Évolution des politiques de concurrence en droit de l’UE : de la Wettbewerbsordnung ordolibérale à la More Economic Approach néolibérale ?

In: The Idea of Economic Constitution in Europe
Author:
Frédéric Marty
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Résumé

Promis à un effacement au profit de l’approche dite « par les effets », l’héritage ordolibéral en matière de politique européenne de concurrence est réactivé dans le contexte des contentieux liés à l’économie numérique. Il s’agit dans cette contribution de retracer la dynamique historique de la politique de concurrence européenne en analysant les liens entre ordolibéralisme et approche par les effets, en insistant sur leur proximité originelle dans le néolibéralisme des années 1930 et sur leur divergence à partir du développement de la Seconde École de Chicago dans les années 1950. Les divergences quant à la place de l’efficacité par rapport aux enjeux de répartition, de souveraineté économique et de libertés économiques et politiques constituent de puissants éléments de différenciation.

Introduction

L’ordolibéralisme fait l’objet de maints amalgames dans le cadre des débats européens. Dans le domaine des politiques de concurrence, dans lequel s’inscrit cette contribution, il a pu être critiqué comme relevant d’une conception juridique, formaliste et insensible aux arguments d’efficacité économique. À ce titre, il apparaissait comme appelé à être supplanté par une approche plus économique qui fonderait l’application des règles de concurrence sur une approche par les effets – laquelle se limite cependant aux effets en termes d’efficacité allocative ou d’ « efficience », i.e. d’une approche néolibérale1. Dans d’autres domaines, notamment la politique monétaire et budgétaire, l’ordolibéralisme a été présenté comme une cage de fer imposant aux États-Membres la loi d’airain de règles immuables dont l’application ne peut être adaptée aux circonstances2. Enfin, plus récemment dans le cadre du développement de la Law and Political Economy (l&pe), l’ordolibéralisme est simplement présenté comme l’équivalent européen de l’École de Chicago. Il est alors le vecteur d’interventions discrétionnaires dans l’économie basées sur une seule logique de type coûts/avantages et menaçant l’État de droit et la démocratie3.

Cette contribution se propose d’analyser les liens entre l’ordolibéralisme et ce que la l&pe désigne sous l’appellation de synthèse du xxe siècle, c’est-à-dire une application du critère d’efficacité comme unique étalon des politiques économiques, une extension maximale de la sphère du marché et une limitation des capacités d’interférence de la sphère politique (régie par la délibération démocratique) sur la sphère du marché (régie par le seul mécanisme des prix). Cette synthèse fait écho à un néolibéralisme américain résultant de la convergence entre l’École de Chicago (dans sa seconde version comme nous le verrons) et l’École de Virginie (ou École des Choix Publics). Nous appliquons cette analyse aux politiques de concurrence pour étudier les liens entre Wettbewerbsordnung et more economic approach. Il s’agit de s’attacher aux spécificités de l’une et l’autre et de discuter l’hypothèse de l’éviction de la première par la seconde. À cette fin, notre travail se structure en cinq parties. Une première partie insiste sur le fait que l’ordolibéralisme est une version du néolibéralisme des années 1930 parmi d’autres. Une deuxième partie montre que l’ordolibéralisme n’a que peu à voir avec la synthèse du xxe siècle au sens de la l&pe. Une troisième partie discute de la convergence vers une approche plus économique qui avait été initiée par la Commission européenne à partir de la première décennie du xxie siècle. Une quatrième partie s’attache à un possible retournement de la politique de concurrence vers des fondements autres que ceux de l’approche plus économique dans la période actuelle, notamment dans le domaine du numérique. Enfin, une cinquième partie conclusive ouvre une discussion sur les liens actuels dans les politiques européennes entre interventions ciblées et rule of law.

1 L’ordolibéralisme : Ceci n’est pas le néolibéralisme mais un néolibéralisme

1.1 Les convergences avec l’Old Chicago, un néolibéralisme contemporain du premier ordolibéralisme

Le néolibéralisme se définit aisément par sa négative. Il se distingue du libéralisme manchestérien qui préconisait la non-intervention en matière économique (le laissez faire, laissez passer)4. Le néolibéralisme des origines, qui remonte aux années 1930, reposait sur l’idée que l’État gendarme, garantissant droits de propriété et droit des contrats, ne suffisait pas à garantir la pérennité du libre marché. Une intervention résolue sur le marché lui-même était nécessaire pour surmonter des situations de blocages liées à la montée des inégalités (peur des années 1890) ou celle des modèles planistes (peur des années 1920)5.

L’ordolibéralisme6, quant à lui, repose sur l’admission que les libertés économiques ne peuvent être garanties par le seul laissez-faire. Il est nécessaire, pour que le marché puisse fonctionner, qu’il soit structuré par des règles de droit, afin de le protéger à la fois des interférences politiques et de lui-même. En effet, la concurrence peut d’elle-même s’épuiser au travers de la concentration du pouvoir économique7. Selon Böhm, la constitution économique désigne « une “décision globale” sur la nature et la forme du processus de coopération socio-économique »8. Le principe est de construire un cadre stable sur lequel ni les pouvoirs publics ni les pouvoirs économiques privés ne peuvent interférer9. Il s’agit de construire les rules of the game sans visée explicite quant à leur résultat. Les moves of the game ne doivent résulter, quant à eux, que des interactions de marché. C’est ce cadre stable qui doit permettre le développement d’une concurrence complète (vollständiger Wettbewerb). Ce cadre ne fait pas l’objet d’une construction orientée vers un objectif d’efficacité mais vers la garantie de la liberté des acteurs et vers la construction d’un ensemble de contraintes pour les opérateurs économiques les plus puissants, afin d’éviter qu’ils ne puissent remettre en cause le processus même de marché10.

Cependant, le foisonnement des modèles néolibéraux à partir de l’après-Seconde Guerre mondiale se traduit par une difficulté particulièrement significative à trouver une définition unificatrice11. Certaines des variantes du néolibéralisme sont revenues à des logiques d’une intervention minimale, d’autres ont conduit à des modèles d’action publique managérialisants prônant la construction de marchés par le droit, d’autres enfin désignent la politique mise en œuvre par les institutions européennes, quand bien même leur lien direct avec le néolibéralisme des années 1930 peut être légitimement questionné.

Les juristes américains qui animent le courant – critique – Law and Political Economy le caractérisent à partir de ses objectifs actuels (allégués)12. Comme le note Benjamin Alemparte: « Neoliberalism is a mode of governance and legitimation that enforces specific distributions and configurations of ‘market discipline’ that supports profits and managerial power against democratically determined social guarantees »13. Nonobstant l’aspect provocateur de la définition, plusieurs dimensions vont nous être utiles dans la suite de notre propos. Le néolibéralisme désigne une intervention de l’État sur le marché. Ce n’est donc pas une théorie de la non-intervention ou de l’État minimal. Il vise à renforcer les ajustements de marché et peut être lu sous l’angle d’une conflictualité entre le fonctionnement de la sphère économique, caractérisé par des phénomènes de concentration de pouvoirs, et la sphère politique, lieu de la délibération démocratique. Enfin, la mise en œuvre des politiques néolibérales a un lien avec les questions de distribution. Nous verrons que ce lien est indirect en ce que le propre d’une certaine définition du néolibéralisme est de raisonner exclusivement en termes d’efficacité (au sens économique), en rejetant la question de la répartition du bien-être hors du champ économique.

Il est d’importance de distinguer les deux courants néolibéraux que sont l’ordolibéralisme et le néolibéralisme américain tel que défini par la Seconde École de Chicago (et dans une certaine mesure par l’École du Public Choice issue de l’Université de Virginie). Malgré leurs différences, ces deux approches ont une matrice commune : le rejet du libéralisme manchestérien, i.e. le laissez-faire. Ces deux approches n’avaient pas encore divergé dans l’immédiat avant-guerre. L’ordolibéralisme et la Première École de Chicago (ou Old Chicago) avaient de fortes connexions intellectuelles au-delà même de la participation commune de certains de leurs représentants au Colloque Lippmann à Paris en 193814. Celles-ci avaient pu être maintenues malgré la coupure du second conflit mondial par les efforts de Hayek15.

Henry Simons constitue un exemple des plus significatifs en matière de convergence dans le domaine de l’Antitrust. Ce dernier, proche de Frank Knight et de Jacob Viner, était professeur d’économie à la faculté de droit de l’Université de Chicago. C’est lui qui jeta les fondations dans l’immédiat après-guerre du Free Market Studies Project, le programme de recherche qui forgea la Seconde École de Chicago16. Ce fut Friedrich A. von Hayek qui obtint les financements du Volker Fund, mais, professeur à la London School of Economics, il devait trouver une université aux États-Unis pour que le programme soit mis en œuvre. Henry Simons faisait figure de relai naturel. Il imposa le programme et le recrutement d’Aaron Director à la Law School. Son décès prématuré fit qu’il ne participa pas aux travaux de l’École mais il en fut le créateur et nomma à sa tête Aaron Director et Edward Levi. Si dans les premières années d’après-guerre les économistes de l’École de Chicago restèrent proches de ses options, comme en témoignèrent les positions de Director à la première conférence de la Société du Mont Pèlerin en 1947 ou celles de Stigler sur la concentration au début des années cinquante, la rupture survint à la fin de cette décennie pour donner l’École de Chicago que nous connaissons aujourd’hui et qui peut être dans notre champ assimilée au courant Law and Economics17.

Il convient donc de s’attacher aux positions qui étaient celles de Simons. Il faisait figure dans les années trente d’opposant libéral au National Industrial Recovery Act (nira) mis en place par Franklin D. Roosevelt. Sa position était jeffersonienne, pour reprendre les catégories américaines, en ce qu’il s’opposait à la fois à la concentration du pouvoir économique privé et à une intervention active de l’État en matière économique. D’une part, un pouvoir économique concentré peut essayer de capturer le pouvoir politique pour protéger ses rentes à la fois contre ses concurrents actuels ou potentiels et contre l’État lui-même. D’autre part, la concentration du pouvoir économique appelle dans l’électorat des tentations de régulation, en d’autres termes d’un Big Government à même de rééquilibrer le Big Business. La dispersion du pouvoir économique conditionne ainsi celle du pouvoir politique. De surcroît, et toujours dans une perspective jeffersonienne, l’indépendance en termes économiques des citoyens et une relative égalité de conditions représentent une condition sine qua non à la stabilité politique. En d’autres termes, dispersion du pouvoir économique et maîtrise des inégalités sont des objectifs légitimes en termes politiques.

L’un des points essentiels dans la pensée économique d’Henry Simons pour notre propos tient à sa position sur les questions de concurrence. Il publia en 1934 un ouvrage contre la politique du New Deal intitulé A Positive Program for Laissez-Faire18. Malgré le titre de l’essai, il est difficile de ramener Simons à la position d’un classical liberal. Pour lui les marchés ne sont pas, par nature, autorégulateurs. Tout comme les ordolibéraux, il a une vision pessimiste du processus de concurrence en ce qu’il appréhende qu’il converge naturellement, pour des raisons d’efficacité même, vers la concentration du pouvoir économique19. Il s’agit d’intervenir activement sur le marché, si besoin pour contrarier sa dynamique même – c’est-à-dire pour défendre la concurrence pour elle-même et contre elle-même20. Il en résulte une défense d’une application résolue des règles de concurrence pouvant aller jusqu’à une préconisation de démantèlement des opérateurs dominants, même si ce démantèlement devait générer des pertes en termes d’efficacité économique21.

La concurrence est vue dans ce cadre comme un outil essentiel de dispersion du pouvoir dans la sphère économique, tout comme la démocratie est considérée comme un outil de dispersion du pouvoir dans la sphère politique. Cette dispersion ne doit pas reposer sur des interventions discrétionnaires mais sur la mise en place de règles stables de nature quasi-constitutionnelle. À l’instar des ordolibéraux22, les règles du jeu que donnent les normes de concurrence chez Simons ont une portée constitutionnelle. Elles doivent être le produit d’un consensus et se révéler stables. Surtout, à la différence de ce que deviendra l’École de Chicago à partir des années 1950, ces règles sont indifférentes au résultat de la concurrence. Nulle intervention ne doit viser à garantir un résultat précis sur le marché en termes d’efficacité.

Simons, pour défendre l’Antitrust, se place dès lors moins sur le registre de l’économie (et encore moins sur celui de l’efficacité) que sur le registre politique : l’Antitrust participe à la défense de la démocratie américaine. Le lien fait entre libertés de marché et libertés politiques ainsi que celui entre les sphères de l’économie et de la politique ne lui est par ailleurs en rien spécifique. Au sein de la Première École de Chicago, Frank Knight défendait (et défendra après-guerre) les mêmes positions23.

1.2 La divergence de l’après-guerre entre l’École de Chicago et l’ordolibéralisme

La convergence (relative) entre ordolibéraux et néolibéraux américains s’est d’abord manifestée dans le cadre du colloque Lippmann à Paris en 1938, avant de s’exprimer lors de la première conférence de la Société du Mont Pèlerin en 194724.

La rupture entre les deux approches fut nette dès après la deuxième conférence. Elle apparaît comme concomitante à la rupture de l’École de Chicago vis-à-vis des principes qui guidaient la première du nom, l’Old Chicago25. Le Second Chicago sépare en effet les sphères économique et politique. Il considère que la première doit être jaugée à l’aune du seul critère de l’efficacité économique. La distribution n’est pas une question économique mais politique. Si des inégalités procèdent du marché, elles peuvent être corrigées par la fiscalité26. Deux hypothèses disparaissent par rapport à la première période. D’abord, l’action de l’État est négative même quand elle doit protéger la concurrence ; ensuite le but n’est pas de protéger le processus de concurrence mais son résultat. On revient paradoxalement au laissez-faire. Toute intervention sur la concurrence est analysée en termes de capture. La théorie des prix est la seule boussole de l’Antitrust, ce dernier devant de surcroît être cantonné aux pratiques les plus nuisibles. C’est Aaron Director (avec l’application de la théorie des prix de Stigler) qui marque la rupture entre les deux écoles. Les travaux de Simons furent en effet vivement critiqués dans les décennies suivantes par les économistes de l’École de Chicago27.

Par ailleurs, la Seconde École de Chicago introduit une rupture non seulement par rapport à Simons et à Knight, mais également par rapport à Hayek. Elle porte une conception complètement différente de ce que doivent être les liens entre droit et économie. Elle repose sur une logique d’un marché construit au travers de règles finalisées et sur une logique de calcul peut-être plus proches du scientisme que de la catallaxie, pour reprendre des termes hayekiens. De fait, malgré l’étroitesse des liens qu’ils nouèrent entre les années 1920 et 1950, les ordolibéraux et la Première École de Chicago, d’une part, et les autrichiens et la Seconde École de Chicago, d’autre part, s’opposaient en de nombreux points. Suivant Kolev, Goldschmidt et Hesse, trois différences majeures peuvent être soulignées28.

