Chapitre 3 « Migration » et spectre de la violence multiple et en relation

In: 'Entré en tant que cousin, sorti en tant que gendarme'
Author:
Rémi Armand Tchokothe
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« J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquette-ments des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de fouet… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes… »

Aimé Césaire. 1983. Cahier d’un retour au pays natal.

PARIS: PRÉSENCE AFRICAINE, 1983, 39

Ce chapitre est la suite logique des facteurs évoqués dans les deux premiers chapitres. Mon propos ici est articulé autour de quatre sous-sections notamment : la douloureuse réalité des personnes littéralement jetées en mer ; l’inquiétante violence juvénile du fait de la « disqualification sociale » des jeunes ; la souffrance émotionnelle des métropolitain.e.s à Mayotte et la radicalisation des jeunes.

Le ton, loin de toute tendance victimaire et monologique, expose les visages de la grande violence : celle de la terrible traversée en mer. Comme je l’ai montré dans les deux premiers chapitres, les racines du mal sont profondes. UN peuple est déchiré et les victimes refusent de se soumettre à la violence géopolitique surtout que la situation économique, culturelle, infrastructurelle et sanitaire à Mayotte fait mieux rêver que sur les autres trois îles. On pourrait se demander pourquoi se jeter dans une mer dévoratrice et dévastatrice, pourquoi s’aventurer dans le départ en mer, pourtant voué à l’échec? N’est-ce pas là un suicide choisi par et pour les actants eux-mêmes?

Qu’y a t-il de rédhibitoire dans les îles au point de vouloir à tout prix les quitter ? Aimé Césaire prenait soin de dresser un portrait piteux des îles de sorte que son verbe « Partir », une fois surgi au milieu du poème, prend toute sa force illocutoire. La situation sur les autres îles est désespérante, aussi du fait de nombreux coups d’État souvent perpétrés avec le soutien de la France. « Partir » pour Mayotte signifie plusieurs choses : vouloir renouer avec une île-sœur, montrer son insoumission à la géopolitique française et montrer que la mer ne sépare pas Mayotte d’Anjouan, de Mohéli et de la Grande Comore, mais qu’elle les rapproche. Se jeter en mer, au-delà de la douleur et des incompréhensions que cet acte peut soulever, serait un acte de résistance.

1 Ceux qu’on jette à la mer

Dans le bel article comparatif « Shipwrecking the World’s ‚Wretched Refuse’. Spectres of Neocolonial Exclusion in Carl de Souza’s Ceux qu’on jette à la Mer and Charles Masson’s Droit du Sol », Véronique Bragard (2014) s’appuie sur ces deux textes de fiction de l’Océan Indien pour faire une analyse critique de la mondialisation et du néocolonialisme français. Elle insiste sur le rôle des êtres humains dans les catastrophes maritimes et revient, entre autres, sur les raisons géostratégiques, économiques et militaires qui ‘justifient’ l’obstination de la France à rester à Mayotte, avant de lire les deux textes de son corpus à l’aune des réflexions du sociologue Zygmunt Bauman.

N’être le bienvenu nulle part, traîner ses rêves de liberté et de respiration tel un fardeau face à un empire tantôt visible tantôt invisible, un empire violent qui consume lentement et sans remords, tel est le quotidien de milliers de Comoriens depuis l’instauration du visa Balladur. Les auteur.e.s du corpus nous rappellent que s’il est une chose qui est illégale à Mayotte, c’est inéluctablement le visa Balladur, dont les frais et la nature des documents à fournir écartent une grande partie de la population comorienne. En effet, il s’agit d’un visa d’entrée à Mayotte qui est exigé par la France, mais d’un visa qui porte le nom de la voix et du visage de la République française au moment de marquer la volonté de la France de rester à Mayotte le 24 novembre 1994.

« Nous ne sommes pas des étrangers chez nous ; ce sont ces blancs qui sont étrangers chez nous »1 martèle Combo. Les vrais étrangers ont imposé le visa Balladur, ils ont fait de la zone de passage entre Anjouan et Mayotte une mer meurtrière, un mur aquatique et de Mayotte ‘le plus grand cimetière marin du monde’, qui accueille les noyés, leurs rêves d’un mieux-être et ceux qui sont littéralement jetés à la mer.

Ceux qu’on jette à la mer de l’auteur mauricien Carl de Souza (2001) m’autorise à faire une digression comparative. La scène est toujours la mer, mais cette fois, il s’agit de la mer de Chine. Le roman se déroule principalement sur ‘un boat’ dénommé Le Ming Sing 23. Le ‘boat’ a quitté Kwan Chou en Chine et affiche un trop-plein de crasse, de pourriture, de pestilence, de faim de nourriture dégoûtante, de faim d’air et de vie, de vomissures, de sang, de rouille, de promiscuité, de maladie, de dégradation, de détresse, de souffrance, de brutalité, de viol, de torture psychologique, de désespoir, de fantômes, de mutinerie, de traque, d’arnaque et d’attente, que quelque chose se passe, enfin.

Le boat a pour destination Haïti, où les innombrables passagers clandestins, du moins ceux qui survivront à l’interminable voyage ou ne seront pas jetés en mer par le chef coléreux (qui les prévient dès la première page du roman), espèrent continuer vers les États-Unis. Mais ce voyage, qui durera deux mois, deviendra un voyage-errance en mer pour les deux cents passagers au départ, le nombre chutant au rythme des corps qui chutent dans la mer. On entendra Tian Sen s’étonner après plusieurs semaines de route: « c’est l’Afrique, maintenant ? Pourquoi pas l’Inde ou le pôle Sud, il va nous faire visiter la terre entière ? »2

Comme aux Comores, les départs se font surtout de nuit. Le Kwassa Kwassa est la cale chez Souza. L’idée du cycle infernal départ-souffrance du voyage – arrivée – arrêt – rapatriementest aussi manifeste. Comme c’est le cas aux Comores, le rituel de changement de la cale en chemin est présent et montre combien le réseau est bien structuré entre les ports et comment la communication fonctionne entre les capitaines-passeurs.

Ces menteurs et ‘marchands de rêve’, comme chante Corneille (2005), incluent des Philippins véreux qui sont bien rodés à l’esquive des garde-côtes avec leur bateau sophistiqué, comme on peut le voir dans la description qu’en fait le narrateur: « Son Ming Sing 23 est une bête noble, un tigre intergalactique échappé des studios de Hong Kong, franchissant pour de vrai des mers rugissantes, son maître agrippé à sa toison, les deux à la limite de l’inconscience ».3

Au départ, le Ming Sing 23 est en mer pour un voyage entre la Chine et Haïti, mais personne ne sait combien de temps le voyage durera, deux mois, trois mois, en fonction des intempéries climatiques, des détours à faire pour contourner la vigilance des garde-côtes, des caprices des ‘chefs’, de l’arnaque programmée, etc. En plus de la désintégration ambiante dans le bateau, ce qui fait surtout déprimer le narrateur Tian Sen âgé de 23 ans, comme le chiffre lié au bateau , c’est la violence à bord de la cale, comme il s’en rend compte au cours de cet interminable voyage auquel prennent part un grand nombre d’étudiants fuyant la dictature en Chine et rêvant de démocratie dans un ailleurs qu’ils espèrent meilleur.4

Le type malade n’est plus là, ses effets non plus. Je me redresse péniblement. Le métal froid du pont et du bastingage est couvert de rosée même là où il se trouvait, et Yap Sen Chong, à la barre, a l’air surpris quand il me voit me relever. Je descends à la cale voir le malade. Pao est déjà réveillé. Mais où étais-tu donc ? Je t’ai cherché toute la nuit pour te raconter, le type, on savait pas qu’il avait attrapé le paludisme. Je voulais te dire que, je n’attends pas la fin de sa phrase et remonte à la passerelle en courant, où est-il? Dites-moi où il est, le type malade! Yap tarde à me répondre faisant mine d’être préoccupé par sa navigation. Puis, les mots sortent, à peine formés: Il est mort… fallait se débarrasser du corps avant qu’il nous infecte tous… fallait faire vite… fallait agir avant l’aube.5

Cette mise en abyme plongera le narrateur dans un délire consistant à s’accrocher à « trois syllabes, mes bouées de sauvetage »6 : Mok Men Yin. C’est le nom du ‘disparu’, du jeté à la mer, auquel le narrateur essaye de donner une dernière vie, au point que, ayant trop agacé l’équipage, il se retrouve lui-même ‘frappé’ et ‘attaché’ dans la salle des machines.7 Car il faut bien que le voyage se poursuive, et que les autres passagers ne soient pas ‘infectés’ par la folie de Tian Sen en cette mer souvent rageuse, pendant ce voyage qui ne les mènera finalement pas à Haïti, mais à l’île Maurice, dans l’Océan Indien.

