précise en effet que « le dieu n’entre pas en contact direct avec l’homme, mais c’est par l’intermédiaire de ce δαίμων que de toutes les manières possibles les dieux entrent en rapport avec les hommes et communiquent avec eux, à l’état de veille ou dans le sommeil »67.

L’interprétation de ce passage mérite quelques remarques supplémentaires. Tout d’abord, il faut garder à l’esprit que le discours de Diotime sur la nature du démonique se réfère ici spécifiquement à Éros, dont Platon contribue considérablement à transformer le portrait, et duquel il exploite une ambiguïté déjà inhérente au dieu dans la tradition grecque. Éros était, en effet, représenté, d’un côté, comme puissance cosmique et primordiale, de l’autre, comme divinité assistante et subordonnée à Aphrodite68. En outre, l’usage de la notion de δαίμων dans l’œuvre platonicienne reste complexe et multiple même si, dans certains passages, l’on perçoit une tendance à mettre en avant la fonction de médiateur occupée par cette entité. J’ai déjà fait mention de la réélaboration des δαίμονες gardiens dans la tradition hésiodique dont le Cratyle élargit la catégorie aux hommes sages de tout temps, par le biais d’une étymologie secondaire qui fait dériver δαίμων de δαήμων, « savant », « expert »69. On peut lire de manière similaire l’équation posée entre le δαίμων et la partie rationnelle de l’âme humaine élaborée dans le Timée par laquelle l’homme est relié à la fois au monde naturel et à la divinité70. Mais c’est surtout aux élèves de l’Académie qu’on doit une généralisation du discours platonicien qui s’élargit jusqu’à définir les δαίμονες dans leur ensemble comme une catégorie d’êtres intermédiaires. C’est donc à l’intérieur de ce cadre qu’on voit se développer une représentation des δαίμονες comme appartenant à un niveau intermédiaire entre les hommes et les dieux. Comme l’a mis en lumière Sfameni Gasparro71, ces puissances font de plus en plus l’objet d’une spéculation cosmologique, ontologique et anthropologique.

À la suite de cette vulgarisation du discours platonicien sur les δαίμονες, une distinction entre bons et mauvais δαίμονες commence à se mettre en place. Une des idées centrales de ce développement est la sensibilité des δαίμονες aux passions humaines. L’idée est présente dans un passage de Xénocrate, cité par Plutarque dans son ouvrage sur la disparition des oracles :

Il sera prouvé par des témoignages clairs et anciens qu’il existe certaines êtres, situés comme dans une zone limitrophe entre les dieux et les hommes, susceptibles aux passions mortelles (πάθη θνητά) et aux vicissitudes du sort, qu’il est correct que nous vénérions en les considérant comme des démons selon la tradition des pères et en les appelant comme tels72.

L’idée de dieux soumis à une forme de pathos était étrangère à la philosophie de Platon73. Cette idée, qui se développe par la suite, contribue considérablement à démontrer l’existence de δαίμονες malfaisants que l’on peut, sans hésitation, définir comme « démons » chez Xénocrate. Le philosophe continue en expliquant que le monde des δαίμονες est partagé en son sein, notamment en fonction de différentes caractéristiques : alors que, chez certains, l’aspect passionnel est imperceptible – les rapprochant ainsi des dieux – chez d’autres, c’est la nature affective et irrationnelle (παθητικὸν καὶ ἄλογον) qui prédomine. À ces derniers sont attribués les expiations, les jours néfastes, les mystères et les sacrifices humains : « Je crois pouvoir dire que de telles pratiques ne s’adressent à aucun des dieux, mais à des mauvais démons (φαῦλοι δαίμονες) qu’il s’agit d’écarter, de fléchir et d’apaiser »74. L’adjectif φαῦλος qualifie à plusieurs reprises les démons dans l’œuvre philosophique de Plutarque75. Littéralement, cet adjectif signifie « simple », cependant, il est souvent doué d’une acception péjorative et méprisante et doit être, ici, compris dans le sens de « banal », « mauvais », ou « inférieur » : il souligne autant l’infériorité des démons aux dieux que leur caractère méchant. En s’appuyant sur Xénocrate, Plutarque prolonge cette description des démons en les définissant comme « ministres » (λειτουργοὶ θεῶν) et « servants » (ὑπερήται) des dieux : les uns, préposés aux oracles, aux mystères et à la divination ; les autres, funestes et chargés des vengeances76. La nouvelle perspective inaugurée par Xénocrate, et poursuivie par Plutarque, a des conséquences importantes. D’une part, elle ouvre la voie à un discours sur la mortalité des démons, tel que développé dans le célèbre passage sur la mort du dieu Pan, représenté comme le maître des démons77. Par ce biais, les démons sont de plus en plus associés à des créatures qui, tout en jouissant d’une grande longévité, ne sont néanmoins pas immortelles, telles que les nymphes et les sirènes78. D’autre part, Plutarque déclare ouvertement que son discours est fondé sur l’autorité d’une tradition ancienne qu’il fait remonter non seulement à la philosophie présocratique, mais aussi à Homère et Hésiode. Cette démarche lui permet d’inclure dans la catégorie du démoniaque certaines figures du mythe, tels que les géants ou Typhon, ainsi que des divinités orientales dont le mythe relate la mort, tel qu’Osiris79. La catégorie du démoniaque devient ainsi apte à donner une interprétation rationalisante de la mythologie traditionnelle ainsi que des cultes étrangers. Cette démarche se retrouve encore chez un auteur comme Strabon, d’après lequel peuvent être définis comme δαίμονες tous les πρόπολοι θεῶν, « les adjuvants des dieux », qui sont censés faire l’objet d’un culte chez les peuples étrangers80. D’ailleurs, cet usage de la catégorie de δαίμονες comme outil d’interprétation des divinités adjuvantes ou mineures vénérées par les étrangers n’est pas inconnu aux traditions philosophiques juives. À cet égard, il vaut la peine d’observer que, lorsque Philon d’Alexandrie décrit la manière dont les Grecs vénèrent des entités naturelles, telles que la terre (« qu’ils appellent Korè, Déméter et Pluton ») et la mer (« qu’ils appellent Poséidon »), il mentionne également un groupe nourri de divinité marines asservies à ce dernier (δαίμονας ἐναλίους ὑπάρχους αὐτῷ) qu’il qualifie de δαίμονες81. Dorenavant, toute une série de figures de la tradition seront désormais relues et interprétées selon cette optique proprement démonologique. Il ne sera donc pas étonnant de voir Hésychius les qualifier comme « démons errants »82 quand il parle des figures de type Gello et Mormo.

