Discussion Le Concept de Constitution économique : émergence et fonctions

In: The Idea of Economic Constitution in Europe
Author:
Hugues Rabault
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Résumé

La contribution examine l’émergence du concept de constitution économique dans la pensée économique et juridique, et expose sa fonction d’instrument pour l’analyse du soubassement juridique de l’ordre économique.

Introduction

Quiconque s’intéresse sérieusement au droit économique finit nécessairement par croiser dans son parcours le concept de « constitution économique ». L’étape de la réflexion où nous nous trouvons fait surgir une interrogation qui constitue un préalable nécessaire à l’étude de tout concept, la question de l’origine1. Le concept de constitution économique ne va pas de soi. Tout au contraire il peut être tenu pour discutable. Il n’est pas rare de rencontrer parmi les juristes constitutionnalistes une hostilité à son endroit. Une approche conservatrice tendra à défendre l’idée que la notion de constitution devrait être réservée au domaine de la politique. L’équivalence constitutiopoliteia de la tradition2 peut sembler réserver l’application du concept de constitution au problème de la forme de la cité. La constitution des modernes représente un recyclage de la politeia d’Aristote3. Pour résumer, la politeia, la structure fondamentale de la cité (polis), son identité propre, consiste d’abord en un choix, ou un agencement, entre des formes politiques, monarchique, aristocratique ou démocratique4, du pouvoir. Le constitutionnalisme moderne transforma, longtemps après, le problème en un choix entre monarchie et république, toujours dans l’esprit de l’aristotélisme (basileia/politeia)5, puis entre diverses formes, de séparation des pouvoirs, d’organisation territoriale6, etc.

Le concept de constitution de la tradition était pourtant beaucoup plus souple. Selon la relation macrocosme/microcosme, la constitution désignait un de ces ordres qui se reflètent les uns dans les autres, l’ordre de la cité certes, dont l’idéal est à l’image du gouvernement divin, et c’est pourquoi Thomas d’Aquin voyait la monarchie comme le meilleur régime7, mais aussi, donc, l’ordre cosmique, qui est la constitution du monde (constitutio mundi)8, et la complexion physique de l’homme, placé au centre de la création. Dans la tradition occidentale, qu’illustre la théologie de Thomas d’Aquin, la raison, dirigeant l’individu ou le gouvernement de la cité, se construit sur le modèle de l’intellect divin, dont la création poursuit le plan9. L’ambiance sémantique de la tradition ne laissait ainsi pas place à l’idée d’une constitution économique. La constitution politique était située entre deux ordres dont elle était le reflet, l’ordre cosmique de la création et l’ordre humain de la créature.

Ce contexte sémantique rend pertinente l’interrogation sur l’émergence du concept de constitution économique. La présente recherche permet d’identifier deux moments de l’histoire de ce concept. Nous devons à deux juristes belges, Alexis Jacquemin et Guy Schrans, qui nous ont laissé l’un des meilleurs ouvrages en langue française d’introduction au droit économique, d’avoir repéré chez les physiocrates la première occurrence du concept de constitution économique10. Une première émergence du concept se trouve ainsi chez le physiocrate Nicolas Baudeau11, qui traite de la « constitution économique des États policés »12. L’idée de constitution économique des physiocrates contient un véritable programme de politique économique :
  1. 1° Pour éviter de mieux en mieux autant qu’il est possible les crimes ou délits, pour accomplir de mieux en mieux toute justice, pour suivre le plus possible l’ordre de bienfaisance, il faut une société économique entre les hommes. 2° Trois arts caractéristiques forment cette société : l’art social, qui fait naître, qui maintient, qui perfectionne le savoir, le vouloir, le pouvoir […]. L’art productif qui prépare et qui opère les récoltes des productions naturelles […]. L’art stérile qui les façonne, les unit, les incorpore l’une à l’autre pour en former des subsistances qui se consomment […]. Voilà toute la législation économique ; elle est unique, éternelle, invariable, universelle ; elle est évidemment divine et essentielle.13

Dans le lexique de Nicolas Baudeau, l’expression de « constitution économique » est synonyme de celle de « législation économique ». Il est loisible de déduire de l’idée de constitution économique des maximes de politique économique, qui concluent le propos de Nicolas Baudeau : « Surtout ne jamais usurper aucune propriété, n’en jamais empêcher l’acquisition, la perfection, la jouissance, c’est-à-dire, ne violer jamais aucune liberté […] »14 Ainsi Baudeau dénonce-t-il les mesures, contraires à la constitution économique, qu’il qualifie d’« antiéconomiques »15. Le concept de constitution économique tel que nous l’envisageons ici ne renvoie pas à la sphère hypercosmique des idées éternelles, il surgit dans un contexte singulier, et le retour à la doctrine des physiocrates proposé dans le colloque nous permet de mieux saisir le sens de cette émergence.

Un second moment d’émergence du concept de constitution économique consiste dans ce que l’histoire du droit public allemand désigne comme le « conflit autour de la constitution économique » (Streit um die Wirtschafts- verfassung), qui surgit durant l’entre-deux-guerres en Allemagne, et qui illustre la fécondité de la doctrine constitutionnelle allemande de cette époque. Il convient d’ajouter que si ce conflit naquit de l’exégèse de la Constitution de Weimar, il n’a pas cessé, nous le verrons, avec la Loi fondamentale actuelle16. Dans la jurisprudence constitutionnelle fédérale, il s’est soldé – Karslruhe locuta, causa finita… – par la fameuse thèse de la « neutralité en termes de politique économique »17 (wirtschaftspolitische Neutralität des Grundgesetzes) de la constitution18. La doctrine allemande19 reste toutefois sceptique quant à cette thèse, qui correspond en réalité à un enjeu pratique de judicial self-restraint de la part de la juridiction constitutionnelle, mais n’exprime pas nécessairement la vraie nature économique de la Loi fondamentale20. Dans la théorie contemporaine du droit économique, la discussion autour du thème de la constitution économique est, par ailleurs, sortie du champ du droit public interne, pour envahir les domaines du droit public international. L’essor de l’Organisation Mondiale du Commerce (omc) à partir du milieu des années quatre-vingt-dix contribua à cette évolution. L’interrogation sur la constitution économique se porte alors naturellement sur la structure juridique de régions d’États, dont l’Union européenne est le modèle21, ou de l’économie globale22. Le débat s’est ainsi excentré de la structure de l’économie nationale vers des interrogations sur la constitution de l’économie globale, voire sur la dimension transnationale de la constitution économique contemporaine23.

Une investigation supplémentaire serait nécessaire, nous semble-t-il, en ce qui concerne la présence du concept dans la théorie économique allemande antérieure au premier conflit mondial24. En termes de théorie économique, le concept apparaît central chez les ordolibéraux25, où il désigne la dimension politico-juridique de l’idée d’« ordre économique »26. L’apport essentiel de l’ordolibéralisme fut précisément le couplage des théories économique et juridique. La constitution économique, dans sa définition formulée par le juriste Franz Böhm, représente sous l’angle juridique ce que l’économiste Walter Eucken théorise par sa notion d’ordre économique27. L’idée fondamentale est ici que tout ordre économique suppose une infrastructure juridique. Si Eucken présente la théorie des ordres économiques comme son apport spécifique à la théorie économique, il mentionne également les notions, présentes dans l’école historique allemande, d’« étapes », de « stades » ou de « styles économiques »28. Critiquant la notion de « style économique », Eucken en est également l’héritier. En ce sens l’idée de constitution économique de la théorie économique ordolibérale poursuivrait un apport spécifique de la tradition de la science économique allemande.

Nous disposons donc, nous allons le montrer, de trois sens différents du concept de constitution économique, qui s’expliquent par des contextes historiques et des fonctions assumées par ce concept : une fonction normative (1.), une fonction exégétique (2.) et une fonction descriptive (3.).

1 La fonction normative du concept de constitution économique

La contribution de Philippe Steiner sur la théorie des physiocrates29 nous invite à replacer le concept de constitution économique dans le contexte de l’émergence de la science économique. La notion de constitution économique des physiocrates désignait peu ou prou ce que la pensée économique connaît sous la dénomination de « lois de l’économie ». Dans la conception antérieure aux physiocrates, l’économie prenait la forme d’une politique économique active. La question de la prospérité matérielle collective, qui fut le moteur de la pensée économique originelle, était la préoccupation centrale de ceux qui seront englobés par Adam Smith sous la dénomination de mercantilistes. Mais dans la conception de ces derniers, l’économie n’était pas distincte de la politique, elle se trouvait à son service30. Dans l’esprit de Thomas d’Aquin, de même que l’ordre divin tend au salut de l’homme, la politique ne s’assigne qu’une fonction, servir ce dessein divin, et la politique économique n’est jamais qu’un instrument au service de l’inscription de l’action humaine dans la téléologie de l’ordre cosmique. Si les gouvernants se doivent d’assurer la prospérité matérielle de leurs sujets, c’est que le bien-être matériel des hommes est une condition de la vertu, et donc du salut31. Dans ce type de conception, il n’y avait pas encore place pour une science économique autonome. Les théories économiques demeuraient des développements particuliers de la théologie et de la politique.