Le cycle de l’odyssée en mer, tout comme le roman, se referme sur le rapatriement8 des boat-people, considérés par l’ambassade comme des personnes qui déshonorent la Chine, laquelle se charge de sauver l’honneur de l’empire du milieu. « Nous sommes d’irrémédiables déracinés, d’éternels réfugiés, la mer nous refoule, la terre ne sait pas nous retenir, nous sommes pris dans un ressac incessant, violent et silencieux, qui n’en finit pas de voler nos rêves. »9

Ce passage qui rappelle la traversée à bord des bateaux au temps de l’esclavage dont l’élément commun de la mer force un peu la comparaison ferme le roman sur l’impossibilité d’un ailleurs meilleur tout en rappelant Bauman (2004) pour qui l’absence d’identité et la non-appartenance en tant que réfugié, immigré, exilé et, par extension, de boat-people, est une étiquette dont les protagonistes ont du mal à se débarrasser. Le fait que le roman de Souza se termine à Maurice dans l’Océan Indien permet de revenir à mon espace de recherche, à mon corpus, à l’espace que Houmadi appelle avec une pointe d’humour « l’Océan des Indiens »10 où on se fait agresser verbalement et psychologiquement pendant la traversée par des capitaines-passeurs violents et, plus tard, par des violeurs de corps et d’âme (quand on a le luxe de pouvoir arriver à Mayotte), car il est fréquent que la traversée se termine mal, comme c’est le cas pour cette mère et son fils :

La première fois que je suis allé là-bas, la vedette a été emportée par les courants après une panne de deux moteurs. La pluie était épaisse et les vagues semblables au Karthala. Le troisième jour, on a échoué à Mohéli, à Itsamia exactement. Sur quinze personnes, on n’était plus que cinq. Dès le début, une femme prise de peur a eu une crise et est morte quelques minutes plus tard. Lorsqu’on a jeté son corps dans la gueule des requins, son enfant âgé de dix ans, apparemment calme jusque-là, a sauté par-dessus-bord sans rien dire. On a essayé en vain de le rattraper.11

Tiré de l’ouvrage Aux parfums des îles d’Andhume Houmadi, ceci est l’exemple d’une scène de fiction factuelle racontée par Kamal, un habitué de la traversée, qui est devenue un jeu à ses yeux. Ce texte-témoignage, publié à titre posthume, est préfacé par l’éditeur-militant Ahmed Chamanga qui écrit ces mots justes : « en lieu et place du mot ‘parfum’, nous aurions presque envie de parler d’une odeur nauséabonde, de plus en plus répandue par les forces obscures sur l’ensemble de l’Archipel ».12 Dans un entretien avec Ahmed Chamanga le 1er septembre 2021 à Paris, ce dernier dira que depuis la rédaction de sa préface en 2005, « la situation n’a pas beaucoup changé. »

L’auteur du roman sociologique Aux parfums des îles, Andhume Houmadi, était un homme de droit, discipline qu’il a enseignée à l’École Nationale d’Administration des Comores. « Il fut successivement procureur de la République à Anjouan, président du tribunal de 1ère instance, puis premier conseiller juridique à la cour d’appel de Moroni ».13 C’est un juriste chevronné qui offre dans son texte des « factographies » car celles-ci

adoptent une écriture des faits – historiques, juridiques, d’actualité – qui déroge aux normes habituelles de mise en œuvre littéraire du réel. Ces formes littéraires se présentent comme des captations fragmentées du réel et des discours qui le constituent ; elles compilent des notes prises sur le vif ou des documents existants, transcrivent des propos entendus dans la rue aussi bien que des informations consignées dans les archives.14

Son projet d’écriture malheureusement interrompu par son décès en 2000 était bien inscrit dans le titre de son texte qui est une anastrophe : Aux parfums des îles. Contrairement à la nomination exotique et touristique par les colons français ‘îles aux parfums’, la vision est de mettre le monde Aux parfums des îles comoriennes, de la tragédie qui se déroule depuis 1995 dans cette partie de l’Océan Indien, mais dont le monde n’est pas suffisamment au courant. Un détail narratif significatif est l’utilisation du mot ‘vedette’ dans le passage cité plus haut et dans tout le texte de Houmadi. La vedette, contrairement au mot kwassa kwassa, est à la base un instrument de pêche, un instrument de relation, de la traversée entre les îles, à des fins existentielles et relationnelles. Le visa Balladur lui a donné une autre connotation sociale, économique et surtout globalement politique. Sur le plan métaphorique, Aux parfums des îles se lit finalement comme une traversée de la mer du silence international.

Lors de la traversée dans Anguille sous roche, les passagers sont soumis à la rage d’une mer dévoreuse, vengeresse, furieuse et sans pitié. C’est la panique à bord. Une chèvre est jetée en mer, une maman étouffe son fils qui pleurait et est désespérée : « non, mon enfant, non, bon Dieu, mais qu’est-ce que j’ai fait, je l’ai tué de mes propres mains, ciel, pitié. ».15 Anguille sous le choc, comme les autres passagers, expliquera ce qui s’est passé :

cette femme avait bloqué la bouche et les membres de son enfant pour qu’il cesse de crier ou de s’agiter, mais sa main avait à un certain moment bouché aussi les narines du nourrisson, la maman le faisait avec toutes ses forces et ne regardait même pas le mourant, elle continuait encore et encore, jusqu’au vertige de sa force, parce qu’elle en avait ras-le-bol de paraître la maman la plus malheureuse avec ces cris-là qui avaient duré très longtemps et qui emmerdaient les gens, mais elle n’avait pas pensé à l’irréparable, elle avait oublié que c’était un enfant, un innocent et rien qu’un innocent, elle avait aussi oublié qu’un enfant est un petit ange toujours bruyant.16

Ceci est un exemple de passage très oralisé chez Zamir dans lequel il rappelle un secret de polichinelle, à savoir que que le bruit attire l’attention des fonctionnaires de la police aux frontières, de la gendarmerie marine équipée d’intercepteurs très performants. Par ailleurs, le bruit irrite surtout les passeurs pour qui les passagers ne sont qu’une marchandise, des ‘wasted lives’ [vies sacrifiées] (Bauman) à faire passer d’une rive à l’autre. Les passeurs sont des acteurs majeurs dans cette comédie macabre, ce théâtre déshumanisant, ce spectacle néocolonial déshonorant. Dans l’épilogue de Droit du Sol, que je lis comme un enterrement de notre conscience collective, Charles Masson fait retentir à travers le cri répété quatre fois (« ouiiiiiiin ! »17) du petit Brice, le cri et la douleur de tout un peuple qui dit non à l’humiliation et au mépris des siècles d’histoire et de fraternité.

Comme pour illustrer le cycle infernal de la traversée, Yasmina, d’abord chassée de Mayotte suite à une dénonciation, tente d’y retourner afin de faire ausculter son fils Brice né à Mayotte par un médecin ORL. Voici les mots que Yasmina prononce au sujet de son petit bout de bois de dieu qui est présenté ainsi à travers la fenêtre de l’hôpital « Voilà, mon petit Brice Saïd, tu es né sur le sol français. Si tu veux, tu pourras être Président de la République française ! Si on t’en laisse la possibilité et le temps. ».18 Malheureusement la violence du système ne le laissera pas vivre. Il sera d’abord refoulé avec sa mère et pendant la tentative de retour, ce sera la tragédie.

On entendra d’abord le passeur19 dire à Yasmina

Fais taire ton bébé ! On va se faire prendre ! Fais-le taire sousou20 ! Fais-le taire ou je le jette à l’eau ! Jette-le à l’eau, on va se faire attraper par la gendarmerie ! Jette-le ou je te jette avec lui !21

Ensuite, quelques passagers se joindront à la chorale sans c(h)œur en disant ‘jette-le’ quatre fois et une dame à côté de Yasmina lui dira d’ailleurs « Jette-le ! Tu en feras un autre ! »22

Le texte se referme sur deux pages qui mettent en avant les avantages de l’intermédialité. Masson laisse le lecteur avec cinq images sombres dont trois avec Yasmina les mains vides, implorant le vide, et huit mots qui résument le magnifique roman graphique. Par ailleurs, ces mots bien choisis invitent l’humanité à voir de plus près les confettis de l’empire : « Plouf, Fausse alerte ! On repart ! Brice… Brice. Fin »23

Entre l’onomatopée24 qui dit l’indicible et dont la portée violente est évidente, le constat que le petit Brice est, suivant Bauman, une autre « vie sacrifiée » inutilement, un « corps-frontière »,25 le détachement immédiat (car bon gré mal gré, dans ce contexte, c’est juste un accident de parcours que l’on poursuit tranquillement) et la fin marquée en gras, Masson a réussi le beau pari d’associer des images subtiles à une économie de mots pour parler des acteurs que l’empire n’avait pas prévus dans son spectacle-spectre néocolonial.

Ce mélange du langage succinct et de la visualisation pour figurer la tragédie explique que ce roman graphique ait été en lice pour le Grand Prix de la Critique au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2010 et renforce la thèse du roman graphique comme un genre approprié pour dire l’indicible et surtout faire voir les grandes crises humanitaires, comme c’est par exemple le cas avec deux autres bandes dessinées : A Smile through the Tears. The Story of the Rwandan Genocide écrit par le Rwandais victime du génocide des Tutsi de ١٩٩٤ et exilé au Canada, Rupert Bazambanza (٢٠٠٥) et Rwanda 1994 de Grenier, Austini & Masioni (2009).

