Introduction
L’économie politique devient à partir de la deuxième moitié du xviiie siècle un savoir qui se répand, progressivement, dans l’Europe entière. Les « Économistes », ou les « Philosophes économistes », ou encore les « Physiocrates » jouent un grand rôle dans ce mouvement intellectuel, avant que la Wealth of Nations d’Adam Smith ne vienne les supplanter.
L’économie politique s’occupe, selon la formule classique que Jean-Baptiste Say hérite en grande partie du titre d’un brillant essai de Turgot, de la production, de la distribution et la consommation des richesses. L’économie politique telle que l’entendent les Physiocrates, a une ambition beaucoup plus large : c’est une science globale de la société. Elle prend appui sur les processus productifs, distributifs et consommatoires, mais ne s’y arrête pas, car elle englobe aussi le droit constitutionnel, la politique et prétend même à être une morale.
Pour finir de placer le problème posé par le rapport existant entre cette « science nouvelle » et l’Europe des Lumières, il faut avoir présent à l’esprit le fait que la Physiocratie est un savoir de combat. En effet, il s’agit de lutter contre les tenants de la « science des marchands », lesquels envisagent les échanges, notamment internationaux, comme un jeu à somme nulle – ce que les uns gagnent, les autres le perdent – ce à quoi les Physiocrates opposent, sans relâche, l’idée de liberté du commerce. Un savoir de combat enfin contre des formes dépassées d’organisation politique au nom de l’évidence d’un ordre naturel et essentiel dont le tableau économique de François Quesnay donne la clé. Si l’on ajoute qu’ils parlent de Paris, en français, alors lingua franca de l’Europe éclairée, on peut comprendre l’impact de leurs doctrines sur l’Europe de la deuxième moitié du xviiie siècle, et bien au-delà.
Dans un premier temps, je rappellerai les principes sur lesquels se fonde la doctrine physiocratique en opposition à la « science des marchands », souvent connue sous le nom de mercantilisme, qui sert de repoussoir aux fondateurs de la Physiocratie. Dans un deuxième temps, je développerai ce que leur doctrine morale et économique propose, en insistant sur le changement très sensible qu’elle introduit dans la vision que l’on peut se faire de l’Europe économique, y compris dans les rapports qu’une Europe régénérée pourrait avoir avec le reste du monde, tout particulièrement l’Afrique et les colonies
1 L’œconomie politique contre la science des marchands
Avant que la Physiocratie ne prenne vigueur, les activités économiques sont considérées selon les principes adaptés des Discourses on Trade britanniques. Sans rentrer ici dans les détails de cette littérature, le point pertinent pour le présent propos tient dans le fait que cette approche de l’activité économique met l’accent sur la circulation monétaire des richesses en distinguant le circuit intérieur d’une nation et le circuit extérieur. Tant que la monnaie fait circuler les biens à l’intérieur de la nation, le commerce est profitable : ce que l’un perd, mesuré en monnaie, l’autre le gagne et la nation dans son ensemble s’enrichit en même temps que le volume de la circulation s’accroît. Il n’en est plus de même pour le commerce extérieur : si la nation importe plus qu’elle n’exporte, le déficit est soldé en monnaie, ce qui appauvrit la nation pratiquant un tel commerce. L’idéal est alors d’avoir une « balance positive » qui fait entrer du métal précieux dans la nation.
