Discussion Le néolibéralisme : Un “libéralisme autoritaire” néo-schmittien ?

In: The Idea of Economic Constitution in Europe
Author:
Serge Audier
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Résumé

La contribution aborde la question de l’originalité du néolibéralisme sous deux angles : la relation au thème du « libéralisme autoritaire » et à Carl Schmitt ; le constitutionnalisme économique. Après avoir tiré un bref bilan historiographique de ces discussions, elle revient sur la conception de l’État et du fédéralisme chez Röpke. Puis elle explore la façon dont les néolibéraux français, en particulier Louis Rougier et Jacques Rueff, ont conceptualisé un ordre économique non-inflationniste, en mettant l’accent sur des éléments de constitutionnalisme économique et politique. Enfin, elle analyse la manière dont la construction européenne, à partir de la CECA et surtout du Traité de Rome, a été interprétée par les néolibéraux. Il en ressort que si Rueff et Rougier ont projeté leurs espoirs sur le « marché institutionnel » de la Communauté européenne, Röpke s’est montré beaucoup plus inquiet, craignant l’avènement d’un nouveau dirigisme. Ces divergences, par-delà des spécificités de contextes nationaux, révèlent aussi des différences doctrinales entre ces néolibéralismes par ailleurs proches.

Introduction

En ouverture de son livre, The Strong State and the Free Economy, Werner Bonefeld affirme qu’il entend comprendre la logique d’une trajectoire de l’ordolibéralisme à l’Union européenne qui relève « de la pensée libérale autoritaire, de Benjamin Constant à Carl Schmitt »1. Tel est donc le cadre conceptuel d’ensemble, sur lequel ce spécialiste d’Herbert Marcuse – pionnier, dès les années 1930–1940, dans les affirmations sur les tendances autoritaires du libéralisme et du capitalisme2 – aurait pu se justifier davantage. Car même s’il n’est pas le premier à établir cette filiation, je serais curieux de savoir combien de spécialistes de Constant et de Schmitt accepteraient de situer dans la même catégorie ces deux auteurs. Et je ne crois pas prendre grand risque en disant que la quasi-totalité des uns et des autres – et pas seulement Stephen Holmes, à la fois l’un des plus grands spécialistes reconnus de Constant et critique de Schmitt3 – refuserait catégoriquement de situer dans la même catégorie l’un des fondateurs du libéralisme du xixe siècle, donc de l’État limité, et l’un des plus virulents adversaires du libéralisme du xxe siècle, et soutien dès 1933 d’un régime totalitaire et antisémite. Au reste, Schmitt lui-même n’a pas assumé une telle filiation : ses maîtres sont à chercher ailleurs, même dans les années 1920, que parmi les classiques de la pensée libérale.

Bien sûr, je n’ignore pas non plus que cette thèse contre-intuitive et paradoxale, impensable chez la plupart des spécialistes, établissant une ligne directe entre le libéralisme de Constant et celui – présumé – de Schmitt, est tout sauf nouvelle : elle hante une partie importante de la littérature critique actuelle sur le néolibéralisme. Ses origines ne sont pas non plus douteuses : elles remontent au moins à Renato Cristi, qui sur la base de textes de Wilhelm Röpke évoquant déjà Constant, voyait se dessiner une longue tradition de « l’État autoritaire » contre la démocratie et au service du libre marché. Le texte publié en annexe de son livre Carl Schmitt and the Authoritarian liberalism (1998) – la fameuse conférence de Schmitt du 23 novembre 1932 sur « l’État fort » comme condition d’une « économie saine » – était censé clore la discussion4. Selon le jugement un peu étrange de Cristi qui fait suite à la référence de Röpke à Constant, « on ne devrait pas être surpris que Hegel, avec Hayek et Schmitt, ont exprimé de proches affinités avec la philosophie politique de Constant »5. La nouveauté relative par rapport à l’époque de Cristi, c’est que plusieurs auteurs n’ont pas seulement établi, à leur tour, un continuum allant de ce « libéralisme autoritaire » néo-schmittien à la dictature de Pinochet au Chili : ils ont ajouté à leur acte d’accusation l’édifice constitutionnel européen, en s’appuyant de surcroît sur les travaux d’inspiration foucaldienne. La discussion que je vais suggérer, dans ces quelques pages, risque de susciter des malentendus : elle ne porte pas sur les convictions politiques – en tant qu’intellectuel ou que citoyen, je suis sans doute plus proche de Werner Bonefeld que des ordolibéraux – mais sur des enjeux que j’appellerai, faute de mieux, « scientifiques », ou académiques. Ce sont deux plans différents, et je regrette que tant de chercheurs sur le néolibéralisme tendent aujourd’hui à les confondre.

1. Séduction et limites des paradigmes néo-foucaldiens et néo-schmittiens

Rappelons donc d’abord que les études sur le néolibéralisme ont connu ces deux dernières décennies deux grandes tendances – ou deux « modes » selon les points de vue – qui aujourd’hui sont hégémoniques et tendent à se combiner. Certes, tous les chercheurs ne s’inscrivent pas dans ces paradigmes dominants, mais tous sont plus ou moins obligés de les prendre en compte, ne serait-ce que pour les discuter, au risque sinon d’une marginalisation encore plus grande.

La première tendance consiste à poursuivre avec plus ou moins d’imagination le sillage du cours de Michel Foucault au Collège de France, Naissance de la biopolitique. Selon cette approche – que j’appelle depuis longtemps « néo-foucaldienne »6 –, le néolibéralisme correspond à une nouvelle gouvernementalité qui part de l’individu-entrepreneur dans le cadre d’une conception hyper-compétitive de la société. Bien entendu, ce modèle interprétatif comprend d’innombrables variations, selon par exemple que l’on accentue la dimension « biopolitique » du propos – paradoxalement peu approfondie chez Foucault concernant le néolibéralisme – ou la dimension de constructivisme concurrentiel, donc d’antinaturalisme. Mais, dans l’ensemble, Foucault apparaît comme le grand théoricien de cette interprétation de la gouvernementalité néolibérale, qui revient à mettre sous la pression d’une compétition effrénée l’ensemble de l’économique, du social et du politique – et à dissoudre la souveraineté démocratique, même si Foucault ne le dit pas vraiment.

La seconde tendance interprétative dominante, la plus en vogue aujourd’hui, consiste donc à rabattre l’intégralité du néolibéralisme sous la catégorie de « libéralisme autoritaire », en établissant clairement une ligne de continuité quasi directe entre Schmitt, les penseurs néolibéraux allemands – mais aussi autrichiens, anglais et américains – et de nombreux évènements de l’histoire du xxe siècle, depuis le coup d’État de Pinochet ouvrant sur l’expérience des Chicago boys jusqu’aux modalités concrètes de la construction européenne depuis le Traité de Rome et les politiques d’austérité après la crise de 2007–20087. Ce second paradigme, que j’appellerai « néo-schmittien », ne vient pas de Foucault : il a été forgé en particulier, je l’ai dit, par Renato Cristi, dont un grand nombre d’auteurs poursuivent le sillon. Cet universitaire profondément marqué par la catastrophe chilienne a très longuement souligné qu’une ligne directe allait de Schmitt, quand il théorisa la complémentarité entre « État fort » et « économie saine », aux ordolibéraux allemands – Walter Eucken, Alexander Rüstow, Wilhelm Röpke qui s’en sont en effet inspiré –, mais aussi aux ultra-libéraux de l’école autrichienne, en particulier Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek, et finalement à l’essentiel des néolibéraux réunis dans la Société du Mont Pèlerin, qui applaudirent au coup d’État chilien. La thèse est tout sauf nouvelle, mais elle continue de se diffuser, comme en attestent de nombreuses publications actuelles, dont certaines de ce recueil8. Cela fait ainsi très longtemps que Hayek est présenté comme le disciple secret de Schmitt – William E. Scheuerman a inspiré cette lecture en parlant de « the Unholy Alliance of Carl Schmitt and Friedrich A.Hayek »9 –, au risque de passer totalement à côté, comme le soulignent certains spécialistes des deux auteurs10, des divergences profondes entre leurs conceptions et leurs objectifs, qu’il s’agisse de l’État de droit ou de la liberté. Tout se passe comme si l’indéniable soutien de Hayek au régime de Pinochet valait preuve – en plus de certaines citations sur Schmitt dûment sélectionnées – d’un « schmittisme » fondamental.

Ce qui est vraiment nouveau, en revanche, c’est de plus en plus la tendance à hybrider le paradigme de la « gouvernementalité » et de la « biopolitique » néo-foucaldien et le paradigme néo-schmittien du « libéralisme autoritaire » venu de Cristi. Se développent ainsi des tableaux saisissants d’une biopolitique autoritaire néolibérale, qui soulignent à quel point le néolibéralisme trouve ses sources chez les ordolibéraux allemands compromis avec la pensée de Schmitt, et tout autant compromis avec le régime national-socialiste11 – ce qui est le cas pour certains, mais pas tous. Outre Alessandro Somma en Italie, l’un des chercheurs qui est allé le plus loin dans cette direction est une figure majeure des études et de l’édition académique sur le néolibéralisme : dans deux ouvrages, se réclamant chaque fois de Cristi, Philip Mirowski a affirmé que, sous l’influence de Schmitt, « chez Hayek et les néolibéraux, le Fürher a été remplacé par la figure de l’entrepreneur, incorporation de la volonté de puissance pour la communauté, qui doit avoir la permission d’agir sans être contrainte par une justification rationnelle »12. La « volonté de puissance », on l’a compris, fait aussi référence au nietzschéisme vulgarisé du nazisme. Mirowski a ajouté la matrice fasciste à la matrice national-socialiste du néolibéralisme, en soutenant que la « Neoliberal Thought Collective » trouve parmi ses sources la pensée politique « totalitaire » allemande et italienne – celle de Schmitt, bien sûr, mais aussi semble-t-il celle de Bruno Leoni, un des piliers de la Société du Mont Pèlerin13. Affirmation curieuse, quand on sait que le condisciple de jeunesse de Leoni, Norberto Bobbio, a affirmé que ce dernier était « naturellement antifasciste »14. Si Mirowski a raison de rappeler que le quasi-libertarien qu’était Leoni se méfiait fortement, tout comme Hayek et d’autres néolibéraux, de la souveraineté populaire – la chose est reconnue par tous –, ses accointances avec le fascisme sont en revanche beaucoup plus douteuses. Il aurait pu alors aussi rappeler, comme spécialiste de la Société du Mont Pèlerin, que les premiers néolibéraux italiens de la Société, Carlo Antoni et Luigi Einaudi, étaient tous deux hostiles au fascisme – Einaudi, d’ailleurs proche comme Antoni des idées de Röpke, sera le premier Président de la République démocratique italienne15.