Comme le roman graphique de Masson, les deux bandes dessinées contribuent de manière significative au travail de mémoire et à la pédagogie de la thérapie par l’image26 des souffrances que des humains infligent à d’autres humains sur notre sol commun. Cet effort de nous confronter avec le réel est bien résumé par Cécile Grenier dans l’avant-propos. D’abord embarquée dans un premier séjour de compréhension de cinq semaines, elle retournera plus tard au Rwanda et dira :

Je suis restée ensuite près de six mois, et j’ai enquêté. À travers les collines, les prisons, les villages. J’ai entendu la parole des rescapés, de miliciens, de militaires, de policiers, de maires (les bourgmestres)… J’écoutais la vie des gens, leurs actions, leur repentir. Les informations recueillies étaient fortes, nombreuses, souvent très précises, et recoupaient toutes les facettes du génocide. Ce que j’ai appris là-bas, j’ai mis plusieurs mois à le digérer. Dès les collines, j’ai eu l’envie d’une bande dessinée. Un moyen pudique et fort de transmettre l’indicible, de faire partager ce qu’on ne voit jamais aux infos, ce que les chiffres ne disent jamais : la vie des gens prisonniers de l’actualité. Une histoire brisée que seul le hasard d’être né ou de vivre dans un pays en paix nous épargne. Nous ne sommes à l’abri de rien, surtout pas de la folie des hommes lorsqu’elle est si bien orchestrée.27

C’est un mélange de démarche personnelle pour mieux comprendre la tragédie, associée au choix d’un genre artistique qui donne mieux à voir que Grenier a choisi, accompagnée dans sa belle aventure par un scénariste et un dessinateur. Masson suit la même logique dans Droit du Sol qui est une fine œuvre d’art en quatre parties dénommées Quoi ça-quoi ça ; Koiça-Koiça ; Kwassa-Kwassa et K-K. C’est un jeu sur le son qui permet, en plus de voir, d’entendre les questions et les voix des victimes. Le germaniste Peter Utz (1997) avait créé le terme « Ohralität » [Ohr ; oreille et Oralität ; oralité]’, pour désigner cette présence du son, de la voix, de l’acoustique dans un texte littéraire.

C’est une acoustique qui fait résonner les échos de la tragédie (c’est quoi cette histoire peut-on dire), focalise l’attention sur l’objet-abject moteur de la tragédie (le Kwassa Kwassa) et invite à méditer sur l’impossibilité de dire sa souffrance, de crier sa rage car la situation rend bègue et on peut à peine émettre des sons audibles (K-K28). Comme par hasard, on voit à travers le mot Kwassa Kwassa un jeu de sons qui met en exergue les consonnes sourdes (KK-SS) qui matérialisent le caractère inaudible des cris lancés par les passagers des barques de la mort. Un autre aspect singulier de Droit du Sol est le contraste entre les différents destins.

D’un côté, il y a les métropolitains Danièle, Serge, Jacques et Pierre qui passent dans l’ensemble du très bon temps à Mayotte. De l’autre côté, il y a la trame narrative autour de la traversée. Pour marquer la multiple temporalité et la multiple spatialité qui caractérise la vie à Mayotte, Masson ferme sa belle œuvre dont le temps de narration se situe entre l’arrivée de la nouvelle cohorte de métropolitains à Mayotte (généralement en août pour la rentrée scolaire) et le soir de la Saint-Sylvestre, par une opposition saisissante avec des métropolitains et leurs amis mahorais célébrant la nouvelle année tandis qu’au même moment le petit Brice est jeté en mer. Un brin fataliste, c’est une Anguille stupéfiée qui dira des enfants jetés à la mer :

de toute façon ce nourrisson-là allait finir comme tant d’autres enfants que la mer qui sépare Anjouan de Mayotte a dévorés dans le silence avec leur maman, si on comptait le nombre de femmes et enfants que la mer mahoraise toute seule a avalés, depuis que le texte de ce spectacle que nous jouons est sans cesse déformé sous les yeux de son auteur, on saurait combien les acteurs principaux sont tristement informes de cœur, et cela n’empêche pas que le spectacle continue, oui, que l’on devienne clandestin ou que l’on périsse dans ce mouroir, n’importe, l’important c’est que le spectacle continue, voilà ce qui importe29

Le spectacle a plusieurs visages : la violence de la traversée, qui prend des allures d’un combat entre David et Goliath, et surtout, la violence des discours officiels et de certains métropolitains, trop bien dans leur bain dans l’enfer mahorais. C’est le cas du libidineux dans Droit du Sol qui, entre l’alcool et les filles mineures, ne se prive pas d’exposer le fond de sa pensée pauvre :

Le RMI30 ! Jamais ! le RMI c’est la dérive ! Avant à la Réunion, les filles étaient gentilles… comme ici ! Tu leur payais à boire et tu les prenais en stop et c’était bon ! Maintenant qu’elles ont le RMI, elles te snobent ! Elles font les difficiles ! C’est devenu des féministes ! Ha, ça ! Il va falloir que les indésirables s’en aillent ! Ou alors on les jettera à la mer.31

2 T.H.U.G L.I.F.E: Dit Violent et T(r)opique de la Violence

Dans la précédente section, j’ai exploré l’un des visages violents de la traversée aussi bien pour les adultes que pour de pauvres enfants qui finissent souvent en mer. Qu’en est t’il de ceux qui ne sont pas jetés à la mer, qui arrivent à ce qui passe pour être l’eldorado mahorais ? Je montrerai que la violence accompagne les personnages, surtout les jeunes, victimes de la ‘disqualification sociale’. Pour Paugam,

le concept de disqualification sociale renvoie au processus d’affaiblissement ou de rupture des liens de l’individu avec la société au sens de la perte de la protection et de la reconnaissance sociale. L’homme socialement disqualifié est à la fois vulnérable face à l’avenir et accablé par le poids du regard négatif qu’autrui porte sur lui.32

J’analyserai la violence juvénile comme l’une des conséquences immédiates de la politique d’exclusion de la France et comme un espace de revendication de vie, du droit à l’existence d’une jeunesse marginalisée, exclue, abandonnée et victime de plusieurs formes de violence.

Pour ce faire, j’invoquerai trois textes du corpus notamment Tropique de la Violence de Nathacha Appanah sur lequel j’insisterai et les nouvelles La république reconnaissante de Fahoudine Mze et Les cendres de l’honneur de Salim Hatubou, toutes deux publiées dans Petites Fictions Comoriennes (2010).

À ces textes primaires, j’ajouterai pour élargir la comparaison Dit Violent de Mohamed Razane (2006), un excellent premier roman-portrait de la condition des jeunes « sortis de l’immigration »33 comme le dit Razane dans le département de la Seine-Saint-Denis en région parisienne (‘le 93’).

Compte tenu de la longueur de cette section, elle est divisée en quatre sous-sections thématiques afin d’en faciliter la lisibilité : (1) La disqualification sociale et l’instrumentalisation politique des jeunes ; (2) la négociation de l’altériCité ; (3) des jeunes victimes du T.H.U.G et (4) le langage et le corps comme lieux de la violence.

2.1 Disqualification sociale et instrumentalisation politique des jeunes

L’équivalent du 93 à Paris (dans Dit Violent) est Kawéni à Mayotte (dans Tropique de la Violence) et un quartier ‘nord’ de Marseille, communément appelée la première capitale des Comores (dans Les cendres de l’honneur).

Je postule qu’à Kawéni, dans le 93 et dans un quartier nord de Marseille comme la Cité de la Savine (Bouches-du-Rhône) où j’ai marché les 6 et 7 septembre 2021 pour prendre le pouls et mieux saisir la portée de certains textes,34 les jeunes anti-héros sont simplement épuisés par un système qui les consume et « victimes d’un système qui les condamne », pour reprendre une expression de Paugam (2012). La violence est leur langage, leur réaction aux multiples facettes de la disqualification sociale à laquelle ils sont soumis.

