« Je me suis toujours battu contre l’oppression. Je chéris toujours l’idéal d’une société démocratique libre où tous vivront ensemble, avec des chances égales. »
NELSON MANDELA, DISCOURS DU 20 AVRIL 1964 LORS DE SON PROCÈS À PRETORIA
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1 Géographie procédurale : Fanon et l’aventure ambiguë de la fabrication de l’Intranger
L’Intranger, c’est un mot que j’ai inventé que si tu es pas d’origine difficile tu peux pas piger, mais moi je t’explique, ça veut juste dire que tu es un étranger dans ton propre pays, mais ne me demande pas si le pays en
question c’est l’Algérie ou la France, allez, on va dire l’Algérie française vu que c’est ici et maintenant comme il a dit mon père.2
Ce sont les propos de Kamel Hassani qui a dix-neuf ans. Il a tellement ‘aimé le classique L’Étranger d’Albert Camus, d’origine algérienne comme lui et aussi au cœur du débat sur les appartenances multiples, qu’il s’est amusé à rebaptiser le livre l’Intranger. Il est le protagoniste du ‘roman extrême contre les extrémismes’, comme peut le lire le lecteur sur la quatrième de couverture qui est un paratexte bien choisi dans le dispositif discursif.
Mon père il s’appelle Mohamed comme tout le monde. Au bled il travaillait dans le tourisme donc il a rencontré ma mère sur la plage de Tipiza en 82, Martine Gros, sténodactylo en vacances avec son comité d’entreprise rigolo. Mon père il l’a tellement bien niquée qu’elle est restée avec lui à Alger et moi je suis né dans la foulée. Un an plus tard ma mère la pauvre, un barbu en robe blanche il lui crache dessus et il la traite de « Française satanique » alors qu’elle est juste une brave Charentaise. Heureusement mon père il a réagi en homme : il a foncé à l’agence de voyage pour acheter trois billets. J’ai dit mon premier mot à l’aéroport d’Orly, c’était « caca » à cause du temps de merde je crois.4
C’est un enfant émotionnellement déchiré, qui ne comprend pas ce qui lui arrive et, plus tard, un orphelin de mère et de la société qui le disqualifie. Son unique planche de salut, conçu avec son coach qui n’est autre que l’imam connu sous le nom de Cheikh Morphéus, est de devenir comédien ‘musulman’, de ‘niquer’ l’islam au point de faire peser sur lui une fatwa. Car une fatwa est stratégique « pour devenir à la mode, c’est plus rapide que “Star Academy” , ça dure plus longtemps, tu voyages dans le monde entier, tu donnes des conférences, tu descends dans les palaces, tu montes sur scène avec U2 ».5
Trois jours avant le grand jour, en l’absence de sa garde rapprochée qui voulait le laisser profiter longuement de ses moments avec Cécile qui le laissera tomber en arguant qu’il a vingt ans de moins qu’elle et qu’il doit revoir ‘son rapport au monde’, il sera victime d’une tentative d’assassinat d’un ‘fan’ qui prétendra vouloir un autographe et sortira, avec style, au lieu d’un stylo, un stylet : « un poignard à la lame mince et très pointue ».7 Cet incident le rendra célèbre et augmentera sa cote marchande et le souci de ne pas pouvoir remplir l’Olympia se dissipera très vite. Un marché souterrain des billets sera d’ailleurs mis en place par Claude pour faire grimper les prix des places. Claude est le « Franco-alcoolique » qui est son « prote ». Ce néologisme est un mot portemanteau ou mot-valise résultant de la troncation, puis de la fusion des deux mots concernés « producteur » et « pote ».
La date du 11 septembre est tout aussi symbolique que les nombreuses références aux rapports mitigés entre la France et l’Algérie. Le spectacle sera plutôt le spectre d’un attentat suicide car le Cheikh a volontairement organisé une Fatwa contre Kamel Léon afin de le rendre plus célèbre, attirer le public en nombre lors du spectacle à l’Olympia intitulé Allah Superstar, et ainsi commettre un attentat qui ferait plus de victimes.