Il serait tentant de reléguer les discours de Platon, Plutarque et Philon au domaine de la spéculation philosophique, et, à certains égards, la tentation est bien justifiée. Il est très peu probable, par exemple, que l’association entre δαίμων et νοῦς développée dans le Timée ou les correspondances entre les δαίμονες, les éléments du cosmos et les figures géométriques élaborées par Xénocrate, reflètent des croyances répandues. Il faut néanmoins considérer que ces spéculations ont exercé une certaine influence sur le rôle des δαίμονες dans le développement de l’astrologie hellénistique, dont le succès allait bien au-delà des cercles intellectuels83. De plus, nous avons vu qu’une distinction entre dieux, δαίμονες et héros n’était pas inconnue de la pratique religieuse attestée par les inscriptions de Dodone et le témoignage des lexicographes semble aller dans la même direction. En outre, l’idée d’un δαίμων mauvais qui annonce la mort ou inspire des décisions infortunées apparaît à plusieurs reprises dans les œuvres non philosophiques de Plutarque, notamment dans les récits des Vies. Dans la Vie de Romulus, la stérilité qui s’abat sur la ville et la pluie de gouttes de sang sont attribuées à la colère divine (μήνιμα δαιμόνιον) qui frappe la cité. Toutefois, à la lumière de la description des activités des δαίμονες dans le traité Sur la disparition des oracles, il est difficile de ne pas interpréter le qualificatif δαιμόνιον comme exprimant davantage l’hostilité divine qui punit les habitants. D’ailleurs, en cette occasion, Romulus purifie la ville par des sacrifices expiatoires. Dans la Vie de César, la présence d’une statue de Pompée dans la salle où le meurtre de César eut lieu apparaît comme le signe qu’une puissance divine (τι δαίμων) avait marqué ce lieu pour le crime84. L’Athénien Demade semble poussé par une entité définie de la même manière (δαίμονός τινος) – que l’on pourrait traduire par « inspiration divine » ou bien par « démon » – à se rendre en ambassade en Macédoine, où il sera égorgé à son arrivée85. Dans la Vie de Galba, le tribun Honoratus reproche à ses soldats et à soi-même d’avoir trahi le général non pour des raisons fondées, ni pour choisir le meilleur parti, mais sous l’action d’un démon (δαίμονός τινος) qui les poussait à la trahison86. Enfin, le mauvais démon (κακὸς δαίμων) prend la forme d’un être à l’aspect étrange et terrible qui apparaît dans la nuit à Brutus, en lui annonçant sa mort à Philippes87.

Les témoignages collectés par Plutarque, ainsi que les traditions qu’il réélabore, démontrent pour cette époque une superposition entre la notion de δαίμων et celle de démon. Ils ouvrent également les portes au développement d’une véritable démonologie dans la pensée grecque. Nous sommes, toutefois, encore loin de la relation univoque entre δαίμων et démon annoncée par Detienne. Même si l’on ne peut pas nier qu’une certaine systématisation du savoir sur les démons soit à l’œuvre à l’époque hellénistique, quelques remarques peuvent être avancées à cet égard, qui amènent à nuancer une vision trop unilinéaire de la trajectoire sémantique du mot. Premièrement, nous avons vu que dans la démonologie grecque l’appellation de δαίμων n’est pas exclusivement réservée à des puissances malfaisantes, mais qualifie également des entités dont la fonction est protectrice et tutélaire, ressemblant alors plutôt à de « bons génies ». Deuxièmement, les traditions religieuses qui attestent une différenciation entre démons et dieux ne sont jamais complètement cohérentes, mais laissent entrevoir une diversité interne : les sources orphiques constituent, sur ce point, un excellent exemple. En outre, même chez un auteur comme Plutarque, δαίμων n’a pas une signification univoque : dans son traité sur la superstition, par exemple, la séparation entre dieux et démons reste beaucoup moins nette par rapport à d’autres ouvrages philosophiques88 et, parfois, le terme garde tout simplement sa signification traditionnelle de « sort »89. De plus, le cadre offert par la documentation épigraphique et par les papyri met en évidence plusieurs domaines d’usage de cette catégorie encore à l’époque tardive. Elle apparaît dans des contextes divers, comme celui de l’épigraphie funéraire, du culte honorifique, des rituels magiques, des textes de malédictions, et d’autres, sans oublier que le terme peut encore valoir comme synonyme de θεός. Le fonctionnement du δαίμων dans chacun de ces contextes répond à des logiques spécifiques et montre des caractères à chaque fois différents. La polysémie de cette catégorie religieuse à l’époque hellénistique n’a donc pas encore cessé d’opérer.

4 Quelles spécificités pour δαιμόνιον ?

Après avoir tracé les trajectoires sémantiques ainsi que celles des notions religieuses recouvertes par le terme δαίμων, une attention particulière doit être réservée à la forme δαιμόνιον. C’est notamment cet adjectif neutre substantivé qui est utilisé dans la LXX à la forme plurielle et, moins fréquemment, au singulier90. L’adjectif δαιμόνιος est présent déjà dans l’épopée homérique où il apparaît au vocatif pour apostropher un interlocuteur qui montre un comportement inattendu ou aberrant. La formule, difficile à traduire, est bientôt devenue figée, au point qu’elle peut être employée même lorsqu’un dieu s’adresse à un autre dieu91. Dans sa forme substantivée, δαιμόνιος n’apparaît pas avant l’époque classique : Euripide semble avoir été le premier à utiliser ce mot pour indiquer une puissance divine indéterminée92. Dérivé de δαίμων, δαιμόνιον partage l’ambiguïté sémantique du premier. De la même manière que δαίμων est un synonyme de θεός, δαιμόνιον peut signifier tout simplement « puissance divine », en fonctionnant comme un synonyme de τὸ θεῖον, « la divinité93 ».

L’ambivalence inhérente à δαιμόνιον apparaît davantage chez Platon. Là, l’adjectif est l’attribut de σημεῖον, le signe d’origine divine qui accompagne Socrate souvent sous forme de voix (φωνή)94. La forme substantivée τὸ δαιμόνιον est plus rarement utilisée en ce sens, sous-entendant σημεῖον95 pour indiquer le signe socratique. À ce propos, il n’est pas inutile d’observer qu’en ce contexte l’expression τὸ δαιμόνιον est de préference traduite par les spécialistes par « le daïmonique » (ou « le démonique »), notamment pour éviter de charger le signe socratique d’une connotation « démoniaque » qui serait trop moderne et donc inappropriée. D’ailleurs, le même signe peut également être qualifié de θεῖον96. Ainsi, divin et démonique semblent, d’un côté, conçus comme étant deux concepts très proches, notamment lorsque Socrate décrit le fonctionnement de sa « voix » en disant qu’il y a en lui « quelque chose de divin et démonique » (ὅτι μοι θεῖόν τι καὶ δαιμόνιον γίγνεται)97. Les deux adjectifs peuvent parfois même être utilisés comme de véritables équivalents98. D’un autre côté, l’ambiguïté profonde de la notion de δαιμόνιον émerge nettement chez Platon, car la nature du δαιμόνιον est à la base de l’accusation portée contre Socrate par Mélétos ainsi qu’à la base de la défense socratique qui suit dans l’Apologie. L’accusation contre Socrate, rapportée par la bouche du philosophe, est « de corrompre les jeunes gens, de ne pas croire aux dieux (θεούς) auxquels croit la cité et de leur substituer des nouvelles entités divines (δαιμόνια καινά) »99. La tradition ancienne, ainsi que la critique moderne, comprennent cette accusation comme faisant référence au signe socratique dont je viens de parler100. L’expression δαιμόνια καινά indique des puissances divines qui ne sont pas conformes à celles vénérées par la cité et qui, de ce fait, sont considérées comme illégitimes. Le terme δαιμόνια est ici utilisé en opposition à θεοί, avec une valeur dépréciative. En revanche, la défense de Socrate rattache ces entités divines (δαιμόνια) aux δαίμονες et insiste sur l’identification traditionnelle de ces derniers aux dieux. Il suggère ainsi la pleine divinité des δαίμονες, tout en soulignant la contradiction interne à l’accusation de Mélétos :