Mais dans cette affaire, par-delà Hayek et Leoni, l’enjeu central reste surtout la réinterprétation de l’ordolibéralisme. Il s’agit ainsi de déconstruire ce qui est présenté comme une légende hagiographique, à savoir que les ordolibéraux, dans le sillage de Walter Eucken, serait les bâtisseurs du nouvel ordre démocratique de l’après-1945, alors qu’ils seraient en vérité les héritiers d’une conception antidémocratique et schmittienne. Et dans la mesure où la construction européenne procéderait de l’ordolibéralisme, lui-même procédant de Schmitt, on comprendrait sans peine pourquoi, selon cette approche, l’Union européenne aurait comme visée fondamentale la destruction des démocraties souveraines au profit d’un constitutionnalisme économique ordolibéral permettant le plein déploiement d’un marché concurrentiel16. Ainsi, la destruction du supposé mythe démocratique ou anti-nazi de « l’économie sociale de marché » va de pair, dans ces interprétations néo-foucaldo-schmitiennes, avec la destruction du supposé mythe de l’Europe comme institution des démocraties libérales pour préserver la liberté, la paix et la prospérité. Ajoutons que, dans ces interprétations hybrides entre Foucault et Cristi, on assiste à un début de détachement, chez certains chercheurs, vis-à-vis des cours de Foucault, soupçonné de ne pas avoir mesuré les accointances entre l’ordolibéralisme et le nazisme – de fait, Naissance de la biopolitique, comme je l’ai souligné ailleurs17, voit sans équivoque l’ordolibéralisme comme un antinazisme, et on chercherait en vain dans les analyses de Foucault lui-même, une critique de la construction européenne : ce geste revient à certains des néo-foucaldiens.

Reconsidérer tous ces débats très complexes et difficiles exigerait de sortir du cadre de cette courte contribution. Plus modestement, je voudrais revenir ici sur certains éléments de l’histoire du néolibéralisme pour réfléchir à la double désignation – et souvent accusation – du néolibéralisme comme « libéralisme autoritaire » et « constitutionnalisme économique ».

Concernant le « libéralisme autoritaire », encore faudrait-il s’entendre sur cette désormais célèbre formule reprise à Hermann Heller18. D’autant que le concept d’« État fort », soutenu en effet par les néolibéraux allemand, n’est pas nécessairement le synonyme d’« État autoritaire » – quant à l’idée d’un État ayant de l’autorité, elle n’était pas étrangère aux options positives de Heller lui-même19. Il y a certes des dimensions autoritaires au sens large – et fortement élitistes – chez certains néolibéraux, mais cette formule suffit-elle à étiqueter leur pensée ? Que plusieurs néolibéraux soient marqués par une culture politique de forte méfiance vis-à-vis de la souveraineté populaire et des « masses » au xxe siècle, souvent assimilées au péril totalitaire, n’est pas douteux. Que quelques-uns, dont Eucken, Rüstow et Röpke, se soient nourris d’analyses de Schmitt sur le péril d’un certain « pluralisme » et de la crise du parlementarisme, ainsi que sur les causes de l’effondrement de la République de Weimar, n’est pas douteux non plus20 – ils sont d’ailleurs très loin d’être les seuls, bien au-delà de leur « camp »21. Ces choses sont connues de longue date.

Il est en revanche plus difficile de déterminer jusqu’à quel point tous ces néolibéraux sont vraiment « schmittiens ». Si les mots ont un sens, être « schmittien », même avant l’avènement du iiie Reich, signifie être fasciné par le régime de Mussolini22, et non pas seulement en l’appuyant un temps par réalisme politique, comme l’a fait Ludwig von Mises, mais aussi un libéral conservateur – et nullement néolibéral – tel que Benedetto Croce. Au reste, Heller, père de la formule du « libéralisme autoritaire » schmittien, soulignait la fascination exercée par le fascisme sur Schmitt. Est-ce le cas de tous les ordolibéraux et de tous les pionniers de l’économie sociale de marché, par-delà le cas d’Alfred Müller-Armack, qui n’était pas ordolibéral stricto sensu, et de quelques autres ? Et même concernant ces derniers, cette adhésion fut-elle durable ? Peut-on dire, plus généralement, que l’économie sociale de marché procède d’un modèle politique national-socialiste – ce que certains soutiennent en effet ? Ce sont là, me semble-t-il, les vraies questions. Car être « schmittien », cela signifie aussi, qu’on le veuille ou non, adhérer à une critique profonde et radicale du libéralisme et du parlementarisme dans son ensemble23. Tous les néolibéraux sont-ils « schmittiens » en ce sens ? Ont-ils défendu des visions antisémites, comme l’a fait notoirement Schmitt, même si ses interprètes peuvent évaluer différemment la place de ces orientations dans l’économie et l’évolution de sa pensée24 ? Admirent-ils, à la façon de Schmitt, non seulement Mussolini, mais aussi un antilibéral réactionnaire comme Donoso Cortès, ou un antilibéral révolutionnaire comme Georges Sorel ?

Ce n’est pas édulcorer leur pensée, encore moins nier le soutien de certains d’entre eux aux régimes antidémocratiques – ou leurs sympathies plus ou moins assumées pour des dirigeants dictatoriaux25 –, que de douter de la validité d’une réponse pleinement positive à ce genre de question concernant les néolibéraux. On reste en tout cas stupéfait que de plus en plus de chercheurs sur le néolibéralisme, dans des publications académiques, ne prennent pas le temps d’examiner ces questions à fond. Car la thèse du « schmittisme » profond du néolibéralisme doit affronter quelques faits simples. Par exemple, dès 1935, Röpke a ainsi dénoncé les principes d’une économie et donc d’une politique « fasciste »26. Et en 1944, dans Omipotent Government, Mises critique vertement le juriste nazi Carl Schmitt, suivi bientôt par Röpke, dans Die Deutsche Frage, son best-seller de l’après-guerre, et Hayek dans The Road to Serfdom – excusez du peu, et, contrairement à ce que l’on dit parfois, sans aucune ambiguïté. Des critiques tardives, nuancera-t-on peut-être, mais qu’on ne saurait sérieusement éviter de considérer.

Il se pourrait qu’une partie des néolibéraux relèvent davantage d’un libéralisme conservateur – réactionnaire, même, si l’on veut – que d’un libéralisme autoritaire au sens schmittien du mot. Chez beaucoup d’entre eux, le mot « autoritaire » est d’ailleurs un mot repoussoir, utilisé le plus souvent pour désigner les régimes totalitaires ou assimilés, c’est-à-dire dirigistes. Et même ceux qui, tel Rüstow, ont été fortement inspirés par Schmitt en 1932 n’ont pas pour autant célébré compulsivement l’autoritarisme ensuite – le fils de Rüstow, un politologue connu, a souligné que si son père a peut-être inspiré la Constitution de Bonn sur la base de sa critique antérieure de la Constitution de Weimar, il ne s’en méfiait pas moins, par-delà son évident soutien, de « l’autoritarisme antidémocratique » d’Adenauer27… Quant à l’idée de constitutionnalisation des politiques économiques, c’est en partie une autre question : elle est indéniablement ‘un des traits d’une partie importante de la pensée néolibérale, depuis l’ordolibéralisme jusqu’à l’École de Virginie. Encore faut-il préciser que ce constitutionnalisme ne se déploie pas de la même manière chez tous les penseurs néolibéraux, et ne prend pas la même centralité28.

C’est du moins ce que je voudrais ici suggérer en revenant brièvement sur trois auteurs qui ont marqué les destinées du néolibéralisme : Wilhelm Röpke, Jacques Rueff et Louis Rougier. Tous trois présents lors du Colloque Walter Lippmann de 1938, ils ont adhéré à son « Agenda », c’est-à-dire à sa Charte qui présentait la nécessité d’un libre marché structuré par la liberté des prix, mais aussi la nécessité de certaines dépenses collectives importantes – « sécurité sociale », enseignements, recherche scientifique, armées, etc. – financées par l’impôt, dans le cadre d’un budget publiquement transparent et en équilibre. Tous trois ont entretenu ensuite des liens durables – Rueff était l’ami à la fois de Rougier et de Röpke – et se sont réclamés du « néolibéralisme », même si Röpke fut plus réticent que son ami Rüstow à adopter cette étiquette. Ajoutons que lors du Colloque Lippmann, « l’État fort » n’est pas un thème central des débats, et la constitutionnalisation des politiques économiques n’est pas encore la priorité chez la plupart des néolibéraux, y compris français. Mais après 1945, ce second thème s’impose avec Rueff et Rougier. Cependant, je vais montrer aussi que, sur le cas concret de la construction européenne, l’accord fut loin d’être complet entre les deux néolibéraux français et le néolibéral allemand qu’est Röpke. Paradoxalement, ce sont les premiers qui furent plutôt partisans d’un constitutionnalisme économique à l’échelle européenne, tandis que le troisième multiplia les avertissements quant au risque de destruction du fédéralisme national et international.

2 Le néolibéralisme de Röpke est-il « néo-schmittien » ?

En 1947, Röpke prononce une conférence qui constituera une des expressions les plus synthétiques et incisives de sa conception du libéralisme – il la publiera ensuite en tête de son recueil Masse und Mitte. Son ton et son contenu ne sont pas exactement « schmittien » – ils sont bien plutôt, et explicitement, « personnalistes » chrétiens. Le vrai libéralisme, martèle-t-il, est un anti-autoritarisme, d’abord parce que, fidèle au christianisme, il respecte la dignité de la personne humaine, et ne confond pas le spirituel et le temporel :

Pour cette raison, le libéralisme est anti-autoritaire (anti-autoritär) : bien qu’il soit prêt à donner à César ce qui est à César, il se garde bien de tout romantisme de la communauté, qui fasse de l’organisation étatique l’objet d’un culte mystique, une sorte de super-organisme ou même de Dieu, et réciproquement il résiste virilement à César, quand celui-ci prétend à plus que ce qui lui revient.29

Pour ces raisons aussi, poursuit-il, le vrai libéralisme est hostile à toutes les formes de concentration et d’abus de pouvoir. L’idéal politique de Röpke, pour ces raisons notamment, est fédéraliste, tant sur le plan national qu’international, et la Confédération helvétique est son modèle permanent. En même temps, il est vrai que, toute sa vie, il continue de défendre la conception d’un État fort, et loue les vertus de dirigeants qui ont une grande « autorité », voire qui sont en ce sens « autoritaires » : Konrad Adenauer et Ludwig Erhard au moment de refonder l’Allemagne – en lançant la réforme monétaire ratifiée ex post par le peuple allemand –, mais aussi en 1958 le général de Gaulle en France, seul capable selon lui de mettre en œuvre une politique économique plus libérale, inspirée des conseils de Rueff, dans un pays qui y est très rétif30. Car au fond, « l’autorité » étatique est aux yeux de Röpke d’autant plus nécessaire qu’il juge la société des masses souvent « malade ». Dans tous les cas, par-delà les évolutions de Röpke, cette autorité se veut au service d’un libéralisme rénové, c’est-à-dire juridique et sociologique, et même inscrit dans la « nature »31.