Les huit dernières pages du roman sont une liste ‘in Memoriam’ de toutes les personnes et les institutions consécrantes piégées dans cet attentat suicide et l’incendie de l’Olympia.8 Le dernier nom sur la très longue liste est ‘la société du spectacle’ à laquelle Kamel Léon a voulu appartenir en faisant de son capital humoristisque des schèmes de préjugés qui l’ont longtemps condamné et fait de lui un damné social qui n’hésite pas à se mettre dans la peau d’un Kamel Léon pour résister.
L’appartenance-désappartenance que Y.B déplore est le quotidien de milliers d’individus aux Comores. La présence injustifiée de la France à Mayotte sur le plan du droit international et qui s’explique, compte tenu des intérêts stratégiques en jeu que j’ai passés en revue dans le chapitre précédent, a provoqué
Le ressortissant d’Anjouan, de Mohéli et de la Grande Comore est devenu, par le biais d’un jargon néocolonial, ‘l’envahisseur’ ; ‘le migrant’, ‘l’illégal’ ; ‘le voleur’ ; ‘le criminel’, ‘le noir travailleur au noir’, ‘l’étranger’, ‘l’intranger’, ‘l’ennemi’ qu’il faut, à défaut d’abattre, maintenir loin de l’eldorado que serait Mayotte. Ces ressortissants sont, par un rapport de ‘soutènement’ à la langue, enfermés dans ces catégories réductrices, avilissantes et la littérature veut les en sortir, pour parler comme Fanon.
Ses poèmes s’évertuent précisément à recoudre des bouts pour appréhender l’incapacité humaine d’être-là ensemble, des individus blessés par l’histoire, et qui refusent d’additionner les multiples « soi », leur héritage, pour entrer en soi. – On nous a volé le temps, et depuis longtemps déjà l’espace n’existe pas … rien que la psychose en place et lieu de nos utopies.9
Ce chapitre porte sur la question de l’utopie de Mayotte comme terre du bien-être, terre française avec ses privilèges, en opposition aux trois autres îles de l’archipel des Comores qui sont caractérisées par une désarticulation émotionnelle, psychique et relationnelle. La blessure qui torture les âmes, le vol du temps, de l’espace, des imaginaires, des héritages et des identités en partage ont causé une dystopie qui s’exprime par l’insécurité psychologique et identitaire propice à de multiples formes d’aliénation et de folie.
Mayotte a créé de nombreux patient.e.s, victimes de troubles de malmémoire (Saïndoune) et de la haine de l’autre qui nous rappelle le soi douloureux que nous voulons faire taire avec la complicité du néocolonialiste, qui prend néanmoins le soin de rappeler par le langage et les structures sociales aux Mahorais qu’ils ne seront jamais véritablement Français -‘blancs’. Par
Ce phénomène d’attraction-répulsion qui révèle la profondeur de ‘l’édifice complexuel’ et de ‘l’éréthisme affectif’ qui pousse les ‘noirs’ à vouloir s’installer dans le monde des ‘blancs’ (Fanon) est visible chez Lucie et Anissa. Anissa est une Malgache aussi venue à Mayotte par Kwassa Kwassa dans Droit du Sol. Son itinéraire a été Nosi Be-Anjouan-Mayotte. Elle rencontre Pierre le métropolitain dans un lieu de socialisation prisé à Mayotte : la boîte de nuit où les sociétés parallèles se rencontrent et la condescendance est explicite : « il doit y avoir de la clandestine à la tonne. Ça va sentir le zébu et le poisson. Ce soir, il allait se bourrer la gueule. Plus, si affinité. ».10 Lucie est quant à elle Mahoraise revenue de la métropole. Dans un état de colère, elle menace de dénoncer sa dame de ménage ‘Comorienne illégale’ à Mayotte. Ce sont deux personnages embarqués dans une aventure ambiguë, comme Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (1961).