« Maintenant, ne considérons-nous pas les démons (δαίμονας) comme des dieux ou des enfants des dieux ? Oui ou non ? » « Oui, assurément ». « Alors, si j’admets l’existence des démons (δαίμονας), comme tu le déclares, et si, d’autre part, les démons sont dieux à quelque titre que ce soit (εἰ μὲν θεοί τινές εἰσιν οἱ δαίμονες), n’ai-je pas raison de dire que tu te moques de nous ? Tu affirmes d’abord que je ne crois pas aux dieux, et ensuite, que je crois à des dieux, du moment que je crois aux démons (θεοὺς οὐχ ἡγούμενον φάναι με θεοὺς αὖ ἡγεῖσθαι πάλιν, ἐπειδήπερ γε δαίμονας ἡγοῦμαι) »101.

La réponse socratique se termine en rebondissant sur la division tripartite des puissances divines en dieux, démons et héros (27e–28a). Ce passage est d’autant plus intéressant pour notre analyse que l’accusation de vénérer des nouvelles divinités se retrouve dans la LXX et, par son biais, sera reprise dans le Nouveau Testament. Il faudra toutefois relever que, bien que formulés dans un langage similaire, ces passages renvoient à deux contextes conceptuels différents. Chez Platon, ces puissances ne sont jamais présentées comme de faux dieux, ce qui sera par contre le cas dans les textes bibliques. Dans l’Apologie, le statut de ces divinités est questionné car elles n’ont pas été intégrées de manière officielle au culte de la cité, ni privé ni public : par conséquent, leur adresser des rituels peut représenter un danger pour les intérêts de la cité. Autrement dit, il ne s’agit pas ici d’un conflit de type « théologique », mais d’ordre procédural et pratique102.

Le passage de Platon n’est donc pleinement compréhensible que si l’on postule une nature ambivalente et mouvante des δαίμονες sur laquelle se fondent, à la fois, l’accusation qui les différencie des dieux et la défense de Socrate qui les rapproche des puissances divines traditionnelles de la religion grecque. Ce n’est probablement pas un hasard si l’accusation de Mélétos utilise le mot δαιμόνια au lieu de δαίμονες pour indiquer des puissances ou des pratiques qui ont à voir avec le divin sans correspondre véritablement aux divinités officielles de la cité.

Le δαιμόνιον exprime encore son ambivalence après Platon, le terme gardant le sens générique de « divinité ». Dans une épitaphe en hexamètres et distiques retrouvée au Céramique d’Athènes et datant du IIIe s. av. n. è., une femme appelée Minaco se plaint de ne pas avoir reçu la juste gratitude qui lui était due, ni de la part de sa famille, ni de la part de la divinité qui est rendue ici par l’expression ἀπὸ δαιμονίου : « tout en étant une femme, je n’ai pas obtenu une juste reconnaissance, ni de la part de ceux dont je l’espérais, ni venant de la divinité »103. Comme nous l’avons vu, δαίμων apparaît fréquemment en contexte funéraire avec le sens de divinité ou de sort alors que la forme δαιμόνιον est très rare dans l’épigraphie104 : dans le cas de l’épitaphe de Minaco, elle pourrait être expliquée par des raisons métriques car la forme δαιμονίου permet de compléter la fin du pentamètre.

Une certaine instabilité apparaît encore chez Plutarque où τὸ δαιμόνιον recouvre parfois les significations de δαίμονες : le « démoniaque » peut, alors, être compris comme qualité propre aux δαίμονες intermédiaires105. Plus souvent, le terme vaut simplement pour « puissance divine », ou « sort »106. Il faut, toutefois, remarquer que dans certains contextes narratifs l’expression τὸ δαιμόνιον semble avoir été choisie davantage pour indiquer une puissance surnaturelle responsable d’événements néfastes pour les hommes. Cette tendance est repérable surtout dans les Vies où le terme peut indiquer une puissance divine indéterminée responsable d’un fléau ou de la mort d’un individu, ou alors un signe divin qui se manifeste à travers des phénomènes naturels extraordinaires, tels qu’un tremblement de terre, des éclairs ou des éclipses. Par exemple, dans la Vie de Thésée τὸ δαιμόνιον est la puissance divine qui détruit la région en envoyant la peste ; dans la Vie de Périclès un δαιμόνιον s’oppose aux plans des hommes107. L’usage du mot ne paraît pourtant ni exclusif ni systématique car les incursions divines dans la vie humaine peuvent également être attribuées aux θεοί ou à des puissances divines qui, tout en restant indéterminées, sont qualifiées par τὸ θεῖον.

En revanche, les occurrences plutarchéennes de la forme plurielle (δαιμόνια) semblent renvoyer à un usage plus cohérent et moins nuancé. Cette donnée s’avère d’autant plus intéressante dans le contexte de cette enquête qu’il s’agit du terme qui apparaît la plupart du temps dans la LXX. Le mot est employé par Plutarque en trois contextes. Premièrement, il qualifie un présage ou un prodige négatif108. Deuxièmement, les δαιμόνια désignent les mauvais démons qui errent autour de l’air et affligent les hommes, tout en prenant la forme de véritables spectres qui préfigurent la mort, tels qu’ils sont décrits dans les Vies de Dion et de Brutus109. Troisièmement, δαιμόνια indiquent l’ensemble des démons en tant qu’entités clairement distinguées des dieux comme, par exemple, dans la description des origines du sacrifice où Plutarque distingue les prêtres en charge des rituels aux dieux de ceux qui sont préposés aux rituels pour les démons (δύο δἦσαν ἱερεῖς παραὐτοῖς, ὁ μὲν περὶ τὰ θεῖα τεταγμένος, ὁ δὲ περὶ τὰ δαιμόνια)110. La catégorie de δαιμόνια permet également d’interpréter les récits d’apparitions surnaturelles des fantômes et spectres transmis par la tradition comme des démonstrations de l’existence d’entités démoniaques dont l’auteur parle plus longuement dans ses ouvrages philosophiques. Dans le prologue des Vies de Dion et Brutus, Plutarque souligne que l’élément le plus extraordinaire partagé par ces deux biographies est l’apparition du fantôme menaçant qui préfigure leur morts (φάσματος εἰς ὄψιν οὐκ εὐμενοῦς παραγενομένου). Dans ce passage, Plutarque rend explicite la relation entre mauvais démons et spectres qui, vraisemblablement, faisaient l’objet d’un certain nombre de croyances et de discussions à son époque :