Or cette tournure d’esprit ne s’estompa pas avant le xviiie siècle. La notion d’« économie politique » de Montchrestien, par exemple, ne représente nullement l’émergence d’une science économique autonome, précisément parce qu’elle ne se détache pas de l’idée que l’économie n’était qu’une dimension de la politique. La politique, dont le but est le bien commun, tendait au salut du peuple, c’est-à-dire à sa santé (salus populi) en un sens tant matériel que spirituel. Sans doute l’une des meilleures illustrations de cette représentation hiérarchisée de l’ordre de la vie collective orienté vers une finalité unifiée est-elle le grand traité de la police de Nicolas de La Mare32, qui décrit la politique du monarque d’abord comme morale et religieuse, et ensuite comme économique. L’économie s’inscrit dans l’emboîtement ordonné d’une téléologie unifiée au service de l’accomplissement spirituel, individuel et collectif, de l’homme.

Cela nous permet de mesurer l’apport des physiocrates, qui consiste en une manière de saut hors de la tradition. L’innovation des physiocrates, illustrée sous forme iconographique par le fameux « Tableau économique » de François Quesnay33, trouve une autre incarnation dans le concept de constitution économique. Ce qui surgit dans la théorie des physiocrates consiste dans l’idée d’une autonomie de l’économie dans le contexte social. Une « législation économique » surgit qui se trouve différenciée de la politique. L’économie commence à imposer sa loi dans ce sens qu’elle échappe par sa légalité à la théorie de l’action politique. Dans la conception mercantiliste, la politique économique active était un moteur de la prospérité. Celle-ci était tributaire d’une bonne administration, d’une bonne police dans le sens de l’expression utilisée par Nicolas de La Mare. Chez les physiocrates, l’économie acquiert ses propres lois, et la légalité de l’économie s’émancipe de la légalité politique.

À la distinction entre l’« art productif », qui désigne l’agriculture, source de toute richesse selon les physiocrates, et l’« art stérile », qui désigne le processus de transformation, Nicolas Baudeau ajoute l’« art social », qu’il identifie aux idées de « savoir », de « vouloir » et de « pouvoir ». Ici se trouve l’épistémologie des physiocrates. C’est la connaissance qui est placée au cœur du projet des physiocrates, car la science doit orienter la décision, le « vouloir », en fonction de possibilités, c’est-à-dire d’une conformité à la réalité, à la « nature », qui se trouve au centre de leur système théorique. Le but de la science des physiocrates est précisément la découverte de ce qu’on nommera ensuite les « lois de l’économie », ce que Baudeau appelle la « législation économique » ou la « constitution économique ». Les échecs de la politique économique, les disettes, les famines, sont moins, selon les physiocrates, le produit de l’inaction politique, que de l’ignorance, de l’absence d’une connaissance suffisante de la constitution économique. La science des physiocrates veut remédier à cette lacune, en révélant, pour la première fois, les « lois de l’économie ». Or, souligne Baudeau, ces « lois de l’économie » sont intemporelles et universelles, la législation économique étant « unique, éternelle, invariable, universelle ».

Quel est donc le sens de cette version du concept de constitution économique? Confronté au concept traditionnel, il permet de relativiser la constitution dans son sens politique. La théorie politique contemporaine des physiocrates, il suffit en cela de se référer à Montesquieu, mais aussi à toute une littérature moins prestigieuse, reconnaît la pluralité des constitutions politiques. L’Europe de l’époque connaît des monarchies, mais aussi bien des républiques, diverses. La pensée politique d’alors reste fidèle à la philosophie politique classique, qui admet, d’une part, que les régimes politiques sont divers, et, d’autre part, qu’ils sont soumis à une mutabilité, à des « révolutions », à l’instar des planètes, les astres errants dans le cycle immuable des constellations. À l’opposé de ce monde politique contingent, les physiocrates prétendent révéler la véritable dimension humaine de l’ordre cosmique, qui ne relève plus de la politique mais de l’économie. C’est ainsi que le concept de constitution économique participe de l’autonomisation de la « législation économique » vis-à-vis de la contingence de la politique.

Nicolas Baudeau est absolument fidèle à la doctrine de Quesnay, malgré quelques déplacements lexicaux. Sa notion de constitution économique illustre l’idée d’un ordre économique intangible, séparé de l’ordre politique. Tous les problèmes économiques tiennent à l’ignorance de cet ordre. Comme l’avance Quesnay :

Il faut donc bien se garder d’attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation de l’ordre même des lois physiques, instituées pour opérer le bien. Si un gouvernement s’écartait des lois naturelles qui assurent les succès de l’agriculteur, oserait-on s’en prendre à l’agriculture elle-même de ce qu’on manquerait de pain, et de ce que l’on verrait en même temps diminuer le nombre des hommes, et augmenter celui des malheureux ?34

La constitution économique de Baudeau représente une structure normative analogue, ce que dit littéralement François Quesnay, aux lois de la physique newtonienne. Elle s’impose aux gouvernants de l’extérieur, elle est indépendante des lieux et des circonstances, ce que souligne la redondance rhétorique de la formule Baudeau : « elle est unique, éternelle, invariable, universelle ; elle est évidemment divine et essentielle ». Les lois de l’économie découvertes par les physiocrates sont en ce sens tout à fait différentes des recettes de politique économique de leurs prédécesseurs. Les lois de l’économie se trouvent extraites, déconnectées, des lois de la politique. Les lois de l’économie sont l’expression d’un ordre raisonnable et immuable35, alors que les lois de la politique sont, répétons-le, contingentes et aléatoires :

Il y a des sociétés qui sont gouvernées les unes par une autorité monarchique, les autres par une autorité aristocratique, d’autres par une autorité démocratique, etc. Mais ce ne sont pas ces différentes formes d’autorités qui décident de l’essence du droit naturel des hommes réunis en société, car les lois varient beaucoup sous chacune de ces formes. Les lois des gouvernements, qui décident du droit des sujets, se réduisent presque toujours à des lois positives ou d’institution humaine ; or ces lois ne sont pas le fondement essentiel et immuable du droit naturel ; et elles varient tellement, qu’il ne serait pas possible d’examiner l’état du droit naturel des hommes sous ces lois.36

Ici se joue un phénomène souvent dénoncé par la critique de l’économie. La légalité économique, sous l’idée de constitution économique, se déconnecte de l’ordre politique, se trouve extraite de celui-ci, jusqu’à ce que, par un mouvement de renversement, l’ordre politique soit subordonné à l’ordre économique. La constitution économique prend ainsi le pas, comme projet de société, sur la constitution politique. Ce qui apparaît avec les physiocrates est une nouvelle forme de pensée. Celle-ci sera reproduite par les libéraux, mais les prémices théoriques, sécularisées, passeront à l’arrière-plan. Pourquoi dans la Richesse des nations Adam Smith ne pose-t-il jamais la question de la nature du régime politique ? Précisément parce que l’idée de la primauté des lois de l’économie sur les lois de la politique est, de son point de vue, acquise.

La constitution économique en ce sens est la vraie loi du monde, le cœur caché du projet divin, que la science des physiocrates peut enfin révéler à l’humanité. Ce point explique précisément cette dénomination que se donnent les physiocrates lorsqu’ils se qualifient d’économistes. L’économie n’est plus une subdivision de la politique, comme chez leurs prédécesseurs. C’est au contraire la politique qui devrait se soumettre à l’économie. La forme de pensée créée par les physiocrates anticipe la maxime selon laquelle « l’économie se venge toujours ». Les gouvernements peuvent ignorer les « lois de l’économie », les fouler aux pieds, mais ce sera toujours à leur détriment. La fidélité aux vraies lois de l’économie, qui est fidélité en un sens également théologique, soumission à l’œuvre divine, est source non seulement de prospérité économique, mais aussi le projet d’une concorde politique universelle. Quel peuple voudrait s’en prendre à son voisin s’il nage dans la prospérité ? Philippe Steiner décrit magistralement la physiocratie comme un projet européen37, c’est-à-dire, à cette époque, universel, analogue au projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre. Chez les physiocrates l’idée commune de la pacification par le commerce, qu’on trouve chez Montesquieu38, devient une forme plus systématique de pacification par l’économie.