Depuis plus de deux siècles, nous voyons en Europe deux puissances dominantes et rivales, qui se croyaient destinées à subjuguer les autres, et qui, en donnant le mouvement à toutes les affaires, ne jouissent de leur fortune qu’autant qu’elles travaillent à l’accroître. Ces malheurs ne sont pas prêts à finir. Occupées à se nuire mutuellement, dans l’espérance de triompher enfin l’une de l’autre, et de subjuguer ensuite sans peine les autres États, elles recherchent l’amitié de quelques alliés dont
elles se défient, qu’elles n’aiment point, et qu’elles veulent tromper. Ceux qui sont assez puissants pour oser prendre part à leurs querelles, et se flatter de s’agrandir à leurs dépens, mettent leur secours à l’enchère, et les vendent au plus offrant ; tandis que les princes qui forment une troisième classe, et trop faibles pour avoir des grands projets suivis de fortune et d’agrandissement, ne cherchent qu’à se tenir éloignés de l’orage, ou s’y exposent témérairement.1
Cette vision militaro-économique est rejetée par François Quesnay, le fondateur de l’école physiocratique dans ses écrits de la période de la guerre de Sept Ans (1756–1763)2. Une approche nouvelle s’esquisse sous sa plume à l’occasion de la rédaction de l’article « Grains. Économie politique » paru en 1757 dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, un support qui jouit d’une large circulation en Europe. Quesnay présente un point de vue novateur reposant sur l’idée d’une identité des intérêts des nations qui commercent entre elles pour assurer la sécurité alimentaire des populations3. La démonstration repose sur le contraste entre deux modes d’organisation de la production et de la vente des grains4.
Lorsque le commerce extérieur est interdit, les prix varient plus fortement que ne varient les volumes récoltés – phénomène connu depuis la fin du xviie siècle. En conséquence, lorsque la récolte est mauvaise dans un pays, les prix montent très haut et les fermiers font un beau profit quand bien même il y a pénurie pour les consommateurs ; par contre, lorsque la récolte est abondante, les prix s’effondrent, les fermiers sont en perte alors que les consommateurs peuvent s’approvisionner aisément. La liberté du commerce des grains remet les choses dans l’ordre : lorsque la récolte est abondante, une partie peut être exportée et les prix ne baissent que modérément, et lorsque la récolte est
En quoi ce raisonnement à quelque chose à voir avec l’Europe ? En promouvant la liberté du commerce, Quesnay et les Physiocrates développent une conception de l’économie comme jeu à somme positive. Les nations qui vendent et celles qui achètent gagnent ; elles s’entraident mutuellement, compensant une récolte trop faible, par les excédents venus d’un autre endroit de l’Europe.
Une nouvelle ligne de clivage s’installe. Plutôt que le solde de la balance commerciale, c’est la nature de la production qui devient le critérium de la richesse, en raison de la doctrine de la productivité exclusive de l’agriculture, seul secteur à engendrer un produit net, un surplus de richesse par rapport aux intrants. Mais si les nations agricoles sont appelées à s’enrichir, sera-ce au détriment des nations dont l’économie est organisée autour du commerce ? L’opposition va-t-elle seulement changer de forme ? Rien de tel assure Quesnay car, là encore, à y regarder de plus près, il y a place pour une harmonisation des intérêts. En effet, explique-t-il, dans le cadre d’une division internationale du travail, les nations agricoles se spécialisent dans la production de grains et profitent de la spécialisation des nations commerçantes qui fournissent un fret à faible coût. Cette efficacité accrue dans le transport leur assure un « petit produit net du commerce », et leur permet de profiter également dans le concert des nations qui s’échangent mutuellement leurs productions agricoles5.
Prises ensemble, les deux pièces de cet argumentaire produisent un changement majeur permettant de concevoir l’unité existant entre les pays qui commercent entre eux. L’intérêt matériel les réunit et fait de leur proximité une unité potentielle, l’Europe, qui ne demande qu’à être perçue comme une évidence – un maître mot de la Physiocratie – pour devenir effective6.