Déjà dans les années 1930–1940, non seulement Röpke se réclame ouvertement du libéralisme – et contre le fascisme, le nazisme et le stalinisme –, mais encore il mobilise des auteurs de la tradition libérale sur un mode de surcroît incompatible avec la pensée de Schmitt. Ainsi, parmi les « classiques », mobilise-t-il Montesquieu, Acton ou encore Tocqueville, qu’il présente en théoriciens du pluralisme libéral, c’est-à-dire des corps intermédiaires, des associations et des contre-pouvoirs en général. Il n’est pas non plus très « schmittien » de choisir comme référence, à la façon de Röpke, le libéral tocquevillien Édouard de Laboulaye et son livre L’État et ses limites32. Et, parmi les contemporains, il ne s’appuie pas sur l’antilibéralisme de juristes comme Schmitt, mais sur des penseurs qui, aux antipodes de ce dernier, n’ont cessé de défendre le parlementarisme libéral : Ortega Y Gasset, Guglielmo Ferrero, ou encore Gaetano Mosca dont il médite alors les Elementi di scienza politica33. Enfin et surtout, deux des auteurs de référence les plus chers à Röpke se situent à l’opposé de la vision antilibérale schmittienne : Julien Benda, avec son réquisitoire contre la « trahison des clercs », mais aussi et surtout l’historien Johan Huizinga, observateur angoissé de la montée et de l’hégémonie du national-socialisme, et apôtre de la paix mondiale. Du penseur hollandais, très influent durant la crise des années 1930 – son essai de 1935, In de schaduwen van morgen, littéralement « Dans l’ombre de demain », est traduit en France par les éditions de Médicis, aux côtés de Röpke et d’autres « néolibéraux » –, il serait à peine exagéré de dire que l’économiste allemand le considérait comme son frère spirituel, ainsi qu’en témoignent ses citations et sa correspondance. Or, la pensée de Huizinga dans les années 1930 contient, en plus d’une critique dévastatrice de la pensée pré-nazie, une des charges alors les plus violentes et notoires contre Carl Schmitt et son « concept du politique », fondé sur le partage belliqueux entre « l’ami » et « l’ennemi » – une critique formulée dans In de schaduwen van morgen que reprendra aussi à son compte Mises dès 1944, avec Omnipotent Government, sans citer l’historien.

Si Huizinga ne partage absolument pas cette vision schmittienne, qu’il juge incompatible avec celle de la démocratie libérale et avec la paix mondiale – Schmitt faisant figure à ses yeux d’anti-Érasme –, beaucoup d’éléments donnent à conjecturer que Röpke ne pense guère différemment. En tout cas, l’ensemble de ses références positives – à Huizinga, donc, mais aussi à Montesquieu ou à Constant, ou encore à Mosca et à Gasset, qui admirait tant le libéralisme de Guizot – fait signe vers une conception de la politique tout autre que celle de Schmitt : nourrie à la fois de libéralisme et de pensée conservatrice chrétienne, la théorie politique de Röpke se veut le fondement d’un État décentralisé, dont le principe de subsidiarité constitue une des modalités centrales. En ce sens, les classiques du libéralisme et les Encycliques sont plus instructives pour comprendre Röpke que les œuvres complètes de Schmitt. Bien sûr, comme beaucoup de penseurs qu’il mobilise, Röpke entretient une vision très conservatrice et élitiste de la bonne communauté politique, mais ces traits n’en font pas une vision « schmittienne ». La « troisième voie » qu’il continue de défendre dans Civitas Humana, y compris sur le plan politique, repose sur d’autres orientations.

La grande référence théorique de Röpke, insistons-y, n’a donc rien à avoir alors avec Schmitt, puisqu’il s’agit de la pensée libérale de Ferrero, notamment de son ouvrage Les Génies invisibles de la Cité. Si « l’école de Genève » est un artefact, en revanche cette filiation genevoise entre Ferrero et Röpke constitue un fil conducteur pour comprendre la pensée politique du « libéralisme sociologique ». Plus précisément, elle permet de saisir la grande distinction de Civitas Humana entre « État sain » et « État malade ». Critique du jacobinisme, Ferrero est en ce sens l’inspirateur de tous les critiques – et Röpke en fait partie – de ce que Jacob Leib Talmon appellera plus tard la « démocratie totalitaire ». En particulier, Röpke mobilise ici et dans quelques articles34 les réflexions de Ferrero sur les « génies invisibles » de la cité, qui supposent le rôle crucial de la confiance dans la relation entre gouvernants et gouvernés, et dans la légitimité même des premiers. Le but d’une bonne politique, souligne Röpke, est de construire et de faire durer ce « chef d’œuvre » qu’est un « État libre », c’est-à-dire qui suppose « l’acquiescement volontaire des gouvernés ». Ainsi faut-il entendre par « gouvernement légitime » un gouvernement qui dispose d’un « titre constitutif moral » authentique et non pas « fabriqué » par des juristes officiels – et sans doute Röpke pense-t-il ici fortement aux juristes du iiie Reich, dont Schmitt faisait notoirement partie. Autrement dit, la légitimité d’un pouvoir correspond au fait que le gouvernement est reconnu par la population comme « justement habilité à commander », et à ce que le citoyen s’y « identifie tacitement ». À l’inverse, le gouvernement illégitime est « usurpé » : faute de « puissance morale interne », il ne peut se maintenir que par l’imposition d’une « violence extérieure »35.

Dans des développements qui font directement écho à la répression dans les pays totalitaires, et notamment dans l’Allemagne nazie de l’époque, Röpke établit le contraste entre la logique des « génies invisibles » et celle de la contrainte : « [l]es “génies invisibles de la cité” s’enfuient et, à leur place, viennent se nicher les forces qu’on pourrait appeler les “démons visibles de la cité”, c’est-à-dire toutes les trop visibles mesures que prend un État instable, inquiet de son maintien et de son existence, pour assurer sa sécurité au prix de la violence »36. Dans ces États malades saute aux yeux « l’appareil extérieur de la puissance » qui constitue comme un rempart des gouvernants vis-à-vis des gouvernés. Non sans faire écho avec le tableau par Montesquieu du despotisme, Röpke souligne que la « crainte » est le moteur de ce comportement répressif des gouvernants vis-à-vis des gouvernés, qui sont effrayés par tant de puissance. Ainsi voit-on se développer exponentiellement, dans les États malades, une « police d’État centralisée et militarisée », des « lois de protection de l’État » avec leurs châtiments draconiens, les contrôles, prisons, camps de concentration, agents provocateurs et mouchards, etc. Dans ce cauchemar politique qui voit abolies les libertés privées et les « libertés civiques » se dessine, en creux, ce qu’est une mauvaise politique : « [e]n particulier, une étude sur la police mettrait bien en lumière la différence entre un État bien portant et un État malade, entre un État légitime et un État illégitime. Et il y aurait un beau sujet de réflexion, par exemple, dans le fait que les policiers anglais sont pratiquement sans arme »37.

Le maintien d’un « État sain » suppose aussi de nombreux contre-pouvoirs, notamment des « clercs » capables de résister au pouvoir arbitraire. Dans ce cadre, Röpke dresse un long éloge – et là encore fort peu « schmittien » – des grands « clercs » religieux, tel Saint Ambroise, ou de Thomas More qui brava jusqu’à l’échafaud Henri viii, ou encore de Spinoza qui refusa une chaire à l’université de Heidelberg pour garder sa pleine indépendance, et continua de gagner sa vie en polissant des verres de lunettes38. Cet éloge de Spinoza rejoint les innombrables apologies par Röpke du métier d’artisan, indépendant et fidèle au beau métier. Mais il est difficile de ne pas penser aussi à un autoportrait de Röpke – ou à un portrait de Rüstow – qui refusant l’obéissance au régime nazi, préfère l’exil au confort servile de l’Université du iiie Reich. Et ce, contrairement à celui que Röpke appellera dans Die Deutsche Frage le « sinistre » Carl Schmitt, juriste servile du régime hitlérien.

Bien entendu, si l’État pour Röpke ne doit certainement pas être « autoritaire » dans ce sens-là – et le mot est employé péjorativement dans Civitas Humana –, il doit en revanche être fort, c’est-à-dire ne pas être la proie des différents groupes d’intérêts qui cherchent à l’utiliser à leurs propres fins. C’est dans ce cadre que Röpke, tout comme Rüstow depuis les années 1930 – et encore dans Economic Disintegration –, développe une critique de la « décomposition de l’État » par des « groupements organisés » et autres « pressure groups » – en anglais dans le texte – qui mettent en question « l’unité morale de l’État », et donc le « fondement d’un État sain » c’est-à-dire « légitime, coordonnateur et décentralisé ». Et Röpke d’avertir, avec d’évidentes références à l’effondrement de la République de Weimar, que :

l’État est menacé au plus profond de lui-même lorsque, dans l’exercice de ses fonctions essentielles, il ne peut tabler sur le loyalisme sans réserve de ses citoyens, et qu’il lui faut compter sur la lutte des classes, la haine raciale, les conflits religieux, le fanatisme idéologique, les oppositions de langue et de nationalités qui, divisant une partie de la population, la poussent à la sécession comme à l’époque des guerres des religions.39

En ce sens, la « guerre civile » marque la mort d’un État déjà malade. Telle est ce qu’on pourrait appeler la dimension partiellement « schmittienne » – assez largement partagée même au-delà de la droite conservatrice – qui sous-tend l’idée de l’État fort chez Röpke comme chez Rüstow. Et encore, l’influence possible de Schmitt se combine-t-elle de nouveau ici avec celle très directe de Ferrero, qui avait mis en avant que seule la logique des « génies invisibles de la cité » permet de faire coexister ensemble une pluralité d’individus et de groupes sans qu’ils se déchirent dans une guerre civile.

Pour autant, l’apologie du système libéral par Ferrero ne suffit pas suivant Röpke à refonder politiquement son « humanisme économique » ou sa « troisième voie ». S’il considère en effet que les principes relevant des « génies invisibles de la cité » sont fondamentaux pour définir et surtout pour faire durer un État à la fois fort et légitime, il juge en même temps que cette approche est très insuffisante. Car l’idée de « gouvernement légitime », prise en ce sens, peut « embrasser les formes d’État les plus diverses » et même les plus opposées à « nos échelles de valeurs européennes », comme la monarchie absolue ou les despotismes divers. Il arrive en effet argue-t-il que ces régimes bénéficient d’une obéissance volontaire ou du moins tacite, qu’ils reposent sur la confiance et non pas sur la contrainte, et qu’ils n’en soient pas moins inacceptables à l’aune de certaines valeurs libérales et démocratiques dont Röpke se réclame sans ambiguïtés, même s’il les combine avec un discours parfois conservateur, sinon réactionnaire. C’est pourquoi il entend mettre au centre de sa propre théorie néolibérale des principes permettant de distinguer entre « l’État autoritaire ou subordinateur » et « l’État libéral ou solidariste » – c’est du moins ainsi que la version française traduit respectivement, et fort imparfaitement, « herrschaflichten » et « genössischen »40. Puisque c’est la mode de faire de Röpke le partisan d’un « libéralisme autoritaire », il est utile de repréciser que l’autoritarisme – à ne pas confondre avec l’autorité – signale pour lui un État malade, marqué par le legs féodal « autoritaire », et non un État sain : un « État fort » et sain doit avoir de l’autorité, non être « autoritaire ». Si tentation autoritaire il y a dans certains textes de Röpke, notamment ultérieurs – et il y a en effet de tels textes, répétons-le, notamment ses éloges de la présidence gaulliste – c’est dans les situations où précisément il juge que la société et l’État sont « malades ».