Elles sont aux prises avec plusieurs identités toutes incomplètes. À l’image du chef des Diallobé qui se demandait si ce que les enfants oublieraient en allant « à l’école des blancs » ne serait pas plus important que ce qu’ils en apprendraient, on voit que les Comoriens et même les Malgaches ‘en règle’ à Mayotte oublient vite d’où ils viennent et créent, dans la logique de la (néo)colonie, une zone de démarcation entre eux et leurs frères et sœurs en situation administrative défavorable. Être du côté de ceux qui possèdent « l’art de vaincre sans avoir raison », comme disait la Grande Royale visionnaire dans L’Aventure ambiguë, pousse à accepter sans s’interroger l’altérité mise en place par celui qui est de fait l’étranger dans l’archipel des Comores, et plonge des ressortissant.e.s de Mayotte dans une forme de réaliénation culturelle, dont les conséquences déjà très violentes risquent de perdurer.
C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre, de manière similaire au projet triptyque de Frantz Fanon, le projet des écrivain.e.s étudié.e.s comme associant (1) écriture, (2) action-politique et (3) tentative de psychiatrie sociale à travers des textes, archives, et thérapie, car le socius aux Comores est particulièrement en souffrance et en « sous-France » depuis l’instauration du visa Balladur en 1995.
Cet étrange sentiment de déparler. Plusieurs jours maintenant que je ne sors plus, que je ne dis plus bonjour. Je ne vois plus personne. L’esprit occupe tout l’espace […] La paranoïa confine à la folie. Et chaque petit détail finit par devenir des angoisses imaginaires. Un esprit intranquille rumine les méfaits d’un ennemi hypothétique. La folie n’est plus loin. Je crois que je n’ai plus toute ma tête.13
Confusion, dépression, être sous l’emprise d’Ayouba le « réformé » et des incertitudes sociales, familiales et existentielles sont le lot d’Ahmed. Les personnages comme Ahmed, métaphore des ressortissants des trois îles, souffrent d’une multiple névrose née de l’inconfort émotionnel et psychologique, de la désespérance ambiante qui fait suite au grand mensonge de l’histoire. Djailani utilise l’image de la ‘fable’ pour caractériser ce mensonge qui pousse les enfants des îles à ‘trahir le serment de la terre’, la douleur dans l’âme, face à des parents incapables d’offrir mieux que leur frustration et leur colère latente aux enfants :
Ce qui les a choqués le plus, c’est la décision du chef de ces militaires français de vouloir vite embarquer les rescapés vers Mamoudzou, les enfermer et certainement les reconduire à la frontière avant d’avoir retrouvé tous les disparus et enterré les morts ; leur premier souci apparemment était de satisfaire les statistiques du ministère de l’intérieur français en passe de devenir celui de l’immigration et de l’identité nationale.15
L’idée de “wasted lives” [vies sacrifiées] de Bauman (2004) surgit ici. Il est question de vies qui sont rendues sans valeur et données pour superflues. Bauman inclut les réfugiés, les demandeurs d’asile et les immigrés qui dans l’entendement de la ‘modernité’, ici défendue par l’empire, deviennent des humains chosifiés et comparables à de la marchandise qui répond à la politique du chiffre et du gain.
Comme de la marchandise, ces derniers sont exclus ou inclus suivant des logiques commerciales et stratégiques liées aux frontières. Ce sont des humains pris au piège d’un système qui prétend prôner la « civilisation universelle » mais dans le sens où il représente « l’univers » et nous la « selle », comme le formule bien Aboubacar Said Salim dans la révolte des voyelles.16 C’est de la barbarie et non de la civilisation comme disait Cheikh Anta Diop. Il est question d’un système violent qui leur arrache non seulement leur humanité mais aussi leurs rêves, leur désir de respirer, comme l’exprime Ahmed dans Comorian Vertigo : « je brûle d’envie d’un ailleurs, j’étouffe, j’étouffe, j’étouffe dans cette atmosphère de misère qui me consume à petit feu. »17
La répétition martèle la désolation de vivre sur une île où l’on suffoque, non pas seulement du fait que c’est une île, en retrait donc, mais également parce que les réalités néocoloniales y sont invivables. L’île leur répugne, l’empire les traite comme des criminels, la mer les malmène jusqu’aux rives de Mayotte lorsqu’elle ne les rejette pas et, même lorsqu’ils sont finalement à Mayotte, les comportements des Mahorais et de certains Comoriens mieux lotis leur rappelle leur situation vulnérable.