Premièrement, les ordolibéraux considèrent que la liberté individuelle seule ne suffit pas à fonder et à pérenniser l’ordre concurrentiel29. Pour Eucken, des règles de droit sont nécessaires et leur sélection a un effet structurant sur le processus même de concurrence30. L’Ordnungspolitik qui en procède doit alors rendre possible le développement d’une concurrence « complète », c’est-à-dire une situation de marché caractérisée par l’impossibilité pour tout acteur de profiter d’un pouvoir économique. L’ordolibéralisme repose sur la volonté de faire pièce à tout pouvoir économique, fût-il public ou privé. Pour ces derniers, l’erreur des idéologies planistes est de penser que les pouvoirs publics sont capables de se substituer au mécanisme de marché et que le degré de liberté des agents économiques est amélioré quand ces derniers passent d’une situation de dépendance vis-à-vis d’un pouvoir économique privé à une situation de tutelle exercée par les pouvoirs publics31. À ce titre, l’ordolibéralisme a une visée de dé-potentialisation du pouvoir économique privé32. La constitution économique se structure alors au travers de deux ensembles de règles : les principes constitutifs et les principes régulateurs33. Les principes constitutifs organisent le cadre structurel de l’économie ; ils définissent sa morphologie. Ce sont ceux qui caractérisent les règles du jeu concurrentiel. Les principes régulateurs, quant à eux, permettent une intervention sur le processus même de concurrence. Il s’agit, pour reprendre Claire Mongouachon34, du contrôle des structures de marché et des pratiques abusives, de la gestion des externalités et de la redistribution.

Deuxièmement, pour les ordolibéraux la concentration économique peut s’expliquer par d’autres facteurs que l’efficacité économique, notamment les stratégies capitalistiques de prises de participation entre les entreprises. Un marché peut être bien plus concentré que ce qui est nécessaire du strict point de vue de l’efficience. Pour Eucken35, les positions dominantes, qui entravent en elles-mêmes le processus de concurrence, devraient être prohibées et, quand une position de dominance est liée un monopole naturel, une régulation s’impose. En ce sens, il s’oppose à ce que sera la vision de la Seconde École de Chicago, pour laquelle la concentration ne pose pas de problème en elle-même, et aux positions des autrichiens comme von Mises, pour lequel les règles de concurrence n’ont pas d’utilité spécifique et ne devraient pas entraver les accords entre compagnies36.

Troisièmement, les ordolibéraux ne prônent en rien un État minimal mais au contraire un État « fort »37. Ce qualificatif désigne effectivement un interventionnisme sur le processus même de la concurrence. Cependant, cet interventionnisme libéral n’est pas celui du dirigisme à la française (ou de la convention de l’État extérieur pour reprendre Salais38). Il ne s’agit pas de désigner les vainqueurs ou de se livrer à du meccano industriel. L’État n’a pas à se limiter à fixer les règles du jeu concurrentiel, il doit les faire respecter et au besoin aller à leur encontre si le résultat conduit à une situation sinon de monopole du moins de concentration excessive du pouvoir économique. La question qui demeure est, comme chez Hayek, celle de l’articulation entre l’ordre constitutionnel (Rechtsordnung) et le choix démocratique39.

Les différences d’appréciation avec l’École de Chicago à partir des années 1950 contrastent avec la proximité des programmes de la Première École de Chicago et des ordolibéraux. Comme le notent Kolev, Goldschmidt et Hesse, le Positive Program for Laissez Faire de Simons40 fait encore pleinement écho aux arguments en faveur de la construction d’un cadre concurrentiel par les règles de droit41. Le laissez-faire within rules s’oppose donc à l’unrestrained laissez-faire, tel que défendu par von Mises. La Seconde École de Chicago marque en revanche une rupture avec le néolibéralisme des années 1930 à quasiment tous les points de vue : la concentration du pouvoir économique n’est plus un problème en soi42, l’efficacité doit être le seul et unique critère d’évaluation des phénomènes de marchés43 et la délibération démocratique doit interférer le moins possible sur les allocations de marché44. À l’inverse, l’ordolibéralisme demeurera en premier lieu une approche orientée vers la préservation et le développement des libertés individuelles, notamment au travers de la politique de concurrence, qui est en premier lieu un outil de préservation d’une société libre45.

2 L’ordolibéralisme ne peut être assimilé à la synthèse du xxe siècle

Comme noté supra, la Seconde École de Chicago s’inscrit dans une nette rupture avec les approches néolibérales des années 1930, qu’il s’agisse de la première École de Chicago ou de l’ordolibéralisme allemand. Il convient de souligner que les appellations de Seconde École de Chicago, de Law and Economics et d’« approche plus économique » ou « approche par les effets » en matière d’application des règles de concurrence s’inscrivent dans la même dynamique. Le droit de la concurrence n’est certes qu’un domaine d’application de l’approche chicagoéenne (tout comme de la Law and Economics d’ailleurs) et considérer que toute « approche par les effets » en matière de droit de la concurrence est d’essence chicagoéenne serait également réducteur46. Cependant, une constante se dégage : l’approche par les effets repose sur la prise en compte de la seule efficacité allocative.

Et c’est par ce trait spécifique que la définition du néolibéralisme américain est apportée dans le champ des études juridiques critiques américaines à travers l’expression de synthèse du xxe siècle (ou parfois synthèse du xxe siècle tardif). Elle recouvre ce qui est présenté comme l’idéologie dominante des juridictions et des pouvoirs publics américains de la fin de la décennie 1970 jusqu’à ces dernières années. Cette définition repose en effet sur une caractéristique simple : le champ des activités économiques doit être encadré par des règles dont l’objectif unique doit être celui de l’efficience économique, perçu comme la maximisation du bien-être du consommateur47. La notion de pouvoir économique disparaît de l’analyse. La synthèse considère que les dimensions politiques, dont celle des inégalités dans la répartition du bien-être, doivent être séparées des objectifs poursuivis par les règles de droit et les politiques publiques dans la sphère économique. Enfin, cette sphère politique doit être régie par des règles de nature constitutionnelle48. De façon implicite, une hiérarchie se dessine entre les deux sphères en ce que la synthèse insiste sur la protection de la sphère économique contre les interférences qui pourraient provenir de la sphère politique.

Si la sphère politique est susceptible d’être capturée par certains intérêts, c’est moins le cas dans les analyses de la synthèse pour la sphère économique où le critère de l’efficacité ne prête pas le flanc à pareils risques. L’efficacité économique est non seulement présentée comme un objectif légitime, mais également comme un objectif « tractable » (i.e. que l’on peut effectivement rechercher et atteindre) et neutre. En d’autres termes, il ne porte pas de choix de société en lui-même, notamment en matière de répartition.

Pour Richard Posner, les jugements moraux et politiques sont inconciliables, garantir l’efficacité en regard des défaillances de marché conduit à l’état du monde le meilleur possible pour atteindre les différentes fins possibles49. Dans le domaine du droit de la concurrence, la more economic approach reprend cette logique. Il s’agit de considérer les seuls effets sur l’efficience – définie à l’exclusion de toute autre considération d’intérêt général – pour trancher un cas. La maximisation du bien-être du consommateur est le seul objectif de la politique de concurrence. Le critère du bien-être du consommateur fait cependant l’objet de nombreuses controverses50. Une pratique de marché peut avoir un effet net positif sur les consommateurs pris dans leur ensemble mais avoir des effets redistributifs allant dans le sens d’un creusement des inégalités.

Une spécificité de l’approche de la Law and Economics tient à son inclinaison managérialiste. Comme le notent Jedediah Britton-Purdy, Davinder Singh Grewal, Amy Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « The agent of law reform imagined here was not the people but the technician: the judge, economist, bureaucrat who would calculate hypothetical consumer and producer surplus to order law and policy to serve the aims of wealth maximization »51. Nous sommes très éloignés de la conception des règles de droit des ordolibéraux ou de celle de Hayek.

Une autre spécificité de l’approche chicagoéenne est de considérer qu’une concentration forte du pouvoir économique (pouvant aller jusqu’à une situation de monopole) n’est pas un problème économique en soi52. Si le marché est contestable, le monopole qui peut être la résultante d’une efficacité supérieure est toujours incité à investir et à reverser ses gains aux consommateurs. Non seulement il ne pose pas de problèmes dans la sphère économique, mais il est considéré comme ne soulevant pas de problèmes en termes politiques. Au contraire, il s’agit de « shielding economic power against political disruption »53.

La Seconde École de Chicago demeure certes néolibérale en ce qu’elle admet qu’une forme d’intervention est nécessaire pour gérer les externalités. Cependant, cette décision doit être de nature technique et permettre soit de créer des marchés dans une logique coasienne soit de mimer le marché comme le fait le juge posnérien. La logique est alors celle d’un calcul coût-avantage. Dans le cas états-unien, pour Jedediah Britton-Purdy, Davinder Singh Grewal, Amy Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « The administrative state was remade along the way, with cost-benefit analysis used to block any regulation that did not meet a market-denominated test of value from the Reagan Administration onward »54. Un point essentiel est que la logique de l’analyse coût-bénéfice introduite aux États-Unis en 1982 en tant qu’instrument ex ante d’évaluation des politiques publiques55 s’est également diffusée pour l’évaluation ex post des politiques publiques, conduisant donc à jauger de la décision politique sur la base d’un critère d’efficacité. Le libéralisme porté par la Seconde École de Chicago diffère de l’ordolibéralisme en ce qu’il ne s’agit plus de construire le cadre permettant au processus de concurrence de créer les conditions de l’efficacité, mais d’atteindre cette efficacité au travers d’une action publique de nature managéraliste. Il y a ici l’idée que des interventions finalisées dans la sphère économique peuvent renforcer l’efficacité et que des décisions dans la sphère politique peuvent être adoptées et mises en œuvre plus efficacement si elles sont décidées de façon technocratique que si elles sont le fruit d’une délibération démocratique56.

Les trois éléments de caractérisation de la synthèse du xxe siècle, tels que dégagés par Jedediah Britton-Purdy, Davinder Singh Grewal, Amy Kapczynski et K. Sabeel Rahman57 permettent de compléter la distinction, déjà amorcée dans le sous-chapitre précédent, entre l’ordolibéralisme et le néolibéralisme.

Le premier élément est la concentration sur la question de l’efficacité plutôt que sur celle du pouvoir de marché. Considérer seulement la première dimension conduit à occulter les conséquences des déséquilibres de pouvoirs de négociation dans les transactions et des positions de contrôleurs d’accès de tel ou tel acteur économique. Quand un acteur économique ne peut être soumis aux pouvoirs compensateurs de ses concurrents, de ses partenaires commerciaux ou de ses clients, il échappe aux conditions qui doivent être celles d’une concurrence complète. Due à Walter Eucken58, la notion de « concurrence complète » correspond à une situation dans laquelle aucun acteur de marché ne dispose de la puissance économique suffisante pour influer par ses propres décisions sur les prix de marché. Notons que cette notion de concurrence complète peut également conduire à l’imposition de remèdes spécifiques à l’opérateur dominant. Il peut être prescrit à ce dernier qu’il se comporte comme s’il ne disposait pas de la puissance de marché liée à sa situation, que cela soit en matière de prix ou de nature des offres (Als-Ob Politik). La notion de responsabilité particulière de l’opérateur dominant en droit de la concurrence de l’UE, que nous présenterons infra, trouve ici ses racines59. Il est en effet important de noter que cette notion a une portée normative. Une intervention active sur le processus de marché est justifiée si elle recrée ces conditions60.

Le deuxième élément consiste à présenter l’objectif d’efficacité comme neutre. L’approche chicagoéenne se distingue de l’approche ordolibérale en ce qu’elle n’implique pas un traitement asymétrique de l’opérateur dominant. Or, une position dominante permet dans certains cas de faire obstacle à la contestabilité du marché et de créer les conditions d’une concurrence qui n’est plus une concurrence à égalité des armes. Un opérateur en position dominante – surtout s’il occupe une position de contrôleur d’accès – peut priver ses concurrents de l’accès aux opportunités de marché. L’ordolibéralisme a pour objectif de maximiser la liberté économique des agents. Une concurrence orientée vers la performance (Leistungswettbewerb) et non vers l’entrave aux concurrents (Behinderungswettbewerb) a pour effet de permettre aux agents d’exercer leur pleine liberté de choix, i.e. leur liberté économique réelle. La sphère du marché comme la sphère politique doivent permettre l’exercice d’une pleine liberté aux acteurs. Pour Röpke, le marché est un plébiscite de tous les jours61.

Le troisième élément tient à l’autonomie de la sphère politique et donc à la place réservée à la délibération démocratique. Le propre de la synthèse est à la fois de protéger la sphère économique des interférences politiques et de préconiser la mise en œuvre d’une logique économique dans les décisions prises dans la sphère politique. Dans cette seconde sphère, les risques de capture ou les biais dans la formation des préférences des citoyens conduisent à des préconisations de la mise en œuvre de règles de « bonne gouvernance » visant à renforcer la place des logiques de marché dans le traitement des questions collectives. Il s’ensuit une approche technocratique de la mise en œuvre des règles mais aussi de leur conception même.

3 Le droit de la concurrence européen : néolibéralisme contre néolibéralisme

3.1 L’adoption de l’« approche par les effets » par la Commission dans la première décennie de notre siècle: un néolibéralisme en remplacerait-il un autre ?

La convergence de la politique européenne de concurrence vers une « approche plus économique » a été initiée au début des années 2000. Un double mouvement expliquait cette convergence. Un premier avait fait suite à l’annulation de plusieurs décisions de la Commission par le Tribunal de Première Instance, notamment en matière de contrôle des concentrations. Ces annulations s’étaient essentiellement faites sur la base d’erreurs manifestes d’appréciation en matière économique. Un second mouvement tenait à des arguments en faveur d’une convergence vers le modèle américain. Celui-ci était perçu comme préférable en ce qu’il était orienté vers la recherche de gains d’efficacité et mieux fondé sur des théories économiques solides. Ainsi deux arguments étaient présents : d’une part, celui de la sécurité juridique qui se déclinait sur le registre de la robustesse des décisions dans le cadre du contrôle juridictionnel ainsi que sur celui de l’homogénéité des décisions de part et d’autre de l’Atlantique ; d’autre part, celui de l’efficacité économique du droit de la concurrence.

Les grandes dates de la convergence vers l’approche plus économique sont l’adoption du Règlement 139/2004 en matière de contrôle des concentrations (qui ouvre plus largement à une défense sur la base des gains d’efficience), la modernisation de l’encadrement des aides publiques et, enfin et surtout, sa mise en œuvre en matière d’abus de position dominante. Celle-ci avait été proposée par un rapport d’experts économiques pour la Commission en 2005 et consacrée en février 2009 par une communication de la Commission relative à ses priorités en matière d’application de l’article 82 (actuel 102 tfue) quant aux abus d’éviction62.

Cette évolution vers l’« approche plus économique » était analysée, pour reprendre les catégories de Foucault63, comme marquant l’abandon de la tradition néolibérale européenne (l’ordolibéralisme) au profit de celle américaine64. Cette rupture n’a pas été aussi nette qu’espérée par ses thuriféraires et était en grande partie déjà en germe dès les années 1980 dans la pratique des autorités chargées de l’application des règles de concurrence. Cependant, les deux approches ont leur spécificité et sont irréductibles. Or, des travaux menés dans le champ de la l&pe, et notamment ceux de Ionnis Kampourakis, considèrent que l’ordolibéralisme participe de la même synthèse du xxe siècle (citée supra) que la Seconde École de Chicago65. Nous nous proposons ici de discuter ces arguments non seulement pour leur intérêt propre, mais également pour évaluer une des critiques qu’ils adressent à la pratique actuelle de la Commission, qui opterait de plus en plus pour des interventions sélectives et discrétionnaires qui pourraient être problématiques en regard du respect des règles de droit. Ces points qui doivent être discutés seront également abordés infra dans notre partie conclusive.