Pour étayer sa conception fédéraliste, Röpke ne fait évidemment pas référence à Schmitt, mais, en note, aux « excellents écrits » d’Adolf Grasser que sont Geschichte der Volksfreiheit und der Demokratie (Histoire de la liberté des peuples et de la démocratie) et Gemeindefreiheit als Rettung Europas (L’Autonomie communale et la reconstruction de l’Europe). Avec celle de Ferrero, on trouve là une véritable source directe de la pensée politique fédéraliste röpkéenne. Le premier ouvrage avait attiré l’attention en Suisse sur ce jeune auteur qui donna des conférences grand public à l’Université de Bâle en 1938–1939, marquant ainsi son clair engagement aux côtés des démocraties occidentales contre les tyrannies totalitaires. Encore fallait-il selon lui bien comprendre, pour bien les défendre, que les démocraties libérales trouvent leurs racines dans les révoltes contre toute domination arbitraire, en particulier étatique, et dans les différentes formes de droit de résistance. Plus profondément, la liberté des démocraties occidentales, à suivre ces analyses, vient des cités libres, et ce depuis la démocratie athénienne jusqu’à différentes expériences de liberté fédérative. Tout indique que Röpke partage alors, et partagera toujours, cette vision politique précise, en l’étayant aussi par l’opposition entre « pouvoir autoritaire » et « syndicalisme », une opposition reprise aux travaux d’Otto von Gierke et de Franz Oppenheimer41 – cet économiste atypique qui a tant compté, comme le signale aussi Civitas Humana, dans la conception par Röpke de la « troisième voie » et d’un libéralisme social42.

Cette valorisation du fédéralisme est non moins au cœur de son analyse dans Die Deutsche Frage, tant en matière de diagnostic que de solution pour l’après-1945. Car le « problème allemand », c’est celui d’une construction autoritariste et violente conduite par la Prusse centralisée et militarisée. Le résultat désastreux en fut le blocage, puis l’extinction, du mouvement pour la liberté et la démocratie en Allemagne : faute en effet d’une alliance entre un « puissant gouvernement organique » et les « forces progressistes de la bourgeoisie urbaine », ce sont les forces régressives, autoritaristes et liberticides de la féodalité qui allaient marquer de leur empreinte régressive une trajectoire socio-économique allemande dominée par les grands propriétaires terriens et un gigantisme capitaliste industriel de cartels et d’ententes, prospérant grâce à leurs liens incestueux avec un État centralisé, autoritaire et bureaucratique – bref, le contraire d’un libéralisme concurrentiel sain. Ainsi le basculement liberticide, qui fut politique avant d’être économique, se serait-il joué à la fin du Moyen Âge quand advint, avec la désintégration de l’Empire, la montée de « petits États absolus ». Appuyées par une féodalité brutale, ces nouvelles structures nationales et étatiques conduisirent à l’asservissement des paysans et des bourgeois des villes. Pour Röpke, la date fatidique est l’écrasement de la Révolution des paysans (1525), qui contraignit tous les Allemands à « l’obéissance » et anéantit pour longtemps les germes de la liberté. D’où une nouvelle culture politique, typiquement allemande, du conformisme, de l’obéissance et de la servilité, et plus largement « l’habitude de laisser le gouvernement penser et décider ce qu’il faut faire », « l’absence presque complète de traditions de self-government démocratique », et la fuite en avant vers des rêves irréels de puissance ou d’autarcie.

Toute l’histoire politique, socio-économique, culturelle et géostratégique de l’Allemagne, en particulier son démon militariste, s’éclairerait par cet échec à développer les « contrepoids nécessaires », par essence libéraux, aux périls de « l’État omnipotent » tels que « l’opinion publique » ou la « société » – on se souvient que Röpke en a détaillé les traits dans Civitas Humana. Faute de bourgeoisie et de noblesse indépendantes, faute plus généralement de corps indépendants et de contre-pouvoirs, l’étatisation généralisée déliée de tout obstacle s’est déchaînée, provoquant les pires tragédies. Et Röpke ne cesse d’expliquer à cette époque que la dénazification de l’Allemagne suppose non pas la constitution d’un nouvel « État fort », mais une décentralisation radicale, avec donc une forte valorisation de l’autonomie et de la démocratie locale, sur le modèle suisse. Le modèle fédéral à l’échelle européenne qu’il ne cesse alors de défendre correspond également, selon lui, à sa vision d’une « troisième voie », qui entend équilibrer les forces centrifuges et les forces centripètes. Si Röpke, comme Rüstow, doit beaucoup à Eucken et à toute l’école ordolibérale de Fribourg, s’il partage donc bien des éléments du constitutionnalisme concurrentiel, force est de constater que son « libéralisme sociologique » ne met pas au centre de sa conception de la fédération européenne future l’élaboration juridique d’une constitution économique continentale. C’est davantage la décentralisation qui lui importe manifestement – ce qui éclaire peut-être ses divergences ultérieures avec les néolibéraux français sur la construction européenne.

3 Rueff, Rougier et la constitutionnalisation des politiques économiques

Paradoxalement, ce sont davantage les néolibéraux français que Röpke qui vont développer après 1945 des éléments d’un constitutionnalisme économique en tant que dispositif central d’un nouvel ordre libéral, tant sur le plan national qu’européen, voire mondial à terme. Sans doute ce thème est-il relativement discret dans leurs écrits, mais il est bel et bien présent. Et d’abord chez Rueff, qui se voulait l’un des principaux porte-voix du néolibéralisme. En même temps, aussi bien Rueff que Rougier, qui se revendiquent de la grande tradition du constitutionnalisme libéral – notamment états-unien, pour le second – se gardent bien de trop exalter un « État autoritaire » et même un « État fort » : ce dernier thème, dès les années 1930, avait été porté en France par les néo-socialistes bien plus que par les néolibéraux. Et ils le font au nom d’une vraie « démocratie » qu’ils valorisent – c’est-à-dire, selon eux, une démocratie constitutionnelle libérale, qu’ils opposent à la démocratie « jacobine » ou rousseauiste de la souveraineté absolue, indissociable à leurs yeux du dirigisme et du « planisme » autoritaire. Bien entendu, il est permis, si on le souhaite, de douter de leur attachement à la démocratie, notamment quand on connaît les charges de Rougier, dès les années 1920, contre l’égalitarisme. Reste que cet attachement est proclamé – mieux, comme au temps du Colloque Walter Lippmann, c’est au nom de la défense de la « démocratie » libérale contre le péril totalitaire qu’un modèle constitutionnaliste, à la fois politique et économique, est défendu par ces auteurs. Le tout au nom de l’argument, assurément discutable, selon lequel des politiques inflationnistes et dirigistes portent en elles le germe de la destruction de la démocratie. Il est vrai d’ailleurs que Rueff comme Rougier font parfois référence à la crise de la République de Weimar et à l’arrivée de Hitler au pouvoir, d’une manière qui n’est pas sans évoquer Rüstow et Röpke – mais, du moins à ma connaissance, sans référence à Schmitt. Même si Rueff est assez familier des écrits de Röpke – incomparablement plus que de Rüstow –, et même s’il admire la démocratie fédérale allemande et son modèle d’économie sociale de marché, sa construction conceptuelle présente une certaine autonomie, par ses références et son contenu.

Dans L’Ordre social et dans de nombreux autres textes, Rueff réfléchit aux conditions d’un gouvernement capable de préserver l’ordre social, sur la base d’une théorie des droits de propriété. L’essentiel pour lui consiste à bien délimiter le droit de propriété dans le cadre d’un État libéral, c’est-à-dire qui respecte la liberté des propriétaires privés, mais qui, en même temps, est légalement autorisé à des ponctions fiscales importantes en vue de la satisfaction de besoins collectifs démocratiquement choisis par l’élection au suffrage universel – du moins sous certaines conditions, en particulier un budget transparent et en équilibre, évitant tout risque de surchauffe inflationniste. À dire vrai, Rueff ne prétend pas trancher définitivement et sur tous les cas entre une « méthode libérale », qui fonctionne à l’incitation indirecte et à la fiscalité, et la « méthode autoritaire », qui exerce une contrainte directe sur la vie des acteurs économiques et sur les propriétaires, et qui en se généralisant devient la méthode « socialiste », voire « communiste ». Mais il est clair que le grand danger est pour lui la « méthode autoritaire », qui risque toujours de déboucher sur une étatisation de l’économie, donc selon lui sur le « totalitarisme ». Dans ce basculement intervient la transformation des « vrais droits » en « faux droits » : les premiers se constituent dans le cadre d’un régime de prix libres, donc d’équilibre entre l’offre et la demande ; les seconds émergent quand c’est l’État qui les crée par la fixation autoritaire des prix. Ainsi, Rueff ne se réclamait pas d’un « libéralisme autoritaire », mais d’une « méthode libérale », censée réaliser l’Agenda du Colloque Walter Lippmann déjà évoqué, et capable d’après lui de fédérer libéraux réformistes et socialistes modérés. Une « méthode » qui en revanche contient des éléments de contrainte – de préférence indirecte – inhérents à tout « ordre social » durable selon lui.

Ainsi, juste à la sortie de la guerre, L’Ordre social se veut doublement un antidote à la menace totalitaire et une défense de la démocratie libérale : d’abord, parce qu’il entend définir les conditions d’une politique économique et monétaire non inflationniste, étant postulé que l’inflation incontrôlée ne pourrait que conduire au totalitarisme ; ensuite, parce que, dans le cadre du gouvernement libéral, l’outil fiscal – central chez Rueff – permet de financer des biens, des infrastructures et des besoins publics, en accord selon lui avec les exigences des socialistes modérés. C’est dans ce cadre nettement libéral, mais qui se veut ou se prétend consensuel, que Rueff, à la fin de l’Ordre social, théorise un constitutionnalisme économique au nom de la défense de la démocratie bien comprise, c’est-à-dire libérale. Et cet ardent défenseur de la construction européenne – on va le voir bientôt – défend cette approche non seulement à l’échelle nationale, mais encore à l’échelle de l’Europe, voire du monde. « L’ordre financier », soutient en effet Rueff, resterait encore « exposé à de graves dangers » si le Parlement restait « libre de le troubler à son gré ». Aussi faudrait-il mettre en place une « disposition constitutionnelle » qui interdirait « toute décision génératrice de faux droits », sauf dans les cas d’exception ou de « salut public »43. Cependant, Rueff entend présenter cette transformation constitutionnelle non comme une sorte de verrou antidémocratique, mais comme une expression d’une bonne démocratie.

C’est sans doute une des raisons qui expliquent sa référence au livre de Fustel de Coulanges, qu’il aime parfois mentionner, La Cité antique. Ainsi soutient-il que « toute constitution démocratique » devrait revenir à la tradition hellénique des « thesmothètes », qui étaient dans la « République » ou démocratie athénienne – mais Rueff préfère manifestement le second mot – les « gardiens de la stabilité constitutionnelle ». Certes, les thesmothètes ne se substitueront pas aux parlements, ne serait-ce que parce qu’ils n’auront pas pour mission d’apprécier « l’utilité sociale » des propositions soumises au parlement. En revanche, ils auront bien des capacités décisives de blocage au regard de la considération des « répercussions financières », non seulement immédiates et directes, mais également de long terme. Sauf là encore dans les circonstances spécifiques établies solennellement comme étant de « salut public », l’institution des thesmothètes aura un véritable droit de veto sur les dispositions capables d’engendrer de « faux droits », donc inflationnistes. Sans doute conscient là encore de la portée d’une telle transformation institutionnelle que beaucoup pourraient, non sans arguments forts, juger antidémocratique, Rueff insiste sur le fait que les thesmothètes ne pourront pas empêcher le parlement « d’imposer la politique de son choix », mais ils l’obligeront à « prévoir les moyens de la mener à bien dans l’ordre et la liberté ». Mieux, veut-il croire, ou faire croire, cette institution « ne portera pas atteinte à la souveraineté populaire », mais aura pour effet de la « rendre efficace », et bien sûr durable, vu que Rueff ne cesse de souligner, on l’a vu, que les politiques socio-économiques inflationnistes sont à terme le tombeau de la démocratie et la voie de la dictature ou du totalitarisme, tant elles imposent des interventions correctrices ou compensatrices arbitraires et liberticides.