Cette disqualification sociale inclut: (1) La scolarisation (« En grande difficulté d’apprentissage »35 comme dira le directeur d’école au sujet de Bruce dans Tropique de la Violence) ; (2) L’accès aux loisirs (associations, jeunes disqualifiés mais leurs loisirs sont conçus dans l’esprit des associations coupées de leurs réalités ou des jeunes victimes du contrôle au faciès devant une boîte de nuit à la Bastille le samedi soir) ; (3) Espace (Ils sont considérés comme infréquentables, la police rôde tout le temps aux alentours) ; (4) Criminels au faciès (en cas de litige, leur disqualification sociale les expose aussi devant la ‘justice des nantis’) et (5) (Dés)Appartenance. Plusieurs de ces jeunes sont français mais faussement catalogués comme étrangers/intrangers. Pire, ils sont les ‘ni, ni’ c’est-à-dire ni français ni expulsables, car ils sont mineurs, ou, s’ils sont majeurs, ne sont intéressants qu’à l’approche des élections, comme en témoigne ce discours d’un homme politique à leur endroit :

Jeunes de Kaweni, je sais que vous souffrez de tout ce qu’on raconte sur vous, je sais que vous n’aimez pas cette mauvaise réputation que vous avez. Je sais que vous souffrez parce qu’il n’y a aucune infrastructure ici, qu’il n’y a rien pour vous, les jeunes, pour vous qui êtes l’avenir de Mayotte. Si vous votez pour moi, si vous faites voter pour moi, je vous promets qu’on n’appellera plus ici Gaza mais Paris ! Si vous votez pour moi, si vous faites voter pour moi, il y aura du boulot pour tout le monde ici !36

Les jeunes, bien malins, exigeront beaucoup de choses pour jouer le jeu politique avant de prendre possession des provisions qui leur ont été apportées. Ils recevront aussi des billets et devront, en contrepartie, arrêter les petits crimes pour un moment, et laisser la ville souffler, au moins le temps des élections ‘paisibles’. Les politic(h)iens achètent la paix et la sécurité auprès des jeunes en marge de la société à des périodes électorales. Après les élections, Gaza redevient un coin infréquentable et disqualifié dans les discours officiels. Les jeunes ont bien conscience de la tentative d’instrumentalisation à laquelle ils sont soumis dans ce conundrum qui ne fait qu’assurer « la permanence de l’exclusion »37 mais ils prennent tout de même les petits cadeaux.

Ainsi se forment dans les banlieues et les quartiers dits ‘chauds’ des ghettos, dont la violence n’est en effet que le reflet de la violence du système qui les écrase. La littérature devient une dénonciation de la désintégration des jeunes en marge du corps social mahorais, marseillais et parisien dans leurs milieux/banlieues avec leurs petits rois et leurs lois qui secouent le discours officiel.

Dans sa belle analyse de philosophie politique, State Power, Stigmatization, and Youth Resistance Culture in the French Banlieues. Uncanny Citizenship, Tchumkam remarque ceci au sujet des banlieues:

Not only has the banlieue become privilege site for the replication of colonial rules, it also stands out as the area that, while contained within the state, represents the most feared threat to that very state. Thus, the cités are subject to an exclusion from within, with the young people having next to no hope for improved social conditions.38

Dans Tropique de la Violence, les jeunes de Kaweni, leur zone de pouvoir contre l’impouvoir du pouvoir en place qu’ils appellent fièrement Gaza, sont des exclus de la société mais des jeunes que la société craint, des jeunes infréquentables quotidiennement mais fréquentables quand on a besoin de leurs voix ou quand on doit les calmer à des périodes délicates, comme lors de la venue des officiels ou des missions étrangères.

À ce moment, il faut les calmer et faire bonne figure. « Baroin arrive demain, ils font le ménage »39 dira Jacques dans Droit Du Sol pour illustrer le jeu avec les convenances et les chiffres. C’est un jeu avec le feu que les jeunes socialement lucides ont bien compris, car tantôt complices, tantôt criminalisés par les discours politic(h)iens, ils sont très utiles comme instruments du pouvoir en place à Mamoudzou, Marseille et à Paris. Ils sont un ‘ailleurs’ sur place, un ailleurs dans la République, ils ne sont pas une altérité mais une alteriCité dite violente.

2.2 La négociation de l’altériCité « violente »

On me dit violent, mais qu’en est-il de ce système de merde dans lequel on vit ? Un système qui compte parmi les premières puissances économiques du monde tandis que dans mon immeuble HLM40 c’est le tiers-monde voire le quart-monde, plus de la moitié des parents sont au chomêdu41… ce n’est pas violent, ça ? Un système dans lequel ceux qui sont placés dans les hautes fonctions politiques magouillent avec l’argent public en toute impunité, tandis que les huissiers s’acharnent comme des hyènes sur des pauvres qui n’ont même pas les moyens d’offrir des cadeaux à leurs enfants pour Noël.42

Ces mots sont de Mehdi qui est le personnage principal de Dit Violent, un roman de l’altériCité, en plus de l’altérité qui désigne leurs réalités. C’est un mot que je mets en exergue pour souligner le désir dit « violent » des jeunes de se créer une microsociété dans la macrosociété, une cité dans la cité, qui ne les voit pas et ne les entend pas. Mehdi a 18 ans. Dans ce roman qui fait office de confidence, de journal intime et de lettre d’adieu, Mehdi nous livre dans une temporalité bien précise, de jeudi à vendredi matin, un ‘sociogramme’ du 93 et les motifs qui le poussent à se mettre en chemin pour venger l’honneur des jeunes du 93, tout en écoutant à fond la musique de NTM (nique ta mère, groupe de rap français).

La question de l’honneur revient chez Salim Hatubou. Dans Les cendres de l’honneur, Kaf, « Je m’appelle Kaf qui est le diminutif de Kafagnambi c’est-à-dire : Celui-Qui-Ne-Fait-Pas-Le-Mal en comorien »,43 âgé de 17 ans, parle au juge au nom des jeunes de son quartier des raisons qui les ont poussés à incendier un bus. C’est une génération de Comoriens de Marseille exclus de la société et déséquilibrés entre deux conceptions du monde, deux époques. Ils expriment ce déséquilibre à travers des signes artistiques mais aussi d’autres signes du social.

Il y a d’un côté les parents qui ont souvent ‘forcé’ la traversée et qui leur infligent un désir du pays, pays inexistant pour une génération entre twarab du bled [genre musical d’Afrique de l’est/australe], coupé décalé transnational [genre musical né de la crise en Côte d’Ivoire], Brassens français et culture du rap-révolte.

C’est le cas de Soly Mbae Mohamed, artiste militant qui espère ne pas être ‘le seul fou dans ce monde’, homme de la multiple culture, homme de partage et membre de la B.Vice depuis trois décennies (B-Vice signifie bloc venant de l’intérieur comme de l’extérieur), un mouvement de rap de contestation, de rassemblement et d’animation sociale qui donnera l’association Studio Sound Musical School B.Vice en 1991.

Cet espace de valorisation des jeunes des quartiers défavorisés prendra une ampleur avec le meurtre d’Ibrahim Ali à Marseille, alors âgé de 17 ans, comme Kaf dans Les cendres de l’honneur de Salim Hatubou qui écrivait régulièrement depuis sa ville d’adoption : Marseille. Le jeune Ali/Kaf, ‘celui qui ne voulait pas faire du mal44 mais juste prendre son bus pour retourner à la maison après des répétitions musicales était membre des B-Vice junior. Il a été tué par balles le 21 février 1995 par un colleur d’affiche du Front National. Sa mort révèle aussi l’apartheid géographique car il partait du Centre Culturel Ruisseau Mirabeau pour son « quartier défavorisé ».

C’était un moment important de longer l’Avenue Ibrahim Ali alias Chibaco, inaugurée le 21 février 2021 dans le 15 ème arrondissement de Marseille, en entendant de nouveau les voix des jeunes qui grondent dans Les cendres de l’honneur, après la visite du studio dans lequel de nombreuses affiches, des tee-shirts etc. célèbrent sa mémoire. Ici se mêlent la réalité et l’idée des cendres de l’honneur dans la nouvelle.

Après les parents qui attendent des enfants qu’ils mènent une vie différente de celle dont les enfants rêvent, il y a de l’autre côté les attentes d’une société qui pratique la ségrégation spatiale et linguistique. Les jeunes tiendront à marquer leur présence et à se forger une identité propre, qui sera dite « violente ». Il faut rappeler que c’est la taxonomie linguistique qui est « violente » et les enferme dedans, là où ils pourraient être autres, pacifiques.