Comme nous l’avons exposé, cette synthèse repose sur le fait que la préservation des mécanismes économiques prime sur les choix politiques. Ces mécanismes sont considérés comme neutres par nature et leur libre fonctionnement est la seule condition pour atteindre un équilibre efficace. Ils devraient à ce titre être isolés des interventions reflétant des préférences exprimées dans la sphère politique66. L’ordolibéralisme peut dans cette perspective n’être que partiellement rapproché de ce modèle. Certes, il repose sur des règles qui doivent être protégées contre toute instrumentalisation politique. Il en est ainsi dans le domaine monétaire et dans le domaine de la concurrence. Cependant, il ne repose pas sur un primat accordé à l’efficacité allocative. Le point où il est possible de suivre Kampourakis est celui des effets de la constitution économique européenne67, en l’occurrence la dépolitisation du cadre économique68. En effet, l’allocation des ressources n’a pas à y être décidée par les pouvoirs publics mais doit résulter du processus de concurrence. Il peut être considéré que le formalisme que pourrait porter la logique ordolibérale peut conduire les décideurs politiques à se conformer à une politique donnée figée dans les règles constitutionnelles. Cependant, ces règles ne visent pas une fin en particulier dans le domaine économique. Elles créent, avec la jurisprudence qui leur est rattachée, un cadre stable pour les anticipations des acteurs économiques rendant possible leur coopération. La l&pe critique donc le cadre même construit par l’ordolibéralisme considérant que celui-ci porte, malgré sa neutralité affichée quant au « résultat », un choix de politique publique.

3.2 Un ordolibéralisme irréductible au néolibéralisme américain

Longtemps, l’approche ordolibérale a été critiquée dans le champ des politiques de concurrence comme étant excessivement formaliste69. Ce formalisme était vu non comme un élément de nature à renforcer la sécurité juridique d’acteurs de marché appelés à autoévaluer la conformité de leurs pratiques avec les règles de concurrence, mais comme participant d’une réglementation de la concurrence potentiellement défavorable au consommateur en ce qu’elle privait les firmes dominantes de la possibilité d’une défense sur la base de l’efficience.

En effet, comme nous l’avons noté, le propre de l’approche chicagoéenne est de faire de l’effet net des pratiques sur le bien-être le critère exclusif de jugement d’une pratique donnée en regard des règles de concurrence. Une approche formaliste conduisant à interdire certaines pratiques de marché dès lors qu’elles sont mises en œuvre par un opérateur dominant est, dans ce cadre, vue comme ne reposant pas sur des bases économiques solides.

Ceci est particulièrement le cas pour les rabais de fidélité proposés par les opérateurs dominants. Les débats initiés par la décision Intel de la Commission européenne en 2009 et qui se sont développés jusqu’à l’arrêt de la Cour de Justice en 201770 illustrent ces divergences d’approches71. Pour les tenants de l’approche plus économique, ne pas réaliser une balance des effets revenait à priver les consommateurs de montages favorables en termes de bien-être. La protection des concurrents ne devait pas l’emporter sur celle des consommateurs. La perspective est inverse dès lors qu’est prise en considération la notion de responsabilité particulière de l’opérateur dominant. Des pratiques lui sont refusées alors qu’elles ne seraient pas considérées comme anticoncurrentielles si elles étaient mises en œuvre par un opérateur non dominant.

Cette approche ne doit pas être conçue dans le sens d’une régulation asymétrique de la concurrence comme cela est souvent dénoncé par les promoteurs de l’approche plus économique. Il ne s’agit pas plus d’un biais structuraliste basé sur l’idée que le droit de la concurrence doit privilégier les petites firmes. Il s’agit au contraire de s’assurer de la possibilité d’une concurrence à égalité des armes (un level playing field) en empêchant un opérateur dominant d’éliminer du marché des opérateurs qui pourraient être aussi efficaces que lui mais qui ne peuvent s’aligner sur ses pratiques seulement parce qu’ils ne possèdent pas sa surface de marché.

Le cas des remises de prix ex post sur la base des parts de marché est caractéristique de ce problème concurrentiel. Leur seuil de déclenchement dans le cas Intel était si élevé qu’il aurait été nécessaire aux concurrents de disposer de capacités de productions comparables aux siennes. La stratégie n’était donc pas réplicable pour les concurrents dotés de moindres parts de marché72. Le principe économique sous-jacent au principe de responsabilité particulière de l’opérateur dominant peut donc se trouver dans ce critère de réplicabilité de la stratégie73. Il est possible de le discuter au point de vue économique en ce qu’il fait écho à la notion de barrière à l’entrée. Dans une approche chicagoéenne, la seule barrière à l’entrée admissible pour déclencher une intervention publique sur le marché est une barrière de nature réglementaire74. Dans cette logique, les barrières financières ne peuvent être de mise dans la mesure où les marchés financiers forment des anticipations rationnelles quant aux chances de succès des firmes. De la même façon, l’ensemble des technologies est tenu pour accessible et le temps ne rentre pas en considération dans l’analyse75. Le cas des microprocesseurs est particulièrement pertinent pour notre propos. La spécificité des investissements à réaliser pour répondre à la stratégie d’Intel, leurs coûts et leurs délais de mise en œuvre empêchaient amd d’investir pour répondre à la stratégie d’Intel. La question était donc non-réductible au seul critère de l’efficacité mais devait donc également être envisagée sous l’angle de la réplicabilité de la stratégie.

Les pratiques verticales constituent un autre domaine pour lequel approches ordolibérale et néolibérale (dans le sens chicagoéenne) entrent en conflit. Une grande partie des travaux de l’École de Chicago dans les années 1950 et 1960 a porté sur les pratiques verticales, que celles-ci soient envisagées sous l’angle des pratiques unilatérales ou sous celui des concentrations. Dans le premier domaine, au-delà même des questions reliées au prix de revente imposés, les pratiques de ventes liées, de ventes groupées et plus largement les stratégies de levier ont fait l’objet d’intenses débats.

L’opposition entre l’approche plus économique et l’approche ordolibérale ne doit donc pas être limitée à une opposition entre balance des effets et application de règles formelles. Paradoxalement au vu de sa dynamique initiale, l’approche chicagoéenne a peu à peu convergé dans les années 1980 vers des règles per se appliquées à certaines pratiques… mais allant non plus dans le sens d’une interdiction des pratiques concernées, ce qui était le cas dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis, mais à des présomptions de conformité aux règles de concurrence76. Cette présomption de conformité est particulièrement significative pour les stratégies de levier. Les pratiques de marché par lesquelles un opérateur dominant est susceptible d’étendre sa position dominante à un marché verticalement relié ne sont pas vues comme susceptibles de poser des problèmes de concurrence en soi. Au contraire, l’hypothèse dominante est celle de gains d’efficience au travers notamment de la fin d’une possible double marginalisation si le segment amont ou aval concerné était lui-même contrôlé par un opérateur dominant. De façon encore plus générale, un opérateur dominant sur un des maillons d’une chaîne verticale n’aurait guère d’intérêts à « monopoliser » un autre maillon. La raison en tient à la loi du profit de monopole unique. Il est impossible d’extraire plus de valeur sur une telle chaîne que ce que peut faire un monopole sur un seul de ses maillons. En éliminant la concurrence sur un des maillons, le monopole réduirait même son profit, car celle-ci permet de différencier les offres et donc d’accroître les débouchés potentiels.

Il s’ensuit donc une appréciation favorable aux stratégies unilatérales verticales des opérateurs dominants qui conduit à un traitement différencié des stratégies de leveraging. Le cas Microsoft avait été archétypal de ces divergences il y a de cela deux décennies77. L’accusation portée par les autorités américaines selon lesquelles l’Antitrust américain visait à protéger les consommateurs alors que le droit européen visait à protéger les concurrents est à relire dans ce contexte78. La Commission sanctionnait le leveraging en ce qu’il constituait une stratégie à laquelle un opérateur non dominant ne pouvait répondre. Il s’agissait en l’espèce de s’appuyer sur la position de quasi-monopole sur le segment des systèmes d’exploitation pour supplanter ses concurrents sur ceux des logiciels applicatifs. Il n’était pas acquis que le bien-être du consommateur en soit affecté. Cela peut ne pas être le cas dès lors que l’opérateur dominant est plus efficace, propose des services de meilleure qualité ou avec une meilleure ergonomie ou qu’il innove plus79.

La sanction par la Commission européenne se base donc sur l’impossibilité pour un concurrent aval de répliquer par une pratique équivalente de tying. En effet, l’entrée sur le marché des systèmes d’exploitation était techniquement et financièrement impossible à réaliser dans des délais « raisonnables ». Le principe de responsabilité particulière de l’opérateur dominant peut donc être appliqué en l’espèce. Il serait cependant réducteur de limiter le cas Microsoft à cette seule dimension. La question de la liberté de choix du consommateur était également déterminante ainsi que celle de la protection du processus de concurrence. Il s’agissait notamment de préserver la possibilité de trajectoires technologiques différenciées dans le futur. La notion de protection de l’innovation subséquente doit être saisie de cet objectif.

Il est néanmoins important de relever que cette approche ne conduit en rien à renoncer à des gains d’efficience. Le cas de la théorie des facilités essentielles peut être pris comme exemple. La notion d’obligation d’accès à une infrastructure non réplicable contrôlée par un opérateur dominant a été forgée aux États-Unis. Elle y fut cependant rejetée hors du champ du droit de la concurrence par l’arrêt Trinko de la Cour Suprême rendu en 200480. Une obligation d’accès à une infrastructure remplissant les conditions d’« essentialité » (i.e. détenue par un opérateur dominant et indispensable à l’accès au marché) peut être prononcée quand un refus ne se fonde pas sur une cause objective. Plusieurs conditions sont posées par la jurisprudence, notamment lorsque la théorie est appliquée à des droits de propriété intellectuelle, comme la réalisation d’une balance des incitations ou celle de la proposition d’un nouveau produit. Ces conditions sont de fait peu souvent imposées comme l’a montré la décision Microsoft citée supra. Pour autant, il serait excessif de lire l’application de la théorie des facilités essentielles sous l’angle d’une régulation asymétrique de la concurrence au profit des nouveaux entrants. La Cour de Justice dans son arrêt Bronner81 a pu montrer que la finalité n’était pas d’imposer un accès à une infrastructure déployée par un concurrent sur la seule base de l’efficacité de cet accès ou du fait qu’il serait coûteux de développer une infrastructure alternative.

Comme a pu le préciser à nouveau la Cour de Justice dans ses arrêts Slovak Telekom et Deutsche Telekom du 25 mars 202182, il s’agit dans les décisions donnant l’accès à de telles infrastructures de veiller à la préservation des incitations à l’investissement des différentes firmes, qu’il s’agisse de l’opérateur dominant ou des nouveaux entrants, incitations qui sont l’une des conditions sine qua non pour l’efficacité dynamique. En effet, tout accès en « subventionnant » l’entrée des nouveaux concurrents a pour effet d’accroître l’efficacité allocative i.e. statique (l’opérateur installé a déjà investi), mais les autorités chargées de l’application des règles de concurrence ne peuvent ignorer l’impact de ces mesures sur les incitations des firmes83. L’argument de l’efficacité dynamique est toujours présent dans l’appréhension européenne des règles de concurrence, comme le montrent la pratique décisionnelle actuelle et les initiatives de la Commission dans le domaine du numérique.

Ces évolutions sont d’autant plus remarquables que de nombreux signes semblaient indiquer une convergence vers les standards préconisés par l’approche plus économique. Cependant ces derniers n’étaient pas sans faire montre de leur relative inadaptation à la logique même des règles de concurrence européenne. Le rapport de la Cour des comptes européenne sur la politique de concurrence menée par la Commission illustrait les limites de l’approche fondée sur le seul critère du bien-être du consommateur dans le cadre d’une évaluation ex post de l’efficacité de l’action84.

De façon très significative, le rapport présentait le bien-être du consommateur comme l’un des deux objectifs du droit de la concurrence de l’ue avec l’édification de marché intérieur. Cependant, la définition du critère du bien-être ne se limite guère à une maximisation. Il est en effet défini comme recouvrant prix, quantité, diversité des choix ouverts et innovation (§06). Le problème dans une perspective d’évaluation ex post est que l’imprécision des critères ne permet pas de mesurer la réalisation de ces objectifs85. Dans une optique d’évaluation de la performance des politiques publiques sur le seul objectif de l’efficience, les critères manquent pour la politique de concurrence même si celle-ci devait être réduite à la maximisation du bien-être du consommateur. À ce titre, les regrets de la Cour témoignent de l’impasse d’une logique d’évaluation quantifiée des effets de la politique de concurrence86.

4 Histoire du temps présent : un retour de l’ordolibéralisme dans le secteur numérique

4.1 Ordo is not dead: les enseignements de la proposition de Digital Markets Act européen

La littérature de type l&pe citée supra peut donner l’impression d’un remplacement de l’approche ordolibérale européenne par l’approche chicagoéenne par les effets. Le renvoi de l’examen de la décision Intel au Tribunal par la Cour de Justice en septembre 2017 marquerait alors ce basculement … quatre décennies après l’arrêt gte Sylvania de la Cour Suprême des États-Unis en 1977, qui marqua la nouvelle hégémonie de l’approche chicagoéenne87. L’abandon des règles formelles de nature juridique au profit du seul critère de l’efficience conduirait à une uniformisation progressive des droits de la concurrence de part et d’autre de l’Atlantique. Il serait même possible de considérer que l’abandon progressif des règles du fait du primat de l’efficacité constitue une tendance commune à plusieurs politiques de l’Union, notamment en termes monétaires, budgétaires et financiers depuis la crise de 200888. La discrétion l’emporterait sur la règle, la décision au coup par coup en fonction de la balance des effets qui sera réalisée sur le seul critère du bien-être du consommateur.

Le caractère général et quasi-constitutionnel des règles de concurrence défendu par les ordolibéraux ou le principe d’une règle issue de la découverte (i.e. de l’invention) par le juge des règles de juste conduite défendu par Hayek ne semblent guère pouvoir s’accorder avec cette approche. La Cour déplore le fait que la Commission ne puisse guère plus évaluer l’impact de son action sur le pib et donc mettre en regard les résultats de son action avec les ressources budgétaires employées. Nous retrouvons ici la logique relevée par la l&pe : le critère de jugement du fonctionnement de la sphère politique tient à une logique d’efficience. Or, la mesure de la performance sur la base du rapport coût-effectivité est non seulement partielle si elle est basée sur le critère du bien-être, mais elle est de plus impossible à mettre en œuvre.

Plusieurs points conduisent cependant à nuancer cette vision… sans pour autant régler la question du pouvoir discrétionnaire des autorités chargées de l’application des règles de concurrence. Le premier a tenu au développement des procédures transactionnelles en droit de la concurrence. Le second à l’inflexion donnée par la Commission à sa politique du fait du développement de l’économie numérique et des enjeux qui lui sont reliés.