Il est vrai que certains rejettent ce genre de phénomènes en prétendant que jamais un homme sensé n’a eu la vision d’un démon ou d’un spectre (φάντασμα δαίμονος μηδεἴδωλον) et que seuls les petits enfants, les femmes et les gens dont l’esprit est dérangé par la maladie, trainent avec eux […] Mais si Dion et Brutus, hommes pondérés, des philosophes, peu enclins à se laisser surprendre ou duper par une impression quelconque, furent si vivement affectés par une apparition qu’ils la racontèrent à d’autres, je ne sais si nous ne devons pas admettre cette tradition des anciens, si étrange qu’elle soit, selon laquelle les démons mauvais et envieux (ὡς τὰ φαῦλα δαιμόνια καὶ βάσκανα), jaloux des hommes de bien et s’opposant à leur actions, suscitent en leur esprits des troubles et des frayeurs qui agitent et ébranlent leur vertu111.

On retrouve ici les φαῦλα δαιμόνια dont il sera question dans le traité Sur la disparition des oracles : dans la suite du texte précédemment cité, Plutarque annonce d’ailleurs qu’il traitera plus en détail de ces créatures dans d’autres ouvrages. En outre, un passage des Questions grecques clarifie le fait que les « démons inférieurs » (ou « mauvais ») des philosophes sont des puissances dont les dieux se servent pour la punition publique des hommes impies et coupables (οἴονται φιλόσοφοι φαῦλα δαιμόνια περινοστεῖν, οἷς οἱ θεοὶ δημίοις χρῶνται <καὶ> κολασταῖς ἐπὶ τοὺς ἀνοσίους καὶ ἀδίκους ἀνθρώπους)112. Il semble donc que la forme δαιμόνια s’utilise davantage pour définir la catégorie des démons, non seulement en tant qu’entités subordonnées aux dieux, mais également comme véritables puissances malfaisantes. Une réception de cette catégorie est attestée dans les pratiques décrites par les papyri magiques. Alors que δαίμων apparaît souvent dans ces papyri pour indiquer une puissance personnelle adjuvante ou assistante du magicien, δαιμόνιον (utilisé comme qualificatif ou substantivé dans la forme τὸ δαιμόνιον) et δαιμόνια sont plus rares. Quand ceux-ci apparaissent, ils semblent avoir une signification différente de celle de δαίμων car ils se réfèrent exclusivement à des démons mauvais ou à des mauvais esprits qu’on essaye d’écarter ou de soumettre113. Les influences juives de la catégorie de δαιμόνιον dans les textes magiques des époques hellénistique et impériale sont bien connues et ce n’est pas un hasard si des expressions telles que le πᾶν πνεῦμα δαιμόνιον « tout esprit démoniaque », ou πᾶν πνεῦμα καὶ δαιμόνιον, « tout esprit et tout démon », apparaissent dans une recette qui est vraisemblablement d’origine juive, ladite recette de Pebechis contre les possédés (PGM 4, 3007–3086)114. La référence à l’esprit est probablement à considérer comme un indice supplémentaire de l’origine juive du charme : je reviendrai sur ce point dans les prochains chapitres. À ce stade, je me contenterai d’avancer une hypothèse de travail qui concerne la sémantique du δαιμόνιον/δαιμόνια dans la Bible des Septante. Les spécialisations de ce terme qu’on retrouvera dans la LXX (puis, par celle-ci, dans le Nouveau Testament) puisent amplement dans une tradition déjà attestée à l’époque hellénistique où l’on trouve des tendances à utiliser le terme δαιμόνιον pour indiquer davatage des entités malfaisantes et intermédiaires. Dans le contexte strictement grec, ces tendances demeurent pourtant mouvantes et non systématiques car la catégorie du δαιμόνιον ne perd jamais complètement sa valeur polysémique. En revanche, les innovations apportées par la LXX contribuent à une spécialisation des significations qui deviennent, pour ainsi dire, exclusives et figées, en favorisant certains domaines sémantiques au détriment des autres. La LXX se trouverait, donc, au cœur d’une sémantisation ultérieure de cette notion qui passe, pourrait-on dire, du « daïmonique » polysémique grec, caractérisé par une nuance saillante de « destin », au véritable « démoniaque » tel que je l’ai défini lorsque j’ai traité des démons proche-orientaux. C’est, donc, cette hypothèse de travail que je me prépare à mettre à l’épreuve dans le chapitre suivant.

1

Pirenne-Delforge 1989, p. 224.

2

Voir, par exemple, Sfameni Gasparro 1997, id. 2001, 2009, p. 87–118, 2015 ; Timotin 2012 ; Pachoumi 2013 ; Crossignani 2015 ; Greenbaum 2016 ; Pan 2016.

3

Voir François 1957, p. 53, et p. 313 ; mais déjà Hild 1892, p. 9–19.

4

P. Sapph. Obbink 1–20, vers 10 et 13–14 (je reprends la transcription proposée par Obbink 2014, p. 37). Voir également Ferrari 2014 ; West 2014 ; Bierl et Lardinois 2016.

5

La leçon avec oméga est retenue par Obbink (2014, p. 44) qui lit : « δαίμονἐπάρωγον », à savoir « une puissance adjuvante » (pour des arguments supplémentaires voir id. 2015, p. 6, et également Lidov 2016, p. 82, note 42). Il comprend cette expression comme se référant à une divinité adjuvante envoyée par Zeus pour libérer les hommes des maux. Un δαίμων ἐπάρωγος est attesté en Eur., Hec. 164. Cette reconstruction, qui a le mérite de préserver le texte ancien, se heurte néanmoins à des difficultés syntaxiques. West (2014, p. 9), suivi par Ferrari (2014, p. 2–3), corrige le texte en δαίμον ἐκ πόνων ἔπάρηον, en comprenant δαίμων dans le sens de « fortune ». La traduction serait alors : « Ceux dont le seigneur de l’Olympe veut enfin tourner le sort vers le mieux ».

6

Detienne 1963, p. 170.

7

Isoc. 5,117.

8

Pour une introduction au sujet, voir Kotansky 1991.

9

Ar., V. 1038. Voir déjà Herter 1950, p. 56–57.

10

Pl., Chrm. 155–156 ; P. Amh. 2.11 + P. Berol. 7504 (PGM 20) : ici la migraine est comparée à des animaux sauvages.