Mais … tu fais quoi avec cette putain !!! Et chez moi en plus !! J’arrive chez moi et je trouve mon mari avec sa pute à poil !! Et faut que je croie quoi ? Tu vas te casser d’ici, et en vitesse !! […] et elle est où la pute de mon mari !! Fous le camp, sale pute !20
En plus du recours à la violence dans le langage, il s’ensuivra que Lucie dénoncera Yasmina à qui elle avait déjà martelé que sa maison n’était pas un ‘zoo’ car Yasmina y venait faire le ménage avec son fils Brice. Lucie incorpore malheureusement ce que Fanon dénonçait : « parfois ce manichéisme va jusqu’au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. À proprement parler, il l’animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle au colonisé, est un langage zoologique ».21 En conséquence, Yasmina et son fils seront arrêtés et renvoyés à Anjouan.
Pour Serge, l’acte de dénonciation posé par Lucie est « un acte citoyen ».22 Ce passage révèle bien l’idée de personnes de peau noire portant fièrement le masque blanc. C’est la guerre des petits privilèges qui expose les schémas de domination intériorisés qui resurgissent pour faire souffrir d’autres personnes.
Il est question du complexe d’infériorité subie sous la domination/la présence du blanc qui nourrit le complexe de supériorité à l’égard des noirs moins privilégiés. Il s’agit, en somme, d’un transfert de frustration psychique pour aller dans le sens de Fanon. Lucie est une noire qui porte bien son masque blanc pour cacher son déséquilibre émotionnel et sa peur de devoir partager de petits privilèges. Elle est, au-delà du pouvoir qu’elle croit avoir sur Yasmina, une simple victime de la psychose néocoloniale et de ce que Fanon nomme le « complexus psycho-existentiel ».
2 Une si longue lettre de la psychose
Naître sous ces tropiques-ci vous condamne un homme à mourir sur un manège à roulette russe Le cousin en était persuadé Donc ne s’en inquiétait nullement Avait-il le choix Pouvait-il en être autrement Pour quiconque se sait sur un archipel au visage décati En cette mer archi-troublée par ceux qui tiennent la géographie des temps dissolus en haleine La réalité ne se vit que tordue ou rompue le cours des valeurs humaines étant en chute libre au Cac 40 des puissances dévastatrices.23
C’est dans le but d’essayer de restituer un peu de valeur humaine aux 98 noyés dont l’annonce à la radio retient toute la société en alerte que Soeuf compose le dhikri qui est une prière, une louange, une messe de requiem, un poème funéraire, une parole chantée, dont le flux ininterrompu cadre non seulement avec l’oralité poétique propre au contexte, mais surtout rappelle les malheurs et la psychose qui ne laissent aucun répit depuis 1995. Les deux premières lignes du poème-pamphlet informent les lecteurs de l’oralité et du fait que nous serons tenus en haleine sur 70 pages : « ouvrez bien l’oreille Retenez bien votre souffle ».24
Le poème-pamphlet a été performé sur scène par huit acteurs aux Comores et par Soeuf comme one-man-show en France pour des raisons logistiques et une fois de plus, administratives. Obtenir des visas pour la France pour venir y dénoncer les démons de la françafrique n’est pas chose acquise pour un auteur-acteur-activiste-décolonialiste.25
Engagés militants culturels, ces auteurs apportent véritablement leurs pierres à l’édifice de la modernité poétique créole: la poésie est avant tout pour eux un moyen de dire. De dire ce qui n’a jamais été dit, de dire ce qui n’a jamais pu être dit, de dire ce qui n’a pas été entendu. Le dire prend maintenant sa place en disant, en se disant.26
L’art ambitionne de reprendre la parole, de rappeler, de dire non au silence, de voir et de montrer le monde sous un nouveau jour, mais, surtout, l’art redonne à chacun.e l’occasion de s’interroger sur sa part de tort (‘mi-complice, mi-victime’ disait Césaire) et de se poser la question de sa place dans notre devenir commun. « Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge! »27 écrivait Fanon au terme de son essai Peau Noire, Masques Blancs.