Là aussi, l’écrasement du système passe par ce langage idéologique, stéréotypé et volontairement réifiant, stigmatisant. C’est une autre façon très insidieuse de mettre des chaînes autour des individus et de les placer en marge de la société. Pour rappeler leur présence, leur virilité mal canalisée et s’octroyer une place dans le palmarès de la violence juvénile, ils entreprennent de défendre l’honneur de Marseille. Car dans les autres villes on voit « des vrais mecs qui ont des couilles, eux! Paris est classé premier, vient Strasbourg! Une chose est sûre: Marseille est derrière avec aucune bagnole cramée ! »45

Même dans la disqualification sociale, il faut faire montre d’un esprit de solidarité dans les actes de vandalisme, il faut bien réclamer et occuper son espace - aussi violent soit-il - si on veut exister, faire entendre sa voix, faire parler de soi à travers la violence. C’est le seul moyen de ne pas disparaître des discours politic(h)iens et médiatiques et, surtout, c’est la garantie de l’honneur défendu :

Marseille est déshonorée, humiliée, salie et vous êtes là à parler de meufs ! Toutes les cités de France doivent bien rigoler de nous ! On n’a pas de figure ! Dans la France, ça brûle et à Marseille, la seule fumée qu’on voit c’est quand le père de Moktar il fume ses gitanes sans filtres !46

C’est un Djaé révolté, au grand sens de l’humour, qui invite ses copains à ‘montrer leurs couilles’ et à ‘se bouger’, pour parler comme ces jeunes, afin de marquer leur territoire, de gagner leurs lettres de noblesse dans la géographie de la témérité autour des bouteilles d’essence, de la résistance, de l’écriture et de la musique de l’altériCité qui ne peut se faire sans Marseille. Ce serait le déshonneur absolu que rien ne brûle à Marseille, ce port d’entrée et cette ville-rebelle qui a d’ailleurs donné son nom à l’hymne national auquel Djaé fera un clin d’œil ironique :

Nous avons décidé de réduire un bus en cendres, pour l’honneur de nos cités. Et puis, avec un peu plus de chance, on parlera de notre exploit à la télé. Putain, la célébrité sans passer à leurs émissions de télé réalité à la con! Trop classe. Voilà un bus. Il dépasse le rond point. Il arrive. Nous sommes excités. Il faut le faire. Plus jamais les banlieues parisiennes ne nous regarderont de haut ! […] – Sauvons l’honneur de Marseille ! –Des cendres, citoyens, marchons, marchons ! a même plaisanté Djaé.47

La délinquance est un moyen de s’affirmer sur trois dimensions. D’abord, la violence face à Paris qui domine la scène sur le plan des revendications des habitants des banlieues, qui prennent régulièrement des formes brutales. On constate que ces jeunes reprennent de manière très paradoxale à leur propre niveau, dans leur propre combat, un combat historique (et toujours actuel) mené par le reste de la France contre la domination de Paris, domination institutionnalisée, la France étant un État ultra centralisé. Étonnant de voir que même en ce qui concerne les violences en banlieue, ce sont les banlieues parisiennes qui « gagnent », car, étant près de Paris, elles sont plus médiatisées. Les jeunes essayeront d’équilibrer les choses dans un langage qui associe leur désir d’exprimer leur masculinité et d’affirmer qu’ils ne sont pas des mauviettes: « Allez, on bouge, on va leur montrer qu’à Marseille, on n’est pas des pédés! a dit Patrick. ».48

Ensuite, la rébellion anti-société comme affirmation devant l’État qui n’a pas toujours été à l’écoute et qui s’est souvent servi de la violence49 au lieu du dialogue. Ici, la violence anti-société est aussi un anti-langage, irrespectueux de la norme dans le sens de Halliday (1976) qui a étudié le langage des jeunes sous le prisme du désir de produire des contre-réalités, tout en défendant une certaine identité en opposition à la hiérarchie.

Pour finir, il est question d’une violence contre ‘l’intranger’ qui est présenté par l’État comme le danger, celui qui vient en voler les maigres privilèges. C’est une violence contre un ‘profiteur’ fabriqué pour montrer à l’État qu’on est un bon élève qui sait se défendre, comme on peut le voir dans la république reconnaissante:

Assad. M est mort simplement parce qu’il était grand-comorien à Mayotte. Il volait le pain des bons Mahorais. Du moins, l’a-t-on fait croire. Ses compatriotes envahissent Mayotte. C’est parce que sa race d’hommes vole les femmes mahoraises que son sexe a été coupé en deux et mis dans sa bouche encore vivante. C’est parce qu’il s’est approprié la langue du mzungu pour mieux berner les braves Mahorais que le verre de Johnny Walker devait lui traverser la gorge: keep walking! Que puis-je dire?50

Nous faisons ici face à l’humain déshumanisé, le Comorien ‘racialisé’ qui ne représente rien ou si peu aux yeux du Mahorais néocolonialisé à la peau noire mais vivant derrière le masque blanc du néocolon, le Comorien dont même le cadavre n’interroge pas les bonnes consciences. Car cela fait un ‘étranger, envahisseur, illégal’ de moins. Dans un récent article d’anthropologie philosophique, Walker51 s’appuie sur le concept de ‘mimesis’ pour explorer la violence des Mahorais envers les Anjouanais particulièrement. Il explique bien la psychologie de la violence dans ce contexte :

Violence is an essential part of the process of othering : clandestins are not the victims of violence because they are clandestins; rather they are clandestins because they are victims of violence. The violent act creates the clandestine, and the mimetic impulse creates the violent act.

L’autre est créé à travers l’acte de violence qui légitime de ce fait même l’altérité car, sans acte de domination économique, mentale, lexicale (appeler l’autre clandestin, étranger, criminel, travailleur ‘au noir’ etc.) et surtout physique, l’égalité serait évidente. Il faut donc rappeler par le biais de la violence la place qu’on voudrait donner à l’autre. La Mort d’Assad M. qui deviendra le Rosa Parks des Comoriens à Mayotte expose la violence du système bien intériorisée par des jeunes qui s’en servent pour inférioriser les autres.

Assad M. est tué parce qu’il a rêvé de liberté, de manger à sa faim, de boire à sa soif, d’où, peut-être, l’image du johnny walker, de s’émanciper humainement et de faire partie du cercle des privilégiés de la République, libre, égalitaire et fraternelle, loin de son archipel. Il est la/le mort de trop, la/le mort qui déclenche enfin l’esprit de révolte et l’invitation à faire bloc contre l’injustice, corps et âme, à défier la République meurtrière, à tout prix, ce qui explique l’organisation spontanée et le ralliement des ‘sans droits’ dans cet univers du droit à versant tropical avec pour but de rappeler leur droit à l’idéal d’humanité dont les enfants, violents et instrumentalisés, s’éloignent.

Vouloir défier la ripoux blique (Djailani) par la violence est aussi le sujet du roman à contre-courant linguistique de Salim Hatubou, dont je trace les grandes lignes ici pour renchérir son écriture de la contestation violente, vue sous l’angle des enfants/jeunes.

Les démons de l’aube (2006) est une célébration de la diversalité linguistique (Glissant): le français y est dans tous ses états. Il est comoriannisé serait-on tenté de dire, c’est-à-dire contextualisé pour donner à voir les réalités comoriennes et faire entendre la langue française telle qu’elle est parlée aux Comores. Un exemple de contextualisation humoristique du français est le jeu autour du concept « bailleurs de fonds » dans Les démons de l’aube :

Et puis, on a organisé sommet des bailleurs de fonds. On a appelé tous les commerçants et on leur a dit que nouveau pouvoir a besoin argent. Mboholo pas content. Il croyait que sommet des bailleurs, on prenait commerçants, on montait avec eux sur sommet du volcan Karthala et on leur demande argent. Le commerçant qui baille, on le jette dans les braises, au fond du volcan même. Arafat lui a expliqué que c’est pas ça. Chirac, c’est-à-dire Mboholo lui-même, dit que ça sert à rien de faire sommet des bailleurs de fonds s’il y a pas sommet, s’il y a pas gens qui baillent et s’il y a pas fonds.52

Les lectures et les dictionnaires classiques n’aideront pas à comprendre ce gros festin linguistique animé par des enfants, fins observateurs de la société, dont ils ont longtemps été victimes, comme la sous-section suivante le montrera.

2.3 Des jeunes victimes du T.H.U.G

Pour exprimer leur grande souffrance et leur désillusion sociale, ils puisent dans l’imaginaire comorien même si le sujet est plutôt le festin de la misère et du sang. Racontée par la voix d’Issou, âgé d’une dizaine d’années de mangues pour citer un exemple de comorianisme, Les Démons de l’aube donne la parole aux enfants longtemps marginalisés et ignorés par le système.

Ce sont des enfants qui ont « tous bac moins lycée »53 c’est-à-dire qui n’ont pas eu le privilège d’avoir une scolarisation complète. Pour se donner de la contenance, ils portent les noms symboliques Bush, Ben Laden, Bongo, Arafat, Tony Blair, Sharon, Shirac et Rambo qui exige qu’on l’appelle Rimbaud car il veut, comme Rimbaud, « transformer le monde avec les mots », d’abord des mots adressés à Jellounah dont il est amoureux. Jellounah est la seule figure féminine de ce roman violent. Ce sont « des enfants sans enfance »54 qui prennent le pouvoir après un coup d’État.

Ils inscriront sur le nouveau drapeau les traces de toute leur misère et les menus métiers qu’ils exercaient au lieu d’aller à l’école et de profiter d’une simple enfance joyeuse. Ainsi,

Nouveau drapeau là, c’est drap blanc et sur drap blanc là, on a dessiné carte de téléphone, une brouette, un carton, un tissu, un mtarinbo, c’est-à-dire une barre de fer qu’on enlève avec pierres, une pirogue, un coupe-coupe, une marmite, un tissu… et autres choses. Tout ça là, c’est symbole du travail que enfants de mon pays faisaient avant révolution même.55

Avant la révolution, la vie de ces enfants se déroulait principalement entre le grand marché de volo-volo56 à Moroni où chacun vole57 comme il peut – aussi bien au sens des oiseaux que dans celui de dépouiller les gens de leurs biens –et leur quartier Kaltex, qu’ils transformeront dans la fiction en quartier des ministères après leur arrivée au pouvoir, pour répondre à la logique du gouvernement de proximité. Mais les nouveaux dirigeants prendront vite goût au pouvoir, qui les dégoûtera tout de même pendant quelques épisodes nostalgiques. Ils créeront des Ministères aussi cocasses que le Ministère des Je-viens (Comoriens vivant à l’étranger en séjour aux Comores); ministère de la Défense, ministère de la Vieillesse et des Palabres, ministère de l’Agriculture, de la Pêche et des Etcetera et le ministère de la Confiance et de la Justice, qu’occupera le narrateur qui le cumulera plus tard avec la fonction de Premier Ministre.