En outre, Rueff affronte la question classique de savoir qui gardera les gardiens. Car ces thesmothètes seront dotés d’un « pouvoir redoutable », en sorte qu’il faudra prendre les meilleures dispositions possibles pour qu’ils ne faillissent pas à leur mission. Manifestement, la meilleure garantie à ses yeux réside dans la qualité des profils choisis et dans des conditions spécifiques d’indépendance. Ainsi devront-ils être nommés à vie par « le collège des plus hautes autorités morales du pays », et, comme leurs précurseurs athéniens, être « nourris aux frais de l’État ». Ce seront ainsi les véritables « gardiens des libertés humaines » – là encore, Rueff entend désamorcer le soupçon qu’ils soient plutôt les bourreaux de la liberté démocratique. Ajoutons enfin une dimension essentielle : si ces « diverses précautions » contre le « désordre financier » ont un caractère « national », elles ont aussi un caractère international qui oblige à inventer des contraintes constitutionnelles monétaires à un niveau plus élevé que les États-nations. Ce niveau apparaît même comme fondamental, voire le plus important – « au premier chef », selon ses mots. En effet, soutient Rueff, en « régime de monnaie métallique », la gestion financière de chacun des États qui conservent l’étalon-or de la monnaie affecte tous les autres. Par conséquent, « toute collectivité de nations qui ferait de la sauvegarde des libertés humaines son principal objet, devrait donc comprendre des organismes tendant à imposer à ses membres le respect de principes communs de moralité financière »44. Ce qui suppose l’institution d’une « Cour suprême de Justice », d’une « Cour des comptes internationale » qui aurait la capacité de juger les budgets nationaux et qui accessoirement, par ses pouvoirs d’enquête et d’inspection, serait « la seule garantie efficace d’une politique de désarmement ». Ainsi les nouveaux « thesmothètes nationaux » devraient-ils être désignés par « l’autorité internationale suprême », dont ils seraient les « représentants ». Bien entendu, ce dispositif implique ipso facto une mise en cause « grave » des « souverainetés » nationales, mais Rueff l’assume : en tout cas, il n’y pas de « politique fédérale » possible à ses yeux sans de telles contraintes institutionnelles.

Ces orientations, on les retrouve dans certains textes de Rougier de l’après-guerre, quand il entend préciser les traits du néolibéralisme, en référence parfois explicite à Rueff. Sur le plan constructif, une des originalités du libéralisme de Rougier dans l’après 1945 tient en effet à une réflexion, inachevée, sur les moyens dont dispose le constitutionnalisme libéral pour contrer à la fois le jacobinisme politique et le dirigisme socio-économique, qui sont à ses yeux les deux faces d’une même orientation antilibérale typique de la culture politique centralisatrice française. En ce sens, il s’agit d’une nouvelle étape du néolibéralisme, entendu comme « libéralisme constructeur », qui entend dépasser le laissez-faire pour mieux garantir le fonctionnement du marché et ses effets jugés positifs. Commence ainsi à se formuler l’idée, chère à beaucoup de néolibéraux – notamment allemands – de contraintes constitutionnelles pesant à la fois sur les choix politiques et économiques. Aussi Rougier mettra-il en scène un conflit central entre « la politique à court terme imposée par l’impatience des masses » et « la politique à long terme exigée par la clairvoyance des hommes d’État »45. En cette seconde moitié du xxe siècle, tout indiquerait que nous sommes entrés dans une funeste « nouvelle politique » qui consiste à tirer des « traites sur l’avenir », en sacrifiant délibérément l’intérêt futur à celui présent. Sont ici visées en particulier les politiques dirigistes et inflationnistes qui procèdent de la conviction, bien exprimée par Keynes dans sa fameuse formule, selon laquelle, sur le long terme, « nous serons tous morts ». Néanmoins, rétorque Rougier à l’auteur de la Théorie générale – sans toutefois le nommer –, « le malheur des politiques à court terme », c’est que le déluge arrive bien avant que nous ne soyons tous morts.

En somme, il y aurait bien un « problème de l’organisation du pouvoir » dans les régimes démocratiques, cause et symptôme de l’interventionnisme et du dirigisme au xxe siècle, et à ce titre clé décisive de résolution des problèmes économiques, au premier chef l’inflation – bête noire de tous les néolibéraux. Ce conflit ou ce problème, on a commencé à le voir, ne date pas d’hier en France : il trouve son expression, rappelle Rougier, dans le conflit entre « l’esprit métaphysique des partis » et « l’esprit positif des techniciens ». Contrairement à Mises ou Hayek, le néolibéralisme français puise ici dans la tradition du positivisme, en expliquant que « l’esprit positif » dont il se réclame à son tour veut qu’on aborde les problèmes de la vie sociale sans aucune « idéologie préconçue ». Cela suppose donc de rompre avec la « mentalité aprioriste » ou avec « l’esprit jacobin » qui prétend que la voix du peuple est la voix de dieu – Vox Populi, vox dei – pour mieux imposer la contrainte de ses porte-paroles.

Pour autant, la stratégie libérale de Rougier ne consiste pas à court-circuiter totalement la souveraineté du peuple. Il faudrait plutôt « s’affranchir de la métaphysique des partis » pour « poser les véritables problèmes ». Selon lui, la détermination des fins à poursuivre peut faire l’objet d’une « discussion politique », où sont en jeu et s’expriment « les préférences affectives, les croyances idéologiques, l’échelle des valeurs et des joies qui constituent l’idiosyncrasie des familles spirituelles, des groupes ethniques suffisamment différenciés »46. Ce serait même le « seul » véritable domaine où la délibération et le combat politiques auraient leur place pour arbitrer entre des orientations ou des valeurs essentielles, pour trancher entre des alternatives, parmi lesquelles « liberté ou sécurité », « bien-être des particuliers ou puissance de l’État », « enrichissement général ou nivellement des conditions », « expansion coloniale ou développement culturel ». Comme dans ses écrits néolibéraux des années 1930, Rougier considère que la démocratie libérale, en plus de consacrer la « souveraineté du consommateur », permet de choisir entre des orientations divergentes y compris au plan socio-économique, du moins dans certaines limites. Et encore, précise-t-il à nouveau, cette discussion politique et idéologique, loin d’être sans borne, devrait se trouver sous l’obligation contraignante de « poursuivre des fins compatibles entre elles, réalisables dans les conditions existantes et universalisables pour tout ce qui touche aux rapports internationaux », si on veut la paix entre les peuples. La détermination des « fins » est donc affaire ultimement politique, quoique bornée par les contraintes d’universalisation au plan mondial – manière pour Rougier de redire qu’un dirigisme autarcique, par exemple, est inacceptable de façon principielle, car incompatible avec la paix mondiale.

Précisons cependant – et là semble résider la relative nouveauté de son propos – que le vrai bridage de la démocratie représentative se situe ailleurs, au niveau des « moyens » propres à atteindre la « fin » démocratiquement choisie. Ici, on aurait affaire à un enjeu de « pure technique » dont la gestion devrait être retirée aux « politiciens » pour être confiée à des « experts »47. Bref, Rougier assume, selon son lexique, une véritable dépolitisation de la gestion des moyens. La version libérale ou néolibérale qu’il en propose passe alors par un dispositif constitutionnel nouveau qui filtrerait la décision démocratique pour en établir les modalités concrètes et jugées viables de réalisation.

Parmi les normes de ce filtrage se trouveraient la transparence et la rigueur budgétaires que Rougier, dès l’Agenda du libéralisme du Colloque Walter Lippmann, n’a cessé – tout comme Rueff – de mettre en avant :

On pourrait concevoir une structure constitutionnelle propre aux régimes démocratiques, dont le schéma général serait le suivant : une chambre représentative, issue du suffrage universel assorti d’une loi électorale sincère, qui interprèterait les vœux populaires et discuterait des fins à poursuivre par ordre de priorité et d’urgence ; des Corps savants et des Commissions d’experts qui discuteraient des voies et des moyens ; un Conseil de la République, cumulant les fonctions élargies d’un Conseil d’État, d’une Cour des comptes et d’une Cour suprême de justice, qui jugeraient de l’opportunité, de l’interdépendance des fins poursuivies et de la conformité des moyens proposés avec les règles, que nous avons formulées dans la section précédente, des interventions permises, du financement sincère, du Code des pratiques autorisées sur le plan national et international. L’action législative devrait être subordonnée aux vœux des masses interprétés par leurs mandataires, étudiés dans leurs voies et moyens par les experts, contrôlés par les Conseillers de la nation.48

À suivre Rougier, cette « nécessité de “dépolitiser” les problèmes » n’aurait rien de très nouveau – les grands hommes d’État, tel Henri iv, auraient déjà mis en place les linéaments d’un tel contrôle sur les décisions politiques. Reste que, ce faisant, le constitutionnalisme libéral de Rougier entend réinventer les structures de la politique pour sortir de la fuite en avant dirigiste et inflationniste qu’il exècre autant que Rueff.

4 Le néolibéralisme de Rueff et Röpke face au Marché commun : deux approches différentes

Aussi bien Rueff que Rougier ont projeté leurs espoirs de concrétisation du néolibéralisme ainsi entendu dans la construction européenne – d’abord la ceca, puis le Traité de Rome. Ils y ont manifestement trouvé le possible garde-fou idéal aux tendances dirigistes, et selon eux totalitaires, sous les deux angles déjà évoqués : d’abord, la construction européenne permettrait de fixer un cadre constitutionnel capable de garantir la libre concurrence et une certaine rigueur monétaire et budgétaire ; ensuite, dans ce cadre strict, elle permettrait d’opérer des choix fiscaux, en principe démocratiquement choisis, en faveur de plus ou moins de redistribution, donc de plus ou moins de satisfaction des besoins collectifs, et donc enfin de plus ou moins de « libéralisme » ou de « socialisme » tempéré49. Or, chose remarquable, alors que Rueff, Rougier et d’autres néolibéraux fédéralistes français, tels Maurice Allais et Daniel Villey, célèbrent dans la Communauté européenne l’avènement d’un « marché institutionnel », leur ami Röpke se montre beaucoup moins enthousiaste. C’est même peu dire : au moment des négociations du Traité de Rome, il sera du côté d’Erhard contre Adenauer, et multipliera ensuite les critiques contre la Communauté européenne, perçue comme un nouvel État dirigiste en puissance50. De ce point de vue, son approche diffère aussi de celle de Müller-Armack, même si ce dernier, malgré sa contribution active au processus, s’inquiétait aussi des tendances dirigistes de l’Europe issue du Traité de Rome.

Aussi proche soit-il de Röpke, Rueff ne partage pas du tout ses inquiétudes, bien au contraire. Son commentaire du Traité de Rome, publié dans la Revue d’économie politique, est un des textes où il explicite le plus clairement ce qu’il entend par néolibéralisme. Il s’agit bien, en effet, d’un libéralisme institutionnel :

Si l’on donne à la notion d’institution son acception la plus large, entendant par elle l’ensemble des règles de droit que l’organisme institué a mission de mettre en œuvre, c’est essentiellement parce qu’il crée, non seulement un marché commun, mais un “marché institutionnel”, que le Traité de Rome est différent de tous ceux qui, antérieurement, ont poursuivi vainement le même objet.51

Pour Rueff, ce « marché institutionnel », contrairement au « marché manchestérien », constitue bien une zone de « laisser-passer », mais certainement pas une zone de « laisser-faire ». Les auteurs du Traité auraient fait un tel choix pour répondre à l’inquiétude que ce « laisser-faire » ne revienne à « exposer le marché aux entreprises des intérêts privés qui, sitôt qu’il aurait été “fait”, tendraient à le “défaire”, pour s’y réserver, par ententes expresses ou tacites, des débouchés protégés, qu’ils pourraient exploiter à leur gré »52.