Des milliers de morts venant des Comores ? À quoi cela sert-il d’en parler ?? Et où sont donc les Comores ? vous diront certains […] L’information a bien circulé en revanche pour la fille de Beyoncé, qui a fait ses premiers
pas, ou encore pour la couleur de la robe de mariée de Kim Kardashian. Bienvenue au XXIème siècle !30
Une de plus et nous nous emparions sans discuter Des quatre-vingt-dix-neuf noms du Seigneur des Inconscients pour défier l’Impensable OÙ étais-tu Seigneur Sur quel rivage du Nord ou du Sud somnolais-tu C’est écrit dans le Livre des sacrilèges qu’il n’est pas plus aveugle que Celui qui ne veut ou qui feint de ne plus voir Dieu en cette nuit pour une raison que je n’explique pas a fermé l’œil.31
Elbadawi rappelle dans sa diatribe qu’il manque un nom à la liste pour faire le chiffre 99, qui équivaut au nombre de noms de ‘Dieu’ en Islam. Son texte peut donc aussi se lire comme une si longue lettre, non seulement « aux putains de fossoyeurs de la dernière minute En accord avec ce qu’ils mijotent de pire sous un soleil de plomb »,32 mais aussi une si longue lettre aux dernières consciences vivantes et au ‘Dieu’ partial, aveugle, sourd, muet et « qui ne serait là que pour honorer les Puissances dévastatrices martyrisant ce monde ».33
Comme dans le roman classique Une si longue lettre de la Sénégalaise Mariama Bâ, Elbadawi (d)écrit et n’attend pas expressément de réponse de ses interlocuteurs. Pour les deux auteurs, l’écriture est un cri après trente ans de silence et de harcèlement émotionnel pour Ramatoulaye et dix-huit ans de visa Balladur chez Soeuf. Le projet d’écriture est une confidence, un journal intime, un rappel historique des événements qui ont culminé au malheur, une tentative de pacification des mémoires.
Dans le cas de la narratrice Ramatoulaye, il est entre autres question de la mort de son époux Modou et de sa ferme opposition à un second mariage malgré les contraintes islamiques et sociales qui lui imposaient d’accepter de se marier une nouvelle fois. Chez Elbadawi, il est question du décès par noyade de parents, frères, sœurs et enfants comoriens, damnés et condamnés par leurs
Nos belles-sœurs nous décoiffent […] C’est le moment redouté de toute Sénégalaise, celui en vue duquel elle sacrifie ses biens en cadeaux à sa belle-famille, et où, pis encore, outre les biens, elle s’ampute de sa personnalité, de sa dignité, devenant une chose au service de l’homme qui l’épouse, du grand-père, de la grand-mère, du père, de la mère, du frère, de la sœur, de l’oncle, de la tante, des cousins, des cousines, des amis de cet homme. Sa conduite est conditionnée : une belle-sœur ne touche pas la tête d’une épouse qui a été avare, infidèle ou inhospitalière. Nous, nous avons été méritantes et c’est le chœur de nos louanges chantées à tue-tête.34
Ce rite d’humiliation auquel les veuves sont soumises sous les mains des belles-sœurs, qui ne font pas de différence entre trente ans et cinq ans de mariage, a lieu pendant que les hommes s’occupent de l’enterrement, une cérémonie de laquelle les femmes, une fois de plus, conformément à la logique de la masculinité, sont exclues.