Un premier glissement a pu être observé avec le développement des procédures transactionnelles. Celles-ci ont, dans le cas de transaction proprement dite, pour effet de limiter la place du contradictoire dans la procédure et donc la discussion des griefs en tant que telle. L’argument d’une place croissante donnée à l’analyse économique en matière de mesure de l’effet net sur le bien-être du consommateur est limité d’autant. Il en est également ainsi des procédures d’engagements. Non seulement le contradictoire disparaît, mais la notification des griefs peut également s’effacer au profit d’une seule communication de préoccupations de concurrence. Au-delà même de cette dimension qui conduit à l’absence de qualification des pratiques, il est à relever que les remèdes concurrentiels mêmes qui peuvent en résulter sont caractérisés par une certaine part de discrétion dans la mesure où le contrôle juridictionnel qui s’exerce sur ces derniers est bien moins rigoureux que celui qui est appliqué sur les décisions prises sur la base de l’article 7 du Règlement 1/200389. De façon évocatrice, les seuls remèdes structurels mis en œuvre dans le cadre de procédure concurrentielle l’ont été dans le cadre des procédures d’engagements conclues sur la base de l’article 9 du Règlement 1/2003. Notons enfin que la Commission jouit d’une large part de discrétion dans les procédures transactionnelles. Elles sont certes entamées à l’initiative des entreprises, mais le choix de communiquer des préoccupations de concurrence et non de notifier des griefs donne un signal aisément interprétable. La Commission peut de plus revenir à tout moment à une procédure relevant de l’article 7 si elle considère que les propositions d’engagements de l’entreprise mise en cause ne suffisent pas. Au final, plus les procédures d’engagements et procédures de transactions se développent, plus l’approche par les effets est marginalisée.

Ce premier déplacement vis-à-vis de l’approche par les effets s’est confirmé avec le développement des contentieux dans le domaine du numérique. Les décisions Google Shopping et Android ont été critiquées en ce que la balance des effets n’a pas été réalisée par la Commission90. En d’autres termes, l’évaluation de l’effet net des pratiques sur le bien-être du consommateur n’a pas été réalisée. De fait, la Commission a fait reposer ses décisions sur la jurisprudence : est par exemple sanctionné l’opérateur dominant qui accorderait des conditions contractuelles à sa filiale aval par rapport à celles imposées aux concurrents de celle-ci. L’effet d’exclusion potentiel existe dès lors et il ne se fonde sur aucun argument objectif. Il s’agit donc bien moins de mesurer un dommage que de garantir l’existence d’une concurrence à égalité des armes. Il serait d’ailleurs possible d’appliquer à ces contentieux une grille de lecture en termes de stratégies de nature à accroître la concurrence par la performance et de stratégies visant à contraindre les concurrents. Les pratiques d’auto-préférence, de ventes liées, de ventes groupées et d’exclusivité forcée (incitations fortes ou contraintes au mono-hébergement) peuvent être effectivement envisagées au moins pour partie dans ce second ensemble. Eucken distingue par exemple le comportement concurrentiel de la lutte pour le monopole91.

La question de l’auto-préférence doit être lue en ce sens. Elle n’est pas liée à ses effets sur les prix, sur la qualité et même éventuellement sur l’innovation. Il n’est en effet pas exclu que l’intégration d’un service aval à la prestation directement rendue par la plateforme en amont ne conduise pas à une meilleure expérience utilisateur ou ne fasse bénéficier au consommateur d’un service plus innovant. Il peut n’exister nul dommage en termes d’efficacité ou d’innovation mais possiblement un dommage au processus de concurrence. La puissance de marché de l’opérateur dominant lui permet de s’abstraire de la pression concurrentielle et de maîtriser la dynamique du marché au détriment de ses concurrents. Un pouvoir économique qui ne peut être rééquilibré par les seules forces du marché fait obstacle à la pérennité d’une concurrence complète.

Les décisions récentes de la Commission dans le domaine numérique se rattachent donc à une défense de la concurrence comme processus et n’adoptent pas l’efficacité comme critère unique comme le recommanderait l’approche plus économique. La (double) procédure lancée contre Amazon relève également de cette logique92. À nouveau, les griefs qui ont été notifiés en novembre 2020 portent sur des pratiques d’auto-préférence. L’argument n’est pas celui d’un dommage concurrentiel, mais celui d’une rupture d’une concurrence à égalité des armes liée à un accès asymétrique à l’information au profit de la plateforme et au détriment des vendeurs indépendants.

Au-delà des contentieux concurrentiels, l’évolution des politiques de la Commission dans le domaine numérique s’oriente vers des principes de moins en moins aisément rattachables à l’approche par les effets et évoquant de plus en plus l’approche ordolibérale. Il en a d’abord été ainsi du Règlement Platform to Business de juin 201993. L’accent mis sur l’équilibre des contrats entre plateformes d’intermédiation et complémenteurs94 souligne la volonté non pas de remettre en cause l’efficacité économique de celles-ci, mais d’encadrer les phénomènes de pouvoir économique95. Cet accent sur les relations inter-entreprises a d’ailleurs été relayé dans de nombreux États membres par un développement de la notion d’abus de dépendance économique. L’instrument juridique, déjà présent dans les droits internes français, italien et allemand, a été introduit en juin 2019 en Belgique96. Plus récemment encore, en janvier 2021, le 10e amendement à la loi allemande sur les restrictions de concurrence introduit une notion de position dominante relative permettant de prendre en compte les déséquilibres de pouvoirs économiques entre un complémenteur d’un écosystème numérique et la firme pivot de celui-ci97.

Les déséquilibres contractuels entre les complémenteurs et les plateformes donnèrent lieu à un ensemble de réflexions sur les objectifs mêmes du droit européen de la concurrence dont l’un des exemples les plus caractéristiques a été le rapport rédigé pour le compte de la Fondation Konrad Adenauer à l’automne 2020 par Philipp Marsden et Rupprecht Podszun. Ce rapport met en exergue trois principes dont la logique ressort indubitablement de principes concurrentiels ordolibéraux et non fondés sur l’efficience. Le premier est le principe d’accès au marché, le second tient en la garantie d’une absence de discrimination sur le marché, et enfin le troisième réside dans le respect de la souveraineté économique des agents économiques98.

Ces dimensions sont d’autant plus fondamentales que les grandes plateformes se comportent comme des pouvoirs régulateurs sur leur propre écosystème. Elles peuvent décider qui accède au marché et sous quelles conditions. Elles peuvent unilatéralement imposer les termes des transactions, voire dicter algorithmiquement la politique de prix de leurs complémenteurs. Le pouvoir économique dont les plateformes bénéficient les dote d’une capacité de structuration du marché incompatible avec les conditions d’une concurrence complète. Il s’agit indubitablement plus d’un dommage au processus de concurrence que d’un dommage au bien-être du consommateur. L’approche plus économique n’est qu’un instrument imparfait dans ce cadre pour saisir les dommages à la concurrence qui en découlent.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’envisager le Digital Markets Act (dma) proposé le 15 décembre 2020 par la Commission européenne99. Celui-ci se place en complémentarité tant avec l’application des règles de concurrence (en l’espèce l’article 102 du Traité) qu’avec les logiques de régulation sectorielle. Il serait possible, en effet, de considérer que les règles de concurrence répondent à une visée logique d’efficacité et d’analyser les dispositions du dma sous l’angle d’une régulation visant à permettre un accès non faussé au marché dans des situations caractérisées par des défaillances de marché.

Dans ses considérants, le dma se donne deux objectifs qu’il est possible de lire dans une logique ordolibérale. Il s’agit à la fois de garantir la contestabilité des marchés et leur fairness. L’un et l’autre de ces termes semblent issus de l’Antitrust américain. La notion de contestabilité a été construite par Baumol, Panzar et Willig dans le cadre des discussions autour du démantèlement d’at&t au début des années 1980100. La notion de fairness semble se rattacher à la notion de raisonnabilité défendue par les économistes insitutionnalistes américains dans le premier tiers du xxe siècle.

Cependant, il est également possible de relire ces deux notions dans une optique plus européenne. La contestabilité peut être lue dans une perspective de garantie d’accès au marché, de libre concurrence. Elle peut donc être conçue comme la garantie d’une réelle concurrence pour le marché. La fairness quant à elle peut être conçue comme une absence de distorsions dans la concurrence dans le marché. Cette notion fait écho aux notions d’égalité et de loyauté dans la concurrence101. La notion de concurrence libre et non faussée peut être considérée comme le fondement de l’approche du dma tout comme celle de la préservation du processus de concurrence contre les abus de pouvoirs économiques privés102.

4.2 Ce que peut changer le Digital Markets Act

Les débats noués autour du dma permettent d’illustrer de nombreux points de tensions entre l’approche néolibérale et l’approche ordolibérale. Plusieurs points peuvent être soulignés. Un premier tient au retour à des règles per se, un second à un accent mis sur des critères hors efficience et enfin un troisième à la part de discrétion dont jouira la Commission.

Le premier point tient à la place de l’approche par les effets par rapport à des règles formelles. Le dma repose sur des dos and donts. Les articles 5 et 6 présentent par exemple des pratiques en liste noire ou en liste grise. Une fois qu’une firme est désignée comme contrôleur d’accès, les règles s’appliquent sans qu’une balance des effets soit à réaliser. Ses possibilités de défense sur la base de l’efficience sont très limitées. La substitution d’une approche per se à une analyse sur la base des effets correspond à une ligne de fracture nette entre approche chicagoéenne et approche ordolibérale103.

La relative marginalisation des tests économiques dans la décision concurrentielle au profit de principes fait également écho aux controverses aux États-Unis entre approche technique de l’Antitrust104 et hipster Antitrust, expression utilisée pour dénigrer le courant néo-brandeisien105. Comme l’écrit Lina Khan en évoquant le rapport du Department of Justice qui avait marqué à l’automne 2008 l’apogée de l’approche économique en matière d’Antitrust aux États-Unis : « The fact that antitrust had shed its public appeal in favor of an expert-driven enterprise – becoming “less democratic and more technocratic” – was generally seen as further evidence of its success »106. La concurrence était dès lors vue comme une question purement technique et qui ne relevait en aucun cas de choix politiques. Il s’agit dans cette perspective de protéger la sphère des activités économiques des interférences de la sphère politique, toujours susceptible d’être l’objet de vagues populistes107. Les règles de concurrence n’ont pas à refléter dans cette perspective des choix collectifs sauf à renoncer à toute objectivité et à impliquer des pertes d’efficience.

Le deuxième point porte sur la place du critère de l’efficacité dans la décision concurrentielle. Les contentieux concurrentiels noués autour de la thématique de l’auto-préference (self preferencing) par la Commission européenne témoignent de l’acuité de cette question. La décision Google Shopping et les griefs notifiés à Amazon et à Apple entrent dans ce cadre108. La décision Google Shopping est emblématique des divergences d’appréciation susmentionnées. La sanction a été décidée sur la base d’une différence de traitement entre les services rendus par la plateforme et ceux prestés par des tiers. C’est l’inégalité de traitement et donc la discrimination qui justifie la sanction et non la mesure d’un effet net négatif des pratiques sur le bien-être du consommateur. Dès lors qu’un opérateur dominant met en œuvre une stratégie de nature à induire une rupture d’égalité en aval il peut être sanctionné, que cette rupture d’égalité se fasse au profit de son service aval (s’il est verticalement intégré) ou d’un opérateur aval tiers (si ce dernier a des liens contractuels avec lui conduisant à un traitement préférentiel). Cette exigence de non-discrimination est rejetée par les tenants de l’approche plus économique en ce qu’elle peut potentiellement priver le consommateur d’offres plus efficaces, elle n’en est pas moins essentielle dans un sens ordolibéral en ce que l’auto-préférence peut mettre en cause une concurrence libre et non faussée sur les marchés numériques109. Cette exigence de neutralité peut être vue comme conduisant à imposer des obligations proches de la théorie des facilités essentielles aux plateformes dominantes (accès obligatoires dans des conditions techniques raisonnables et non discriminatoires) pouvant conduire à des obligations de type common carrier pour reprendre les catégories britannique et américaine110. Elle peut aussi conduire à des règles per se prohibant l’auto-préference et ne laissant donc que très peu de place à une défense sur la base de l’efficience comme cela semble devoir être le cas dans le cadre du dma.

Le troisième point porte sur la discrétion dont va pouvoir jouir la Commission dans le cadre de l’application du dma. C’est un paradoxe sachant que les règles sont posées ex ante. Mais deux questions sont possibles. Une première a trait à leur caractère trop rigide dans un secteur évolutif. Une seconde concerne les marges de manœuvre dont jouit la Commission pour faire évoluer ces catégories, en ajoutant par exemple certaines pratiques à la liste.

5 Discussion : La politique européenne de concurrence, entre interventions ciblées et rule of law

De fait, le débat entre approche plus économique et approche par les règles dans la constitution économique européenne illustre la tension entre interventions étatiques finalisées et construction d’un cadre démocratique délibératif commun111. L’intervention que propose l’approche chicagoéenne se présente comme neutre et objective. L’efficacité est présentée comme une option indiscutable. Le domaine de la politique, du choix, n’est que second. Il s’exprime dans les domaines de la redistribution. Il se situe en aval et ne doit pas interférer avec le domaine de l’économie. Ce caractère second du politique n’est pas que chronologique, il peut apparaître également comme subordonné à la réalisation de fins économiques.

Le propre de l’approche de la Law and Economics est d’avoir une conception instrumentale et finalisée de la règle de droit. Celle-ci peut être utilisée à des fins de réalisation de l’efficacité économique. Une règle de droit peut donc, à l’inverse de l’approche autrichienne, être construite dans un but précis. La constitution économique ne revêt pas le sens qui est le sien dans l’approche ordolibérale ou dans le cadre d’une approche autrichienne. Nous sommes ici dans le domaine des règles d’organisation. La règle ne tire pas sa valeur de sa généralité ou de la sécurité juridique qu’elle garantit mais de ses effets. La logique qui prévaut dans la décision de justice, la balance des effets, est réalisée au cas par cas et le critère pertinent est celui de l’efficacité économique.

L’approche plus économique participe donc d’une logique qui attribue une finalité à la règle de droit, finalité qui ne correspond pas à la délibération démocratique ou à la garantie de l’État de droit. L’efficacité économique peut en effet aller à l’encontre de la rule of law. Une telle situation est paradoxale en ce que la relation entre respect de l’état de droit et croissance ou démocratie et croissance a pu être de longue date établie dans la littérature économique. Cependant, l’une des grandes interrogations liées à l’École de Chicago tient à sa compatibilité avec des logiques illibérales au point de vue économique112. La promotion des libertés économiques l’emporte sur la garantie des libertés politiques.

Paradoxalement, l’approche ordolibérale fait l’objet à l’heure actuelle de critiques comparables. L’origine en est l’assimilation de la politique européenne actuelle à celle-ci. Ce grief s’appuie sur la critique d’une politique de plus en plus finalisée et discrétionnaire. Celle-ci porterait des objectifs d’efficacité pouvant mettre en cause la stabilité des règles, la rule of law ou la délibération démocratique.

Il est possible de renvoyer vers les travaux de Robert Salais113 reprochant à la construction européenne de s’être orientée à partir des années 1980 vers un projet de planification d’un marché parfait reposant sur un projet de construction d’un marché à partir d’interventions de plus en plus finalisées. Dans cette perspective, la convention de l’État portée par la construction européenne est celle de l’État absent. L’État intervient dans l’économie au travers de la production de règles visant à développer les espaces de régulation marchande au détriment de l’action publique. Dans une perspective coasienne, le traitement des questions d’externalités peut être soustrait du choix collectif pour être pris en charge par des ajustements de marché. La logique chicagoéenne est alors sous-jacente : accroître la sphère du marché par rapport à la sphère politique. Cependant, l’un des points spécifiques de l’analyse de Robert Salais tient au fait que la construction européenne se distingue par la mise en œuvre simultanée de ce programme que l’on pourrait qualifier rapidement de néolibéral et d’une logique interventionniste, verticale et discrétionnaire à la française qu’il qualifie de convention de l’État extérieur. Cette convention se caractérise par le fait que l’intérêt général peut être défini par le seul État et sa réalisation imposée aux parties prenantes sans délibération démocratique. Son expression de planification du marché parfait rend compte de cette chimère en matière d’intervention publique, éloignée des objectifs initiaux de la construction européenne114.