À cette date, Quesnay ne procède pas à ce bond théorique pour parler de l’Europe comme une unité économique. Il n’est question chez lui que des nations particulières : la France, bien sûr, mais aussi l’Angleterre, la Hollande,
C’est pourtant à ce point que Lemercier de la Rivière va rencontrer l’Europe. En effet, abordant les relations entre les nations, il doit rendre compte de ce « système de balance de l’Europe » dont il a été déjà question plus haut. Son objet, écrit-il, est de pacifier le continent en empêchant qu’une nation plus forte que ses voisines ne parvienne à les subjuguer. La doctrine de la balance politique de l’Europe n’est alors rien d’autre qu’une sorte de ligue défensive, dont il détaille les défauts : l’équilibre ne peut se trouver qu’en divisant et opposant entre elles les nations ; il est difficile à calculer en raison des changements qui se font jour continuellement dans les rapports de force entre les nations. Au final, Lemercier de la Rivière affirme que « [l]e projet de diviser les puissances pour les forcer les unes par les autres, à vivre en paix, renferme donc une contradiction évidente entre la fin et les moyens »10.
Alors, il retourne l’argumentation. Si la pacification est obtenue par l’alliance de nations contre celle qui voudrait en subjuguer une autre, n’est-ce pas une preuve « que depuis longtemps on a regardé les nations de l’Europe comme
2 L’Europe et le monde
Il est une autre manière de marquer cette unité de l’Europe que les Physiocrates font valoir dans cette deuxième moitié du xviiie siècle. Il ne s’agit plus tant de situer les nations européennes les unes vis-à-vis des autres, mais de les placer au regard du reste du monde. Il n’y a pas meilleur moyen de le faire que de considérer l’importante question coloniale.
La question des colonies est alors dominée par la science des marchands, toute entière tournée vers les moyens d’accroître la puissance de la nation. Dans ce cadre, ainsi que le font les membres du groupe réuni autour de l’intendant du commerce Vincent de Gournay, la capacité à obtenir de la main-d’œuvre servile pour les plantations des « îles à sucre » est un objet de grande importance commerciale et politique. Pas question d’envisager une abolition de l’esclavage qui donnerait du même coup un avantage économique certain à la nation qui continuerait de faire l’odieux commerce de chair humaine pour reprendre les termes de Turgot. Et sur ce point, Samuel Du Pont, qui n’est pas encore devenu Du Pont de Nemours, fait œuvre originale en appliquant le principe de l’intérêt à la question esclavagiste.
Ce rapport de 1 à 2 entre la productivité de l’esclave et celle de l’ouvrier libre augmente considérablement l’efficacité relative du travail libre : son coût n’étant pas plus élevé que celui du travail servile, selon le calcul précédemment présenté, le salaire des ouvriers libres comparé avec le produit de leur travail serait donc environ de moitié meilleur marché. Les planteurs auraient donc un très grand intérêt à les employer, ce qui paraît possible étant donné le faible niveau des salaires en Europe16. La satisfaction de l’intérêt du planteur passe, en fin de compte, par celle de l’intérêt des travailleurs.
Il serait d’ailleurs facile de faire transporter d’Europe des hommes libres intéressés à gagner les quatre cent vingt livres que coûte annuellement un esclave pour mettre en valeur les plantations coloniales. Du Pont balaie ici « l’objection tant rebattue » selon laquelle les blancs ne peuvent travailler sous le climat brûlant des Antilles en rappelant que ces colonies ont été fondées par des blancs. L’Européen exercé au travail, ne craint-il pas d’ajouter, se révèle plus robuste que le nègre, l’asiatique, l’indien ou les naturels d’Amérique même dans leur propre climat. Du Pont compte donc sur l’immigration