11

Poll., 7, 108 : πρὸ δὲ τῶν καμίνων τοῖς χαλκεῦσιν ἔθος ἦν γελοῖά τινα καταρτᾶν ἢ ἐπιπλάττειν ἐπὶ φθόνου ἀποτροπῇ· ἐκαλεῖτο δὲ βασκάνια, ὡς καὶ Ἀριστοφάνης λέγει (« Les forgerons avaient la coutume de suspendre ou de coller devant les fours des amulettes, appelées baskania, pour détourner l’envie, comme le dit également Aristophane »). Comparer Ar., fr. 592 (ed. Edmonds, Leiden 1957) : πλὴν εἴ τις πρίαιτο δεόμενος βασκάνιον ἐπικάμινον ἀνδρὸς χαλκέως (« Sauf si quelqu’un doit acheter une amulette pour le four d’un forgeron »).

12

Voir Faraone 2001 b pour une discussion détaillée.

13

Hom., Epigr. 13, 7–14 = Vit. Hom. 32 (ed. Allen, Oxford, 1912). Pour le texte, voir Markwald 1986, p. 219–244. La malédiction pourrait être une interpolation plus tardive d’après Faraone 2001 a.

14

Guarducci, ICret II. 223–225, republiée par Jordan 1992. Pour une traduction récente, voir Faraone et Obbink 2013, p. 185. Les parallèles entre cette inscription et les tablettes du Getty retrouvées à Sélinonte attestent qu’il s’agit de traditions plus anciennes : voir à ce sujet Janko 2013.

15

Déjà Faraone 1992, p. 40–48. Voir également id. 2001 b, p. 89.

16

Johnston 1995, id. 1999, p. 161–200. Même si Johnston (1999) évite d’appliquer le mot « démon » à ces créatures, en raison de leur origine humaine et non divine, elle utilise néanmoins des concepts comme « demonic », « demonological », « demonology » pour lesquels elle estime plus difficile de trouver des correspondants adéquats (voir discussion ibid., p. 162–164). Parmi les études plus récentes, voir, entre autres, Patera 2005 ; Pisano 2013.

17

D’après Stésichore (fr. 43 Page, PMG et Schol. in Apoll. R. 295, 22, Lamia était la mère de Scylla ; la version la plus complète du mythe de Lamia est racontée par Diodore de Sicile (20, 41), mais le mythe a sans doute des origines plus anciennes. Il semble être connu par Euripide (fr. 922 Nauck) ; Aristophane (V. 1030–1035) ; Duris (FGrH 76 F 17). Son nom figure parmi les titres d’une pièce perdue du comédien Cratès d’Athènes.

18

Zen. 3, 3, en expliquant un passage de Sappho à propos de Gello (fr. 43 Page, PMG).

19

Voir, par exemple, la description d’Empousa par Aristophane (R. 292–293).

20

Avec l’exception partielle de Lilith, voir p. 100–103.

21

Hsch., s.v. mormonas (M1669).

22

Parmi les études principales, voir Hatch 1908 ; Gernet 1917, p. 316–320 ; Johnston 1999, p. 127–160 ; Fabiano 2011, p. 279–281.

23

Parker 1983, p. 108–109. Προστρόπαιος et ἀλάστωρ, -ορος sont, d’ailleurs, également, des épithètes de Zeus : pour un premier aperçu sur la distribution et la fonction de ces épithètes, voir Jameson, Jordan et Kotansky 1993, p. 117–120.

24

Antipho Soph. 4, 1, 4–5 (= 3, 1, 4 Gernet) : ἡμεῖς τε οἱ τιμωροὶ τῶν διεφθαρμένων, εἰ διἄλλην τινὰ ἔχθραν τοὺς ἀναιτίους διώκοιμεν, τῷ μὲν ἀποθανόντι οὐ τιμωροῦντες δεινοὺς ἀλιτηρίους ἕξομεν τοὺς τῶν ἀποθανόντων προστροπαίους, τοὺς δὲ καθαροὺς ἀδίκως ἀποκτείνοντες ἔνοχοι τοῦ φόνου τοῖς ἐπιτιμίοις ἐσμέν (« Et nous, en tant que vengeurs de ceux qui ont été tués, si nous poursuivons des innocents en raison d’un autre motif de haine, non seulement, puisque nous ne serons pas en mesure de venger le mort, nous susciterons de terribles puissances funestes qui réclament la vengeance des morts, mais pour avoir injustement tué des innocents nous sommes soumis aux peines punissant l’homicide »).

25

Ainsi Johnston 1999, p. 143.

26

Aesch., Pers. 354 (ἀλάστωρ, κακὸς δαίμων) ; Men., fr. 8, 1 (ed. Demianczuk, Cracovie 1912) ; Paus. 1, 30, 13.

27

Antipho Soph. 4, 2, 8 (= 3, 2, 8 Gernet).

28

Poll. 5, 131 : οἱ δὲ δαίμονες οἱ μὲν λύοντες τὰς ἀρὰς ἀλεξίκακοι, ἀποπομπαῖοι, ἀποτρόπαιοι, λύσιοι, φύξιοι, οἱ δὲ κυροῦντες ἀλιτήριοι ἀλιτηριώδεις, προστρόπαιοι, παλαμναῖοι. (« Les démons qui libèrent des malédictions sont ‘écarteurs du mal’, ‘tutélaires’, ‘apotropaïques’, ‘libérateurs’, ‘protecteurs’, alors que ceux qui les envoient sont ‘funestes’, ‘exécrables’, ‘vengeurs’, ‘meurtriers’ »). Voir Plut., Def. orac. 418 b ; Paus. 1, 30, 1 ; Schol. in Eur. Hec. 685, 8 ; Or. 333, 16 ; Med. 1260, 1 ; Schol. in Soph. Aj. 373, 1 ; Et. Gud., s.v. Ἀλάστωρ.

29

Aesch., Ch. 523–555 ; Soph., El. 410 sqq.

30

SEG 43.630 éditée et traduite par Jameson, Jordan et Kotansky 1993. Elle est à rapprocher de la loi sacrée de Cyrène, qui relate également des apparitions de « suppliants », sous la forme de fantômes invoqués par des moyens magiques (SEG 9.32). Voir Parker 1983, p. 332–351 ; Johnston 1999, p. 46–63.

31

SEG 13.449 a = IG XII 5.1027 = LSS 62. Même si les deux mots ont une étymologie différente (car ἐλάστερος est dérivé de ἐλαύνω, alors que ἀλάστωρ est probablement à rattacher à λανθάνω, voir DELG, s.v.), ils semblent désigner des puissances divines qui ont une fonction très similaire, et ont vraisemblablement pu être associées ou confondues à un moment donné. Voir à ce sujet Jameson, Jordan et Kotansky 1993, p. 54–55 ; Dubois 2003, p. 117–119.

32

Detienne 1963, p. 25.

33

Hom., Il. 1, 222 ; 6, 115 ; 23, 595 ; la forme plurielle n’apparaît jamais dans l’Odyssée.