Le travail de Robert Salais nous invite à réinterroger l’histoire de la construction européenne. En effet, si les débats actuels peuvent être considérés avec une circonspection certaine en regard des confusions entre les différentes modalités du néolibéralisme et de l’assimilation de la politique européenne actuelle à un ordolibéralisme tel qu’il s’est construit dans les années 1930 et 1940, un retour à l’histoire peut être particulièrement intéressant. Il est en effet pertinent de revenir sur les divergences de vues entre les ordolibéraux allemands quant aux débuts mêmes de la construction européenne115. Stefan Kolev montre les divergences de vues entre Wilhem Röpke, d’une part, et Ludwig Erhard et Alfred Müller-Armack116, d’autre part117. À la différence des seconds les activités du premier se sont essentiellement exercées dans le monde universitaire. Son approche de la construction européenne était celle de la recherche d’un optimum de premier rang ordolibéral sur la base de principes faisant écho à un modèle helvétique118.

Un arbitrage peut en effet être fait comme le relève Kolev entre une Union bâtie sur le modèle suisse et une Union fondée sur le modèle français. Le premier modèle est celui d’une entité décentralisée au point de vue politique, unifiée au point de vue économique et libre-échangiste. Le second modèle est considéré comme politiquement centralisé, économiquement intégré et possiblement protectionniste. La vision de Röpke s’inscrivait à la fois dans son expérience d’enseignant à Genève119 et une appréciation positive de l’expérience politique allemande d’avant l’unification de 1870, celle du Kleinstaaterei. Pour lui le morcellement politique pouvait permettre de combiner libre-échange et expérimentations juridiques, sociales et politiques. Ce modèle, tout comme celui de la Confédération helvétique, paraissait à Röpke comme une voie de construction européenne idéale120. Comme le décrit Kolev121, les préférences de Röpke consistaient en cinq caractéristiques. La première était un retour à la situation de la mondialisation d’avant 1914 (du moins une version idéalisée de celle-ci) combinant libre-échange, stabilité monétaire et multilatéralisme en matière de relations internationales. La deuxième tenait à la mise en œuvre de politiques ordolibérales dans chaque État. La troisième résidait en une convertibilité des monnaies. La quatrième résidait en l’abandon de toute approche planiste. La cinquième était de se garder de l’économisme dans la construction européenne, c’est-à-dire une vision de l’intégration qui se limiterait aux seules dimensions économiques au détriment des dimensions politiques et culturelles.

Les principes de Röpke, inspirés par le catholicisme social des années 1930, tenaient donc à la combinaison du fédéralisme, de la décentralisation et de la subsidiarité. Le lieu de la délibération démocratique devait rester situé au sein des États sur le modèle des cantons suisses et non d’un État centralisé. À l’inverse de Director et des économistes de la Seconde École de Chicago, Röpke rejetait la séparation des sphères économiques et politiques. La sphère économique fonctionne sur la base de choix politiques et de valeurs122. De la même façon, le modèle de Röpke (ou celui de l’économie sociale de marché de Müller-Armack123) se distingue de l’approche chicagoénne en ce qu’il fait écho au modèle de capitalisme de propriétaires défendu par John Rawls124, alors que celle-ci fait plus écho à ce que Rawls nommait le capitalisme de laissez-faire. La démocratie de propriétaire de Rawls repose sur une limitation des inégalités économiques dont l’un des effets recherchés est d’éviter la capture du pouvoir politique. Pour ce qui était de la Première École de Chicago, Simons considérait également que la liberté supposait une égalité en termes de pouvoirs économiques et politiques entre les personnes125. Comme le note Gamel, « [e]n résumé, c’est donc bien l’idée d’une dispersion la plus large possible du pouvoir qui illustre le mieux la grande cohérence des volets politique et économique du libéralisme rawlsien »126. L’ordolibéralisme est en ce sens rawlsien et jeffersonien : il est méfiant à la fois vis-à-vis de la concentration du pouvoir économique et du pouvoir politique. Röpke porte particulièrement cette logique décentralisée.

L’approche de l’ordolibéralisme défendue par Röpke, très peu ouverte au compromis, ne pouvait que l’éloigner des accords progressivement négociés, qu’il s’agisse de la ceca ou de la cee. La coordination par une autorité lui semblait porter une logique supranationale et planiste. Il s’opposa donc au compromis de 1957127 qui ne lui semblait pas porter son option d’un liberalism from below128. Ses positions s’écartèrent donc de celles de Müller-Armack, plus prompt à adopter un libéralisme pragmatique129 et considérant les ambiguïtés initiales du Traité comme un acceptable optimum de second rang. Les premières décennies de l’histoire de la construction européenne donnèrent d’ailleurs raison à ce dernier dans la mesure où l’équilibre potentiel initial entre politiques de concurrence et politiques industrielles bascula progressivement en faveur des premières130.

Lola Avril, de même qu’Ergen et Kohl, a d’ailleurs montré que le basculement vers une approche concurrentielle très chicagoéenne s’est fait dans les années 1970 et 1980 dans le cadre de contentieux axés sur la question des droits de la défense131. Ce mouvement parallèle à celui observé aux États-Unis, avec un décalage, et somme toute convergent avec l’hypothèse de la l&pe d’un consensus de la fin du xxe siècle, se serait combiné au sein de la cee puis de l’Union européenne à une montée en puissance de l’administration à partir des années 1980. L’hypothèse d’une Union européenne plus proche d’un modèle à la française que d’un modèle à la suisse rejoint celle de Robert Salais. L’efficience est le seul objectif, le choix démocratique est vu comme un risque132, la gouvernance par les marchés est vue comme un idéal, mais le management technocratique repose de plus en plus sur des interventions ciblées et de moins en moins sur des règles générales.

Le débat noué autour de la politique européenne de concurrence et plus largement de la politique menée par la Commission illustre les enjeux posés par la place de l’objectif économique, réduit en l’espèce à l’objectif d’efficience. La l&pe montre comment cet objectif est devenu consensuel aux États-Unis à partir de la fin des années 1960133. Elle montre également quelles sont les conséquences politiques (et économiques en termes d’inégalités et de concentration du pouvoir économique) de ce choix qui ne peut être tenu comme neutre. Cette focalisation sur l’efficience économique a également des conséquences en termes de définition et de mise en œuvre des politiques publiques. Elle réduit inexorablement la place de la délibération démocratique au profit de la décision technique et managériale. Cette tendance était présente dès l’entre-deux-guerres tant en Europe qu’aux États-Unis. La notion d’intelligent handling de l’économie devait s’imposer par rapport au laissez-faire qui lui reposait sur la main invisible.

Lippmann lui-même, qui fut à l’origine indirecte de la première réunion des néolibéraux (ordolibéraux et néolibéraux américains) dans les années 1930 à Paris134, insistait sur cette dimension technocratique. On la retrouvait également dans la communauté des ingénieurs américains dans les années 1920 et 1930 pour prôner d’étendre le management scientifique des ateliers à la coordination inter-entreprises135. Cependant, cette défense de l’interventionnisme, défendue par un publiciste et par des associations d’ingénieurs tayloristes, était à l’opposé de la logique ordolibérale ou de l’approche autrichienne. Elle fait cependant bien plus écho à la Seconde École de Chicago. Celle-ci adosse les règles de droit sur le calcul économique. La règle donne un signal de prix qui doit guider les décisions humaines (lesquelles sont basées sur des calculs coûts avantages). Au point de vue « micro-économique », le juge est un législateur interstitiel qui peut définir la solution la plus efficace économiquement. Au point de vue « macroéconomique », l’action sur la règle de droit – une ingénierie juridique en d’autres termes – peut conduire à un résultat social plus efficace. L’approche est normative et fondée sur le calcul ou du moins sur l’anticipation des effets de la règle sur le comportement futur des agents économiques.

En ce sens, la Seconde École de Chicago se distingue des autres variantes du « néolibéralisme » par sa conception des règles de droit et par l’admission d’interventions finalisées dans la sphère économique. Cette intervention lui paraît légitime en ce qu’elle est fondée sur le calcul. Elle promeut l’efficience et paraît à ce titre neutre, objective et profitable à tous. Elle relève donc d’une vision managériale et technocratique du fonctionnement de l’économie qui pose à la fois le problème de la relation entre l’économie et le droit et celle de la relation entre la politique économique et la délibération démocratique136. Nul débat n’apparaît comme légitime dès lors qu’il n’y a pas d’alternative.

Cette option peut avoir des conséquences pour le moins négatives en termes démocratiques. Luigi Zingales relève le paradoxe de l’analyse économique actuelle : le consommateur est réputé rationnel dans la sphère du marché pour conduire ce dernier vers une allocation efficace des ressources, mais il est considéré dans le même temps incapable de faire un choix éclairé en termes politiques137. Il est possible de relever ici la double influence de la Seconde École de Chicago et de l’École de Virginie (théorie des choix publics). Si les défaillances de marché sont rares, les défaillances de la sphère politique sont nombreuses. Le choix politique est vu comme un choix pris par des acteurs non rationnels, myopes, ou encore inconstants dans le temps138. Il est alors légitime dans cette perspective de protéger la sphère économique contre les interférences qui pourraient provenir de la sphère politique139.

Cependant, les effets de cette approche peuvent aller jusqu’à une sélection sur la base des enseignements de l’analyse économique des règles existantes à appliquer, comme le souligne Luigi Zingales140. Le « mouvement néo-Brandeis » en matière de concurrence aux États-Unis a fait l’objet de vives critiques de la part des tenants du consensus Antitrust. Il est décrié car non technique, non basé sur de l’analyse économique solide, aisément capturable, voire populiste. L’idée est qu’une politique de concurrence rationnelle ne doit suivre qu’un seul objectif l’efficacité et que ce dernier est défini par l’analyse économique. Que faire alors d’une règle de droit qui s’écarte des recommandations de l’analyse économique ?

L’exemple du Robinson-Patman Act de 1936 donne la réponse : la règle n’est plus appliquée. Zingales141 montre que cet amendement, qui ajoutait à la Section 2 du Clayton Act de 1914 une interdiction de discrimination entre les acheteurs, n’est plus appliqué dans la mesure où il est dénoncé comme « inconsistent with the antitrust goal of promoting competition »142. Or, les débats actuels sur la concurrence dans le numérique, et notamment les stratégies d’auto-préférence, montrent que cette question est déterminante pour le contrôle de l’exercice des pouvoirs économiques privés.

Nous avons noté supra que selon certains auteurs143, l’un des traits caractéristiques du néolibéralisme américain était de « fortify the line between the political and the economic by shielding economic power from political disruption ». Une des critiques faites à l’ue est de porter un agenda économique pouvant conduire à interférer avec la sphère politique parfois au détriment des principes constitutionnels qui doivent régir celle-ci. Il s’agit donc dans une certaine mesure de préserver le sens de la constitution économique qui tient à la stabilité et à la généralité des règles144. Les libertés sont garanties par le respect des règles fondamentales de l’État de droit. Des interventions finalisées n’ont pas à les compromettre ou à les contraindre tant dans la sphère économique que dans la sphère politique. Nous avons vu que l’un des traits caractéristiques de la Law and Economics était son instrumentalisme. Celui-ci vient de son histoire propre et tire ses racines du Legal realism américain du début du xxe siècle. Cet instrumentalisme peut faire du droit un instrument de transformation sociale d’un point de vue égalitaire et émancipateur. Il peut cependant également le conduire à ne prendre en considération que des dimensions strictement utilitaristes comme cela peut être dénoncé par la l&pe.

Le concept de constitution économique vise à ne pas instrumentaliser la règle pour atteindre une fin donnée et a priori ne vise pas à réaliser un agenda particulier. C’est un point qui est dénoncé par les tenants de la l&pe pour lesquels « the economic constitution limits the scope of political possibility, setting implicit bounds on what type of policies might be deemed feasible and which are not […] »145. Leur argument tient au primat dans le droit européen des règles de concurrence et des quatre libertés sur les autres politiques sociales, industrielles, etc. qui sont à la fois menées sur une base nationale et conditionnées aux règles de concurrence.

Cependant, cette situation est le fruit d’une dynamique historique et non de l’esprit ou de la lettre du Traité146. Le poids relatif des différentes politiques publiques a pu effectivement être affecté par les modalités de mise en œuvre du droit européen, conduisant à marginaliser la place de certaines politiques décidées par les États membres. Cette critique mise en avant par la l&pe peut être acceptée d’autant plus aisément que le phénomène ne résulte pas d’une volonté de faire prévaloir un agenda « ordolibéral » sur d’autres politiques publiques, mais qu’il procède plus d’une dynamique autonome des règles produite par leur mise en œuvre par les parties prenantes. Cette dynamique a pu être portée par l’effet direct des règles européennes147 conduisant à une prédominance de celles-ci sur les règles nationales148.

Pour la l&pe, ce processus revient à la même logique que celle qui est défendue par l’École de Chicago. Dans le cadre de celle-ci, c’est le marché – créé par la réglementation publique – ou, à défaut, le juge qui décide sur la base de l’efficacité. Dans le cadre « ordolibéral », il y aurait une sur-constitutionnalisation de certaines règles qui induit une asymétrie conduisant la règle de droit à masquer une politique donnée149 qui immuniserait l’application des règles européennes de toute objection politique et de toute possibilité de revirement150. Le formalisme dans cette perspective serait moins un principe de gouvernement qu’une stratégie de préservation d’une stratégie économique contre les choix démocratiques151.

Conclusion

Pour autant, peut-on attribuer une finalité économique152 au processus par lequel la construction européenne s’est réalisée à partir de la pratique décisionnelle de la Cour de la Justice ? Cette appréciation pourrait être remise en perspective avec les dimensions du Traité relatives à la solidarité entre les États membres. La construction européenne et – principalement pour notre propos – l’élaboration des règles de concurrence n’ont pas été menées à une fin d’efficacité allocative. La politique de concurrence européenne n’est pas réductible à l’approche plus économique. Le possible trait de convergence serait éventuellement à rechercher dans le développement d’interventions plus finalisées, plus discrétionnaires, moins assises sur des règles générales, moins contraintes par les règles et s’exerçant au cas par cas. Cette critique a été formulée pour de nombreuses politiques européennes dans les domaines financiers et monétaires depuis la crise de 2008153. Ce déplacement par rapport à la rule of law et surtout par rapport au cadre formel constitue un réel déplacement par rapport à l’ordolibéralisme et non pas un simple changement de vecteur pour une même finalité politique154. Il constituerait alors un déplacement vers l’approche chicagoéenne plus qu’une preuve de la proximité entre les deux néolibéralismes155.

1

L’approche plus économique reprend en grande partie le modèle de mise en œuvre des règles de concurrence qui s’est imposé à la fin des années 1970 aux États-Unis. Elle repose sur la réalisation d’une balance des effets sur la base d’un seul et unique critère qui est le bien-être du consommateur. Ce critère correspond de fait à celui de l’efficacité allocative (M. Steinbaum et M. Stucke, « The Effective Competition Standard – A New Standard for Antitrust », University of Chicago Law Review, 2020, vol. 86, pp. 595–623).