Ils font la parodie des adultes obnubilés par le pouvoir, l’argent, le sang et développent les envies des trois V (Villa-Voiture-Voyage) alors qu’ils ne peuvent pas encore voyager car, après leur prise du pouvoir par la force, ils sont encore en négociation avec les instances internationales qui les tromperont sous l’égide des Forces Alliées des Nations du monde F.A.N.M.58

Pour pousser la raillerie, ils nommeront d’abord comme Général et porte-parole des négociations Mdaza, celui qui est sourd et muet, pour rappeler l’attitude des « grands quelqu’un » d’hier à leur égard. Le principal objectif de la négociation pour des enfants « Aux parfums des îles » et de l’histoire des nombreux coups d’état dans l’archipel, et qui désirent sauver l’honneur des Comores est simple, mais profondément pensé: « Comores va donner pétrole, mais France doit nous rendre Mayotte. ».59

Découvrant les plaisirs du pouvoir de l’argent et surtout des armes, ils tueront dans des scènes très violentes les « grands-quelqu’un » (les hommes importants ou qui se disaient importants) d’hier qui leur ont volé leur rêve et abusé d’eux sexuellement. C’est le cas de Jellounah dont le nom représentera désormais l’hymne national inspiré par la chanson poétique de Salim Ali Amir.60 La seule femme dont la voix est présente dans le roman et la seule à faire partie du nouveau gouvernement, sera d’abord Première Ministre ensuite présidente de la République, suite à un assassinat qu’elle orchestrera.

Pour laver l’affront de son père, dont l’honneur a été tué publiquement par un grand-quelqu’un à qui il devait 50.000 francs comoriens qu’il était incapable de payer car il n’avait pas reçu son salaire pendant plusieurs mois, Jellounah montrera jusqu’où les frustrations longtemps réprimées peuvent mener. Ce court dialogue décrit son violent moment de justice par soi-même du viol physique et moral qu’elle a subi du « grand quelqu’un ». Elle le sort de sa villa, l’invite ironiquement à aller se promener, lui tout nu, les intestins de son chien mitraillé autour du cou et à quatre pattes. La promenade mène au cimetière où elle lui accorde un dernier entretien, elle qui tient sa proie:

  1. Tu vois, à côté, mon père a fini là! Tu lui as enlevé ce qui lui restait: sa dignité! Combien mon père te devait? Réponds!
  2. Cinquante mille!
  3. Je n’ai pas entendu! a hurlé Jellounah.
  4. Cinquante mille! a répété l’homme.
  5. Cinquante mille quoi? Euros ou dollars? a demandé Jellounah.
  6. Cinquante mille francs comoriens! a lâché l’homme.
  7. Est-ce qu’on te les a rendus? a demandé Jellounah.
  8. Oui, a répondu l’homme.
  9. Et pour te les rendre, j’ai donné ma virginité à un chien de Grand-Quelqu’un! Et pour te les rendre Issou, que tu vois là, est devenu voleur pour la première fois. Alors, j’espère que tu as bien profité de ces cinquante mille parce que tu n’en verras jamais d’autres! Regarde-moi! J’ai dit: regarde-moi!61

Elle videra sa mitraillette, synonyme de (dé)vider sa colère longtemps ruminée et, par association, la colère de nombreux enfants en situation de mal-vie et de mal-être, sur ce grand-quelqu’un qui retrouve, dans la fosse Darmendra, l’autre ‘chien’ et traître qui avait indiqué le refuge de son papa. Hatubou résumera très bien par la fiction factographique la situation de ces enfants sur l’archipel des Comores en général dans deux pages à la fin du roman, qui se termine aussi sous forme de jugement, comme sa nouvelle Les cendres de l’honneur. « O wandru wona eyadipwa shawo kwawono eyatrenda yarema! [Les gens remarquent celui qui s’est vengé et oublient qu’il a été d’abord victime!] »62

Ces jeunes qui font du ‘crime’ leur modus vivendi sont véritablement des jeunes en situation de mal-vivre inquiétant, de mal-être profond. Ils sont à n’en point douter en « sous-France » et en souffrance. Mehdi, qui parle au nom de tous les jeunes marginalisés du 93, met bien les mots sur cette douleur dans cette formule brève mais puissante: « un enfant dit terrible est toujours un enfant terriblement en souffrance ».63 Pour renforcer l’esprit de comparaison, je ferai une autre digression hors des sphères francophones afin d’expliquer une partie du titre de cette sous-section. Le but est d’illustrer que cette problématique de la jeunesse marginalisée est importante et représente un perpétuel danger pour toute société qui éduque les enfants à la haine, au lieu de l’amour.

L’acronyme T.H.U.G: THE HATE U GIVE est aussi connu aux États-Unis d’Amérique que l’idéologie des Black Panthers pour parler des conséquences de la discrimination et de la disqualification sociale, dont les noirs en particulier sont victimes. On peut vivement recommander à ce titre le roman The Hate U Give d’Angie Thomas (2017) qui a remporté un nombre impressionnant de prix, compte tenu de l’urgence sociale de la question qu’elle aborde de manière poignante.

Le film qui reprend le titre du roman a été dirigé par George Tillman, Jr. (2018). Il a fait, par exemple, partie du cursus d’anglais de 2020 dans un lycée de Bayreuth, petite ville dans le sud de l’Allemagne. Le mérite revient à un enseignant-stagiaire courageux qui s’investit dans la pédagogie contextualisée et la pédagogie de la diversité. Cet enseignant tient à intégrer l’actualité autour des Black Lives Matter dans son cours qui associe l’apprentissage de l’anglais à la conscientisation et au civisme en Allemagne, où la question de la brutalité envers les dits ‘étrangers’ et des ‘intrangers’ regagne du terrain. Le roman et le film relèvent l’importance de la question sociale des jeunes noirs mis en difficulté par la violence systémique contre laquelle ils finissent par se révolter, en renvoyant au visage de la société, avec toute leur énergie violente, toute la haine qu’ils ont longtemps subie, accumulée et surtout étouffée.

T.H.U.G. L.I.F.E: The Hate U Give Little Infants Fucks Everybody disait à travers le hip hop poétique et politique l’une des voix principales contre la marginalisation des noirs aux États Unis d’Amérique: Tupac Amaru Shakur. Il s’était d’ailleurs fait tatouer sur le ventre, partie du corps pouvant contenir beaucoup de douleurs, cet acronyme. La dernière scène du film très émouvant de George Tillman Jr remet cet acronyme au cœur de l’actualité. Sekani, dont le nom signifie “la joie”, est le benjamin de la famille Carter qui est au centre du film. La trame porte sur une autre mort inutile d’un jeune noir pendant un contrôle de police qui a encore mal tourné.

Quand son père est une fois de trop menacé par le King de la drogue de la zone, il sort une arme et est très determiné à defendre son honneur et celui de sa famille. Son regard perçant dit toute la haine dont cet enfant a été nourri tout le temps de sa brève vie et son désir d’enfin faire entendre cette haine qui le fait souffrir. Tout comme aux États-Unis d’Amérique, ce sont des enfants terriblement en souffrance dans la “sous-France” qui meublent le roman-enquête sociologique de Nathacha Appanah dans lequel la narration en analepse est fréquente.

L’identité que des enfants en souffrance se construisent peut prendre la forme d’une identité de contestation au cœur de laquelle la création de leur propre espace est cruciale. Ceci est par exemple fréquent dans les parlers/codes jeunes comme le Nouchi en Côte d’Ivoire, le Camfranglais au Cameroun, l’Ágábá Boys au Nigéria, le Sheng au Kenya, le Lugha ya Mitaani en Tanzanie, le Tsotsitaal en Afrique du Sud etc. Ces parlers sont des espaces de survie et de (re)-construction identitaire. À Mayotte, les jeunes de Kaweni offrent la parfaite symbiose entre une identité rêvée et une identité contestataire des normes qui ne prennent pas en compte leurs aspirations. Cette symbiose se joue sur la violence car, à la base, ils ont été victimes de violence, violés psychologiquement et physiquement.

Principalement à travers le parcours croisé de trois métropolitains (Marie, Olivier et Stéphane) et de trois jeunes (Moïse, La Teigne et Bruce) liés dans la douleur et le malheur de l’abandon, aussi bien des parents que de la société, Appanah nous fait comprendre combien les jeunes qui font et défont la loi à Kaweni-Gaza au rythme de leurs humeurs sont surtout des victimes d’un système qui continue de les exclure et les condamner, eux qui sont déjà damnés.