34

Pi., O. 1, 35 ; 6, 46 ; P. 1, 12 ; 3, 59 ; N. 9, 45, I. 5, 11 ; 8, 24. Voir Pan 2016, p. 58–67.

35

Sur cet hymne épigraphique, voir récemment Brulé 2013 ; pour lesdites inscriptions du temenos dressées par Antiochos I dans différentes villes d’Asie Mineure, voir la notice en SEG 53.1762.

36

Voir la liste des sources rédigée par François 1957, p. 334–336.

37

L’idée avait été déjà proposée par Pirenne-Delforge 1989, p. 224–225. Voir, plus récemment, id., « Theoi et daimones : Variations sur l’action divine », communication dans le colloque Parler des dieux, Université de Genève, 8–10 septembre 2016 ; et « Daimōn dans l’épopée homérique », cours Dieux, daimones, héros, Collège de France, séances du 28 Février et du 7 mars 2019. Une exception concerne Aphrodite qui marche devant Hélène en la conduisant en-dehors du camp troyen en Il. 3, 419–420. Mais l’usage de δαίμων pour qualifier la déesse en ce contexte pourrait être expliqué par une dynamique de voilement-dévoilement aux yeux humains. Le passage exprime le point de vue des spectateurs au passage d’Hélène qui a été rendue invisible aux humains par Aphrodite alors que la déesse a été clairement reconnue par Hélène elle-même. Pour le δαίμων homérique, voir également la bibliographie donnée par Brenk 1986, p. 2072 ; plus récemment Pan 2016.

38

Hes., Op. 122–123. Je suis ici l’édition de West (1978). La tradition indirecte, préférée par Solmsen (1970) a le texte suivant : τοὶ μὲν δαίμονες ἁγνοὶ ἐπιχθόνιοι τελέθουσιν ἐσθλοί, ἀλεξίκακοι. Voir pour une discussion Ercolani 2010, p. 173–174.

39

Par exemple Phaéton (Hes., Th. 991), Darius (Aesch., Pers. 620–22, 641), Alceste (Eur, Elect. 1003), Rhesus (Eur., Rh. 964). Cette catégorie devient naturellement très proche de celle des héros : voir Hild 1892, p. 10–11 ; Bravo 1986, p. 209–210. Voir également Thgn. 2, 1348 ; Isocr., Ev. 72, Pg. 151 ; Hdt. 4, 103, 2.

40

Sur l’âme démoniaque d’Empédocle, voir Detienne 1959 ; Pythagore était appelé « bon démon » dans un fragment d’Aristote connu par Jamblique (De Vita Pythagorica 6, 30–31), ainsi que par d’autres sources anciennes : voir Detienne 1963, p. 92–93, 177.

41

Voir la critique de Timotin (2012, p. 45) à propos de l’optimisme de Detienne (1963) et Sfameni Gasparro 1997, p. 77.

42

Pl., Cra. 397d–398b ; R. 415a–c ; Pol. 271c–274d ; 309c ; Leg. 713d–e.

43

Voir les remarques de Sfameni Gasparro 1997, p. 71 et l’analyse du mythe des races de Vernant 1960.

44

SDGI II 1582 A : θεοί. τύχαν ἀγαθάν. ἐπικοινῆται Εὔβαν- /δρος {Εὔανδρος} καὶ ἁ γυνὰ τῶι Διεὶ τῶι Νάωι καὶ τᾶι Δι-/ώναι τίνι κα φεῶν {θεῶν} ἢ ἡρώων ἢ δαιμόνων / εὐχόμενοι καὶ φύοντες {θύοντες} λῶιον καὶ ἄμεινο-/ ν πράσσοιεν καὶ αὐτοὶ καὶ ἁ οἴκησις καὶ νῦν καὶ ἰς τὸν ἅπαντα χρόνον, voir Éric Lhôte, 2006, no. 8, p. 47–51. Pour cette lamelle Lhôte propose une datation entre le IIIe et la moitié du IIe siècle. Toutefois, il admet que peu de textes peuvent être datés avec précision, le principal critère de datation étant le style d’écriture. Les lamelles les plus anciennes pourraient même remonter à la moitié du VIe siècle qui est considéré comme le terminus post quem. Voir Lhôte 2006, p. 11–21. D’autres lamelles demandent à l’oracle d’indiquer « auquel des dieux ou des héros il faut sacrifier » ou « quel dieu ou héros il faut honorer » : voir SDGI II 1563 (Lhôte no. 3) ; 1566 A (Lhôte no. 66) ; 1587 (Lhôte no. 68). Comparer en outre Lhôte no. 2, 22, 106.

45

SEG 54.1117 : voir Carbon 2005 ; une prêtrise en l’honneur du « δαίμων d’Arissis et de son fils Hermias » est mentionnée dans la stèle bilingue d’Hyllarima (SEG 55.1113). On peut voir, à ce sujet, l’étude d’Adiego, Debord et Varinlioğlu 2005.

46

SEG 59.1210 : voir, récemment, Rigsby 2009, p. 75–77.

47

Une liste des références littéraires se trouve déjà en Hild 1892, p. 12–14 ; Timotin 2012, p. 19–26. Dans des passages comme Ar., Plut. 6 ou Paus. 9, 21, 3, le mot vaut simplement pour « sort ».

48

Une première recherche dans le Supplementum Epigraphicum Graecum donne une quarantaine de références, étudiées par Nowak 1960.

49

Voir, par exemple, Pi., O. 13, 105 ; P. 3, 108–109 ; Aesch., Ag. 1341–1342. Voir encore la divinité favorable en Thgn. 1, 349–350 (δαίμων ἐσθλός) ; ou le δαίμων ἐπαρωγός invoqué par Hécube à côté des dieux (Eur., Hec. 164).

50

Pl., Phd. 107d–e ; R. 617d–e ; 620d–e : voir Timotin 2012, p. 61–62.

51

Ar., Eq. 105–107 ; V. 525.

52

Il n’existe pas d’étude exhaustive des cultes voués à l’agathodaimon. Pour un premier aperçu, on peut voir Dunand 1981 (LIMC) ; Sfameni Guasparro 1997, p. 77–83 ; pour Alexandrie, voir Ogden 2014.

53

Le témoignage le plus ancien est représenté par une defixio du Céramique athénien datant du IVe siècle av. notre ère (DTA 102 = Gager 1992, no. 104) ; à comparer avec CIG I 1034 (IIIe siècle av. notre ère). Voir, à ce sujet, la belle étude de Bravo 1986 ; comparer également avec la tablette du cimetière de Pella publiée par Jordan 2000, no. 31, où la malédiction est adressée au dieu macédonien Makrôn et aux démons.

54

Le rôle des δαίμονες dans les papyri magiques fait l’objet d’un intérêt croissant dans la recherche : voir Fauth 1998 ; Sfameni Gasparro 2001 ; Németh 2013 ; Pachoumi 2013.

55

Sfameni Gasparro 2015, p. 414.