2

Voy. par exemple F. Denord, R. Knaebel et P. Rimbert, « L’ordolibéralisme allemande, cage de fer pour le Vieux Continent », Le Monde Diplomatique, août 2015, pp. 20–21. Pour une discussion des usages contemporains de la notion d’ordolibéralisme dans le débat public européen, voy. par exemple M. Dold et T. Krieger, « The ideological use and abuse of Freiburg’s ordoliberalism », Public Choice, 2021, https://link.springer.com/article/10.1007/s11127-021-00875-0 (last consulted on 12 February 2022).

3

I. Kampourakis, « Bound by the Economic Constitution: Notes for “Law and Political Economy” in Europe », Journal of Law and Political Economy, 2021, vol. 2, n°1, pp. 301–332. N.d.E. : ce courant, principalement américain, recoupe, mais seulement partiellement, l’approche contextuelle du droit économique présentée en introduction (supra dans ce volume, G. Grégoire & X. Miny, « Introduction – La Constitution économique : Approche contextuelle et perspectives interdisciplinaires »). Nous, directeurs scientifiques de l’ouvrage, partageons en effet certains des postulats méthodologiques et épistémologiques de la l&pe, en particulier aux niveaux de l’articulation entre institutions juridiques et structures économiques, d’une part, et de la place des rapports de pouvoir dans celle-ci, d’autre part ; mais nous en différencions cependant sur le plan normatif : là où l’approche « traditionnelle » de la l&pe endosse explicitement un objectif de transformation sociale par la science, nous proposons de nous en tenir, tant que faire se peut, à la neutralité axiologique héritée de Max Weber.

4

N.d.E. : pour une discussion et une remise en question de la « rupture interventionnisme » entre libéralisme et néolibéralisme, voy. supra dans ce volume, V. Valentin, « L’idée de constitution économique et l’hypothèse du libéralisme autoritaire ».

5

Pour une mise en perspective de l’histoire longue du libéralisme, voy. notamment A. Kahan, Liberalism in nineteenth-century Europe, Palgrave McMillan, 2003.

6

L’ordolibéralisme allemand s’est formé autour d’universitaires en « semi-exil » à l’Université de Fribourg entre 1933 et 1945 (D.A. Gerber, Law and Competition in the Twentieth Century Europe – Protecting Prometheus, New York, Oxford University Press, 1998). L’opposition au totalitarisme manifestée par l’immense majorité d’entre eux leur permettra d’exercer une forte influence sur la définition de la politique économique allemande de l’immédiat après-guerre. Suivant S. Kolev (« F.A. Hayek as an Ordo-Liberal », Hamburg Institute of International Economics, Research Paper, n°5–11, August 2010), il serait possible de considérer que l’École de Fribourg correspond à ceux qui sont restés dans le Bade-Wurtemberg entre 1933 et 1945, à savoir, Walter Eucken, Franz Böhm et Hans Großman-Doerth. Les ordolibéraux « hors École de Fribourg » sont Wihlem Röpke et Alexander Rüstow, respectivement exilés en Suisse et en Turquie – ces derniers sont parfois rattachés à une approche culturelle de l’ordolibéralisme ou à un libéralisme sociologique (C. Mongouachon, « Recension d’ouvrage : Walter Eucken entre économie et politique », Revue de Philosophie Économique, 2020, vol. 21, n°2, pp. 211–224). Dans le dernier cercle, qui correspond aux néolibéraux difficiles à rattacher à l’ordolibéralisme, Kolev (« F.A. Hayek as an Ordo-Liberal », op. cit.) place Alfred Müller-Armack, lequel comme nous le verrons a une approche bien plus pragmatique.

7

D.A. Gerber, « Constitutionalizing the Economy: German Neo-liberalism, Competition Law and the “New” Europe », American Journal of Comparative Law, 1994, vol. 42, pp. 25–84. La constitution économique ordolibérale ne se limite pas à la concurrence libre et non faussée, elle porte également sur les libertés de marché, la stabilité monétaire, etc. Sur le sujet, voy. supra dans ce volume, T. Biebricher, « An Economic Constitution – Neoliberal Lineages ». Nous considérons uniquement les dimensions concurrentielles dans cette contribution.

8

« [E]ine „Gesamtentscheidung“ über Art und Form des wirtschaftlich-sozialen Kooperationsprozesses » (F. Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf : Eine Untersuchung zur Frage des Wirschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der Rechtlichen Struktur der Geltenden Wirtschaftsordnung, Berlin, Carl Heymann, 1933, p. 107). N.d.E. : voy. supra dans ce volume, G. Grégoire, « The Economic Constitution under Weimar. Doctrinal Controversies and Ideological Struggles ».

9

L’entrave à la concurrence peut avoir deux origines. La première résulte du comportement des acteurs économiques eux-mêmes. La seconde peut résulter des pouvoirs publics au travers de l’édiction de législations fautives (W. Eucken, « The competitive order and its implementation », Competition Policy International, 1949, vol. 2, n°2, pp. 219–245). Pour une présentation générale de la politique de concurrence dans un cadre ordolibéral voy. C. Mongouachon, « L’ordolibéralisme : contexte historique et contenu dogmatique », Concurrences, 2011, n° 4, pp. 70–78.

10

H.G. Grossekelter, « On designing an economic order. The contributions of the Freiburg School », in D.A. Walker (dir.), Twentieth Century Economic Thought, Cheltenham, Edward Elgar, vol 2, 1989, pp. 38–84.

11

S. Audier, Néo-libéralisme(s): une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012.

12

D.S. Grewal et J. Purdy, « Introduction – Law and Neoliberalism », Law and Contemporary Problems, 2014, vol. 77, n°4, pp. 1–23.

13

B. Alemparte, « Towards a theory of neoliberal constitutionalism: Addressing Chile’s first constitution-making laboratory », Global Constitutionalism, 2021, pp. 1–27.

14

Le colloque Lippmann était lié à la publication par ce dernier aux États-Unis en 1937 de son ouvrage The Good Society. Pour une analyse du colloque voy. S. Audier, Le Colloque Lippmann : aux origines du néo-libéralisme, Paris, Éditions Le Bord de l’Eau, 2008.

15

E. Köhler et S. Kolev, « The conjoint quest for a liberal positive program: ‘Old Chicago’, Freiburg and Hayek », Hamburg Institute of International Economics Research Paper, n°109, juillet 2011.

16

P. Bougette, M. Deschamps et F. Marty, « When Economics met Antitrust: The Second Chicago School and the Economization of Antitrust Law », Enterprise and Society, 2015, vol. 16, n°2, pp. 313–353.

17

Milton Friedman lui-même considérait qu’en matière de concurrence les vues qui étaient les siennes en début de carrière avaient été forgées par Henry Simons et Walter Eucken (M. Friedman, Capitalism and Freedom (1962), Chicago, University of Chicago Press, 2002, p. 28). De fait, la similarité des positions des ordolibéraux allemands et de l’École de Chicago, avant que celle-ci n’entame sa mue, était très forte dans les premières années de l’après-guerre (E. Köhler et S. Kolev, « The conjoint quest for a liberal positive program: « Old Chicago, Freiburg and Hayek », op. cit.). Pour autant les liens directs étaient très faibles. Ce fut Hayek qui assura la connexion entre les deux écoles. Kolev (« F.A. Hayek as an Ordo-Liberal », op. cit.) note d’ailleurs qu’il est possible de dégager une quasi-période ordolibérale de Hayek dans les années 1940 (entre la fin de ses travaux sur les cycles économiques et le début de ses travaux en philosophie politique) dont La Route de la Servitude (F.A. Hayek, La route de la servitude (1944), Paris, Presses Universitaires de France, 2002) témoigne par plusieurs aspects.

18

H. C. Simons, A Positive Program for Laissez-Faire: Some Proposals for a Liberal Economic Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1934.

19

Relevons que pour un jeffersonien pur comme Louis Brandeis (ainsi qu’après-guerre pour William Douglas) la concentration du pouvoir économique génère toujours de l’inefficacité économique (G. Berk, Louis D. Brandeis and the Making of Regulated Competition, 1900–1932, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2009).

20

Il convient de noter que la position de Thurman Arnold, Assistant Attorney General à la tête de la division Antitrust du Department of Justice (DoJ) à compter de 1938 ne suivra que partiellement les recommandations de Simons. Si l’activisme sera bien au rendez-vous, la question de la concentration des firmes n’apparaîtra pas comme un problème en soi. En ce, Thurman Arnold annonce la Seconde École de Chicago : la question de l’efficience économique est vue comme le critère pertinent pour l’application des règles antitrust (T. Kirat et F. Marty, « The Late Emerging Consensus Among American Economists on Antitrust Laws in the Second New Deal (1935–1941) », History of Economic Ideas, 2021, vol. 29, n°1, pp. 11–51).

21

Simons développa à l’occasion d’un article dans l’American Economic Review en 1936 une défense de son ouvrage, dans lequel il répondait aux critiques qui lui avaient été faites à la fois sur le terrain de l’efficacité économique (comment accepter des pertes d’efficacité au nom de la défense de la concurrence ?) et sur le terrain d’une recommandation assez iconoclaste pour un libéral : le démantèlement est préférable à la nationalisation qui elle-même est préférable à la régulation publique d’un monopole privé (H. C. Simons, « The requisites of free competition », American Economic Review, 1936, vol. 26, n°1, pp. 68–76). La position de Simons sur la propriété publique des monopoles naturels, vue comme un moindre mal par rapport à une régulation publique d’un monopole privé fait également écho à la neutralité affichée en matière de régime de propriété par les ordolibéraux, laquelle se retrouve dans le Traité de Rome (C. Mongouachon, « Recension d’ouvrage : Walter Eucken entre économie et politique », op. cit., p. 219). De façon très significative, Röpke considérait lui-même que tout monopole privé ou sans contrôle public est intolérable (W. Röpke, International Economic Disintegration, Londres, William Hodge, 1942).

22

W. Eucken, Free Enterprise and Competitive Order, Address to the Mont Pèlerin founding meeting, April, 1st 1947.

23

F. Marty et T. Kirat, « Les mutations du néolibéralisme américain quant à l’articulation des libertés économiques et de la démocratie » Revue Internationale de Droit Économique, 2018, vol. xxxii, n°4, pp. 471–498.

24

Cette première conférence constitua de fait l’apogée de cette convergence autour de la nécessité de mettre en œuvre une politique de concurrence active pour garantir le cadre dans lequel se déploie le processus de concurrence. Simons, décédé avant même la tenue de la conférence, y fut remplacé par Director (A. Director, Free Enterprise and Competitive Order, Address to the Mont Pèlerin founding meeting, April, 1st 1947), qui se situait encore pour quelques années sur une ligne comparable. Eucken allait décéder en 1950. Hayek (F.A. Hayek, Free Enterprise and Competitive Order, Address to the Mont Pèlerin founding meeting, April, 1st 1947) sera le dernier des trois à avoir pris la parole sur le thème de l’ordre concurrentiel à la conférence du Mont Pèlerin à pouvoir poursuivre ses travaux (E. Köhler et S. Kolev, « The conjoint quest for a liberal positive program: ‘Old Chicago’, Freiburg and Hayek », op. cit.). La première conférence du Mont-Pèlerin n’associait pas seulement les membres de l’École de Chicago et les ordolibéraux, mais également des économistes autrichiens comme von Mises ou des proches de la social-démocratie comme Maurice Allais et Karl Popper.

25

P. Bougette, M. Deschamps et F. Marty, « When Economics met Antitrust: The Second Chicago School and the Economization of Antitrust Law » op. cit.

26

La capitation, à l’exemple de la Poll Tax telle que tenta de la mettre en place Margareth Thatcher à la fin des années 1980 au Royaume-Uni, représente, en ce sens, le mécanisme idéal. Voy. M. Castanheira, « Where the economics of personal income tax reforms meet political constraints », Reflets et perspectives de la vie économique, 2011, vol. liii, n°4, pp.87–111.

27

E. Kitch, « The Fire of Truth: Remembrance of Law and Economics at Chicago (1932–1970) », Journal of Law and Economics, 1983, vol. 26, n°1, pp. 163–234.

28

S. Kolev, N. Goldschmidt et J.-O. Hesse, « Walter Eucken’s Role in the Early History of the Mont Pèlerin Society », Freiburg Discussion Papers on Constitutional Economics, 2014, Discussion Paper 14/02, Walter Eucken Institute.

29

Voy. déjà la thèse d’habilitation de Böhm (F. Böhm, Wettbewerb und Monopolkampf: eine Untersuchung zur Frage des wirtschaftlichen Kampfrechts und zur Frage der rechtlichen Struktur der geltenden Wirtschaftsordnung (1933), Baden-Baden, Nomos, 2010). N.d.E.: voy. supra dans ce volume, G. Grégoire, « The Economic Constitution under Weimar. Doctrinal Controversies and Ideological Struggles ».

30

W. Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolik (1952), 7e éd., Tübingen, Mohr Siebeck, 2004.

31

Voy. C. Mongouachon, « Recension d’ouvrage : Walter Eucken entre économie et politique », op. cit.

32

R. Fèvre, « Le marché sans pouvoir: au coeur du discours ordolibéral », Revue d’économie politique, 2017, vol. 127, n°1, pp. 119–151.

33

F. Bilger, La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, Paris, lgdj, 1964, pp. 153–160.

34

C. Mongouachon, « Recension d’ouvrage : Walter Eucken entre économie et politique », op. cit.

35

W. Oswalt, Walter Eucken: Ordnungspolitik, Münster/Hamburg/Londres, lit-Verlag, 1999.

36

Les positions d’Hayek sont également bien plus ambiguës sur la question du monopole en ce qu’il considère que la situation peut être le résultat indésirable du processus de concurrence mais qu’il demeure opposé aux remèdes relevant d’une logique constructiviste (remèdes structurels) ou d’une régulation spécifique (F.A. Hayek, La constitution de la liberté (1960), Paris, Litec, 1993).

37

N.d.E. : sur la notion d’« État fort » chez les ordolibéraux, et les controverses vis-à-vis d’éventuels liens avec les théories de Carl Schmitt, voy. supra dans ce volume, Section 2The (Neo)liberal Recapture of the Concept, et spécialement les contributions de W. Bonefeld (« Economic Constitution and Authoritarian Liberalism – Carl Schmitt and the idea of a “Sound Economy” ») – qui défend une liaison forte entre les néolibéraux et Schmitt –, d’une part, et de S. Audier (« Le néolibéralisme : Un “libéralisme autoritaire” néo-schmittien? ») et V. Valentin (« L’idée de constitution économique et l’hypothèse du libéralisme autoritaire ») – qui contestent une telle liaison, en tout cas jugée par trop directe dans une partie de la littérature scientifique actuelle.

38

R. Salais, « Revisiter la question de l’État à la lumière de la crise de l’Europe: État extérieur, situé ou absent », Revue française de socio-économie, 2015, n°2, Hors-série, pp. 245–262.

39

L’ordre économique dans lequel s’insère la concurrence n’est pas, pour les ordolibéraux, le résultat d’un ordre spontané comme chez Hayek, mais d’un choix politique de nature constitutionnelle.

40

H. C. Simons, A Positive Program for Laissez-Faire: Some Proposals for a Liberal Economic Policy, op. cit.

41

S. Kolev, N. Goldschmidt et J.-O. Hesse, « Walter Eucken’s Role in the Early History of the Mont Pèlerin Society », op. cit., p. 17.