Encore ne s’agirait-il là que d’un volet de ce libéralisme institutionnel. La philosophie qui animait les créateurs du Traité incluait, estime Rueff, des accompagnements sociaux visant à rendre viable le marché commun :

Mais ils savaient aussi que la suppression des barrières douanières, imprimées par des siècles d’existence dans les réalités économiques et humaines, susciterait, quels que soient les avantages qu’à moyen et long terme elle dût entraîner, des résistances vivaces, fondées sur la crainte des transformations qu’elle imposerait et sur l’ampleur de leurs conséquences sociales. Ils ont pensé que, pour donner quelque chance de ratification à leur projet, il fallait, par des interventions directes, atténuer au maximum celles-là et panser au maximum les blessures que celles-ci pourraient infliger.53

C’est pourquoi, au « laisser-passer » intégral, les concepteurs du Traité auraient préféré « un marché limité au domaine géographique dans lequel la création des Institutions sans lesquelles le marché ne pourrait, ni exister, ni durer, était possible » ; et, au « laisser-faire » total, ils auraient substitué « le laissez-faire limité par les interventions qui lui donneraient la chance d’être moralement acceptable et politiquement accepté » par les citoyens. Ainsi, comme dans son plaidoyer de l’Epître aux nouveaux dirigistes en faveur du « libéralisme social », Rueff souligne que le libéralisme institutionnel du Traité implique de n’intervenir que par des procédures respectant le mécanisme des prix : s’il est possible, et parfois même recommandé, d’agir sur les causes ou sur les effets des variations des prix, il ne faudrait pas, selon eux, perturber leur libre formation sur le marché.

C’est dans ce cadre théorique et dans ce contexte que Rueff met en avant la notion de néolibéralisme qu’il avait jadis combattue et qu’il revendique rarement :

Le marché institutionnel est ainsi l’aboutissement et le couronnement de l’effort de rénovation de la pensée libérale, qui a pris naissance il y a une vingtaine d’années, qui, sous le nom de néo-libéralisme ou de libéralisme social, voire de socialisme libéral, a pris conscience, progressivement, de ses aspirations et des méthodes susceptibles de les satisfaire, pour se reconnaître finalement dans les formules communautaires de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier et dans celle dont la Communauté Economique Européenne sera, demain, l’application généralisée.54

Ce néolibéralisme, dont il est remarquable de noter qu’il est ici assimilé à un « libéralisme social » – comme cela avait été le cas chez le « néolibéral » Louis Marlio – se veut décidément différent du vieux libéralisme. En effet, pour les néolibéraux, au sens de Rueff, « la liberté est le fruit, lentement obtenu, et toujours menacé, d’une évolution institutionnelle, fondée sur des millénaires d’expériences douloureuses et d’interventions religieuse, morale, politique et sociale »55 . Aux antipodes du naturalisme d’un Rousseau, cette doctrine pose que « la grande majorité des hommes est née dans les fers, dont le progrès des institutions peut seul la sortir et ne l’a encore que très partiellement sortie »56. Sans doute les néolibéraux ont-il une confiance comparable aux libéraux dans les bienfaits de la liberté, mais loin de croire aux vertus d’une « génération spontanée » de celle-ci, ils pensent qu’elle est le produit d’un travail complexe susceptible de la développer « en la rendant acceptable et en écartant d’elle les entreprises qui tendent constamment à l’annihiler »57. S’il est donc bien « social » en ce sens, le néolibéralisme pourrait permettre, veut croire Rueff, des compromis et des alternances :

Le marché institutionnel doit ainsi rassembler les partis que préoccupe, avant tout, la liberté de la personne humaine et ceux qui, tout en refusant la contrainte des volontés humaines, veulent, dans la répartition, moins d’inégalité et plus de justice. Libéraux et socialistes sont voués également, s’ils veulent atteindre leurs fins, aux disciplines du marché institutionnel. Assurément, des nuances importantes les distingueront. Les uns voudront plus de liberté, les autres plus de satisfactions éthiques ou sociales. Mais leurs revendications s’exerceront dans le cadre d’une même structure : celle qu’établit le marché institutionnel.58

On peut évidemment interpréter ce texte comme une tentative habile, voire cynique, de faire avaler aux partis socialistes et sociaux-démocrates des compromis qui, à terme, détruiront tout ce pour quoi ils se sont jadis battus – services publics et protection sociale, pilotage volontariste de l’économie, primat du collectif, souveraineté nationale. Il n’en reste pas moins vrai que le néolibéralisme, tel que le comprend ici Rueff – sans trouver d’ailleurs beaucoup d’écho – ne se réduit pas à une politique de la concurrence.

Dans son hommage tardif intitulé « Jacques Rueff, un libéral moderne », publié en 1967, Daniel Villey a bien souligné la visée à la fois philosophique et idéologique du libéralisme institutionnel et social de son vieil ami, avec lequel il partageait nombre d’idées. Il montre alors ce par quoi Rueff se détache du « paléo-libéralisme » à la Mises :

Tout comme n’importe quel paléo-libéral, M. Jacques Rueff bien sûr est partisan de l’économie de marché. Mais à ses yeux l’économie de marché n’est rien moins qu’une donnée naturelle primitive. Ni, comme le supposait Adam Smith, le produit de la poussée spontanée des instincts. Le marché, c’est un fruit de la civilisation. Il implique des mœurs évoluées et raffinées. Et non moins un réseau d’institutions ingénieusement conçues et savamment combinées.59

En ce sens, Villey pense pouvoir rapprocher Rueff de Lippmann, car l’un et l’autre estimaient que la prospérité du capitalisme américain tient pour beaucoup à l’effet de dissuasion qu’exercent les lois antitrust, ce qui signifie que « la concurrence ne règne qu’à la condition que l’État l’impose »60. Mieux, affirme Villey, « la propriété, la monnaie, la concurrence – sans quoi le marché ne se concevrait pas – existent par la grâce de l’État »61. Enfin, au plan doctrinal et idéologique, Villey pointe les affinités entre Rueff et Allais – lui aussi partisan d’une union européenne qu’il ne considérait nullement comme incompatible, bien au contraire, avec le progrès de la protection sociale dans chaque nation62 – dans leur recherche commune d’un libéralisme social, qui était alors l’autre nom du néolibéralisme ainsi conçu :

À l’instar de M. Maurice Allais, M. Rueff répugne à tenir pour irréductible, voire pour consistante l’opposition du libéralisme et du socialisme. Ne les peut-on réconcilier en une sorte de synthèse, qui marierait ensemble les valeurs de l’humanisme et les vérités de la théorie économique, et qui devrait alors rallier la quasi-unanimité des suffrages ?63

Selon les points de vue, on pourra interpréter cette quête d’une position de consensus comme une tromperie idéologique ou comme la recherche sincère et solide d’une troisième voie, chère en particulier à Allais, entre dirigisme et laisser-fairisme. Mais il reste certain, en tout cas, que cette vision-là du libéralisme n’est pas la même que celle promue, durant cette période, par l’école de Chicago et l’école autrichienne.

On se demande ce que Rueff a pu vraiment penser des développements dévastateurs de Röpke sur la construction européenne dans de nombreux textes de la même époque, y compris son maître-ouvrage, Au-delà l’offre et la demande. Il ne s’y attarde pas dans la préface à la version française, mais il est clair que, sur ce point décisif, leur divergence est forte. En ces années, le théoricien « néolibéral » allemand n’a pas de mots assez durs, en effet, contre le processus de « centralisation internationale » qui se pare des objectifs les plus nobles, et en particulier du projet d’Europe supranationale. De fait, la liberté et sa condition politique structurelle, le « décentrisme » ou décentralisme, ne sont-elles pas en train d’être liquidées « “au nom de l’Europe”, de la “souveraineté supranationale”, de l’“harmonisation internationale”, du “combat contre le communisme” » 64? Sous ces mots séduisants serait érigé le tombeau sur ce qui reste de « saine décentralisation nationale » et de « saine diversité internationale ». Sans parler du cauchemar qui se dessine à l’horizon, celui d’un « État-providence international » qui est pour Röpke le synonyme d’un nouveau totalitarisme. C’est aussi l’occasion pour lui, alors que l’encre du Traité de Rome n’est pas encore sèche, de synthétiser ses nombreuses interventions antérieures contre la construction européenne telle qu’elle s’accomplit alors, et de plaider de nouveau pour une simple zone de libre-échange. Car la Communauté européenne lui apparaît rien moins que l’outil mortifère de ce cauchemar de l’État-providence mondial :

Sur cette voie, l’étape la plus récente est le projet de Marché Commun, tandis qu’un caractère moins centralisateur s’attache au plan de la Zone de Libre Échange. L’économiste a de nombreuses critiques à exprimer à ce sujet, hors de notre propos actuel. Dans le cadre des considérations présentes, il est significatif que ce projet, par l’étendue alarmante qui est donnée au dirigisme économique, et par la perspective d’une concentration et d’une organisation croissante de la vie économique, donnera une nouvelle et forte impulsion au centrisme international. La dépendance des individus et des petits groupes vis-à-vis des grandes centrales croîtra démesurément, de même que s’amenuiseront considérablement les possibilités de rapports humains et personnels, et cela au nom de l’Europe et de ses obligations traditionnelles à l’égard de la liberté, de la diversité et de la personnalité.65

L’intégration européenne serait donc indissociablement le cheval de Troie de l’hégémonie de « l’économisme », qu’il ne cesse alors de fustiger. Et Röpke d’inventer un mot pour désigner ce péril tant sur le plan de l’efficacité que de la liberté et de la vie sociale « saine » : « l’économocratie ». Littéralement, ce « pouvoir de l’économie » doit s’entendre en deux sens inséparables : d’abord, il signifie que l’économie se déploie comme discipline aveugle, sur la base de statistiques et d’agrégats, dans une totale ignorance de ses préconditions juridiques, sociales, naturelles ou spirituelles ; ensuite, il veut dire que le véritable pouvoir de décision reviendra bien aux planificateurs, statisticiens, « économétriciens », tant au niveau national qu’international, décidant de tout, y compris du taux de « subventions » de pays à pays. Nous retrouvons, s’alarme Röpke, « l’esprit du saint-simonisme » et il pointe la concrétisation du « saint-simonisme européen »

Cette critique du saint-simonisme converge largement avec le propos de Hayek depuis The Counter-Revolution of Science, mais elle renoue surtout avec ses propres thèses développées en même temps dans La Crise sociale de notre temps et Civitas humana. Car la critique röpkéenne du saint-simonisme européen porte en elle une dénonciation de la modernisation technologique qui évoque davantage Heidegger et l’École de Francfort que Hayek. Et elle se situe, une fois encore, aux antipodes du libéralisme de Mises :

Voulons-nous faire de la production de masse et des villes massives notre idéal européen, qui ne pourrait même plus être mis en question ? Est-ce un avantage indiscutable que de suivre aussi en Europe la voie d’une concentration et d’une rationalisation toujours plus poussées ? N’avons-nous pas sujet d’être inquiets à la pensée de cette menace d’écrasement ? Et qui ne serait pas effrayé à l’idée d’un Détroit européen, consommant une quantité monstrueuse de voitures, et transférant sur notre continent, où la population est si dense, l’intensité du trafic automobile des États-Unis ?66

Röpke sait bien que, en cette fin des années 1950 poussées par le culte de la croissance exponentielle, ce type de question est de plus en plus difficile à poser. Mais il faut « oser » le faire si l’on est sincèrement partisan du « décentralisme » qui, bien compris, est la « véritable philosophie de l’Europe »67. Le courage, pour Röpke, se situe dans la capacité d’aller à contre-courant de la fuite en avant productive et technicienne de son temps, dont la construction européenne est pour lui un des principaux leviers. Car, une fois encore, le problème d’une Europe centralisée, dirigiste et bureaucratique n’est pour lui pas seulement économique : il est aussi, et peut-être surtout, civilisationnel.