Moïse, « Mo » dans le roman, Mo la Cicatrice et Mo le fou, est le personnage principal, né d’une mère mineure arrivée en Kwassa Kwassa. Il a été adopté par Marie, une métropolitaine qui a suivi son amour, Chamsidine, à Mayotte, décision qu’elle regrettera plus tard car il la quittera pour en épouser une autre. À ses yeux, elle offre à Moïse la meilleure éducation/enfance possible en le mettant à l’abri du besoin et des tentations de la rue mais ce dernier se révoltera car il estime qu’elle a voulu faire de lui un petit blanc au milieu de petits noirs. Il sera exaspéré, insécurisé émotionnellement et deviendra violent lorsqu’il apprendra ses origines, que Marie lui a longtemps cachées. Avant de quitter la maison familiale, il dira ceci :

Je n’en voulais plus de cette vie protégée, de cette vie de Blanc, de ces vêtements de Blanc, de cette musique blanche qui ne me transporte nulle part et de ces livres qui parlent des roseaux et de saules. Je voulais transpirer une sueur d’homme noir, je voulais manger du piment et du manioc comme avant je mangeais des petits Lu et de la confiture, je voulais des tam-tams et des cris, je ne voulais pas être un muzungu, un étranger. Je voulais appartenir à un endroit, connaître mes vrais parents, avoir des cousins, des tantes et des oncles. Je voulais parler une langue qui fait rouler les r et chuinter les s.64

Comment ne pas à nouveau penser à la mésaventure de Samba Diallo dans L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (١٩٦١). Pris entre deux cultures dont une qu’il avait un grand mal à assumer, Samba Diallo disait : « Ici, maintenant, le monde est silencieux, et je ne résonne plus. Je suis comme un balafon crevé, comme un instrument de musique mort. J’ai l’impression que plus rien ne me touche. »65 C’est ce que vit Moïse, le prophète biblique dont le sort fait aussi penser à l’inoubliable poème prière d’un enfant ‘nègre de Guy Tirolien ou encore L’Interférence de Rabearivelo pour donner un exemple de texte dans l’Océan Indien.66

Pour paraphraser Tirolien, Moïse est fatigué de cette vie derrière une maison avec une grille d’entrée, il ne veut plus de livres qui lui comptent des histoires qui ne résonnent pas comme le bruit des rues à Mamoudzou, des histoires qui n’ont pas pour héros ses amis Bruce et la Teigne etc. Il décide donc de refuser l’altérité que lui impose Marie dont le nom et les actes invoquent aussi la bible. Il a soif d’altériCité. Il quittera sa coquille tranquille pour aller vers l’intranquillité nourrissante afin de devenir comme les nombreux enfants qu’il lui est interdit de fréquenter. Il préfèrera une vie vivante qui consiste à flâner dans les rues de Mamoudzou, prendre ce qui lui tombera dessus et non être un enfant dont même les émotions sont programmées, comme le souhaite Marie.

L’enfant et la Rivière67 (Henri Bosco, 1945) est le livre que Marie lui lira régulièrement. « Ouvrir ce livre c’était ouvrir ma propre vie »68 dira Moïse. Mais plus tard, Moïse décidera de traverser la rivière afin de découvrir ce qui se trouve de l’autre côté de la rive. Il rêve de liberté et de sa propre expérience et non plus de jouer un rôle prédéfini dans le théâtre convenant à Marie. Il est tellement dégoûté et déçu de Marie, qu’à 14 ans, il l’abandonne au sol quand elle s’écroule, non sand remords. Il quitte tout simplement la maison, sans appeler qui que ce soit pour informer de l’incident qui coûtera la vie à Marie. Il suivra résolument sa marche en retrouvant La Teigne, le symbole de l’enfant libre, car celui-ci passe sa journée à marcher, un acte qui, ici, équivaut à vivre depuis le lever du soleil jusqu’au coucher du soleil qui cuit les corps et les âmes à Mayotte.

J’aimais être avec La teigne, ce garçon maigre qui sentait la sueur et le fer, qui ne disait presque rien, et qui marchait du matin au soir. Ses pieds étaient épais, larges, les orteils démesurés. Le soir il reprenait la barge et dormait dehors. Il n’était jamais allé à l’école. Quand il voulait se laver, il plongeait du ponton de Mamoudzou. Quand il voulait manger, il allait chercher des fruits. Il me fascinait.69

C’est cette liberté, cette ‘vraie vie’ dehors, hors normes, sauvage, libre, sans mensonges et sans contraintes qui ‘résonne’ en Moïse qui se sentait de plus en plus étouffé par les besoins affectifs de Marie et en déphasage avec la vie des autres jeunes à Mayotte. Il est tellement attiré par la Teigne qu’il leur imagine des liens de parenté et est bien conscient que sans Marie, il aurait vraisemblablement eu le même parcours que La Teigne.

Cette affinité est fondée sur la liberté, l’errance libératrice, la vie imprévisible, loin de la vie emmurée et très prévisible, derrière les grilles que Marie percevait comme un idéal pour lui. « Et moi, Moïse, j’ai quatorze ans, je fume, je bois, je chante et je danse avec les copains, je n’ai pas de passé, pas d’avenir, je suis heureux. »70 Moïse est libre et heureux. Il vit dans le présent, aux côtés de ses nouveaux amis dont la Teigne particulièrement.

La Teigne représente la jeunesse en errance à Mayotte. La Teigne a de la famille à Mayotte mais une famille qui, à travers un autre jeune nommé Moussa, lui donne de temps en temps un billet, mais l’évite, de peur de devoir partager ses privilèges, car il lui rappelle ses origines comoriennes, une peau que sa famille à Mayotte n’assume plus, le nouveau masque de survie étant blanc.

La Teigne est important sous un autre angle. Le fait qu’à travers le roman, il mélange sans gêne le français et le shimaore attire l’attention sur la dure réalité linguistique de l’île. Il y règne une relation ambiguë et déséquilibrée avec le français. Sans vouloir les excuser ou justifier leur agressivité, force est de reconnaître que tous ces jeunes sont victimes de violence de leur imaginaire, physique, symbolique, culturelle, économique, religieuse et linguistique car même la langue de l’école à Mayotte, qui n’est pas la langue de socialisation primaire, les exclut du système comme c’est le cas avec Bruce qui a ces mots forts pour l’ambiguïté du système :

Je n’ai jamais faim je vais à l’école française dans la journée et je vais à la madrasa le soir. À l’école française on m’apprend je suis tu es il/elle/on est nous sommes vous êtes ils/elles sont et les maîtresses sont fines et blanches et elles disent vous êtes des français, allons enfants de la patrie, et elles n’utilisent pas de bâton pour taper quand tu fais une bêtise mais elles te caressent les cheveux en disant petit coquin. À la madrasa on s’habille de blanc et on récite le Coran et si on se trompe fachak on se prend un coup de branche de manguier mais c’est pas grave c’est comme ça la vie et on nous dit vous êtes des musulmans et je vis comme ça, mahorais français musulman.71

Une île, deux écoles de la vie : école coranique et école publique qui se contredisent dans leur méthode car l’une caresse dans le sens du poil même quand l’apprenant se trompe et l’autre utilise la violence pour amener l’apprenant à mieux faire. Quelles en sont les conséquences à court, moyen et à long terme sur les esprits que l’État et la société ont le devoir d’accompagner?

Bruce est victime d’une double insécurité comparable à d’autres cas de diglossie coloniale, omniprésente dans l’Océan Indien et ailleurs, d’un déséquilibre cognitif et affectif. Il devient le chef autoproclamé de la bande à Gaza, aussi pour se donner des raisons de vivre. Il a changé son patronyme officiel Ismaël Saïd en décidant de porter fièrement le nom de Bruce par analogie à Bruce Wayne, le héros du film Batman, pour se donner de la contenance. Il a délibérément quitté le confort de la famille pour la rue et la faim de liberté. L’école officielle l’a insécurisé en le qualifiant ‘d’enfant en grande difficulté d’apprentissage’. Il apprendra dans la rue, prendra la rue pour la véritable école de la vie, bien qu’il ait aussi rêvé de quiétude comme il le fait savoir à Moïse :

Parce que tu crois que je suis né comme ça, moi, avec l’envie de taper, de mordre, de rentrer dedans, moi aussi je voudrais pouvoir dire avec une petite voix et le regard au loin quel est mon endroit préféré dans ce pays. Moi aussi je voudrais que quelqu’un me prépare un bol de céréales, putain des céréales je sais même pas le goût que ça a des céréales, tu crois que je n’aurais pas aimé qu’on m’emmène pique-niquer près du lac Dziani ou sur l’îlot de sable blanc là-bas, ou nager avec les dauphins. Voir mon propre pays, tu crois que j’aurais pas aimé ça, moi ?72

La rencontre de Moïse va insécuriser Bruce car il remarque tout de suite l’œil vert, « l’oeil sorcier » de Moïse et les privilèges dont il a bénéficié. Comme l’indique le passage ci-dessous, il espère tirer des avantages du cash dont Moïse dispose régulièrement même s’il est conscient des ‘origines’ privilégiées de Moïse:

tu es allé acheter un pain fourré au poulet que tu as mangé à moitié et, merde, tu as donné l’autre moitié à ton chien. J’ai su alors quel genre de gars t’étais. Le genre aveugle à la misère, qui va en vacances, qui a la clim dans sa chambre, qui a les poubelles qui débordent, le genre qui n’a jamais connu la faim, qui ne sait pas d’où il vient, le genre qui a oublié qu’il est noir. Si t’avais été près de moi, je t’aurais éclaté la gueule.73

Le rapport précieux, humain et complice que Moïse cultive avec son chien et compagnon de tout temps Bosco74 est aux yeux de Bruce une aberration et une grosse insulte à ses yeux et à tous les jeunes de Gaza pour qui le chien n’est pas un animal de compagnie, mais un gardien qui délimite leur territoire de celui des riches, surtout des métropolitain.e.s à Mayotte. Par conséquent, vouloir faire partie de la bande et tout partager avec son chien est intenable pour Bruce qui a contesté l’autorité parentale avant de s’attaquer à l’autorité de l’État, le langage et la sexualité étant aussi bien pour lui que pour les autres jeunes des lieux de la revendication et de l’auto-affirmation « violentes ».