42

R. Van Horn, « Reinventing Monopoly and the Role of Corporations: the Roots of Chicago Law and Economics » in P. Mirowski et D. Plehwe (dir.), The Road from Mont Pèlerin: the Making of the Neoliberal Thought Collective, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2009, pp. 204–237; Van Horn, « Chicago’s Shifting Attitude toward Concentrations of Business Power (1934–1962) », Seattle University Law Review, 2010, vol. 34, pp. 1527–1544.

43

F. Marty, « Le critère du bien-être du consommateur comme objectif exclusif de la politique de concurrence : une mise en perspective sur la base de l’histoire de l’Antitrust américain », Revue Internationale de Droit Économique, 2014, n° 4, pp. 471–497.

44

F. Marty et T. Kirat, « Les mutations du néolibéralisme américain quant à l’articulation des libertés économiques et de la démocratie », op. cit.

45

F. Maier-Rigaud, « On the normative foundations of competition law – efficiency, political freedom and the freedom to compete », in D. Zimmer (dir.), The Goals of Competition Law, Cheltenham (UK)/Northampton (MA), Edward Elgar, 2012, pp.132–168.

46

La Law and Economics peut dans certaines de ses variantes prendre en compte des enjeux distributifs comme le montre le travail de Guido Parisi, l’une de ses quatre figures de proue dans les années 1960. De la même façon, l’approche par les effets en matière d’Antitrust a été également adoptée par l’École dite de Harvard dès la fin des années 1970. Cette convergence conduit à parler de Consensus Antitrust.

47

J. Britton-Purdy, D. Singh Grewal, A. Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « Building a Law-and-Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », Yale Law Journal, 2020, vol. 129, pp. 1784–1835.

48

La sphère politique dans ce cadre doit être régie selon des principes de liberté individuelle, d’égalité devant la loi et de neutralité de l’État (ibid., p. 1806).

49

R.A. Posner, « Law and Economics is Moral », Valpareiso University Law Review, 1990, vol. 24, pp. 163–173.

50

D. Melamed et N. Petit, « The Misguided Assault on the Consumer Welfare Standard in the Age of Platform Markets », Review of Industrial Organization, 2018, vol. 54, n°4, pp. 741–774 ; M. Steinbaum et M. Stucke, « The Effective Competition Standard – A New Standard for Antitrust », op. cit.

51

J. Britton-Purdy, D. Singh Grewal, A. Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « Building a Law-and-Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », op. cit., p. 1784.

52

R. Van Horn, « Reinventing Monopoly and the Role of Corporations: the Roots of Chicago Law and Economics », op. cit.; R. Van Horn, « Chicago’s Shifting Attitude toward Concentrations of Business Power (1934–1962) », op. cit.

53

J. Britton-Purdy, D. Singh Grewal, A. Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « Building a Law-and-Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », op. cit., p. 1810.

54

Ibid., op. cit., p. 1812.

55

Executive order n° 12.2191, 3 cfr §127 (1982).

56

Il convient d’insister sur la différence entre cette conception et celle d’Henry Simons qui défendait une définition de la démocratie comme un government by discussion (H.C Simons, « Introduction – A Political Credo » (1945), in Economic Policy for a Free Society, Chicago, University of Chicago Press, 1948, pp. 240–259). Notons en revanche que l’engagement démocratique des ordolibéraux est plus nuancé, comme en témoignent les critiques portées par Walter Eucken ou Alexander Rüstow contre la République de Weimar (voy. supra dans ce volume, G. Grégoire, « The Economic Constitution under Weimar. Doctrinal Controversies and Ideological Struggles »).

57

J. Britton-Purdy, D. Singh Grewal, A. Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « Building a Law-and-Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », op. cit., pp. 1818 et s.

58

W. Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolitik, op. cit.

59

C. Mongouachon, « Pour une concurrence régulée : l’apport de Leonhard Miksch » in H. Rabault (dir.), L’ordolibéralisme. Aux origines de l’école de Fribourg im Brisgau, Paris, L’Harmattan, 2016, pp. 161–187.

60

M. Vatiero, « Ordoliberal Competition », Concorrenza e Mercato, 2010, pp. 371–381.

61

W. Röpke, Explication économique du monde moderne, Paris, Librairie Médicis, 1940.

62

F. Marty, « La révolution n’a-t-elle pas eu lieu? De la place de l’analyse économique dans le contentieux concurrentiel européen », in V. Giacobbo-Peyronnel et C. Verdure (dir.), Contentieux du droit de la concurrence de l’Union européenne – Questions d’actualité et perspectives, Bruxelles, Bruylant, 2017, pp. 27–79.

63

M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978–1979), Paris, Seuil, 2004.

64

Les catégories construites par Foucault dans le cadre de son cours au Collège de France peuvent être critiquées (ne serait-ce que dans la mesure où la publication correspond à des notes prises durant les séances). Nous les utilisons cependant par commodité.

65

I. Kampourakis, « Bound by the Economic Constitution: Notes for “Law and Political Economy” in Europe », op. cit.

66

A. Kapczynski, « The Law of Informational Capitalism », Yale Law Journal, 2020, vol. 129, pp. 1460–1515.

67

I. Kampourakis, « Bound by the Economic Constitution: Notes for “Law and Political Economy” in Europe », op. cit. Pour une analyse de la notion même de constitution économique européenne et de ses liens avec l’ordolibéralisme, voy. J. Drexl, « La constitution économique européenne – l’actualité du modèle ordolibéral », Revue Internationale de Droit Économique, 2011, vol. xxv, n°4, pp. 419–454.

68

N.d.E. : concernant la « dépolitisation du cadre économique », voy. aussi, quoique dans des perspectives et sous des angles différentes, supra dans ce volume, W. Bonefeld, « Economic Constitution and Authoritarian Liberalism – Carl Schmitt and the idea of a “Sound Economy” », et infra, H. Lokdam & M. A. Wilkinson, « The European Economic Constitution in Crisis : A Conservative Transformation ? », P. Lindseth & C. Fasone, « The Eurozone Crisis, the Coronavirus Response, and the Limits of European Economic Governance », et T. Biscahie & S. Gill, « Three Dialectics of Global Governance and the Future of New Constitutionalism ».

69

N. Petit, « From formalism to effects? The Commission’s Communication on enforcement priorities in applying article 82 EC », World Competition, 2009, vol. 32, pp.485–504.

70

cjue, Grande Chambre, Arrêt du 6 septembre 2017. Intel Corp. Inc. contre Commission européenne, Affaire C-413/14 P (eu:c:2017:632).

71

N. Petit, « From formalism to effects? The Commission’s Communication on enforcement priorities in applying article 82 EC », op. cit.; N. Petit, « The Judgment of the EU Court of Justice in Intel and the Rule of Reason in Abuse of Dominance Cases », European Law Review, 2018 vol. 43, n°5, pp. 728–750.

72

F. Marty, « La révolution n’a-t-elle pas eu lieu? De la place de l’analyse économique dans le contentieux concurrentiel européen », op. cit.

73

M. Vatiero, « Dominant market position and ordoliberalism », International Review of Economics, 2015, vol. 62, n°4, pp. 291–306.

74

G. Stigler, The Organization of Industry, Chicago, University of Chicago Press, 1968.

75

J.L. Gaffard, M. Amendola et F. Saraceno, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob, 2020.

76

P. Bougette, M. Deschamps et F. Marty, « When Economics met Antitrust: The Second Chicago School and the Economization of Antitrust Law », op. cit.

77

Commission européenne, décision du 24 mai 2004, Microsoft, affaire comp/C-3/37.792.

78

M. Deschamps et F. Marty, « Les politiques de la concurrence sont-elles réductibles à de la théorie économique appliquée ? Réflexions autour de l’affaire Microsoft », Cahiers de Méthodologie Juridique – Droit Prospectif / Revue de la Recherche Juridique, 2008, n° 22, pp. 2571–2593.

79

Notons qu’une analyse en tout point identique à celle des pratiques d’éviction verticales peut être menée en matière de concentrations verticales. Celles-ci faisaient l’objet d’une pratique décisionnelle extrêmement restrictive dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis. Elles ont vu leurs conditions d’admission s’assouplir drastiquement dans les années 1980. A l’heure actuelle de nombreux travaux mettent en exergue les dommages concurrentiels liés à un traitement trop clément de ces opérations. Ces derniers en font une des origines de la baisse tendancielle du degré de concurrence aux États-Unis en comparaison de ce qui est observé au sein de l’Union européenne (T. Philippon, The Great Reversal – How America Gave Up on Free Markets, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2019). La problématique est particulièrement importante dans le domaine des marchés numériques en regard de l’importance sinon des acquisitions tueuses du moins des acquisitions consolidantes – voir à ce sujet la prise de position commune du 20 avril 2021 des autorités de concurrence allemande, australienne et britannique (Bundeskartellamt, « Competition and Markets Authority (CMA) and Australian Competition and Consumer Commission (ACCC) », Joint statement on merger control, 21 avril 2021).

80

US Supreme Court, Verizon Communs., Inc. v. Law Offices of Curtis V. Trinko, llp – 540 U.S. 398, 124 S. Ct. 872 (2004).

81

cjce, Arrêt du 26 novembre 1998, Oscar Bronner Gmbh & Co. KG / Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag Gmbh & Co. KG e.a., Affaire C-7/97 (eu:c:1998:569).

82

cjue, Jugement du 25 février 2021, Slovak Telekom a.s. v Protimonopolný úrad Slovenskej Republiky, Affaire C-857/19 (eu:c:2021:139); cjue, Jugement du 25 mars 2021, Deutsche Telekom / EU Commission, Affaire C-152/19P (eu:c:2021:238), et cjue, Jugement du 25 mars 2021, Slovak Telekom / Commission, Affaire C-165/19 (eu:c:2021:239).

83

Un même raisonnement était défendu en matière de libéralisation sectorielle des télécommunications avec l’approche dite de l’échelle des investissements. Il s’agissait de programmer des conditions d’accès telles que les nouveaux entrants pourraient entrer sur le marché dans le cadre d’une concurrence par les services mais seraient progressivement inciter à investir dans leurs propres actifs de réseau pour basculer vers une concurrence par les investissements.

84

Cour des comptes européenne, Contrôle des concentrations dans l’UE et procédures antitrust de la Commission : la surveillance des marchés doit être renforcée, 2020, Rapport Spécial n°24.

85

« L’évaluation de la performance de la Commission dans le contrôle de l’application des règles de concurrence au sein du marché intérieur renforce la transparence et l’obligation de rendre compte devant le Parlement européen et les autres parties prenantes, tout en leur permettant de fournir un retour d’information. Elle nécessite une définition claire des objectifs à atteindre et devrait aboutir à la mise en évidence des possibilités d’amélioration du processus décisionnel » (ibid., §78).

86

« Il n’est pas non plus possible de vérifier si la décision de la Commission d’intervenir dans un secteur de l’économie a eu une incidence plus importante sur la croissance du PIB que si elle avait agi dans un autre secteur. Or ces informations seraient précieuses pour une affectation efficiente et axée sur la performance des ressources de la Commission » (ibid., §81).

87

US Supreme Court, Décision du 23 juin 1977, Continental T.V. Inc. V GTE Sylvania Inc., 436. U.S. 36 (1977).

88

N.d.E. : sur l’évolution de l’Union économique et monétaire, voy. infra dans ce volume, les contributions de F. Martucci, H. Lokdam & M. A. Wilkinson, S. Cafaro et P. Lindseth & C. Fasone, dans la Section 4The Macroeconomic Constitution of the European Union: the Advent of the Economic and Monetary Union.

89

cjue, Grande Chambre, Arrêt du 29 juin 2010, Commission européenne contre Alrosa Company Ltd, Affaire C-441/07 P (eu:c:2010:377).

90

Commission européenne, Décision du 18 juillet 2018, Google Android, Affaire at-40099 et Commission européenne, Décision du 27 juin 2017, Moteur de recherche Google (Shopping), Affaire at.39740.

91

W. Eucken, « The competitive order and its implementation » (1949), op. cit.

92

Commission européenne, affaires at.40462 et at.40703, 10 novembre 2020.

93

Commission européenne, Règlement (UE) 2019/1150 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne.

94

Nous désignons comme « complémenteurs » les entreprises indépendantes proposant leurs services sur une plateforme et/ou proposant des biens et des services complémentaires à ceux fournis directement par celle-ci.

95

F. Marty, « Plateformes de commerce en ligne et abus de position dominante : réflexions sur les possibilités d’abus d’exploitation et de dépendance économique », Thémis, 2019, vol. 53, pp. 73–104.

96

J. Blockx, « Belgian Prohibition of Abuse of Economic Dependence Enters into Force », Journal of European Competition Law & Practice, 2021, vol. 12, n°4, pp. 321–325.

97

En effet, il est de l’intérêt d’une plateforme d’intermédiation de devenir un partenaire commercial incontournable pour les consommateurs et les complémenteurs. Pour ce faire elle va pousser les seconds à conclure des contrats d’exclusivité et fidéliser les premiers pour qu’ils concentrent leurs achats sur une seule plateforme. Pour un consommateur accéder à certains produits et services suppose d’utiliser une plateforme donnée et dans le même temps accéder à certains consommateurs « captifs » d’une plateforme suppose pour les complémenteurs d’accepter les termes contractuels que celle-ci impose.

98

P. Marsden et R. Podszun, Restoring Balance to Digital Competition – Sensible Rules, Effective Enforcement, Berlin, Konrad Adenauer Stiftung, 2020.

99

Commission européenne, Proposition de Règlement relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (Digital Markets Act), com(2020) 842 final, 15 décembre 2020.

100

W. J. Baumol, J. C. Panzar et R. D. Willig, Contestable Markets and the Theory of Industry Structure, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1982.

101

M. Malaurie-Vignal, « La loyauté, l’égalité et l’équité en droit de la concurrence », Contrats Concurrence Consommation, 2021, n° 2, février, repère 2.

102

Rappelons que le dma n’est pas appelé à se substituer à l’application de l’article 102 du Traité mais pourra être un outil complémentaire. L’approche par les effets pourra donc perdurer en matière de sanction des abus de position dominante.

103

R. Chopra et L. Khan, « The Case for “Unfair Methods of Competition” Rulemaking », Chicago Law Review, 2020, vol. 87, pp. 357–379.

104

D. A. Crane, « Technocracy and Antitrust », Texas Law Review, 2008, vol. 86, pp. 1159 et s.

105

G. Shapiro, « Antitrust in a Time of Populism », International Journal of Industrial Organization, 2018, 61, pp. 714–748. Pour une présentation des dénominations utilisées pour caractériser les différentes sensibilités antitrust contemporaines, voy. J. Newman, « Reactionary Antitrust », Concurrences, 4–2019, pp.66–72. Le courant « néo-brandeisien » est nommé comme tel en ce qu’il reprend les positions qu’avait prises Louis Brandeis, avant son accession à la Cour Suprême des États-Unis en 1916. Pour lui nulle position de monopole ne pouvait être acquise par les seuls mérites et l’existence même d’une telle position de marché faisait obstacle à une concurrence loyale. La dominance ne pouvait procéder d’une efficacité supérieure initiale et était porteuse de perte d’efficacité. Tim Wu, professeur de droit à l’Université de Columbia, reprit comme titre de son ouvrage de 2018, The Curse of Bigness, le titre même d’un article publié par Louis Brandeis: T. Wu, The Curse of Bigness: Antitrust in the New Gilded Age, New York, Columbia Global Report, 2018.