On peut certes soupçonner parfois Röpke de surjouer son hostilité à la construction européenne, qu’il cherche aussi, par ses diatribes, à orienter dans le « bon sens », le sien. Il ne peut ignorer que les ordolibéraux ont gagné des points dans les négociations donnant naissance au Marché commun, même s’il est et restera persuadé que rien n’interdit alors fondamentalement, dans la Communauté européenne, une évolution dirigiste qu’il redoute68. Et puis, si dans le conflit opposant Erhard à Adenauer sur le Traité de Rome il s’est très nettement situé aux côtés du premier, cela ne signifie pas qu’il retire son estime au second. Au fond, ses propos publics et privés suggèrent plutôt qu’il y a une bataille à conduire, de la part des Allemands, sur les orientations de l’Europe, faute de quoi elle pourrait basculer dans le camp français, donc planificateur et dirigiste. Une lettre de mai 1959 à son vieil ami Angelo Dalle Molle, figure importante parmi les libéraux italiens, est à cet égard révélatrice69. Ayant évoqué ses « réserves » répétées à l’égard du Marché commun qui doit tellement à « l’initiative » d’Adenauer, Röpke tente toutefois de se rassurer et de rassurer son interlocuteur en évoquant une intervention du Chancelier allemand auprès des libéraux et démocrates-chrétiens italiens, dans la revue de Dalle Molle, Via aperta alla prosperità per tutti – un titre qui sonne comme un quasi-plagiat de La Prospérité pour tous d’Erhard, traduit en italien dès 1957 sous le titre Benessere per tutti. Là, Adenauer aurait donné en effet des gages que son objectif ne fût pas de constituer une Europe « plus ou moins fermée », mais de compléter le dispositif du Traité de Rome par une zone de libre-échange – projet cher à Erhard et Röpke – pour bâtir une « Europe libre ». Et puis, dans son pays, Adenauer serait viscéralement attaché à l’économie de marché et adversaire de l’étatisme, bénéficiant depuis le début de la confiance du peuple allemand. Néanmoins, cette réassurance de Röpke en 1959 ne clôt pas le chapitre de ses inquiétudes : bien au contraire, tout au long des années 1960, il ne cessera de dénoncer une dégénérescence du libéralisme en Europe, mais aussi en Allemagne – sans parler d’une dégénérescence civilisationnelle, toujours plus au cœur de ses obsessions.

Conclusion

Bien sûr, on peut expliquer les divergences entre les néolibéraux français et Röpke sur la construction européenne par leur ancrage national respectif : tandis que l’Allemand craint pour son pays une dérive dirigiste à la française, les Français se réjouissent que l’arrimage à l’Allemagne et les contraintes constitutionnelles européennes conduisent au fond leur pays à se germaniser, selon les normes de l’ordolibéralisme. Cette interprétation comporte peut-être une part de validité, et elle sera explicitement avancée par Villey. Reste que les différences ne s’expliquent sans doute pas seulement par une spécificité des contextes nationaux. Le fédéralisme de Röpke se méfie de toute centralisation, fût-ce au nom d’un constitutionnalisme libéral continental. En revanche, les néolibéraux français voient davantage dans l’architecture européenne en gestation l’occasion de réaliser leur propre vision du libéralisme rénové. Et puis, la version du néolibéralisme allemand portée par Röpke et Rüstow diffère en partie de l’École de Fribourg et de son fort tropisme juridique. Leur « libéralisme sociologique » ne réfléchit pas seulement aux conditions juridiques et constitutionnelles d’une société libre, mais aussi à ses conditions communautaires, morales et même religieuses. L’antimodernisme de Röpke diffère à cet égard de la conception de Rueff : tandis que l’Allemand fustige le culte de la croissance – à la différence d’ailleurs d’Adenauer et Erhard –, le Français exalte ce qu’on appelle alors « l’expansion » productive dont l’Europe doit être le levier. Preuve supplémentaire, s’il en est besoin, que le néolibéralisme ne peut se réduire à quelques stéréotypes hâtifs.

1

W. Bonefeld, The Strong State and the Free Economy, Londres, Rowman & Littlefield, 2017, p. 2. N.d.E.: c’est cette « pensée libérale autoritaire » qu’il expose supra dans ce volume : W. Bonefeld, « Economic Constitution and Authoritarian Liberalism – Carl Schmitt and the idea of a “Sound Economy” ».

2

H. Marcuse, « La lutte contre le libéralisme dans la conception totalitaire de l’État » (1934), in H. Marcuse, Culture et société (trad. G. Billy, D. Bresson et J.-B. Grasset), Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, pp. 61–102. Voy. en particulier le célèbre passage consacré au soutien – de relativement courte durée, faudrait-il ajouter – de Ludwig von Mises au fascisme, pour sauver le libéralisme économique : « [n]ous pouvons maintenant comprendre la raison pour laquelle l’État autoritaire total donne à son combat contre le libéralisme l’aspect d’une lutte entre “conceptions du monde” en laissant de côté la structure sociale fondamentale du libéralisme ; c’est parce qu’il est au fond largement d’accord avec cette structure de base » (pp. 68–69).

3

S. Holmes, Benjamin Constant and the Making of Modern Liberalism, New Haven, Yale University Press, 1984 ; S. Holmes, The Anatomy of Antiliberalism, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1993.

4

R. Cristi, Carl Schmitt and the Authoritarian liberalism, Cardiff, University of Wales Press, 1998, Appendix: C. Schmitt, « Strong State and Sound Economy », pp. 212–232.

5

Ibid., p.168.

6

Sur ce « néo-foucaldisme » inspiré notamment de Wendy Brown, voir S. Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2015, pp. 46–67.

7

N.d.E. : voy. infra dans ce volume, H. Lokdam & M. A. Wilkinson, « The European Economic Constitution in Crisis: A Conservative Transformation? ».

8

N.d.E.: voy. supra dans ce volume W. Bonefeld, « Economic Constitution and Authoritarian Liberalism – Carl Schmitt and the idea of a “Sound Economy” », et infra, H. Lokdam & M. A. Wilkinson, « The European Economic Constitution in Crisis: A Conservative Transformation? ».

9

W. E. Scheuerman, Carl Schmitt. The End of Law, Lanham, Rowman & Littlefield, 1999.

10

Pour une réfutation des affinités supposément profondes entre Schmitt et Hayek, voy. notamment F. Tedesco, Introduzione a Hayek, Rome/Bari, Laterza, 2004, p. 149 ; C. Galli, Genealogia della politica. Carl Schmitt e la crisi del pensiero politico moderno, Bologne, Il Mulino, 1996, pp. 559–560.

11

La formule achevée de cette hybridation, dans le sillage de nombreux autres chercheurs, se trouve dans A. Somma, La dittatura dello spread. Germania, Europa e crisi del debito, Rome, DeriveApprodi, 2014. Elle a aussi ses nombreuses versions françaises.

12

P. Mirowski, « Postface : Defining Neoliberalism », in P. Mirowski et D. Plehwe (dir.), The Road from Mont Pelerin: The Making of the Neoliberal Thought, Princeton, Princeton University Press, 2015, p. 444. Exactement la même phrase – centrale, donc, suivant son approche – est dans P. Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, Londres, Verso, 2013, p. 83.

13

Ibid.

14

N. Bobbio, « Testimonianze e ricordi », in P. Scaramozzino (dir.), Omaggio a Bruno Leoni, Quaderni della rivista “Il Politico”, n° 7, Milano, Giuffrè, 1969, pp. 114–116, spéc. p.116.

15

Pour être plus précis, dans un premier temps Luigi Einaudi a appuyé les réformes libérales du ministre des finances du fascisme, Alberto de’ Stefani. Au cours de 1923, et surtout à partir de l’assassinat de Matteotti, il se détourne de plus en plus nettement du fascisme qui lui apparaît renier l’État libéral et le libéralisme. D’autres libéraux conservateurs éloignés du néolibéralisme, tel Benedetto Croce, ont appuyé la réaction fasciste avant d’être engagés, comme Einaudi, dans la critique du fascisme.

16

Ce genre d’approche a été inspiré notamment par un des plus célèbres critiques actuels de la construction européenne : W. Streeck, « Heller, Schmitt and the Euro », European Law Journal, vol. 21, n° 3, 2015, pp. 361–370. N.d.E. : Francesco Martucci, infra dans ce volume, tempère cette analyse pour ce qui concerne l’Union économique et monétaire, en montrant les influences de la nouvelle macroéconomie classique sur cette nouvelle étape de l’intégration européenne : F. Martucci, « Les racines historiques et théoriques de l’Union économique et monétaire ».

17

S. Audier, Penser le“néolibéralisme”. Le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.

18

H. Heller, « Autoritärer Liberalismus? », Die Neue Rundschau, 1933, vol. 44, pp. 289–298 (réimprimé in : H. Heller, Gesammelte Schriften, vol. ii, Leiden, A. W. Sijthoff, 1971, pp. 643–653).

19

Voy. A. Gargano, Il Pensiero politico nellla Repubblica di Weimar. Carl Schmitt, Hermann Heller, Gerhard Leibhloz, Naples, La Scuola di Pitagora, 2011, pp. 77–94.

20

Il semble même que Röpke ait précédé Rüstow, dès les années 1920, dans la réflexion sur l’État fort, même si c’est ce dernier, notoirement, qui en a imposé en 1932 la première théorisation marquante. Voy. Le texte de jeunesse, W. Röpke, « Wirtschaftlicher Liberalismus und Staatsgedanke », Hamburger Fremdenblatt, 13 novembre 1923, repris in Gegen die Brandung, Zurich, Eugen Rentsch, 1959, pp. 42–46. Sur Rüstow, voy. T. Biebricher et F. Vogelmann, The Birth of Austerity. German Ordoliberalism and Contemporary Neoliberalism, Lanham, Rowman & Littlefield, 2017. Sur le « schmittisme » de Röpke, voy. notamment J. Molina, Röpke, Rome, Settimo Sigillo, 2007, pp. 74–77.

21

Sur l’imprégnation de certains thèmes « schmittiens » y compris chez des auteurs éloignés de Schmitt, comme O. Kirchheimer, voy. A. Bolaffi, Il Crepuscolo della sovranità. Filosofia politica nella Germania del Novecento, Rome, Donzelli, 2002.