Ce résultat ne discrédite cependant pas seulement la pratique esclavagiste des planteurs coloniaux ; il met en cause, de façon globale, le mode de relation à l’Autre développé par les Européens « qui semblent n’avoir tiré de leur esprit, de leurs arts, de leur industrie, que l’odieux privilège de mettre tout en combustion & de causer les malheurs de leurs semblables, d’un bout à l’autre de la terre »19. La demande constante de nouveaux esclaves suscite, entre les différents peuples de la côte d’Afrique, des guerres destinées à produire des captifs dont la moitié meurt sur les bateaux négriers pendant la traversée de l’Atlantique. La colonisation de l’Amérique a entraîné l’extermination de ses habitants qui n’auraient pas demandé mieux que de vendre les productions de leur pays. Pour sortir de cette « demi-civilisation » qui les a rendus propres à nuire à tout le monde sans leur servir à eux-mêmes, les Européens ne doivent pas seulement abolir l’esclavage, il leur faut promouvoir une nouvelle division internationale du travail, d’un côté par l’établissement de sucreries sur la côte d’Afrique (établissement qui suppose l’apport pacifique et négocié de capitaux et de savoir-faire), de l’autre par la reconversion de l’agriculture des colonies où les terres, épuisées par les cannes, demandent à changer de production. Projet grandiose ! L’enthousiasme du calculateur est tel qu’il prend soudainement un ton prophétique : le premier souverain qui rendra les Africains capables de vendre du sirop plutôt que des esclaves montrera la voie aux autres nations ; « il sera le bienfaiteur de l’Europe & de l’Afrique », « agréable à Dieu et aux hommes » ; « ses vertus & ses lumières attireront les récompenses du Ciel, les dons de la nature sur ses États & sur ceux de ses voisins »20. En conclusion, Du Pont adjure les colons de comprendre que « l’arithmétique politique » prouve que l’abolition est nécessaire, appelle les gouvernements à comprendre que « l’ignorance étaie l’injustice, & que l’injustice protège l’ignorance », invite tous les citoyens « éclairés et sensibles »
3 Les Physiocrates et l’Europe du despotisme éclairé
Doctrine née dans l’entourage immédiat de la monarchie française, la physiocratie a été largement diffusée dans un grand nombre de pays européens : Italie, Suède, Russie, Pologne, plusieurs principautés allemandes, Suisse, etc.22 Deux éléments ont contribué à cette diffusion.
Premièrement, dans l’Europe de la deuxième moitié du xviiie siècle, le despotisme éclairé est une forme de gouvernement bien plus valorisée que ne l’est la monarchie constitutionnelle anglaise, malgré ses vertus célébrées par Montesquieu dans L’esprit des loix. Bien mal nommée, la doctrine du despotisme légal23 vantée par Lemercier de la Rivière offre l’espoir de maintenir le pouvoir personnel des familles régnantes tout en modernisant leur administration, et tout particulièrement leur administration économique, ressort de la puissance de l’État.
Deuxièmement, le groupe formé autour de François Quesnay se modifie à partir de la fin des années 1760. Au point de départ, il s’agissait de quelques individus proches de l’administration du royaume qui se réunissaient dans l’Entresol que Quesnay occupait à Versailles. Par la suite, le groupe prend appui sur le salon du marquis de Mirabeau et entre de plain-pied dans la dynamique propre à la vie de salon parisienne, attirant à la Physiocratie de nombreux étrangers lors de leurs séjours dans la capitale24. On compte ainsi
Les tentatives d’application les plus poussées de leurs thèses économico-politiques sont impulsées par Johan Schlettwein sous les ordres du Margrave de Bade, dans les années 1760. Après quelques succès dans l’application de réformes de la fiscalité et du droit commercial dans deux bailliages, les difficultés se font jour, notamment lorsqu’il est question de la détermination de la base fiscale – le produit net de la culture. Dans la décennie suivante, le Margrave prend les premières dispositions pour lancer une réforme fiscale d’envergure qui ne verra pas le jour tant les travaux préliminaires sont lourds et épuisent l’enthousiasme de Butré26.