La constitution économique des physiocrates comporte donc un sens normatif. C’est un projet, un modèle, un idéal auquel doivent se plier les gouvernants s’ils veulent le bonheur de leurs sujets et de l’humanité, c’est-à-dire en particulier, car c’est une question économique sous-jacente à la théorie des physiocrates, mettre fin aux disettes. Dernier point à souligner, lorsque Baudeau parle de la « divinité » de la constitution économique, il faut lire le texte de façon littérale. La science économique de Quesnay est déconnectée de la politique mais non encore de la théologie. Cela explique l’optimisme économique des physiocrates. La constitution économique a été méditée, pour ainsi dire, par Dieu, dans le souci du bonheur des hommes. Les lois de l’économie, et, parmi elles, celles qui régissent l’agriculture, ont été pensées et construites – « intelligées » dirait Thomas d’Aquin – par l’Être suprême en sorte de permettre la prospérité du genre humain. Il convient de libérer la société du joug des lois humaines « antiéconomiques », pur fruit de l’ignorance, pour permettre à la providence divine de s’accomplir. La théologie économique des physiocrates intègre de la sorte les acquis de la science cartésienne. Les mercantilistes pensaient encore, pour reprendre les termes des physiocrates, le « gouvernement économique » comme le moteur de la scolastique, qui ne peut cesser sans dommage de fonctionner. La constitution économique des physiocrates remplace l’action permanente de la volonté politique par ce que la société désignera ultérieurement comme le « libre jeu des forces » sociales, à savoir la forme économique de la mécanique cartésienne.

2 La fonction exégétique du concept de constitution économique

Un second moment d’émergence du concept de constitution économique tient à sa fonction d’interprétation des constitutions des États. Comme le montre méticuleusement Guillaume Grégoire39, c’est la Constitution de Weimar qui vit surgir le problème du contenu économique de la constitution au sens juridique du terme. Dans sa dimension historique, la Constitution de Weimar fut le produit d’un contexte. Établie par des juristes du plus haut niveau, la « Constitution impériale », quoique républicaine et démocratique, de 1919, consacrant notamment le droit de vote des femmes, se voulut un texte résolument moderniste40. Mais il s’agissait aussi d’un reflet des conflits de l’époque. On y retrouve tout à la fois l’influence de revendications sociales, dont la révolte spartakiste de 1919 avait été l’expression, l’intention de constitutionnaliser les protections issues des lois sociales bismarckiennes et un attachement au libéralisme du xixe siècle, dont l’incarnation majeure était le Bürgerliches Gesetzbuch (Code civil), entré en vigueur en 1900. Une expression du modernisme de la Constitution de Weimar consista précisément dans la subdivision consacrée à « la vie économique » (Das Wirtschaftsleben). La question économique devenait un problème méritant un traitement constitutionnel spécifique41.

La constitution économique surgit alors comme un problème proprement juridique, une question d’exégèse profane, celle du contenu économique d’une constitution d’État. Si l’on remonte à la tradition des constitutions écrites du xixe siècle, on découvre qu’on a affaire à une interrogation nouvelle. La plupart des constitutions écrites du xixe siècle ne posaient pas de difficultés économiques particulières. Cela tient à deux caractéristiques du constitutionnalisme issu de la période des Grandes Révolutions. La préoccupation des constituants y était d’abord l’organisation de l’État. La question des droits de l’homme pouvait surgir, mais cela ne permettait pas le passage d’une problématique politique à une problématique juridico-économique, car le droit du xixe siècle ne reconnaissait pas, le plus souvent, l’applicabilité de la constitution par les tribunaux. C’est pourquoi, on y reviendra ultérieurement, les questions économiques furent abandonnées au droit civil. Le cas américain aurait pu faire exception, mais ce n’est pas, en pratique, avant la fin du xixe siècle que la Cour suprême des États-Unis s’empara, notamment par application du quatorzième amendement, adopté à la suite de la Guerre civile42, des questions économiques43. Un texte tout à fait précurseur était indiscutablement la Constitution de Francfort de 1849, qui anticipait l’État de droit du xxe siècle par la reconnaissance des droits fondamentaux assortie de recours juridictionnels. Mais ce texte prometteur ne connut pas d’application44.

Le caractère novateur de la Constitution de Weimar ne peut être compris sans référence à un texte antérieur, la Loi fondamentale de la république fédérative des soviets de Russie de 191845. La révolution de 1917 ébranla en effet toutes les conceptions existantes concernant la relation entre droit et économie. L’économie du xixe siècle pouvait encore être conçue comme unifiée autour d’un socle commun de principes reproduits de façon analogue dans les droits civils des différents États. Avec la révolution russe, l’économie globale commença de se fragmenter. Cette fragmentation ne fit que s’accentuer tout au long de l’entre-deux-guerres. Ainsi le fameux épisode de Fiume donna-t-il lieu à une éphémère, mais étonnante, constitution, la Charte du Carnaro, promulguée par Gabriele D’Annunzio le 8 septembre 1920. La constitution de Fiume, largement rédigée par le syndicaliste révolutionnaire Alceste De Ambris, instituait un ordre économique inédit, dont il a été dit qu’il mêlait l’influence du corporatisme réactionnaire de La Tour du Pin46 et de l’expérience russe des soviets47. C’est ainsi que l’idée de constitution économique commençait d’incarner les aspirations révolutionnaires, tant dans l’esprit des révolutions socialistes que dans celui des révolutions nationales, contre la neutralité économique des constitutions traditionnelles, dénoncées comme bourgeoises. Contre l’ordre conservateur et libéral, la constitution économique devait accroître le pouvoir des producteurs, à travers des organes spécifiques, les soviets russes, les conseils allemands de l’article 165 de la Constitution de Weimar, ou des organes corporatifs. L’idée sous-jacente était de rendre le pouvoir aux producteurs, contre le privilège accordé par l’État bourgeois aux rentiers. L’idée de constitution économique apparut alors, c’est le point sur lequel il s’agit ici d’insister, comme une alternative moderniste au conservatisme libéral. Il était loisible d’opposer un constitutionnalisme moderne, révolutionnaire, organisé autour d’une constitution économique, au constitutionnalisme du xixe siècle, dont les institutions représentatives favorisaient de façon indue les propriétaires fonciers et autres représentants d’un parasitisme économique issu de l’individualisme bourgeois48.

C’est ainsi que le constitutionnalisme issu des Lumières se trouva pris en tenaille entre le constitutionnalisme économique soviétique et le constitutionnalisme économique corporatiste. Il est inutile ici de détailler l’histoire du constitutionnalisme soviétique. Il trouva une forme achevée avec la constitution soviétique de 193649, qui anticipait les constitutions du bloc soviétique d’après la Seconde Guerre mondiale. Le constitutionnalisme corporatiste est moins connu, car, atteignant son point culminant dans les années trente, il ne survécut pas, comme modèle, au second conflit mondial. Les exemples les plus marquants sont la constitution salazariste du Portugal de 193350 et la Constitution de l’État fédéral autrichien, dite « Constitution de mai » (Maiverfassung), de 193451. Ces expériences portaient l’empreinte de la Charte du travail italienne de 1927, directement inspirée de la constitution de Fiume.

Dans cet esprit, la constitution portugaise salazariste est le texte qui exprime le mieux l’ambition de fonder un ordre économique original, opposé tout à la fois au collectivisme socialiste et au libéralisme économique. La Constitution de la République portugaise du 11 avril 1933 mettait au cœur du projet de l’Estado novo un objectif de prospérité matérielle, « l’organisation économique de la Nation [devant] réaliser un maximum de production et de richesse socialement utile » (article 29). L’État se trouvait mis au service de ce projet économique par sa forme de « république unitaire et corporative » (article 5). De façon analogue à la Constitution de Weimar, et sans doute sous son influence52, un titre était consacré à « l’ordre économique et social ». Contre le libéralisme du xixe siècle, le dirigisme se trouvait reconnu à travers le droit de l’État de « coordonner et diriger la vie économique et sociale » tant au niveau interne qu’au plan international (article 30 et 31). La spécificité économique du régime de Salazar apparaissait à travers le principe de la « mise en place et le développement d’une économie corporative nationale » (article 34). Les producteurs devaient ainsi exercer un véritable pouvoir politique à travers l’existence juridique de « corporations économiques » (article 37) et, au sein de l’État, d’une chambre corporative (articles 102 à 105). L’idée d’économie corporative représenta une manière d’utopie dont les adeptes crurent en la dimension originale et en l’avenir. La dimension corporative, c’est-à-dire économique, fut ainsi présentée comme centrale dans l’équilibre des nouvelles institutions du Portugal53. La Charte du travail italienne de 1927, la constitution portugaise de 1933, la constitution autrichienne de 1934, plus tard la Charte du travail de l’Espagne franquiste de 1938, témoignent donc d’un constitutionnalisme propre au projet national d’une économie dirigiste, corporative et à tendance autarcique, opposé, répétons-le, tant au socialisme révolutionnaire qu’au capitalisme libéral54.

