Nous sommes à la fin du XIXème siècle, en 1895, et une polémique linguistique apparaît, en plein moment féministe, polémique qui interroge la nécessité d’utiliser, à l’instar de « confrère », le mot « consœur ». L’épisode est raconté par Jean-Bernard au lendemain de la disparition de l’intellectuelle féministe et libre-penseuse Maria Deraismes1. Cette dernière a employé le mot « consœur », mot qu’elle a emprunté au langage congréganiste, laïcisé, dit-elle ; et surtout mot nécessaire pour échapper à « confrère », désormais anachronique par ce temps d’émancipation. Jean-Bernard interroge vingt femmes écrivaines pour avoir leur avis, six furent pour, six s’abstinrent, et huit furent opposées. Les arguments, c’est drôle, on les connaît ; ce sont exactement les mêmes que ceux d’aujourd’hui quant à la féminisation de la langue. Ces arguments sont, à la fois, banals, et surprenants car on y entend plus d’autodéfense que de justification de la transgression opérée par ces écrivaines reconnues, encore peu nombreuses alors. Déjà on comprend que le vis-à-vis entre le frère et la sœur de la République française, désormais bien établie (la Troisième, après celles, éphémères, de la Révolution française et de 1848), continue à représenter les collègues, les alter egos, sur fond de fraternité masculine. Quant au mot « sororité », créé plusieurs siècles auparavant, il est inusité, disparu depuis longtemps comme le rappelle Ramona Mielusel dans son introduction.
Le mot revient formidablement avec les années 1970, nous le savons. S’il s’impose à nouveau aujourd’hui, et ce riche livre en témoigne, c’est que l’Histoire a cédé devant la force de la « classe » des femmes, de la « masse » des femmes, disait déjà Olympe de Gouges pendant la Révolution française. Mais la sororité s’impose-t-elle aussi facilement que la fraternité convoquée si aisément ici ou là, se montre-t-elle aussi consensuelle que les fraternités de circonstance, fussent-elles politiques ? Nous avons fait l’expérience que non. Nous avons souvent dit, nous de la génération féministe d’alors, et je l’ai écrit, que la sororité avait failli. Surtout je pense alors à Monique Wittig, qui nous voulut « guérillères », pour dépasser cette tristesse d’en être encore là, là où les fantômes du passé résistent, entre isolement des femmes et rivalité entre elles ; comme si la sororité ne pouvait qu’être une indistinction des femmes impuissantes, bien plus qu’un espace de singularités complices.
Or aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le mot est revenu, tout en enthousiasme et en fierté. Cela mérite attention d’autant que le verbe « sororiser » (à l’instar de « fraterniser ») fait son apparition. On partira donc du verbe, popularisé, ici, par Bérengère Kolly et Chloé Delaume. Car le verbe dit l’action et non seulement l’état d’une situation. C’est cette dynamique, cette relation « entre sœurs », que les textes de ce livre décident de penser au regard de productions artistiques, cinématographiques et littéraires. L’art rencontre cette question du sororal en acte, et l’art donne la possibilité de lire les multiples possibles de la sororité.
Il y a donc, dans les textes ici publiés, les mots pour décrire cette multiplicité, d’un côté les mots qui disent une situation, voire une condition, et de l’autre ceux qui désignent une action, un mouvement. Je les reprends :
La solidarité entre femmes dit l’assistance, la complicité, la réciprocité : en ce sens elle puise dans les valeurs traditionnelles d’un endroit ou l’autre du monde. Elle est aussi une conscience collective, le lieu de la résistance, forte d’une histoire passée ; et elle fixe l’émancipation à venir.
Alors il s’agit d’une construction, d’une réflexion sur le féminisme, sa pluralité et ses clivages, notamment entre les continents ; et dans ce cas, est privilégié le mot « connivence ».
Évidemment, la sororité est un lieu de parole, c’est-à-dire de dialogue et de découverte de soi à travers la rencontre des autres. D’où une possible créativité collective, une reconnaissance de la jouissance féminine. Le corps apparaît ainsi doublement, comme sujet qui va vers le dehors, et même comme sujet prêt à sortir de lui-même. L’émancipation est un mouvement. Or le dialogue n’est pas si facile entre alter egos car la réciprocité exigerait, idéalement, l’égalité. À défaut, l’être sororal peut se fonder sur un mimétisme identificatoire. Se dessine alors un espace, où la solitude disparaît dans le lien, fût-il fait d’asymétrie entre générations, entre créatrices d’art ou de pensée.
Si on veut considérer les combats, il faudra néanmoins reconnaître que la solidarité fait aussi face à la solitude, à l’indépendance individuelle des sœurs, aux pionnières. Ainsi la sororité peut soutenir une communauté élective, un territoire revendiqué, un lieu d’où partira une contamination politique. Mais cette sororité d’exception reconnaît l’ambivalence de beaucoup de ces individualités, ambivalence qui s’exprime, au mieux, par une sorte de neutralité qui ne contredit nullement le fait d’assumer un agir transgressif.
Qui dit espace dit utopie possible. Partir d’une situation, « les femmes », trouver dans le regard de l’autre le regard sur soi, puis reconnaître l’action, collective ou singulière, la dynamique produite à partir d’une conscience. Alors qu’apporte la représentation esthétique à l’idée, à l’image de la sororité ? D’abord la précision des différences dans la communauté, entre l’Occident et l’Afrique, entre le féminisme et le nationalisme, entre les mythes et la réalité, entre les générations, également ; ensuite la mise à distance et la critique de ce qui voudrait énoncer une valeur, un principe. C’est par là qu’il faut conclure.
La sororité n’est pas une entité formelle, susceptible d’abstraction politique, ou porteuse d’une quelconque symbolique. Et cela pour deux raisons : la première tient à son parallélisme avec le mot « fraternité ». En effet, la fraternité, appartient notamment à la trilogie républicaine française sans être de même nature que l’égalité et la liberté, mots de la démocratie, principes politiques de toute démocratie. Car la fraternité s’enracine dans une réalité concrète, les frères, et ne peut être, par conséquent, un principe avéré d’un idéal de société. Au mieux on peut lui attribuer une valeur … C’est pourquoi l’idéalité proposée par ce mot est contredite par l’histoire qui montre bien qu’elle n’a jamais été détachée de la vie concrète des frères, de cette « république des frères » qui domine les temps modernes, et signale le pouvoir masculin. Alors, à l’évidence, la sororité restera, elle aussi, toujours matérialisée dans des rapports multiples et incarnés entre femmes. La sororité appartient à l’histoire des peuples, tous les textes, dans ce volume, en témoignent. Et c’est pourquoi elle est autant l’être, une condition de femmes, que le faire, un mouvement de solidarité, voire d’émancipation.
Deviendra-t-elle un idéal ? Rien dans ce livre ne permet de le penser ; mais tout indique une subversion matérielle, concrète, vivante. Et là où la fraternité désigne le groupe solidaire, solidaire dans le pouvoir, ou solidaire dans l’entraide, la sororité indique plutôt des singularités qui se lient entre elles pour se reconnaître. Avant même le mouvement collectif, il faut que les femmes se voient comme des semblables, des « consœurs ». Car à chaque fois, c’est le moment qui compte, l’instant, l’expérience, la rencontre … Un moment dans l’Histoire qui doit, sans cesse, se renouveler dans le temps à venir. La sororité est un acte provisoire et là se trouve finalement sa force politique.
Geneviève Fraisse
« Notice », Œuvres complètes de Maria Deraismes, Félix Alcan, 1895.