56

DELG, s.v. δαίομαι ; Boisacq 1950, s.v ; Frisk 1960, vol. I, s.v.

57

Gernet 1917 ; Detienne 1963.

58

Voir West 1978, p. 182 ; Ercolani 2010, p. 173–175.

59

Colonnes III 4–9 ; comparer avec VI 2–3 (j’utilise le texte de l’editio princeps de Kouremenos, Parassaglou, et Tsantsanoglou 2006). La première traduction autorisée du texte du papyrus a été fournie par Tsantsanoglou 1997. Pour un essai récent d’interprétation de la démonologie du papyrus de Derveni, voir Piano 2016, p. 131–190 et bibliographie relative, surtout aux p. 135–142.

60

IG XIV 641, l. 3–4 (= 6 Thurii 4, l. 2 Johnston et Graf 2013, p. 14–15) : ἔρχομα<ι> ἐκ <κ>αθαρῶ<ν̣> καθα<ρά, χθ>ο<νίων βασίλ<ει>α, κλε {υα} κα<> Εὐβουλεῦ καὶ θεοὶ ὅσοι δ<αί>μονες ἄλλοι· ; voir aussi 7 Thurii 5, l. 2.

61

Pour une première introduction aux différentes approches de la catégorie d’orphisme, voir l’état de la recherche rédigé par Fritz Graf dans Graf et Johnston 2007, p. 50–65. Voir également les remarques de Radcliffe Edmonds III, 2013, p. 71–92. Je remercie vivement Doralice Fabiano pour nos discussions autour de l’orphisme.

62

À la différence des papyri magiques, dont les études ont le vent en poupe, le dossier épigraphique n’a fait l’objet d’aucun travail d’ensemble suite à celui de Nowak (1960). Il mériterait donc une nouvelle analyse de détail, surtout à la lumière des nombreux témoignages (inscriptions, lamelles, defixiones) publiés ces dernières années.

63

Outre les travaux déjà cités de Marcel Detienne (1959 ; id. 1963), sur la démonologie d’Empédocle, voir, plus récemment, Martin et Primavesi 1999 ; Primavesi 2001 ; Gain 2007.

64

Pour la démonologie platonicienne et post-platonicienne ce travail est redevable de l’excellente étude de Timotin 2012 ; pour Plutarque, les recherches de Frederick Brenk (surtout 1977 ; 1986 ; 1998) demeurent un point de référence incontournable. Pour un premier aperçu sur les développements de la démonologie dans les traditions du stoïcisme, on peut voir récemment Algra 2009.

65

J’emprunte cette expression à Timotin 2012, p. 37.

66

Pl., Smp. 202d–203a (trad. Brisson, Paris, Flammarion, 2004).

67

Ibid. : θεὸς δὲ ἀνθρώπῳ οὐ μείγνυται, ἀλλὰ διὰ τούτου πᾶσά ἐστιν ἡ ὁμιλία καὶ ἡ διάλεκτος θεοῖς πρὸς ἀνθρώπους, καὶ ἐγρηγορόσι καὶ καθεύδουσι.

68

Voir, à cet égard, les remarques de Pirenne-Delforge 1989, p. 230 sqq.

69

Pl., Cra. 397d–398c. Comparer R. 415a–c ; Plt. 271c–274d ; 309c.

70

Pl., Ti. 90a–c.

71

Voir Sfameni Gasparro 1997 ; id. 2009.

72

Plut., Def. orac. 416c 4–9 [= Xen., fr. 222 Isnardi Parente = 23 H] : δεδείξεται μετὰ μαρτύρων σαφῶν καὶ παλαιῶν, ὅτι φύσεις τινές εἰσιν ὥσπερ ἐν μεθορίῳ θεῶν καὶ ἀνθρώπων δεχόμεναι πάθη θνητὰ καὶ μεταβολὰς ἀναγκαίας, οὓς δαίμονας ὀρθῶς ἔχει κατὰ νόμον πατέρων ἡγουμένους καὶ ὀνομάζοντας σέβεσθαι.

73

Elle apparaît pour la première fois dans l’Epinomis pseudo-platonicienne (984–985), un texte probablement composé par un élève de l’Académie.

74

Ibid., 417c [= Xen., fr. 230 Isnardi Parente = 25 H.], trad. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1947. Plutarque insère la réflexion de Xénocrate dans un discours plus large sur le rôle des démons dans les mystères et la divination (ibid., 426–429). Pour un commentaire plus détaillé des rapports entre la pensée de Xénocrate et sa reprise par Plutarque, voir Turcan 2003 ; Timotin 2012, p. 93–99 ; Brenk et Lanzillotta 2017, p. 47–49.

75

Plut., Def. orac. 418f 5 ; 419a 5 ; 420d 3 ; Is. Os. 361a 2 ; Quaest. rom. et gr. 277a 1 ; Dio 2, 6.

76

Plut., Def. orac. 417b.

77

Plut., E. Delph. 394a ; Plut., Def. orac. 419a–420a.

78

Plut., Def. orac. 421a.

79

Plut., Is. Os. 360a sqq.

80

Strabo 10, 3, 19.

81

Philo, Decal. 54–55 : καλοῦσι γὰρ οἱ μὲν τὴν γῆν Κόρην, Δήμητραν, Πλούτωνα, τὴν δὲ θάλατταν Ποσειδῶνα, δαίμονας ἐναλίους ὑπάρχους αὐτῷ προσαναπλάττοντες καὶ θεραπείας ὁμίλους μεγάλους ἀρρένων τε καὶ θηλειῶν, Ἥραν δὲ τὸν ἀέρα καὶ τὸ πῦρ Ἥφαιστον καὶ ἥλιον Ἀπόλλωνα καὶ σελήνην Ἄρτεμιν καὶ ἑωσφόρον Ἀφροδίτην καὶ στίλβοντα Ἑρμῆν (« En effet, certains appellent la terre Korè, Déméter et Pluton, et la mer Poséidon, en lui assignant des puissances marines qui lui sont soumises ainsi qu’une grande foule de servants mâles et femelles, et ils appellent l’air Héra, le feu Héphaïstos, le soleil Apollon, la lune Artémis, l’étoile du matin Aphrodite et l’étoile brillante Hermès »).

82

Voir supra, p. 52–53.

83

Sur le δαίμων dans l’astrologie hellénistique, on peut désormais faire référence au travail de Greenbaum 2016.

84

Plut., Caes. 66, 1.

85

Plut., Phoc. 30, 9.

86

Plut., Galb. 14, 1.

87

Plut., Brut. 36, 6–7. Sur les démons dans les Vies de Plutarque, voir les remarques de Brenk 1998, p. 179 sqq.

88

Plut., Superst. 168c.

89

Par exemple en Brut. 40, 7 et Luc. 19, 6.

90

L’usage du singulier est limité au livre de Tobit, alors que les autres livres de la LXX ont la forme plurielle. Voir infra, p. 80–81.