Ce contexte permet de mieux comprendre le « conflit autour de la constitution économique » qui marqua la doctrine juridique allemande et se trouve retracé par Guillaume Grégoire55. La constitution économique contenue dans la Constitution de Weimar représentait un compromis entre des tendances contradictoires. Tout en reconnaissant les fondements libéraux de l’économie, le texte constitutionnalisait des acquis sociaux de la période wilhelmienne et comportait le projet d’un système de « conseils », qui ne pouvait manquer de rappeler les éphémères « républiques des conseils »56 inspirées par la révolution soviétique. La Constitution de Weimar programmait ainsi de façon nécessaire un débat entre juristes, tirant, selon leur sensibilité politique, le texte constitutionnel d’un côté ou de l’autre. Ce « conflit autour de la constitution économique » opposa notamment, comme le montre Guillaume Grégoire, les juristes sociaux-démocrates, qui donnaient à la constitution une dimension socialisante, aux adeptes du corporatisme. Il est donc question de l’exégèse de la constitution de l’État. Celle-ci s’effectua en fonction des tendances dominantes en termes de politique économique.

Le « conflit autour de la constitution économique » en Allemagne se poursuivit sous l’empire de la Loi fondamentale de 194957. C’est sciemment que, cette fois, le constituant se garda d’élaborer une constitution économique spécifique, intégrée au texte de la constitution. La Loi fondamentale allemande conserve ainsi la trace de l’échec du projet moderniste de constitution économique de 1919. La dimension économique est plus marquée dans les constitutions de certains Länder, ce qui s’explique aussi par la répartition verticale des compétences. La Constitution de Bavière, édictée avant la Loi fondamentale, comporte, dans un esprit très entre-deux-guerres, une subdivision consacrée à l’économie58. Elle comportait même à l’origine une seconde chambre de type corporatiste, aujourd’hui disparue59. Dans un autre sens, les dispositions économiques ont pu représenter dans ce qu’on désigne comme les « nouveaux Länder » une référence à l’héritage social de la République démocratique allemande60.

La discussion autour de la constitution économique prend dans l’Allemagne contemporaine un tour spécifiquement juridique. Si l’entre-deux-guerres fut marqué en Europe par un véritable constitutionnalisme économique, notamment d’inspiration soviétique ou corporatiste, celui-ci comportait un sens essentiellement politico-économique. La Constitution de Weimar ne se préoccupa pas de garantir sa portée juridique par un contrôle juridictionnel de constitutionnalité61. Mais cela représente un trait commun de la plupart des constitutions de l’entre-deux-guerres. La constitution fédérale de la République d’Autriche de 1920, qui contenait l’amorce d’un contrôle systématique de constitutionnalité, est une exception d’autant plus remarquable qu’elle est isolée62. Les constitutions économiques de l’entre-deux-guerres revêtaient donc plus le sens de programmes politiques que de normes juridiques. Le constitutionnalisme post-totalitaire d’après la Seconde Guerre mondiale se caractérisa par une juridicisation de l’idée de constitution. Les constitutions eurent pour ambition de devenir le fondement de véritables États de droit en un sens tant formel que matériel. Le contrôle juridictionnel de conformité des lois à la constitution en devint une dimension typique.

Ce phénomène affecta la notion de constitution économique. La constitution économique put correspondre à l’exégèse économique de la constitution au sens du droit positif. Alors que sous la République de Weimar l’exégèse constitutionnelle fut dominée par une doctrine au style polémique et flamboyant, avec la Loi fondamentale de 1949 l’exégèse constitutionnelle prit le tour plus technique de l’interprétation jurisprudentielle. Cela explique que la notion de constitution économique soit frappée dans la littérature par une manière de réductionnisme juridique. La constitution économique est définie de façon stricte comme une norme juridique, au sens d’une prescription invocable devant les juridictions, relative à l’économie et de rang constitutionnel63. Sur cette base, la notion de constitution économique peut être étendue à l’exégèse juridique du droit de l’Union européenne ou des normes du droit public international telles que celles fondant le droit de l’omc. La constitution économique prend alors un sens strictement juridico-exégétique de glose à visée pratique de textes juridiques, voire, en conséquence, d’une glose doctrinale de l’exégèse jurisprudentielle de la constitution64.

3 La fonction descriptive du concept de constitution économique

Le réductionnisme juridique d’une conception juridico-exégétique de la constitution s’explique par une fonction pratique. L’interprète du droit se donne pour mission de renseigner son client sur l’état du droit, c’est-à-dire sur ce qui est, en un certain état des connaissances juridiques, licite ou illicite. La question de la constitution économique peut en ce sens également devenir une antichambre au moment de préparer un texte de loi. Elle peut dispenser des informations sur les voies de recours possibles au bénéfice de l’entreprise. Elle participe, sous cet angle, du droit économique au sens le plus large65, de ce qu’on qualifie, dans le partage disciplinaire académique, de droit – public ou privé – « des affaires ». Quel que soit l’intérêt d’une telle approche, on ne peut que constater que, sous le prisme d’un tel réductionnisme juridique, le concept de constitution économique perd une part de sa portée. Une approche plus stimulante vient précisément du droit économique privé66. La globalisation économique produit en effet une désétatisation de l’économie qui amène à s’interroger sur la consistance profonde de la structure juridique fondant l’économie mondiale. Les juristes constatent que, de façon croissante, les relations juridiques échappent à l’emprise des États et des organisations internationales. Les normes économiques prennent la forme de contrats transnationaux entre entreprises, d’accords entre entreprises et États qui se trouvent soustraits aux juridictions desdits États, dont les partenaires privés redoutent la partialité. Cette évolution se traduit par l’essor de l’arbitrage international, qui fait l’objet d’une littérature abondante. De même les normes internes des entreprises transnationales, généralisant les standards des pays les plus protecteurs de la main-d’œuvre, peuvent-elles parfois suppléer à la défaillance du droit du travail de certains États67. Le concept de constitution économique de droit public se trouve ainsi concurrencé par un concept de droit privé à travers l’idée d’une « constitution économique transnationale »68. La question se trouve ainsi posée de savoir si la constitution économique en un tel sens procède de la constitution étatique (Staatsverfassung) ou si elle n’est pas plutôt une extension de la constitution de l’entreprise (Unternehmensverfassung)69.

La notion ordolibérale de constitution économique partait justement de la dénonciation des menaces, en conséquence de la faiblesse économique de l’État, d’une auto-juridicisation, pour ainsi dire, de l’économie70. Dans l’esprit des ordolibéraux, la dénonciation du « droit autocréé de l’économie » visait en réalité le droit interne des cartels, dont le développement résultait des insuffisances du droit national de la concurrence71. Les ententes entre firmes se traduisaient par des normes et des procédures qui tendaient à créer un droit régissant des branches entières de l’économie nationale, en dehors de tout contrôle étatique. En Europe comme aux États-Unis, ce problème a été depuis résolu par le développement du droit de la concurrence. Mais la globalisation économique fait surgir d’autres formes d’une autoproduction du droit économique, d’une auto-constitutionnalisation, pour ainsi dire, de l’économie. Cette évolution met en évidence la capacité de la société à se juridiciser à côté, voire contre l’État. Le modèle médiéval de la loi des marchands, la lex mercatoria ou le jus mercatorum, a pu fournir une grille d’interprétation pour ce type de phénomènes72, qui peut également trouver des parallèles dans d’autres sphères de la vie sociale73.

Cette idée d’une auto-constitutionnalisation de la société – praeter voire contra legem, selon la terminologie traditionnelle des juristes – jette le doute sur le lieu d’émergence de la constitution économique. La libéralisation globale du droit, souvent dénoncée74, est-elle le fait des États subvertis par une offensive idéologique néolibérale75, ou se fait-elle sous la pression d’une évolution sociétale ambiante ? La structure juridique de l’économie mondiale est-elle donc le fait du droit public, national ou international, conçu par les États, ou d’une auto-constitutionnalisation, de nature privée, puisant dans la pratique des entreprises ? Ce type de question permet de déplacer la fonction du concept de constitution économique d’un sens normatif ou exégétique vers une fonction descriptive, ou, pour préciser l’idée du point de vue épistémologique, de découverte – une dimension, en somme, proprement heuristique.