Dans Un Dhikri pour nos morts La rage entre les dents, en plus d’avoir été dépossédées d’une importante partie de leur histoire et de leur culture, les victimes de la noyade n’ont pas droit à un enterrement digne, à une sépulture. Avec dignité, les deux auteurs résistent à l’hypocrisie sociale et leurs œuvres se lisent non seulement comme une invitation à participer à une catharsis mais aussi et surtout comme des chants écarlates pour la justice pour faire un clin d’œil au titre du deuxième et dernier roman de Mariama Bâ, qui a donné
Dans Comorian Vertigo une autre femme prendra aussi par le biais de la lettre, la parole pour décrire l’injustice et la psychose sociale aux Comores. Le chapitre 27 de Comorian Vertigo est une lettre de la mère adressée à son fils Ahmed, le narrateur principal. La mère s’en est allée pour Mayotte avec ses filles à la stupéfaction totale de son mari qui à travers cet acte voit sa masculinité remise en question car d’habitude c’est l’homme qui part en laissant derrière lui la femme et les enfants qui attendent que ce dernier s’installe dans le nouvel environnement et crée les conditions pour que sa famille le retrouve. Dans le cas de la mère d’Ahmed, il est question de la « féminisation de la migration » dont parle Raimundo (200835) en s’appuyant sur l’étude des interviews aussi bien individuelles que collectives autour de six trajectoires de femmes et d’hommes âgés entre 23 et 62 ans à Maputo.
Fils, depuis l’intérieur de ce taudis où le destin m’a jetée, je n’ai cessé de connaître le tumulte. Des hommes en armes nous pourchassent de nuit comme de jour. Ils ont pour mission de faire le tri parmi les hommes et les femmes. Les enfants aussi sont embarqués. Comme les hommes courent plus vite, ne restent que les femmes et, alors on les entasse ! Menottés pour le chemin du retour. Alors on aperçoit des larmes, et des rires gras des gens qui s’extasient. Ces rires sont comme des boules qui arrachent des blessures inconsolables. Une violente houle qui provoque des ruptures de chair. Dans ce taudis à l’entrée de la ville, je les revois tous, je
reconnais des visages dans cette foule hystérique. J’ai toujours senti dans ces regards inamicaux l’expression d’un dégoût.36
La mère confie ici sa grande déception, son expérience de la haine de l’autre, du plaisir à voir l’autre piétiné, de la complicité des personnes qu’elle reconnaît. Elle dresse un bilan triste de son départ de Moroni, la mort dans l’âme, dans l’espoir d’un mieux-vivre à Mayotte qui est pire qu’un exil : c’est de l’‘ex-île’, « une oasis artificielle »,37 une bombe à retardement où les douleurs, les frustrations sont si mal étouffées qu’il est visible qu’à chaque moment, tout peut basculer.
Pour la mère, Mayotte est une société constituée de gens à l’affût, dans l’attente du moment de crever l’abcès, pour laisser libre cours à leurs bassesses contenues. « Pars de ce pays qui a renoncé à l’homme »38 intime Houleid à Marie pour signifier le degré de déshumanisation à Mayotte dans Comorian Vertigo.
l’espèce n’aspire qu’à une chose, se perpétuer, manger et survivre. À ce jeu, pas de place pour les faibles, car ceux qui ont réussi à sortir leur tête de l’eau n’entendent pas que plus affamés qu’eux viennent leur jalouser leur frénésie de confort.39
Avec le concours de la France s’est installée aux Comores une « politique de l’inimitié » et s’est établie l’idée d’un ennemi pour aller dans le sens de Mbembe. Cet ennemi est médiatisé comme un éventuel profiteur de certains avantages que les complices de la « ripoux blique » (Djailani) exploitent sans toujours les payer quand cela leur convient. Ces complices les dénoncent souvent aux autorités pour se donner de la contenance et fuir leurs obligations morales.
We should point out, the paradoxical status of the immigrant in France, which alternates between attraction and repulsion, in other words, between being needed and being expendable. Clearly, the immigrant is necessary as a force for production, but at the same time his or her presence is not desired by the host country.40
Les questions de malmémoire, d’anarchie dans l’archipel, du refus de la France de se plier à la juridiction internationale, de la notion d’étranger chez soi, des troubles de la personnalité dont parle Fanon et des identités imposées, vécues et rêvées, préparent la scène à de multiples formes de violence que j’analyse dans le chapitre suivant.