91

Hom., Il. 1, 561 (Zeus à Héra) ; 2, 190, 200 ; 3, 199 ; 4, 31 (Zeus à Héra) ; 6, 326, 407, 486, 521 ; 9, 40 ; 13, 448, 810 ; 24, 194 ; Od. 4, 774 ; 10, 472 ; 14, 443 ; 18, 15, 406 ; 19, 71 ; 23, 166, 174, 264. Comparer également Hes., Th. 655 (un des Titans adresse la parole à Zeus). Voir l’étude classique de Brunius-Nilsson 1955 et les remarques récentes de Pirenne-Delforge 2019. D’après Paul Brown (2011), qui adopte une approche cognitive, la grammaticalisation de la forme δαιμόνιε ouvre la voie à des usages connotés positivement chez les auteurs successifs, tels que, par exemple, Platon, où l’apostrophe exprime politesse et amitié.

92

Eur., Bacc. 894 ; Phoen. 352 ; fr. 152 (Nauck). Voir François 1957, p. 53 et 313.

93

Sur la synonymie entre θεῖος et δαιμόνιος, voir, déjà, Schmidt 1876, p. 6 sqq.

94

Pl., Ap. 31c–e ; 40a ; 40c ; 41d ; Euthd. 272e ; R. 496 ; Phdr. 242b–c ; voir aussi Alc. 103a–b ; 105d–e ; 124c–d ; Thg. 128d–131a. Pour un aperçu bibliographique sur le signe socratique, on peut voir le volume édité par Pierre Destrée et Nicolas Smith (2005).

95

Pl., Euthphr. 3b ; Tht. 151a.

96

Pl., Ap. 31c.

97

Ibid.

98

En Ap. 40a–b Socrate parle de sa μαντικὴ τοῦ δαιμονίου ; ensuite de τὸ τοῦ θεοῦ σημεῖον. Je partage les réserves de Brisson (2005, p. 4) à l’égard de l’interprétation de Motte (1989) qui lit le δαιμόνιον socratique à la lumière des δαίμονες « gardiens » de La République (617–620) ou du Phédon (107). Comme je l’ai déjà relevé, les usages de cette catégorie chez Platon demeurent multiples et ne sont pas complètement superposables.

99

Pl., Ap. 24d (trad. Croiset, Paris, Les Belles Lettres 1959, légèrement modifiée).

100

Pour les sources anciennes, voir Xénophon (Mem. 1, 1, 2–4), mais aussi Flavius Josèphe (Ap. 2, 263).

101

Pl., Ap. 27c–d : τοὺς δὲ δαίμονας οὐχὶ ἤτοι θεούς γε ἡγούμεθα ἢ θεῶν παῖδας ; φῂς ἢ οὔ ; πάνυ γε. Οὐκοῦν εἴπερ δαίμονας ἡγοῦμαι, ὡς σὺ φῄς, εἰ μὲν θεοί τινές εἰσιν οἱ δαίμονες, τοῦτἂν εἴη ὃ ἐγώ φημί σε αἰνίττεσθαι καὶ χαριεντίζεσθαι, θεοὺς οὐχ ἡγούμενον φάναι με θεοὺς αὖ ἡγεῖσθαι πάλιν, ἐπειδήπερ γε δαίμονας ἡγοῦμαι (trad. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1959).

102

Voir, en ce sens, les remarques de Garland 1992, p. 145–150.

103

IG II2 12141 (= SEG 58.241), vv. 3–4 : οὖσα δὲ τοιαύτη χάριν οὐ δικαίαν κεκόμισμαι /οὔτε παρὧν ωἴμην οὔτε ἀπὸ δαιμονίου. Je reprends ici l’édition et la traduction de Cairon 2008.

104

Voir les quelques occurrences rassemblées par Nowak 1960, p. 31–37.

105

Voir, par exemple, Plut., Def. orac. 416d 2 ; 418c 13 (mais ici la forme est au pluriel) ; Quaest. plat. 999e 1 ; également l’adjectif en Fab. Max. 17, 5, 4.

106

Par exemple, Plut., Alex. 14, 8, 2 ; Eum. 19, 3, 3 ; Num. 4, 6, 4 ; Rom. 28, 3, 6.

107

Respectivement Plut., Thes. 15, 1 ; Per. 34, 4. Pour le δαιμόνιον qui se manifeste à travers des phénomènes naturels voir Cic. 49, 6, 6 et Dio 24, 3. Dans la Vie de Romulus, l’apparition surnaturelle d’un phallus dans le foyer qui annonce sa naissance est définie comme φάσμα δαιμόνιον. Voir, également, la colère divine en Rom. 24, 2 discutée plus haut.

108

Plut., Nic. 4, 1 ; Sull. 11, 1 ; Dio 24, 3 ; Them. 10, 1.

109

Plut., Dio 2, 2–4.

110

Plut., Quaest. rom. et gr. 292c ; voir, également, E Delph. 394c ; Sera 549e.

111

Plut., Dio 2, 4–6 : καίτοι λόγος τίς ἐστι τῶν ἀναιρούντων τὰ τοιαῦτα, μηδενὶ ἂν νοῦν ἔχοντι προσπεσεῖν φάντασμα δαίμονος μηδεἴδωλον, ἀλλὰ παιδάρια καὶ γύναια καὶ παραφόρους διἀσθένειαν ἀνθρώπους […] εἰ δὲ Δίων καὶ Βροῦτος, ἄνδρες ἐμβριθεῖς καὶ φιλόσοφοι καὶ πρὸς οὐδὲν ἀκροσφαλεῖς οὐδεὐάλωτοι πάθος, οὕτως ὑπὸ φάσματος διετέθησαν, ὥστε καὶ φράσαι πρὸς ἑτέρους, οὐκ οἶδα μὴ τῶν πάνυ παλαιῶν τὸν ἀτοπώτατον ἀναγκασθῶμεν προσδέχεσθαι λόγον, ὡς τὰ φαῦλα δαιμόνια καὶ βάσκανα, προσφθονοῦντα τοῖς ἀγαθοῖς ἀνδράσι καὶ ταῖς πράξεσιν ἐνιστάμενα, ταραχὰς καὶ φόβους ἐπάγει, σείοντα καὶ σφάλλοντα τὴν ἀρετήν. (trad. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1978).

112

Plut., Quaest. rom. et gr. 277a.

113

PGM (Preisendanz) : 1, 115 (πονερὰ δαιμόνια) et 4, 86 (δαιμόνια) ; 4, 3034, 3061, 3072, 3077 (πνεῦμα δαιμόνιον) ; 12, 282 ; 13, 798–99 (δαιμόνιον) ; 5, 120 (τὸ δαιμόνιον). La seule exception partielle est représentée par 5, 164–169, où τὰ δαιμόνια apparaît dans une formule qui sert au magicien pour appeler et maîtriser toutes les typologies possibles de démon.

114

Voir Bohak 2008, p. 194–214.

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