En Toscane, le grand-Duc s’intéresse lui aussi de très près aux idées nouvelles proposées par les Physiocrates, alors même que la réflexion économique italienne est riche et marquée par le scepticisme vis-à-vis de points essentiels de la doctrine telle la productivité exclusive de l’agriculture, comme c’est le cas de Pietro Verri. La diffusion des textes physiocratiques par le gouvernement toscan vise à soutenir sa politique de libéralisation du commerce des grains, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Grand-Duché, l’abolition des corporations et la mise en place d’une réforme fiscale. D’une manière générale, ce sont les idées de liberté du commerce et de réforme fiscale qui retiennent l’attention des gouvernants et de leurs administrations. Les idées de liberté économique gagnent de ce fait du terrain dans l’ensemble de l’Europe, grâce
4 La Physiocratie et la diffusion européenne des sciences sociales
Il serait dommage de s’en tenir aux seules relations des Physiocrates et des têtes couronnées soucieuses de réformer leurs administrations pour mieux gérer leurs impôts selon les principes de la science nouvelle de l’économie politique, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Dupont28. La conception de l’économie développée par la Physiocratie mérite d’être également prise en considération. En effet, s’en tenir à une conception étroite de l’économie politique ne rendrait pas justice à leurs efforts en vue de construire une science globale du social, dans laquelle le droit, la politique et la morale sont étroitement reliés les uns aux autres. Au-delà de telle ou telle dimension de la doctrine physiocratique, il faut être attentif aux mots. On sait que François Quesnay a été un créateur en ce domaine29, et c’est bien ce dont il est question aussi lorsqu’il s’agit de nommer un ensemble de nations, souvent considérées comme divisées ou disparates.
L’état de la population et de l’emploi des hommes sont donc les principaux objets du gouvernement œconomique des États, car c’est du travail et de l’industrie des hommes que résultent la fertilité des terres, la valeur vénale des productions et le bon emploi des richesses pécuniaires. Voilà les quatre sources de l’abondance : elles concourent mutuellement à l’accroissement les unes des autres, mais elles ne peuvent se soutenir que
par la manutention de l’administration générale des hommes, des biens, des production.30
Ce même terme de gouvernement œconomique est aussi placé en tête d’un des textes majeurs résumant les éléments essentiels de la doctrine physiocratique : Les maximes générales du gouvernement œconomique, publié en 1767. Les membres du groupe réuni autour de Quesnay emploient des terminologies différentes, mais il y a une expression qui va faire son chemin d’une manière toute particulière et qui se rapporte étroitement au présent propos.
Le tableau économique fait marcher les sciences morales et politiques à grands pas vers leur perfection, parce qu’il rend sensibles et comme palpables toutes les règles de l’ordre et toutes leurs conséquences. Dans sa merveilleuse simplicité, sont présentées à découvert et placées à leur rang naturel toutes les causes nécessairement efficaces de la puissance
des souverains, de la prospérité des États, de la félicité des nations, et du bien-être de l’humanité.34
Sous l’impulsion de Baudeau, Les Éphémérides du citoyen véhiculent l’idée selon laquelle il existe une science générale du social dont la science économique est une partie. Cette formulation va par la suite faire l’objet d’une profonde et durable inscription dans les institutions savantes qui se mettent en place au cours du xixe siècle. Baudeau fait état d’un goût pour les connaissances économiques dans toute l’Europe, en Italie, en Espagne, au Portugal, tout en mentionnant plus particulièrement l’Allemagne, la Suisse, le Danemark, l’Angleterre et la Hollande. En somme, Baudeau prend date devant l’histoire et devant l’Europe.
La terminologie physiocratique reçoit une première consécration avec la création, en 1795, de l’Académie des sciences morales et politiques, constituée des sections « Philosophie », « Morale », « Législation », « Économie politique » et « Histoire »35. Elle est abolie par Napoléon Bonaparte en 1803, mais renaît de ses cendres en 1832 et devient un des piliers du petit monde des économistes libéraux, puisque dans les deux décennies suivantes des publicistes et hommes d’État comme Adolphe Blanqui, Charles Comte, Charles Dunoyer, Alexandre de Laborde, Hippolyte Passy, Pellegrino Rossi en deviennent membres. En liaison avec l’éditeur Guillaumin qui accueille le Journal des économistes et le Dictionnaire de l’économie politique, et le petit nombre de chaires d’enseignement alors existantes, l’Académie est un des piliers du groupe des économistes libéraux36. L’institution devient le lieu d’une orthodoxie en philosophie et en économie politique et, surtout, le lieu de la formation d’une science à destination des hommes d’État, notamment après la révolution de 184837.