C’est pourquoi il est loisible, contre une réduction à la dimension juridico-exégétique, d’ouvrir le concept de constitution économique vers une fonction davantage spéculative. La notion de constitution économique semble naître chez les physiocrates, nous l’avons vu, d’une autonomisation de la pensée économique vis-à-vis de la théorisation théologico-politique traditionnelle. Nous avons montré combien, pour les physiocrates, le concept de constitution économique, demeurant ancré dans une acception théologique de l’idée de constitution (constitutio mundi), se trouvait coupé du sens politique de la notion. L’idée de constitution économique était ainsi pensée à partir de la catégorie originelle de constitution, mais appliquée à des questions nouvelles. Différentes hypothèses peuvent contribuer à l’interprétation de ce phénomène. On peut y voir un indice en faveur de la fameuse thèse de Karl Polanyi selon laquelle l’autonomisation du marché, à partir du xviiie siècle, aurait abouti à une extension de sa logique à des questions non économiques, comme les relations de travail ou l’environnement76. Polanyi décrit précisément le processus dans les termes d’une constitution propre au marché qui étendrait progressivement son emprise sur l’ensemble de la structure sociale77. La thèse de la différenciation sociale fonctionnelle développée par Niklas Luhmann peut également procurer une base d’interprétation de l’émergence de l’idée de constitution économique78. La notion de constitution économique des physiocrates constituerait en ce sens l’expression d’une autonomisation, au sein de la société, de l’économie, en tant que système social autoréférentiel.

La question de la constitution économique n’a pas été close par l’interprétation juridictionnelle des constitutions des États de droit post-totalitaires. La question se pose encore de la nature et du lieu de la constitution économique au sens d’une relation réciproque entre l’économie et ses dimensions politique et juridique79. Nous avons vu que, chez les physiocrates, le concept de constitution économique comportait une dimension normative. La constitution économique représentait les « lois de l’économie », un ordre économique fidèle à l’entendement divin, qui, si l’on en respecte la législation, a vocation à satisfaire naturellement les besoins humains. L’optimisme des premiers libéraux, d’Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, trouve une source dans la conception, hautement théologique encore, des physiocrates. Le principal défaut de la constitution économique des physiocrates, comme ensuite des « lois de l’économie » des libéraux, est son intemporalité et son universalité. Les physiocrates n’ignoraient cependant pas complètement la pluralité des économies. Deux fois dans le recueil Physiocratie, Quesnay utilise l’expression de « constitution économique d’une nation agricole »80. Le dialogue intitulé « Du commerce » distingue du royaume agricole les « républiques marchandes »81. À l’instar du commerçant, qui participait, selon l’expression de Baudeau, de l’« art stérile », les républiques marchandes, dans l’économie, pour ainsi dire, globale, apparaissaient revêtues d’une nature parasitaire. La vraie source de toute richesse étant l’agriculture, le royaume agricole représentait l’économie effectivement productive. On peut cependant identifier ici, à travers la distinction entre la constitution économique du royaume agricole et celle de la république marchande, l’amorce d’une réflexion sur la pluralité des constitutions économiques.

La notion de constitution économique des physiocrates désigne un ordre universel mais esquisse déjà la thématique de la pluralité des formes économiques. Une contribution de la notion de constitution économique tient précisément à l’analyse de la diversité des types d’économie. Ce sont les économistes allemands du xixe siècle qui, se donnant pour mission la critique de l’abstraction et de l’universalisme de la théorie libérale de l’économie, amorceront la réflexion relative, pour ainsi dire, au polymorphisme de l’économie. Ces économistes critiquèrent trois dimensions de la théorie économique libérale. À son abstraction ils opposèrent l’empirisme comme méthode. Plutôt que de partir de lois abstraites, ils voulurent procéder par l’étude concrète des économies réelles. À l’universalisme ils opposèrent le particularisme des économies nationales. Enfin, à l’intemporalité ils opposèrent l’histoire économique, et, donc, la mutabilité des économies82.

L’originalité de cette approche s’inscrit dans la filiation du fameux Système de l’économie nationale de Friedrich List83. La cible de l’ouvrage était le cosmopolitisme des libéraux. La théorie du libre-échange international semblait n’être que le moyen de maintenir les économies les moins avancées dans leur état de retard économique. Les libéraux britanniques ne concevaient l’économie que comme globale, comme cosmopolitique, et méconnaissaient sa dimension nationale. List commença ainsi par fracturer l’unité cosmopolitique de l’économie. En second lieu, il introduisit une dimension de temporalité. C’est ainsi qu’il créa l’idée, qui semble aujourd’hui évidente, des stades de développement de l’économie nationale. De sorte que l’idée de constitution économique pouvait se transformer d’une catégorie normative en un outil destiné à l’analyse et à la description des formes et des stades économiques.

La notion de constitution économique est aujourd’hui souvent rapportée à son origine ordolibérale84. Le présent ouvrage a montré les limites de cette interprétation en termes d’histoire des concepts. L’apport des ordolibéraux reste cependant remarquable. L’ambition de Walter Eucken85 fut de dépasser le conflit entre empirisme et modélisation théorique, en mêlant les acquis de l’école historique allemande et de l’abstraction modélisatrice. Cet effort trouva une expression dans une classification intemporelle, « idéal-typique », des « ordres économiques », élaborée sur la base d’une typologie des formes (« morphologie ») du marché86. À partir d’une analyse des « systèmes économiques »87, Eucken opposa sa théorie des « ordres économiques » aux notions, issues de l’école historique allemande, d’« étapes » ou de « styles économiques »88. Effort spéculatif de synthèse d’inspiration néokantienne, l’œuvre d’Eucken fut à la fois une critique des excès de l’empirisme et d’une abstraction qui tend à nier la pluralité et la variabilité des formes économiques. La notion de constitution économique devenait un moyen de coupler l’analyse économique et la perspective juridique. Le concept désigna alors l’infrastructure juridico-politique déterminant le choix entre les divers ordres économiques possibles, ou, pour reprendre les termes d’Eucken, « la décision d’ensemble sur l’ordre de la vie économique d’une collectivité »89. La notion ordolibérale de constitution économique est indissociable de l’architecture conceptuelle élaborée par Eucken. La distinction entre ordre et constitution correspond à une séparation de la théorie et de la politique économique. Nous ne sommes pas obligés de nous en tenir à cette définition. Du moins pouvons-nous en retenir un apport, à savoir, d’une part, l’idée d’une pluralité des formes économiques, et, d’autre part, celle du lien fondamental entre économie et droit, qui explique la diversité des économies.

Conclusion – la constitution économique comme catégorie spéculative

La notion de constitution économique connaît un certain essor, depuis deux décennies, dans la culture juridique francophone. Un risque consiste cependant dans le choix d’une acception trop restrictive du concept. Nous avons voulu montrer combien ce concept est riche en potentialités. Le danger principal réside dans l’idée que la constitution économique ne devrait procéder que de la constitution étatique. La relation entre État et économie a toujours été problématique. La naissance même de l’économie comme discipline correspondit à une prise de distance de la société vis-à-vis du gouvernement, à une différenciation entre économie et politique. Nous avons vu qu’au xixe siècle la constitution se concevait comme assez strictement politique. Cela ne signifiait pas que le droit ne structurait pas l’économie. La constitution économique devait donc être recherchée non dans les textes constitutionnels mais dans le droit privé. En vérité, seules les constitutions des démocraties populaires ont pu faire de l’économie un problème strictement étatique. La globalisation économique pose plus que jamais la question du lieu d’émergence de la constitution économique. Les fondements juridiques de l’économie oscillent entre le droit public, interne ou international, et le droit privé transnational. Les structures économiques se superposent, de l’échelle globale à l’échelon infra-étatique, en passant par l’économie d’États ou de régions d’États. Nous voulons donc interpréter le concept de constitution économique non comme une glose des constitutions étatiques, mais comme un outil pour scruter la relation entre droit et économie sous ses formes les plus variées.

1

Voy. supra dans ce volume, G. Grégoire & X. Miny, « Introduction – La Constitution économique : Approche contextuelle et perspectives interdisciplinaires ».

2

Par exemple, C. Schmitt, Théorie de la constitution (1928), Paris, Presses Universitaires de France, 1993, pp. 132 et s. Il est intéressant de relever qu’un constitutionnaliste moderne tel que Carl Schmitt prolonge l’équivalence entre constitutio et politeia, issue des traductions latines de La Politique d’Aristote, sans approfondissement lexicographique.