Vers la fin du roman, on apprendra qu’un journaliste a commenté l’une des prestations polémiques de Kamel Léon dans le Canard Enchaîné et a signé Y.B, Yoram Benzona, Benzona signifiant ‘fils de pute en hébreu’ (200–201). Quand on sait que l’auteur est un journaliste, on ne peut s’empêcher d’y voir une véritable autodérision, qui est un leitmotif qui traverse tout son roman. L’auteur prend un malin plaisir à rire de tout par une trame narrative imprévisible et un langage-canaille-puisque son protagoniste est considéré comme de la -racaille- et par un humour que je qualifie, à l’image des couleurs du pays dont les dérives exacerbent Kamel Léon, de bleu (le désir de la mer), blanc (l’enjeu de Peau Noire, Masques Blancs qui revient dans le roman) et rouge (le sang des martyrs de la guerre d’Algérie et des victimes de l’attentat suicide).
Y. B. Allah Superstar. (Paris: Grasset & Fasquelle, 2003), 237–238.
Y. B. Allah Superstar, 11.
Y. B. Allah Superstar, 10–11.
Y. B. Allah Superstar, 50.
Y. B. Allah Superstar, 222.
Y. B. Allah Superstar, 241.
Y. B. Allah Superstar, 257–264.
Saïndoune Ben Ali, La hantise du mur de nos tragédies intérieures. Préface de Hadith pour une République à naître. Variations poétiques. Suivi des Dits des vents du large, avec Saïndoune Ben Ali. (Moroni: Komedit, 2017), 8.
Masson, Droit du Sol, 111.
Cheikh Hamidou Kane. L’aventure ambiguë. (Paris: Julliard, 1961), 125.
Kane, L’aventure ambiguë, 97.
Djailani, Comorian vertigo,106.
Djailani, Hadith pour une République à naître. Variations poétiques. Suivi des Dits des vents du large, avec Saïndoune Ben Ali, 20.
Feyçal, Mayotte, un silence assourdissant, 43.
Aboubacar Said Salim, « la révolte des voyelles » in Petites Fictions Comoriennes. (Moroni: Komedit, 2010), 14.
Djailani, Comorian vertigo, 97–98.
Abréviation d’Antananarive. Le préjugé au sujet des Comoriens comme des ‘envahisseurs’ aussi sur le plan des relations privées revient dans la nouvelle la république reconnaissante de Fahoudine Mze.
Masson, Droit du Sol, 282.
Masson, Droit du Sol, 286–287.
Fanon, Œuvres, 456.
Masson, Droit du Sol, 292.
Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 14.
Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 7.
Pour un aperçu du travail anticolonialiste de Soeuf Elbadawi à travers son blog et la maison de culture qu’il a initiée et anime avec d’autres artistes, on peut lire l’article ‘Résistance culturelle aux Comores: Soeuf Elbadawi et le blog de Muzdalifa House’ de Christophe Ippolito dans Les Littératures francophones de l’archipel des Comores (Malela, Rasoamanana, Tchokothe, dirs. 2017).
Hélias, Frédérique , Les nouvelles formes de la poésie réunionnaise d’expression créole. (Ille-sur-Têt : ÉD. K’A, 2006), 87.
Fanon, Œuvres, 251.
Rancière, Politique de la Littérature, 24.
Souny, Mayotte Suicide suivi de Le Principe Archipel, 11.
Recueil Collectif, Paris Mutsa en quête de récit, 23.
Elbawawi, un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 9.
Elbawawi, un dhikri pour nos morts, 11.
Elbawawi, un dhikri pour nos morts, 18.
Mariama Bâ. Une si longue lettre. (Dakar: Nouvelles Éditions Africaines, 1979), 11.
Înes M. Raimundo, « The Interaction of Gender and Migration: Household Relations in Rural and Urban Mozambique, » in Masculinities in Contemporary Africa. La Masculinité en Afrique Contemporaine, ed. E. Uchendu (Dakar : Codesria, 2008), 192–193.
Djailani, Comorian vertigo, 101.
Feyçal, Mayotte, un silence assourdissant, 12.
Djailani, Comorian Vertigo, 29.
Djailani, Comorian Vertigo, 102.
Hervé Tchumkam, State Power, Stigmatization, and Youth Resistance Culture in the French Banlieues. Uncanny Citizenship (Lanham: Lexington Books, 2015), 4.