La diffusion européenne des sciences morales et politiques est alors portée par les économistes français, principalement par l’intermédiaire des ouvrages de Jean-Baptiste Say, alors même qu’ils s’opposent à la doctrine des Physiocrates. Le réseau des correspondants étrangers de cette Académie
Plus marquant encore, la diffusion européenne des sciences morales et politiques prend une forme institutionnelle de grande ampleur avec la fondation d’Académies similaires dans l’Europe de la première moitié du xixe siècle38. Ainsi, en Italie, une section de sciences morales et politiques est créée à l’Institut National de Bologne (1802), puis à celui de Naples (1808), avant de devenir une Académie des sciences morales et politiques (1857), comme on en fonde une également en Lombardie (1864) et à Rome (1874). La Belgique établit une section de sciences morales et politiques au sein de l’Académie royale de Belgique (1843) ; en Suisse, une section du même nom est créée à l’Institut National de Genève (1853) ; en Espagne, une Académie royale des sciences morales et politiques est créée à Madrid (1857), tandis qu’un ensemble similaire de savoirs – morale, législation, économie politique et histoire – fait son apparition à Cambridge39.
L’économie politique des Physiocrates a disparu de l’horizon intellectuel des économistes, des publicistes et des législateurs au profit de l’économie politique fondée sur les réflexions d’Adam Smith et de ses successeurs. Avant que l’on ne sache que la Wealth of Nations et la Theory of Moral Sentiments de Smith complétées par les Lectures on Jurisprudence40 pointaient dans la même direction, le regroupement des sciences sociales sous le label des sciences morales et politiques est un des legs durables de la Physiocratie à la construction d’une Europe intellectuelle.
Conclusion
L’économie politique physiocratique a jeté les ferments d’une unité européenne fondée sur les avantages que l’on peut se promettre de la liberté des échanges au sein d’un ensemble composé de pays se spécialisant les uns dans la production de biens agricoles et les autres dans l’industrie et le fret. Au lieu de voir dans la sphère économique une source de conflits et de heurts, ils proposent un horizon de collaborations et de transactions mutuellement avantageuses. L’intérêt est promu au rang de passion raisonnable et rationnelle sur laquelle il est possible de concevoir une unité des différentes nations européennes, tant sur les plans économiques que politiques. La Physiocratie a également su porter cette vision irénique d’un fondement économique pacifique au niveau des échanges entre l’Europe et le reste du monde, à une période où le commerce colonial et la traite d’esclaves battent leur plein. L’économie politique libérale du début du xixe siècle prolongera leurs efforts, quand bien même leur doctrine de la productivité unique de l’agriculture est définitivement rejetée. Et c’est sous la bannière de la conception large de l’économie politique que véhicule l’expression de sciences morales et politiques que la première institutionnalisation des sciences sociales s’effectue avant que les universités européennes lui fassent une place.
L’idée d’un intérêt marchand commun comme base d’une union européenne se renforçant peu à peu ne leur appartient pas ; mais il n’est pas difficile de voir dans leurs propos un premier pas dans cette direction. Si l’on prend au sérieux, comme il se doit, leur conception d’une économie politique composante majeure des sciences morales et politiques, capable de renouveler l’ordre politique des nations européennes, en définissant le champ d’action des dirigeants selon les avantages économiques que les peuples en tirent, on peut également y trouver cette idée chère à l’ordolibéralisme selon laquelle le politique doit être soumis à l’économique pour le bien des populations41. Une utopie dont on connaît les avantages, mais aussi les étroites limites.
G. Bonnot de Mably, Principes des négociations, pour servir d’introduction au Droit public de l’Europe fondé sur les traités (1757) in Collection complètes des œuvres de l’abbé de Mably, Paris, Desbrière, An iii, vol. 5, pp. 11–12.