3

Aristote, La Politique, Paris, Vrin, 2005. Aristote oppose le gouvernement politique (politeia) de la cité au gouvernement monarchique (basileia). Nous renvoyons à l’appareil de notes minutieux de Jules Tricot. Quant à la cité, Aristote propose une théorie du régime mixte, associant les formes aristocratique, démocratique et monarchique du pouvoir, ce qui deviendra un lieu commun dans l’aristotélisme médiéval. Pour des introductions générales, voy. C. Rapp et K. Corcilius (dir.), Aristoteles Handbuch. Leben – Werk – Wirkung, Stuttgart/Weimar, J. B. Metzler, 2011, notamment pp. 147–154 (écrits politiques) ; pp. 303–307 (concept de polis) et pp. 501–509 (aristotélisme politique) ; D. Ross, Aristote, Paris, Editions des archives contemporaines, 2000, pp. 329–377.

4

Voy. H. Rabault, L’ État entre théologie et technologie. Origine, sens et fonction du concept d’État, Paris, L’Harmattan, 2007, pp. 21–49.

5

La formule fondatrice de Machiavel est célèbre : « Tutti gli stati, tutti e’ dominii che hanno avuto e hanno imperio sopra gli uomini, sono stati e sono o republiche o principati. » (N. Machiavelli, Il Principe (1513), Milan, Feltrinelli, 1998, p. 31).

6

H. Rabault, L’État entre théologie et technologie, op. cit., pp. 49–64.

7

T. d’Aquin, Summa theologiae, Iª-IIae q. 105 a. 1 arg. 5 : « Praeterea, sicut regnum est optimum regimen, ita tyrannis est pessima corruptio regiminis ».

8

Voy. Pseudo-Bède, De mundi caelestis terristrisque constitutione liber, Paris, Classique Garnier, 2016.

9

Par exemple, T. d’Aquin, Summa contra gentiles, traduction en quatre tomes, Paris, Garnier-Flammarion, 1999.

10

A. Jacquemin et G. Schrans, Le droit économique, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, pp. 5–6.

11

N. Baudeau, Première introduction à la philosophie économique, ou Analyse des États policés [reproduction de l’édition de 1771], Paris, Librairie Paul Geuthner, 1910.

12

Ibid., p. 185 [492–493].

13

Ibid.

14

Ibid., p. 186 [494].

15

Ibid., p. 133 [357].

16

Voy. C. Mongouachon, « Les débats sur la Constitution économique en Allemagne », Revue française de droit constitutionnel, 2012, n° 90, pp. 303–337.

17

La thèse a fait l’objet d’une transposition au droit public économique français. Voy. J.-Y. Chérot, Droit public économique, Paris, Economica, 2002, pp. 24–28; M.-L. Dussart, Constitution et économie, Paris, Dalloz, 2015, notamment pp. 126–142. Auparavant, voy. H. Rabault, « La constitution économique de la France », Revue française de droit constitutionnel, 2000, n° 44, pp. 707–745. Voy. encore J.-Y. Chérot, « Constitution et économie », in M. Troper, D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit constitutionnel, tome 3, La suprématie de la constitution, Paris, Dalloz, 2012, pp. 529–561. Pour une approche théorique, voy. L. Zevounou, « Le concept de ‘constitution économique’. Une analyse critique », Jus Politicum, 2018, n° 20–21, pp. 445–482.

18

Voy. les fameuses décisions BVerfGE, 4, 7, Investitionshilfe (20 juillet 1954) et BVerfGE 50, 290, Mitbestimmung (1er mars 1979) : « Die ‘wirtschaftspolitische Neutralität’ des Grundgesetzes besteht lediglich darin, daß sich der Verfassungsgeber nicht ausdrücklich für ein bestimmtes Wirtschaftssystem entschieden hat. » (BVerfGE, 4, 7 (17– 18)) [« La ‘neutralité en termes de politique économique’ de la constitution tient seulement à ce que le constituant n’a pas décidé expressément en faveur d’un système économique déterminé. »] Pour une présentation en français, voy. C. Mongouachon, « Les débats sur la Constitution économique en Allemagne », op. cit., pp. 321–329. Voy. encore M.-L. Dussart, Constitution et économie, op. cit., pp. 138–142.

19

Voy. A. Gaillet, « La notion de ‘Constitution économique’: approche historique, théorique et comparative » in G. Kalflèche, T. Perroud, M. Ruffert, (dir.), L’avenir de l’Union économique et monétaire : une perspective franco-allemande, Paris, lgdj, 2018, pp. 29–51, spéc. p. 38 : « Pour autant, cela ne tarira pas le débat doctrinal, mettant tour à tour en avant le caractère ‘mixte’ de la Loi fondamentale, son orientation socialiste ou, au contraire, sa garantie indirecte de l’économie de marché ». D’un point de vue comparatif, la recherche devrait en ce sens se focaliser sur la « relativité » (p. 41), variable, de la « neutralité économique » des constitutions.

20

Voy., par exemple, R. Stober, Allgemeines Wirtschaftsverwaltungsrecht. Grundlagen des deutschen, europäischen und internationalen öffentlichen Wirtschaftsrechts, Stuttgart, Kolhammer, 2015, p. 39: « Contraires à la constitution seraient une économie planifiée étatique totale et un libéralisme économique total (manchestérien) ».

21

En langue française, voy. l’article classique de L.-J. Constantinesco, « La constitution économique de la C.E.E », Revue trimestrielle du droit européen, 1977, vol. 13, n°2, pp. 244–281. Pour une synthèse comparatiste de la thématique, voy. A. Gaillet, « La notion de ‘Constitution économique’: approche historique, théorique et comparative », op. cit., pp. 46–50.

22

La thématique s’est particulièrement développée à la suite de la mise en place de l’omc. Voy., par exemple, S. Langer, Grundlagen einer internationalen Wirtschaftsverfassung. Strukturprinzipien, Typik und Perspektiven anhand von Europäischer Union und Welt- handelsorganisation, Munich, C.H. Beck, 1995.

23

Gunther Teubner (Fragments constitutionnels. Le constitutionnalisme sociétal à l’ère de la globalisation, Paris, Classiques Garnier, 2016, pp. 73–88), abandonne le lien entre constitution et État pour faire de la constitution économique une « constitution sociétale ». La constitution économique serait en ce sens moins le produit de l’État que du marché. Voy. H. Rabault, « Le problème de la constitution dans le contexte de la globalisation », Archives de philosophie du droit, 2018, n° 60, pp. 381–389. Voy. encore, par exemple, M. Renner, « Transnationale Wirtschaftsverfassung », Rabels Zeitschrift für ausländisches und internationales Privatrecht, 2014, vol. 78, pp. 750–783.

24

Par exemple, E. F. Wagemann, Die Wirtschaftsverfassung der Republik Chile. Zur Entwicklungsgeschichte der Geldwirtschaft und der Papierwährung, Munich/Leipzig, Duncker & Humblot, 1913 (référence déjà relevée par L. Zevounou, « Le concept de “constitution économique” : Une analyse critique », op. cit). L’ouvrage, décrivant un ordre économique national, s’inscrit clairement dans la filiation de l’école historique allemande.

25

Voy. H. Rabault, « L’idée de ‘constitution économique’ chez Walter Eucken », in H. Rabault (dir.), L’ordolibéralisme, aux origines de l’École de Fribourg-en-Brisgau, Paris, L’Harmattan, 2016, pp. 51–94.

26

Voy. H. Rabault, « Naissance de la notion ordolibérale de ‘constitution économique’ », in H. Rabault (dir.), L’ordolibéralisme, aux origines de l’École de Fribourg-en-Brisgau, op. cit., pp. 189–210.

27

N.d.E. : Voy. aussi infra dans ce volume, T. Biebricher, « An Economic Constitution – Neoliberal Lineages ».

28

W. Eucken, Die Grundlagen der Nationalökonomie (1940), Berlin/New York/Heidelberg, Springer, 1989, pp. 38–68.

29

Voy infra dans ce volume, P. Steiner, « Les Physiocrates, l’économie politique, l’Europe ».

30

Voy., par exemple, A. de Montchrétien, Traité de l’oeconomie politique (1615), Paris, Plon, 1889, p. 11 : « Ceux qui sont appellez au gouvernement des Estats doyvent en avoir la gloire, l’augmentation et l’enrichissement pour leur principal but… ». L’ambition de Montchrétien était d’attirer l’attention du monarque sur l’importance de ne pas négliger la dimension économique de la politique, mais on se trouvait loin encore d’une théorie fondée sur l’idée de lois autonomes de l’économie.

31

Les richesses servent les vertus de la vita activa comme la pauvreté sert les vertus de la vita contemplativa. Voy. T. d’Aquin, Somme contre les Gentils III, La Providence, Paris, Garnier/Flammarion, 1999, pp. 453–455 (Summa contra gentiles, iii, 133). La politique économique est en ce sens valorisée par Thomas d’Aquin car la vita activa correspond au style de vie de la plupart des hommes, la vita contemplativa étant réservée à une minorité. Voy. T. d’Aquin, Somme contre les Gentils I. Dieu, Paris, Garnier/Flammarion, 1999, pp. 147–148 : « si la voie de la raison était la seule qui menât à la connaissance de Dieu, le genre humain resterait dans les plus profondes ténèbres de l’ignorance, puisque la connaissance de Dieu […] n’échoirait qu’à un petit nombre d’hommes, et, à ceux-là mêmes, après une longue période de temps. » (Summa contra gentiles, I, 4).