106

L. Khan, « The End of Antitrust History Revisited », Harvard Law Review, 2020, vol. 133, pp. 1655–1682, spec. p. 1655.

107

H. Hovenkamp, « Whatever Did Happen to the Antitrust Movement », Notre Dame Law Review, 2018, vol. 94, n°2, pp. 583–638.

108

Commission européenne, notification des griefs du 30 avril 2021, Apple, Affaire at.40437.

109

Pour une revue de littérature sur la question de l’autopréférence, voy. F. Marty, « Competition and Regulatory Challenges in Digital Markets: How to Tackle the Issue of Self-Preferencing? », gredeg Working Paper, n°2021–20.

110

Une telle régulation peut être envisagée dès que l’activité de l’entreprise a un impact sur des dimensions sociales limitrophes, comme la distribution du bien-être ou le pluralisme de l’information. Le juge Clarence Thomas a ainsi défendu, dans le cadre d’une opinion dissidente en avril 2021, l’application d’une réglementation sur les common carriers aux plateformes numériques (US Supreme Court, Décision du 5 avril 2021, Joseph R. Biden, President of the United States, et al. v. Knight first amendment institute at Columbia University, et al. on petition for writ of certiorari to the United States court of appeals for the second circuit, No. 20–197).

111

Pour Kampourakis, la constitution économique européenne participe de cette logique d’isolation de la sphère économique contre tout choix collectif émanant de la sphère politique (I. Kampourakis, « Bound by the Economic Constitution: Notes for “Law and Political Economy” in Europe », op. cit.). Il définit en effet cette constitution économique comme: “the ensemble of rules that undergrid the supranational economy and which in their fundamental goal to create and protect the internal market, have consistently performed the function of insulating the economy from democratic contestation” (ibid., p.301). N.d.E. : voy. aussi infra dans ce volume, la conclusion de C. Joerges, « Economic Constitutionalism and “The Political” of “The Economic” ».

112

F. Marty et T. Kirat, « Les mutations du néolibéralisme américain quant à l’articulation des libertés économiques et de la démocratie », op. cit.

113

R. Salais, « Revisiter la question de l’État à la lumière de la crise de l’Europe : État extérieur, situé ou absent », op. cit.

114

F. Marty, « Conventions de l’État et politique de concurrence européenne », Document de travail gredeg, 2019, n° 2019–39.

115

N.d.E. : en ce sens, voy. infra dans ce volume, C. Mongouachon, « Les difficultés d’une interprétation ordolibérale de la constitution micro-économique de l’Union européenne ».

116

Le concept d’économie sociale de marché a été forgé par Müller-Armack (A. Müller-Armack, « The Social Market Economy as an Economic and Social Order », Review of Social Economy, 1978, vol. 36, n°3, pp. 325–331). Müller-Armack ne fut pas le seul ordolibéral considéré avec méfiance par les autres membres de la Société du Mont Pèlerin dans ses premières années. Cela était également le cas de Rüstow, écarté du fait de son approche trop socialisante qui l’avait conduit à s’opposer frontalement à von Mises dans le cadre du Colloque Lippmann de 1938 (S. Kolev, N. Goldschmidt et J.-O. Hesse, « Walter Eucken’s Role in the Early History of the Mont Pèlerin Society », op. cit.).

117

S. Kolev, « ‘Large Switzerland’ or ‘Large France’? The Ordoliberals and Early European Integration », in F. Giavazzi, F. Lefebvre D’Ovidio et A. Mingardi (dir.), The Liberal Heart of Europe. Essays in Memory of Alberto Giovannini, Londres, Palgrave MacMillan, 2021, pp. 47–66.

118

N.d.E. : voy. aussi supra dans ce volume, S. Audier, « Le néolibéralisme : Un “libéralisme autoritaire” néo-schmittien? ».

119

Il a rejoint Genève en 1937 après quatre premières années d’exil en Turquie. Alexander Rüstow avait également quitté l’Allemagne pour Istanbul jusqu’en 1945.

120

La question de la décentralisation est essentielle tant pour les ordolibéraux que pour les économistes de la Première École de Chicago. La décentralisation a un aspect politique (strenghtening federalism) et un aspect économique (disempowering the economy).

121

S. Kolev, « ‘Large Switzerland’ or ‘Large France’? The Ordoliberals and Early European Integration », op. cit., p. 53.

122

W. Röpke, International Economic Disintegration, op. cit.

123

La notion d’« économie sociale de marché » peut s’apprécier au travers de l’exemple de la Loi Fondamentale allemande et notamment son article 2, alinéa 1 (selon H. C. Nipperdey). La « constitution économique » de la République fédérale d’Allemagne comprendrait neuf premiers points qui font écho aux libertés de marché (libre concurrence, liberté du commerce, liberté contractuelle, liberté en matière de consommation, d’association ou de choix de profession, garantie des droits de propriété) et enfin un dixième point lié aux dimensions sociales (voy. Mongouachon, « Les débats sur la constitution économique en Allemagne », Revue française de droit constitutionnel, 2012, vol. 90 n°2, pp. 303–337). N.d.E. : cette interprétation fut néanmoins rejetée par la Cour constitutionnelle fédérale allemande (voy. infra dans ce volume, P.-C. Müller-Graff, « The Idea of an Economic constitution (Wirtschaftsverfassung) in German law»).

124

J. Rawls, Justice as Fairness. A Restatement, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001.

125

H.C. Simons, « Introduction – A Political Credo », op. cit. Simons était, de façon très significative, partisan d’un impôt sur le revenu progressif (M. Reder, « Chicago School », op. cit.), ce qui le distinguait de la Seconde École de Chicago et des vues de Hayek mais ce qui le rapprochait des positions de Röpke (W. Röpke, Civitas humana (1944), 2e ed., Paris, Librairie Médicis, 1946) qui défendait également un fort degré de redistribution via l’imposition progressive des revenus et des successions.

126

C. Gamel, Esquisse d’un libéralisme soutenableTravail, capacités, revenu de base, Paris, Presses Universitaires de France, 2021 p. 33.

127

F. Marty, « Towards an Economics of Convention-Based Approach of the European Competition Policy », Historical Social Research, 2015, vol. 40, n°1, pp. 94–111.

128

R. Sally, « Wilhem Röpke and International Economic Order: ‘Liberalism from Below’ », ordo: Jahrbuch für die Ordnung von Wirschaft und Gesellschaft, 1999, vol. 50, pp.47–51. N.d.E.: voy. aussi supra dans ce volume, S. Audier, « Le néolibéralisme : Un “libéralisme autoritaire” néo-schmittien ? ».

129

P. Commun et R. Fèvre (Walter Eucken entre économie et politique, Lyon, ens Editions, 2019) considèrent que sa position constitue un affaiblissement de l’approche ordolibérale. Suivant Mongouachon (C. Mongouachon, « Recension d’ouvrage : Walter Eucken entre économie et politique », op. cit.), nous avons tendance à considérer qu’il s’agit d’une transition assez classique entre la construction d’un cadre théorique et sa mise en œuvre dans une politique publique.

130

L. Warlouzet, « The EEC/EU as an evolving compromise between French Dirigism and German Ordoliberalism », Journal of Common Market Studies, 2019, vol. 55, pp.77–93; M. Vay, « L’impossible doctrine européenne du service public – aux origines du service d’intérêt économique général (1958–1968) », Revue française de science politique, 2019, vol. 69, n°1, pp. 75–94. Globalement l’influence ordolibérale sur la politique de concurrence européenne s’exerça très progressivement. Si son premier vecteur, le Règlement 17/62, conduisit à une saturation des services de la dg iv (L. Warlouzet, « Europe de la concurrence et politique industrielle communautaire. La naissance d’une opposition au sein de la CEE dans les années 1960 », Histoire, Économie et Société, 2008, vol. 27, n°1, pp. 47–61), ce fut surtout la pratique décisionnelle de la Cour de Justice que l’influence ordolibérale s’est exercée.

131

L. Avril, « Passer à l’Europe. Logiques et formes de l’investissement des premiers Euro-lawyers dans les politiques européennes », Politique européenne 2020, vol. 69, n° 3, pp. 124–148 ; T. Ergen et S. Kohl, « Varieties of Economization in Competition Policy: Institutional Change in German and American Antitrust, 1960–2000 », Review of International Political Economy, 2019, vol. 26, n° 2, pp. 256–286.

132

J.P. Fitoussi, La règle et le choix – de la souveraineté économique en Europe, Paris, Seuil, 2005.

133

Insistons néanmoins sur le fait, déjà mentionné supra, que l’approche dite plus économique n’est pas l’apanage de la seule Seconde École de Chicago. Elle a été acceptée et mise en œuvre par l’École dite de Harvard dès les années 1970. Jedediah Britton-Purdy et al. (J. Britton-Purdy, D. Singh Grewal, A. Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « Building a Law-and-Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », op. cit., pp. 1815 et 1816) montrent comment la constitution de la Seconde École de Chicago a débuté comme une réaction conservatrice vis-à-vis de la montée de la régulation publique du fait du New Deal et comment l’argument de l’efficacité a pu devenir consensuel à partir des années 1960 et 1970 auprès d’une large part des décideurs politiques en ce qu’il est présenté comme un préalable nécessaire à une redistribution.

134

S. Audier, Le Colloque Lippmann: aux origines du néo-libéralisme, op. cit.

135

F. Marty et T. Kirat, « De la Grande Guerre à la National Recovery Administration (1917–1935) : Les arguments en faveur d’une concurrence régulée dans les États-Unis de l’entre-deux-guerres », Revue de l’ofce, 2021, vol. 171, n°1, pp. 239–278.

136

Il conviendrait ici de mettre en perspective cette absence d’alternative chicagoéenne avec la neutralité de la constitution économique ordolibérale. La logique portée par la Seconde École de Chicago fait qu’il est possible d’identifier l’intérêt général et qu’il est également possible de définir les règles d’organisations idoines pour l’atteindre. La fonction objective n’est pas susceptible de discussion dès lors qu’on assimile l’efficacité maximale avec l’intérêt général et que l’on suppose une redistribution possible ex post dans une logique de compensation (même hypothétique) à la Kaldor-Hicks. À l’inverse, la constitution ordolibérale est neutre. Elle ne porte pas d’objectifs finalisés et vise simplement à permettre aux agents économiques d’exercer leurs libertés de marché. Il ne s’agit donc pas de contraindre les comportements dans une direction donnée. La différence, si l’on se base sur le cas allemand, vient de ce que l’approche de la constitution économique ne relève pas de la recherche d’un état donné de l’économie (Seinordnung) mais d’une constitution (Wirtschaftsverfassung) qui relève d’un devoir être (Sollenordnung). Il s’agit, comme le montre Mongouachon, d’élaborer un cadre économique (C. Mongouachon, « Les débats sur la constitution économique en Allemagne », op. cit.). Il n’y a donc pas – du moins dans une certaine mesure – de décision économique positive dans la constitution économique (Nicht-Entscheidung), ce qui fonde l’hypothèse de neutralité économique de la Constitution. N.d.E. : voy. aussi infra dans ce volume, P.-C. Müller-Graff, « The Idea of an Economic constitution (Wirtschaftsverfassung) in German law ».

137

L. Zingales, « The Political Limits of Economics », American Economic Association Papers and Proceedings, 2020, vol. 110, pp. 378–382.

138

F.E. Kydland et E.C. Prescott, « Rules rather than Discretion: The Inconsistency of Optimal Plans », Journal of Political Economy, 1977, vol. 85, n°3, pp. 473–492.

139

N.d.E. : pour une analyse de l’influence de ces théories sur l’Union économique et monétaire, voy. infra dans ce volume, F. Martucci, « Les racines historiques et théoriques de l’Union économique et monétaire ».

140

L. Zingales, « The Political Limits of Economics », op. cit.

141

Ibid.

142

R.D. Blair et C. DePasquale, « Antitrust’s Least Glorious Hour: The Robinson-Patman Act », Journal of Law and Economics, 2014, vol. 57, n° S3, pp. 201–215, spéc. p. 214.

143

J. Britton-Purdy, D. Singh Grewal, A. Kapczynski et K. Sabeel Rahman, « Building a Law-and-Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », op. cit., p. 1810.

144

N.d.E. : pour une réflexion sur le sens et l’évolution de la « stabilité » défendue par la Constitution économique européenne, voy. infra dans ce volume, S. Cafaro, « The Evolving Economic Constitution of the European Union: Eulogy to Stability? ».

145

I. Kampourakis, « Bound by the Economic Constitution: Notes for “Law and Political Economy” in Europe », op. cit., p. 314. N.d.E. : en ce sens, voy. aussi infra dans ce volume, S. Adalid, « De la constitution économique à la constitution écologique: l’avènement de la méta-politique ».

146

M. Vay, « L’impossible doctrine européenne du service public – aux origines du service d’intérêt économique général (1958–1968) », op. cit.

147

cjce, Jugement du 5 dévrier 1963, van Gend en Loos, Affaire 26/62 (eu:c:1963:1).

148

cjce, 15 juillet 1964, Costa v. ENEL, Case 6/64 (eu:c:1964:66).

149

A.-M. Burley et W. Mattli, « Europe before the Court: A Political Theory of Legal Interpretation », International Organization, 1993, vol. 47, n°1, pp. 41–76.

150

D. Grimm, « The Democratic Costs of Constitutionalisation: The European Case », European Law Journal, 2015, vol. 21, n°4, pp. 460–473.

151

I. Kampourakis, « Bound by the Economic Constitution: Notes for “Law and Political Economy” in Europe », op. cit.

152

T. Isikel, Europe’s Functional Constitution. A Theory of Constitutionalism beyond the State, Oxford, Oxford University Press, 2016.

153

N.d.E.: voy. infra dans ce volume, H. Lokdam & M. A. Wilkinson, « The European Economic Constitution in Crisis : A Conservative Transformation ? ».

154

L. P. Feld, E.A. Köhler et D. Nientiedt, « Ordoliberalism, Pragmatism and the Eurozone Crisis: How the German Tradition Shaped Economic Policy in Europe », Freiburg Discussion Papers on Constitutional Economics, 2015, n°15/04.

155

Il serait d’ailleurs possible de tracer un parallèle avec le contrôle exercé par la Cour Constitutionnelle allemande pour s’interroger sur la capacité des pouvoirs publics dans une configuration ordolibérale de prendre des décisions en matière économique qui pourraient être problématiques en matière de respect de l’État de droit. Comme le note Mongouachon (C. Mongouachon, « Les débats sur la constitution économique en Allemagne », op. cit., p.327) dans le cas de l’Allemagne, « la liberté d’action du législateur [est] subordonnée au pouvoir d’interprétation de la Cour constitutionnelle ». La constitution économique à ce titre concilie l’autonomie de la décision publique avec le respect de libertés et de principes collectifs garantis institutionnellement (État de droit et État social). À cette aune, le modèle d’un capitalisme illibéral n’a pas de sens alors qu’il peut être envisageable au point de vue théorique dans une approche plus économicisante (J. Kwak, « Law and Economicism », Critical Analysis of Law, 2018, vol. 5, n°1, pp.39–59). Voy. également, G. Grégoire, « L’économie de Karlsruhe. L’intégration européenne à l’épreuve du juge constitutionnel allemand », Courrier hebdomadaire du crisp, avril 2021, vol. 2490–2491, n° 5–6, pp. 5–96.

Bibliographie sélective

  • Britton-Purdy, J., Singh Grewal, D., Kapczynski A., et Sabeel Rahman, K., « Building a Law-and-Political-Economy Framework: Beyond the Twentieth Century Synthesis », Yale Law Journal, 2020, vol. 129, pp. 17841835.

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