22

H. Rabault, « Carl Schmitt et l’influence fasciste. Relire la Théorie de la constitution », Revue française de droit constitutionnel, 2011, vol. 88, n° 4, pp. 709–732. Les biographes, par-delà leurs divergences, ont souligné la fascination précoce de Schmitt pour le fascisme. Voy. notamment G.B. Balakrishnan, L’ennemi. Un portrait intellectuel de Carl Schmitt (trad. D.Meur), Paris, Amsterdam, 2000 ; D. Cumin, Carl Schmitt. Biographie intellectuelle et politique, Paris, Les éditions du Cerf, 2005.

23

N.d.E.: voy. aussi supra dans ce volume, P.C. Caldwell, « The Concept and Politics of the Economic Constitution ».

24

R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs (trad. D. Trierweiler), Paris, Presses Universitaires de France, 2005.

25

Par exemple, le « néo-libéral » français Louis Baudin était un soutien du Portugal de Salazar – contrairement, il faut le préciser, à la totalité ou presque des fondateurs du « néo-libéralisme » français. Et c’est au même Salazar que Hayek a envoyé un exemplaire dédicacé de la La Constitution de la liberté – sans parler de son soutien notoire à la dictature de Pinochet. Quant à Röpke, dans une lettre, ils se réjouit que ses préconisations économiques formulées dans un article aient été prises au sérieux par Franco (W. Röpke, « lettre à Henri de Lovinfosse, 27 septembre 1950 », Briefe 1934–1966, Erlenbach-Zürich, Eugen Rentsch, 1976, p. 111). Reste que la quasi-totalité de ses textes et de sa correspondance, contrairement à ce que l’on soutient parfois, défendent la « démocratie », dans une acception il est vrai très particulière – fédéraliste, élitiste et restrictive. Il faudrait aussi réserver une étude particulière à Walter Lippmann, qui fut un précoce et constant critique du fascisme, contrairement à d’autres de ses amis ou ex-amis « progressistes » américains.

26

W. Röpke, « Fascist Economics », Economica, février 1935, pp. 85–100. Bien entendu, je n’ignore pas qu’une lettre de Wilhelm Röpke à Marcel van Zeeland du 20 octobre 1940 est aujourd’hui mise en avant par certains auteurs, après Quin Slobodian. Dans cette lettre destinée à être célèbre, Röpke, au cours de sa défense d’un État fort, se dit « plus fasciste » que Van Zeeland. Quelques éléments de contextualisation, nourris du reste de sa correspondance et de ses textes, méritent cependant d’être rappelés. Car le parcours de Röpke, certes marqué par la lecture de Schmitt, en diffère : 1/ Röpke reste évidemment hostile au fascisme ; 2/ Il demeure viscéralement attaché à la survie des démocraties libérales ; 3/ Il s’adresse à Marcel van Zeeland, le frère de Paul van Zeeland, dont Marcel a soutenu l’expérience gouvernementale de coalition anti-rexiste, donc antifasciste ; 4/ Il admire le libéralisme renouvelé de « l’expérience van Zeeland » (qui a exigé les pleins pouvoirs), théorisé par Marcel comme un interventionnisme libéral audacieux soucieux aussi des problèmes sociaux (voir l’ouvrage anonyme admiré de Röpke, Révision des Valeurs. Essai de synthèse sur certains problèmes fondamentaux de l’économie contemporaine et leurs réactions politiques, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1937 ; Marcel van Zeeland, L’expérience van Zeeland en Belgique, Lausanne, Payot, 1940). On pourra lire : Louis R. Franck, Démocraties en crise. Roosevelt - Van Zeeland - Léon Blum, Paris, Éditions Rieder, 1937.

27

D. A. Rüstow, « Alexander Rüstow (1885–1963). A Biographical Sketch », in A. Rüstow, Freedom and Domination. A Historical Critique of Civilization (trad. S.Attanasio), Princeton, Princeton University Press, 1980, p. xxi.

28

N.d.E.: voy. supra dans ce volume, T. Biebricher, « An Economic Constitution – Neoliberal Lineages ».

29

W. Röpke, « Liberalismus Vergängliches und Unvergängliches », Mass und Mitte, Erlenbach-Zürich, Eugen Rentsch, 1950, pp. 19–20.

30

Il n’est pas évident d’identifier toutes les occurrences des mots « autoritaire » et « autorité » dans l’œuvre de Röpke – une des bibliographies les plus exhaustives, mais pas complète, comprend déjà plus de 800 textes (S.H. Skwiercz, Der Dritte Weg im Denken von Wilhelm Röpke, Würzburg, Creator, 1988, pp. 356–380). C’est notamment dans les textes et discours des années 1950–1960 publiés en italien – alors que Röpke nourrissait des liens étroits avec Luigi Einaudi et le Parti libéral italien – que ces ces concepts sont mis en avant. J’ai trouvé le qualificatif « autoritaire » (autoritario) à propos du « régime » gaulliste qui a permis la stabilité monétaire (« L’educazione alla libertà economica e le grandi decisioni dell’epoca attuale », discours au ixe Congrès de l’Internationale libérale, Gardone, octobre 1959, repris in Scritti liberali, Rome, Sansoni, 1974, p. 60). Cependant, Röpke utilise très peu le mot « autoritaire » en un sens laudatif, puisqu’il l’applique, tout comme d’autres néolibéraux, aux régimes dirigistes et totalitaires. Concernant De Gaulle, Röpke souligne par ailleurs, au moins deux fois, que rien ne garantissait, vu sa formation et ses convictions, que le fondateur de la Ve République appliquerait en partie les politiques économiques et monétaires libérales inspirées de Rueff (voir « Economia e democrazia », La Tribuna, 5 septembre 1963, repris in Scritti liberali, op.cit., p. 155, qui précise que de Gaulle, prenant le contrepied de la « quasi-anarchie » de la ive République, a mis en place un gouvernement « doté de suffisamment d’autorité et de stabilité » pour empêcher l’inflation).

31

Sur cette inscription du marché dans la société et la nature, voir W. Röpke, « Die Natürliche Ordnung. Die Neue Phase der Wirtschaftspolitischen Diskussion », Kyklos, 1948, n° 2, pp. 211–232. C’est encore dans un texte tardif publié en italien que Röpke a clairement défini sa conception d’un État fort au service du libéralisme renouvelé qu’il consent ici à appeler « néo-libéralisme » : « Il est fatigant de devoir encore répéter que, pour nous aussi, le marché doit être le serviteur, et non le maître, de la société. C’est simplement par ignorance qu’on nous reproche de vouloir un État faible, tandis que la vérité est que, pour notre conception de l’économie de marché, nous postulons pour l’État l’autorité qui revient dans un match à l’arbitre, qui veille sur les règles du jeu et en punit chaque transgression, mais qui perdrait tout crédit s’il se mettait à jouer lui-même. Nous nous sentons profondément incompris quand on soutient que, pour nous, le marché, la concurrence et le jeu de l’offre et de la demande soient quelque chose de plus qu’une zone donnée de la société, non dépourvue des périls les plus variés, une sorte de vide moral, lequel précisément pour cette raison a besoin de piliers de soutènement externes plus forts » (« La statizzazione dell’uomo », La Tribuna, 5 avril 1964, repris in Scritti liberali, op.cit., p. 186).

32

Sur l’abîme séparant Schmitt du constitutionnalisme libéral de Laboulaye, voy. par exemple N. Campana, Le droit, le politique et la guerre : deux chapitres sur la doctrine de Carl Schmitt, Laval, Presses Universitaires de Laval, 2004, p. 67.

33

W. Röpke publie même une présentation d’un extrait des Elementi di scienza politica (les pages 483–489), dans G. Mosca, « Demokratisches Repräsentativsystem, Kommunismus, bürokratischer Absolutismus », Neue Zürcher Zeitung, 15 Août 1943, pp. 4–5.

34

W. Röpke, « Guglielmo Ferrero und das Problem der legitimen Herrschaft », Neue Zürcher Zeitung, 20 août 1942.

35

W. Röpke, Civitas Humana, ou les questions fondamentales de la réforme économique et sociale (trad. P. Bastier), Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 155.

36

Ibid.

37

Ibid.

38

Ibid., p. 203.

39

Ibid.

40

Ibid., p. 160 (dans l’édition allemande, W. Röpke, Civitas Humana, Bern/Stuttgart, Haupt, 1979, p. 178).

41

Ibid., p. 171.

42

Ibid.

43

J. Rueff, L’Ordre social, Paris, Plon, 1981, p. 657.

44

Ibid., p. 658.

45

L. Rougier, La Défaite des vainqueurs, Paris/Bruxelles, La Diffusion du livre, 1947, p. 240.

46

Ibid., p. 257.

47

N.d.E. : cette « technocratisation » du politique est abordée infra dans ce volume, pour le cas de l’Union européenne et de la gestion de la crise économique liée à la pandémie, par P. Lindseth & C. Fasone, « The Eurozone Crisis, the Coronavirus Response, and the Limits of European Economic Governance ».

48

L. Rougier, La Défaite des vainqueurs, op. cit., p. 258.

49

Ces deux dimensions – rigueur budgétaire généralisée à toute l’Union européenne, et affirmation ou prétention de choix possibles de type libéral ou socialiste très tempéré – se trouvent déjà explicitées, sur les enjeux monétaires, dans J. Rueff, « L’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas », Synthèse, Bruxelles, n°45, 1950, pp. 386–388, repris in L’Âge de l’inflation, Paris, Payot, 1967, pp. 123–129.

50

Voy. notamment, W. Röpke, « Political Enthusiasm and Economic Sense: somme Comments on European Econonomic Intergration », Modern Age, 1958, n°2, pp. 170–176.

51

J. Rueff, « Une mutation des structures politiques : le marché institutionnel des communautés européennes », Revue d’économie politique, janvier-février 1958, repris en Annexe in De l’aube au crépuscule, Paris, Plon, 1977, pp. 353–354.

52

Ibid., p. 354.

53

Ibid.

54

Ibid., p. 355.

55

Ibid.

56

Ibid.

57

Ibid., p. 356.

58

Ibid.

59

D. Villey, « Jacques Rueff, un libéral moderne », in J. Rueff, Les Fondements philosophiques des systèmes économiques, Paris, Payot, 1967, pp. 153–171, spéc. p. 156.

60

Ibid., p. 157.

61

Ibid.

62

Ibid.

63

Ibid., p. 167.

64

W. Röpke, Au-delà de l’Offre et de la Demande. Vers une économie humaine (trad. L. Piau et A. Rosenweg, préf. J. Rueff), Paris, Payot, 1961, p. 273.

65

Ibid., p. 274.

66

Ibid., p. 276.

67

Ibid.

68

N.d.E. : sur l’ambivalence des ordolibéraux vis-à-vis des débuts de l’intégration européenne et le caractère indéterminé, entre planification et libéralisme, du Traité de Rome, voy. infra dans ce volume, C. Mongouachon, « Les difficultés d’une interprétation ordolibérale de la constitution micro-économique de l’Union européenne ».

69

D’autant que cette lettre est reproduite par Dalle Molle, sans doute avec l’autorisation de Röpke, dans sa préface de la traduction italienne de Jenseits von Angebot und Nachfrage : W. Röpke, Al di là dell’offerta e della domanda. Verso un’economia umana, (trad. N.Portinari), Varese, Edizioni di “Via aperta”, 1965.

Bibliographie sélective

  • Audier, S., Penser le“néolibéralisme”. Le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.

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