32

N. de La Mare, Traité de la police, où l’on trouvera l’histoire de son établissement, les fonctions et les prérogatives de ses magistrats, toutes les loix et tous les règlemens qui la concernent, Paris, M. Brunet (J.-F. Hérissant), 1722–1738, en quatre volumes.

33

Voy. notamment, J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique. I – L’âge des fondateurs (Des origines à 1790) (1954), Paris, Gallimard, 1983, pp. 313–342. Sur le « tableau », voy. pp. 338 et s. Schumpeter souligne l’apport du « tableau »: l’économie s’autonomise au plan épistémologique d’abord par cette représentation simplifiée, avant de se modéliser sous forme d’équations.

34

F. Quesnay, « Le droit naturel » (1765), in F. Quesnay, Physiocratie. « Droit naturel », « Tableau économique » et autres textes, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, pp. 69–86, spéc. pp. 76–77.

35

Schumpeter (Histoire de l’analyse économique. I – L’âge des fondateurs (Des origines à 1790), op. cit., p. 322) y décèle une faiblesse fondamentale de la théorie des physiocrates. Il faut y voir tout au contraire un apport majeur, même si l’on tient l’idée pour une erreur scientifique. Les scolastiques, auxquels Schumpeter compare les physiocrates, ne sont pas plus réalistes que ces derniers. Ils vivent seulement dans un monde régi par la providence, mu, en temps réel pour ainsi dire, par l’intellect et la volonté de Dieu, et dont la légalité peut être suspendue. Les physiocrates sont le premiers, parmi les théoriciens de la société, à sortir de ce paradigme. En un mot, les Dieu de Thomas d’Aquin n’aurait aucun mal à traiter une crise économique. S’il maintient la précarité matérielle de la condition humaine, c’est qu’il sait que c’est la meilleure solution pour le salut de l’homme. Voy. T. d’Aquin, Somme contre les gentils III, op. cit., p. 349–363 (Summa contra gentiles, iii, 98 à 102). Il est très significatif que chez les physiocrates la constitution économique, par transposition de la mécanique cartésienne, devienne vraiment intangible, universelle et intemporelle.

36

F. Quesnay, « Le droit naturel », op. cit., pp. 81–82.

37

Voy infra dans ce volume, P. Steiner, « Les Physiocrates, l’économie politique, l’Europe ».

38

Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), Paris, Bordas, 1990, tome 2, p. 1–66 (livres xx et xxi).

39

Voy supra dans ce volume, G. Grégoire, « The Economic Constitution under Weimar: Doctrinal Controversies and Ideological Struggles ».

40

W. Frotscher, B. Pieroth, Verfassungsgeschichte, Munich, C.H. Beck, 2002, pp. 259–302; D. Willoweit, Deutsche Verfassungsgeschichte. Vom Frankenreich bis zur Wiedervereinigung Deutschlands, Munich, C. H. Beck, 2001, pp. 316–342.

41

Article 151, alinéa 1: « Die Ordnung des Wirtschaftslebens muß den Grundsätzen der Gerechtigkeit mit dem Ziele der Gewährleistung eines menschenwürdigen Daseins für alle entsprechen. In diesen Grenzen ist die wirtschaftliche Freiheit des Einzelnen zu sichern. » [« L’ordre de la vie économie doit exprimer les principes fondamentaux de la justice, avec le but d’une garantie d’une existence digne de l’homme pour tous. Dans ces limites la liberté économique de l’individu doit être garantie. »].

42

En arrière-plan du tristement fameux cas Dred Scott v. Sandford, 60 U.S. 393 (1857), le problème se posait du conflit entre l’économie agricole et esclavagiste du sud et l’économie industrielle du nord des États-Unis. Il y avait là un choix proprement existentiel pour les États américains, analysable en termes de constitution économique. Mais ce conflit de constitutions économiques était d’une intensité telle qu’il ne put être tranché que par une guerre sans merci. Dans le Dred Scott case la Cour suprême, s’abritant derrière la question des compétences respectives de la fédération et des États fédérés, se garda bien de traiter de questions juridico-économiques de fond. Garantissant l’autonomie juridique des États du sud, elle manifesta une « neutralité en termes de politique économique » – voy. supra note 17 – tout à fait radicale, qui se solda par une guerre civile féroce. Voy. B. Schwartz, A History of the Supreme Court, New York/Oxford, Oxford University Press, 1993, pp. 105–125.

43

Le cas classique d’une interprétation libérale de la constitution, d’une véritable constitution économique d’origine jurisprudentielle, souvent dénoncé comme immixtion indue du pouvoir judiciaire dans la politique économique, est Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905). Voy. B. Schwartz, A History of the Supreme Court, op. cit., pp. 190–202. Auparavant, dans Allgeyer v. Louisiana, 165 U.S. 578 (1897), la Cour suprême avait interprété la clause de Due Process du quatorzième amendement dans un sens économique libéral, comme garantie de la liberté contractuelle. Voy. ibid., pp. 181–182.

44

Constitution de l’Empire allemand, adoptée le 27 mars 1849 et promulguée le lendemain, dite « Constitution de l’Eglise Saint-Paul ». Voy. W. Frotscher et B. Pieroth, Verfassungsgeschichte, op. cit., pp. 155–177; D. Willoweit, Deutsche Verfassungsgeschichte, op. cit., pp. 257–270.

45

Voy. D. Colas, Les constitutions de l’URSS et de la Russie (1905–1993), Paris, Presses Universitaires de France, 1997, pp. 40–46.

46

R. de La Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, Paris, Nouvelle librairie française, 1907.

47

L’espace manque pour donner un aperçu de la littérature interprétative de ce moment de l’histoire nationale italienne. Pour une description vivante d’un contemporain antifasciste, renvoyons à A. Tasca, Naissance du fascisme. L’Italie de l’armistice à la marche sur Rome (1938), Paris, Gallimard, 2003. L’auteur décrit ironiquement la « ‘Constitution’ de la ‘Régence du Quanaro’ [comme] un mélange de corporatisme moyenâgeux et de syndicalisme moderne, de gouvernement personnel et de vague soviétisme » (ibid., p. 114). Pour un ouvrage récent, publié à l’occasion du centième anniversaire de la constitution de Fiume, voy. G. B. Guerri, Disobbedisco. Cinquecento giorni di rivoluzione. Fiume 1919–1920, Milan, Mondadori, 2019.

48

En français, voy. le singulier opuscule, de C. Gorju, Une constitution économique, Paris, Giard & Brière, 1917, qui repose très précisément sur une critique de la représentation politique, et la préconisation d’une représentation économique. La notion de constitution économique s’y rapproche des conceptions de Hugo Sinzheimer détaillées par G. Grégoire, supra dans ce volume, « The Economic Constitution under Weimar : Doctrinal Controversies and Ideological Struggles ».

49

Voy. D. Colas, Les constitutions de l’URSS et de la Russie (1905–1993), op. cit., pp. 55–58.

50

Pour une restitution du contexte de l’élaboration de ce texte, voy., par exemple, Y. Leonard, Salazarisme et fascisme, Paris, Chandeigne, 1996, pp. 85–107.

51

Voy., par exemple, E. Wiederin, « Christliche Bundesstaatlichkeit auf ständischer Grundlage: Eine Strukturanalyse der Verfassung 1934 », in I. Reiter-Zatloukal, C. Rothländer et P. Schölnberger (dir.), Österreich 1933–1938. Interdisziplinäre Annäherungen an das Dollfuß-/Schuschnigg-Regime, Vienne/Cologne/Weimar, Böhlau, 2012, pp. 31–41.

52

Y. Leonard, Salazarisme et fascisme, op. cit., p. 87. L’auteur relève cette influence en ce qui concerne le présidentialisme de la constitution du Portugal.

53

Ibid., p. 103. Salazar affirma que le corporatisme avait été « élevé à la dignité de règle constitutionnelle de l’ordre nouveau ».

54

On ne trouvera guère d’économistes aujourd’hui pour voir dans le corporatisme une forme authentiquement distincte d’économie. Le corporatisme a pu toutefois laisser quelques traces, comme dans l’idée d’« économie concertée », typique du planisme français de l’après-guerre, voire dans l’étrange institution, du point de vue de l’orthodoxie parlementaire, que représente le Conseil économique et social de la Constitution de 1958 (article 70, aujourd’hui Conseil économique, social et environnemental).