N.d.E. : Sur les ruptures qu’opèrent Quesnay et ses disciples, et leur lien avec la notion de « Constitution économique », voy. aussi infra dans ce volume, H. Rabault, « Le Concept de Constitution économique: émergence et fonctions » et P. C. Caldwell, « The Concept and Politics of the Economic Constitution ».
F. Quesnay, « Grains. Œconomie politique » (1757), in Œuvres économiques complètes et autres textes, vol. I, Paris, Institut National des Études Démographiques, 2005, pp. 161–212.
L’argument est présenté plus longuement dans Ph. Steiner, « Demand, Price and Net Product in Quesnay’s first articles », European Journal of the History of Economic Thought, 1994, vol. 1, n°2, pp. 231–252 et La “science nouvelle” de l’économie politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, chap. 3, pp. 49–95.
Ce point de la doctrine de Quesnay est explicité dans Ph. Steiner, « Quesnay et le commerce », Revue d’économie politique, 1997, vol. 107, n°5, pp. 695–713.
N.d.E : pour une réflexion sur la manière dont le projet actuel d’intégration européenne tente de façonner et d’unifier une « société européenne », voy. infra dans ce volume, H.-W. Micklitz « Society, Private Law and Economic Constitution in the EU ».
F. Quesnay, « Dialogue sur le commerce » (1766), in Œuvres économiques complètes et autres textes, vol. ii, Paris, Institut National des Études Démographiques, 2005, pp. 903–944.
P.-P. Lemercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767), Genève, Slatkine, 2017, Discours préliminaire. L’ouvrage a été rédigé en très étroite collaboration avec Quesnay, comme le souligne Bernard Herencia, qui a assuré la publication de cette édition de référence, dans sa « Présentation ».
Ibid., pp. 327 et s.
Ibid., p. 332.
Ibid., p. 333.
Ibid., p. 335.
N.d.E. : projet qui entre en résonance avec l’intégration européenne de la seconde moitié du xxe siècle, analysée en détail infra dans ce volume, dans les diverses contributions de la Part 2 – The European Economic Constitution. From Micro to Macro.
Le calcul de Du Pont, et les débats qui suivirent ont été présentés et analysés dans C. Oudin-Bastide et Ph. Steiner, Calculation and Morality, Oxford, Oxford University Press, 2019.
P.-S. Du Pont, « Observations importantes sur l’esclavage des nègres », Les Éphémérides du citoyens, 1771, vol. vi, pp. 163–246, spéc. p. 238.
Ibid., pp. 238–239.
Ibid., pp. 235–238.
Ibid., p. 240.
Ibid.
Ibid., p. 244.
Ibid., p. 246.
Il existe trois sources principales pour explorer d’une manière critique la diffusion européenne de la Physiocratie : B. Delmas, T. Demals et Ph Steiner (dir.) La diffusion internationale de la Physiocratie (18e-19e), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1995 ; T. Carvalho, La Physiocratie dans l’Europe des Lumières. Circulation et réception d’un modèle de réforme de l’ordre juridique et social, Rennes, Thèse de droit, Université de Rennes 1, 2016 ; S. Kaplan et S. Reinert (dir.), The Economic Turn. Recasting Political Economy in Enlightenment Europe, Londres, Anthem Press, 2019.
N.d.E.: sur cette notion de « despotisme légal », voy. infra dans ce volume, P. C. Caldwell, « The Concept and Politics of the Economic Constitution ».
L. Charles et C. Théré, « From Versailles to Paris: The Creative Communities of the Physiocratic Movement », History of Political Economy, 2011, vol. 43, n°1, pp. 25–58.
La liste détaillée est fournie dans la thèse de T. Carvalho, La Physiocratie dans l’Europe des Lumières, op. cit., annexe 9.
Ibid., chap. 2.
G. Klotz, Ph Minard et A. Orain (dir.), Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760–1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
De l’origine et des progrès d’une science nouvelle est le titre d’un opuscule publié par P.-S. Du Pont en 1767.