55

Voy. supra dans ce volume, G. Grégoire, « The Economic Constitution under Weimar: Doctrinal Controversies and Ideological Struggles ».

56

Voy. U. Kluge, Die deutsche Revolution 1918/1919, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985. Mentionnons, notamment, la République des conseils de Brême, proclamée le 10 janvier 1919, et celle de Munich, proclamée le 7 avril 1919.

57

Voy. infra dans ce volume, P.-C. Müller-Graff, « The Idea of an Economic constitution (Wirtschaftsverfassung) in German law ».

58

La Constitution de l’État libre de Bavière, du 2 décembre 1946, contient une très intéressante constitution économique spécifique. Nous renvoyons à la partie intitulée « Économie et travail », avec une subdivision relative à l’« ordre économique » (Wirtschaftsordnung, articles 151 à 157), une subdivision consacrée à « la propriété » (articles 158 à 162), une subdivision portant sur « l’économie rurale » (Landwirtschaft, articles 163 à 165) et une subdivision consacrée au « travail » (articles 166 à 177).

59

Dans le texte originel, articles 34 à 42. L’article 34 disposait: « Le Sénat est la représentation des corporations sociales, économiques, culturelles et communales. » Si les Églises et les communes étaient représentées, la composition privilégiait la représentation économique. Ce Sénat corporatiste, critiqué comme institution désuète et coûteuse, fut supprimé en 1999 par la voie d’un référendum d’initiative populaire.

60

Par exemple, la Constitution de Mecklembourg-Poméranie, du 23 mai 1993. L’article 17 est consacré au travail, à l’économie et aux questions sociales. Il y est question du droit au travail (alinéa 1), de la protection des handicapés (alinéa 2) et du droit au logement (alinéa 3). Ces droits ne prennent toutefois pas la valeur de droits fondamentaux mais d’« objectifs étatiques ».

61

D’où la fameuse polémique autour du « gardien de la constitution ». Contre la juridictionnalisation du contrôle de constitutionnalité, Carl Schmitt défendit la fonction de « gardien de la constitution » du chef de l’État. Voy. C. Schmitt, Der Hüter der Verfassung (1931), Berlin, Duncker & Humblot, 1996.

62

Loi constitutionnelle fédérale de République d’Autriche du 1er octobre 1920, articles 137 à 148.

63

Par exemple, M. Ruffert, « Zur Leistungsfähigkeit der Wirtschaftsverfassung », Archiv des öffentlichen Rechts, 2009, vol. 134, n° 2, pp. 197–239, spéc. p. 134. La constitution économique allemande apparaît organisée autour de la triade de droits fondamentaux : droit de propriété (article 14), liberté professionnelle (article 12) et liberté d’association en un sens économique (article 9). L’hypothèse soutenue par l’auteur est que ces droits connaîtraient une érosion au niveau national mais un renforcement au niveau européen.

64

Voy., par exemple, R. Jurion, La jurisprudence économique du Conseil constitutionnel, Thèse dactylographiée, Université de Lorraine, 2017.

65

M. Dreher, « Wirtschaftsverfassung und Wirtschaftsrecht », JuristenZeitung, 2014, vol. 69, n° 4, pp. 185–190.

66

Voy., en particulier, G. Teubner, Fragments constitutionnels, op. cit., supra note 23.

67

Une littérature abondante concerne ce type de normes, désignées par la notion d’accord transnational d’entreprise (transnational labour regulation ou transnationale Unternehmensvereinbarung). Voy., par exemple, M. Frapard, Les accords d’entreprise transnationaux. Les firmes peuvent-elles s’autoréguler en matière sociale ?, Paris, Presses des Mines, 2018.

68

M. Renner, « Transnationale Wirtschaftsverfassung », op. cit., pp. 763 et s.

69

Sur la notion de constitution de l’entreprise, voy., par exemple, G. Schewe, Unternehmensverfassung. Corporate Governance im Spannungsfeld von Leitung, Kontrolle und Interessenvertretung, Berlin, Heidelberg, Springer, 2009.

70

U. Blaurock, N. Goldschmidt et A. Hollerbach (dir.), Das selbstgeschaffene Recht der Wirtschaft. Zum Gedenken an Hans Großmann-Doerth (1894–1944), Tübingen, Mohr Siebeck, 2005.

71

Voy. H. Rabault, « Pour introduire à l’ordolibéralisme », in H. Rabault (dir.), L’ordolibéralisme, aux origines de l’École de Fribourg-en-Brisgau, op. cit., pp. 13–28.

72

Voy. F. Galgano, Lex mercatoria, Bologne, Il Mulino, 2010.

73

G. Teubner (Fragments constitutionnels, op. cit.) développe une théorie générale du « constitutionnalisme sociétal », où la catégorie de lex mercatoria permet d’analyser des phénomènes transnationaux de juridicisation non étatique. Voy. H. Rabault, « Le problème de la constitution dans le contexte de la globalisation », op. cit. Sur le droit religieux (talmudique, islamique ou canonique), voy. H. Rabault, « Le droit au-delà de l’État. Sens du droit religieux », Droit et Société, 2017, n° 97, pp. 643–651.

74

N.d.E. : voy. infra dans ce volume, les contributions de la Section 6 consacrées à la Global Governance et au phénomène de concurrence normative (resp. de D. Piron, M.M. Mohamed Salah, T. Biscahie & S. Gill et S. Adalid).

75

Selon la thèse assez répandue d’une influence de la « Société du Mont-Pèlerin », décisive dans le tournant néolibéral des politiques étatiques à partir des années soixante-dix. N.d.E. : sur le sujet, voy. infra dans ce volume, T. Biebricher, « An Economic Constitution – Neoliberal Lineages » et S. Audier, « Le néolibéralisme: Un “libéralisme autoritaire” néo-schmittien? ».

76

K. Polanyi, Le grande transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983.

77

Ibid., p. 204: « Le laissez-faire n’avait rien de naturel; les marchés libres n’auraient jamais pu voir le jour si on avait simplement laissé les choses à elles-mêmes. » Le marché est une réalité institutionnelle, juridico-politique, le produit, pour reprendre l’idée des ordolibéraux, d’une décision sur la forme et la structure de l’économie.

78

N. Luhmann, Die Wirtschaft der Gesellschaft, Frankurt am Main, Suhrkamp, 1988. Selon cet auteur l’économie représenterait un système social distinct de la politique, de la religion, du droit, etc. Pour une présentation générale et des références, nous renvoyons à H. Rabault, Un monde sans réalité ? En compagnie de Niklas Luhmann: épistémologie, politique et droit, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012.

79

N.d.E.: voy. infra dans ce volume, C. Joerges, « Economic Constitutionalism and “The Political” of “The Economic” ».

80

Passage identique dans le « Tableau économique » et les « Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole », in F. Quesnay, Physiocratie. « Droit naturel », « Tableau économique » et autres textes, op. cit., pp. 116 et 252.

81

Ibid., pp. 299–356.

82

Nous n’entrons pas ici dans le détail du fameux « conflit des méthodes » (Methodenstreit), qui opposa dans les années 1880 les économistes allemand Gustav von Schmoller et viennois Carl Menger. Pour une synthèse incluant une analyse de la réception dans la théorie économique, voy. M. Louzek, « The Battle of Methods in Economics. The Classical Methodenstreit–Menger vs. Schmoller », American Journal of Economics and Sociology, 2011, vol. 70, n° 2, pp. 439–463. Renvoyons également, naturellement, à J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique. III – L’âge de la science (De 1870 à J. M. Keynes) (1954), Paris, Gallimard, 1983, pp. 76–106 et 132–149. Le Methodenstreit n’occupe que quelques pages (pp. 93–96) mais il est éclairé par les développements sur l’école historique et la tradition viennoise.

83

F. List, Système national d’économie politique (1841), Paris, Gallimard, 1998.

84

Par exemple, M. Renner, « Transnationale Wirtschaftsverfassung », op. cit.; W. Veelken, « Wirtschaftsverfassung im Systemvergleich », Rabels Zeitschrift für ausländisches und internationales Privatrecht, 1991, vol. 55, n° 3, pp. 463–504.

85

W. Eucken, Die Grundlagen der Nationalökonomie, op. cit.; W. Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolitik (1952), Tübingen, Mohr Siebeck, 2004. Pour une synthèse, voy. H. Rabault, « L’idée de ‘constitution économique’ chez Walter Eucken », op. cit., p. 51–94.

86

W. Eucken, Die Grundlagen der Nationalökonomie, op. cit., pp. 91–112.

87

Ibid., pp. 78–162.

88

Ibid., pp. 38–68.

89

Ibid., p. 52.

Bibliographie selective

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