M.-F. Piguet, Classe, histoire du mot et genèse du concept. Des Physiocrates aux historiens de la Restauration, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996.
F. Quesnay, « Hommes », in Œuvres économiques complètes et autres textes, vol. I, op. cit., pp. 257–323, spéc. p. 259.
Les Éphémérides du citoyen, ou Bibliothèque raisonnée des sciences morales et politiques, Paris, Delalain et Lacombe, 1765–1772.
N. Baudeau, Éphémérides du citoyen, 1767, vol. 1, p. 6.
Le texte de Baudeau contient huit fois l’expression science morale et politique (au singulier ou au pluriel), mais aussi des expressions proches comme connaissance morale et politique, doctrine ou philosophie morale et politique. Sciences économiques ou connaissance économique ne se trouvent que deux fois sous sa plume.
N. Baudeau, Éphémérides du citoyen, 1767, vol. 1, pp. 23–24.
M. Staum, Minerva’s Message. Stabilizing the French Revolution, Montréal, McGill-Queen University Press, 1996.
L. Le Van-Lemesle, Le juste ou le riche. L’enseignement de l’économie politique, 1815–1950, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2004, chap. 3.
A.-S. Leterrier, L’institution des sciences morales et politiques (1795–1850), Paris, L’Harmattan, 1995 ; C. Delmas, Instituer des savoir d’État : L’Académie des sciences morales et politiques au 19e siècle, Paris, L’Harmattan, 2006.
Je m’appuie ici sur les articles de J. Vincent, « Les “sciences morales et politiques” de la gloire à l’oubli ? Savoirs et politique en Europe au 19e siècle », Revue pour l’histoire du cnrs, 2007, vol. 18, pp. 38–43 et d’A-S. Leterrier, « Un réseau de pensée européen : l’Académie des sciences morales et politiques sous la Monarchie de Juillet », 1848 : révolution et mutation au xixe siècle, 1991, vol. 7, pp. 37–54. Pour le moral tripo à Cambridge, on peut également se reporter au travail de S. Collini, « A place in the syllabus: political science at Cambridge », in S. Collini, D. Winch et J. Burrow, That Noble Science of Politics. A study in nineteenth century history of ideas, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, chap. 11.
C. Coquelin, « Sciences morales et politiques », in C. Coquelin et C. Guillaumin (dir.), Dictionnaire de l’économie politique, vol. ii, Paris, Guillaumin, 1853, pp. 600–601 ; et J. Vincent, « Les “sciences morales et politiques” de la gloire à l’oubli ? Savoirs et politique en Europe au 19e siècle », op. cit., p. 41.
Ces notes de cours ne sont connues qu’à partir de l’édition qu’en donne Edwin Cannan en 1868.
N.d.E. : concernant l’ordolibéralisme et son influence sur le concept de constitution économique, voy. les contributions des Sections 1 et 2 du présent ouvrage ; concernant son éventuelle influence sur l’intégration européenne, voy. les contributions des Sections 3 et 4, ainsi que la conclusion de C. Joerges, « Economic Constitutionalism and “The Political” of “The Economic” ».
Bibliographie sélective
Bonnot de Mably, G., Principes des négociations, pour servir d’introduction au Droit public de l’Europe fondé sur les traités (1757), in Collection complètes des œuvres de l’abbé de Mably, Paris, Desbrière, An iii, vol. 5.
Carvalho, T., La Physiocratie dans l’Europe des Lumières. Circulation et réception d’un modèle de réforme de l’ordre juridique et social, Rennes, Thèse de droit, Université de Rennes 1, 2016.
Delmas, B., Demals ,T., et Steiner ,Ph., (dir.), La diffusion internationale de la Physiocratie (18e-19e), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1995.
Delmas, C., Instituer des savoir d’État : L’Académie des sciences morales et politiques au 19esiècle, Paris, L’Harmattan, 2006.
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