2.4 Le Langage et le corps comme lieux de la violence

Voici comment Bruce « casse » le lien avec la famille et la figure du père :

Je vole par-ci par là, dans les mourengués je gagne une fois de plus, je deviens fort je deviens méchant j’ai envie de taper tout ce qui bouge. J’ai douze ans treize ans, ma bite me gratte et je veux une fille mais pour une fille il faut des euros et un jour je vole la montre de mon père je vais voir les sousous* au rond-point de Cavani et je baise pour la première fois dans la mangrove et, quand je rentre, mon père m’attend en bas du village mais je suis un homme maintenant j’ai baisé je m’appelle Bruce et je n’ai pas peur et je sautille autour de lui comme je fais pour les mourengués et il me regarde avec le même regard cassé et c’est fini.75

Le langage et la sexualité sont aussi des lieux privilégiés de l’expression « violente » de la disqualification sociale et du désir d’assouvir la virilité adolescente. À travers ces deux canaux, les jeunes s’expriment, ils croient affirmer leur pouvoir sur leur peur, et surtout sur ces gens qui ont moins de pouvoir qu’eux : les sousous c’est-à-dire les prostituées. La sexualité est non seulement une arène de la violence, c’est aussi un sujet propice à la violence langagière comme l’illustrent ces paroles de Bruce :

J’avais assez d’argent pour baiser et ma bite me démangeait tellement j’avais envie. J’en ai assez des chèvres qui bêlent, j’étais le roi oui ou merde. J’ai donné les billets à La Teigne, à Rico, à Nasse, qui était revenu d’Anjouan en kwassa, et ils ont tous baisé dans les buissons, devant derrière et après on est allés laver nos bites dans la rade de Mamoudzou.76

Le langage cru révèle le trop-plein de frustrations, le mal profond existentiel qui donne envie de faire mal aux autres afin de partager sa douleur et d’asseoir son autorité. Le corps devient une zone de transaction, de transfert de frustration. Les jeunes utilisent le corps des autres pour s’adresser indirectement à la société dont ils sont exclus. Ils envoient des messages au corps étatique, comme on le remarque lorsque Bruce est très violent contre une sousou car, pendant l’acte, il a imaginé Moïse en train de ‘le faire’ avec Stéphane, le métropolitain qui pour les jeunes incarne la France.

Il s’ensuit que Moïse sera victime d’un viol collectif. Il sera transformé en « une tournante » pour reprendre un terme du langage courant présent dans Dit Violent de Mohamed Razane, c’est-à-dire que plusieurs jeunes passeront chacun à son tour sur son corps. Son tort est d’être parti de Gaza, sans visa de sortie délivré par le roi Bruce qu’il avait déjà osé détrôner symboliquement en le battant à la mourengue, une forme de lutte à laquelle aucun jeune ne l’avait jusque-là dominé. La sortie avec Stéphane est donc la goutte d’eau qui fera déborder le vase pour Bruce qui nourrissait déjà un amer désir de vengeance envers Moïse.

Sur fond de « rap rap nigga fuck fuck »,77 et de films pornographiques Moïse sera longuement et sauvagement abusé sexuellement par Bruce et ses lieutenants qui utilisent son corps comme territoire de la violence pour rappeler leur pouvoir au cercle, mais aussi pour prévenir les autres contre toute dérogation à cette sainte puissance à laquelle il ne faut pas essayer de surseoir et surtout, dans le but d’écraser l’estime de Moïse. C’est le jour où tout bascule dans son corps, sa tête et son monde.

Il en deviendra fou et fera entendra sa voix pour la dernière fois par la voie d’une arme qui appartenait à Stéphane. C’est l’histoire d’un adolescent qui tue un autre adolescent qui, avec la complicité des autres, l’a violé donc tué psychologiquement, lui qui était déjà mort socialement. Le cycle de la violence s’achève par le spectre de la folie ou de la mort,78 comme la fin pour la plupart des personnages des œuvres ‘de littérature d’inspiration sociale’ sur les Comores. Moïse connaît très bien la loi de Gaza et ce qui l’attend. Il ne donnera pas à la bande qui veut venger le défunt Roi l’occasion de le tuer une troisième fois.

Dans le 23ème et dernier chapitre, on vit une espèce d’esthétique de la circularité. Moïse est venu par la mer, il repart par la mer/en mer au lieu de se faire lyncher par des jeunes en furie, armés de machettes qui scandent ‘MO’ dans les rues très animées quand MO est conduit chez le juge :

Je m’appelle Moïse, j’ai quinze ans et je suis vivant. Je vois l’embarcadère et j’accélère, je suis poussé par le souffle de chacal de la meute, par cette vie de merde que je veux laver, je pense à Marie, je pense à Bosco et à Gatzo et à Pascal et il me semble qu’ils sont là, à courir avec moi, à m’encourager, à me porter. […] J’arrive bientôt à la fin mais je n’ai pas peur, ce bleu magnifique, brillant, ce bleu qui peut-être n’existe qu’ici dans cet océan, m’appelle. Sans ralentir, je fais alors comme tous les enfants de Mayotte au moins une fois dans leur vie, je fais décoller mon corps au bout de l’embarcadère, ma poitrine se bombe, mes jambes et mes bras se soulèvent. Je plonge dans la rade de Mamoudzou, je fends l’océan de mon corps souple, mon corps vivant, et je ne remonte pas.79

Contrairement à ceux qu’on jette en mer, les damnés de la mer, par analogie aux damnés de la terre chez Fanon, Moïse se jette en mer, dans la rade où les jeunes prennent régulièrement un plaisir contagieux à sauter dans l’eau sous le regard étonné des contemplateurs qui admirent leurs acrobaties et leur plaisir insouciants. Mais, c’est aussi la rade dans laquelle Bruce, ses amis et les nombreux clients de sousous à Mayotte nettoient leurs ‘bites’ après leur plaisir acheté au bord de la mer. En faisant le choix de se jeter en mer, Moïse poursuit son long chemin vers la liberté pour reprendre le titre de la biographie de Nelson Mandela. Après avoir tué Bruce au lac Dziani, ce bel endroit où Bruce aurait aussi aimé faire une sortie avec ses parents, Moïse était pleinement conscient du fait que rien ni personne ne pouvait le protéger à Mayotte, pas les fonctionnaires de la police, pas son œil dit sorcier, ni Stéphane de l’organisation non gouvernementale qui ‘l’aimait’ bien.

Stéphane est un ‘développeur’ qui s’occupe d’une association dont le but est d’offrir du divertissement (séances de cinéma, hip hop américain, matches de foot) aux jeunes, donc de les occuper et de les éloigner du champ de la violence et des tentations. Ce dernier a des sentiments confus pour Moïse ; ce qui poussera d’ailleurs Bruce, le chef de la bande de Gaza à punir sévèrement Moïse d’être sorti sans ‘visa’ et d’être allé en tournée sur l’île avec un métropolitain avec qui il croit que Moïse a eu des rapports sexuels. Plus tard, Moïse se servira de l’arme de Stéphane pour perpétrer son crime.

C’est aussi grâce à la sortie que Stéphane organise dans le cadre de ses activités sur l’île que Moïse découvrira, à seize ans, la plage de Bandrakouni où son histoire a commencé à Mayotte, quand sa mère y est arrivée aussi à l’âge de seize ans. Malheureusement, il n’y a plus aucune trace. La mémoire est silencieuse car toutes les traces ont été emportées par le vent et « la mer violée par le sang et les morts ».80 Moïse est écœuré d’être doublement étranger : venu comme ‘étranger’ et adopté par une étrangère qui l’a éduqué à des normes étrangères et fait de lui un enfant vivant à Mayotte mais dont les référents culturels sont les livres, la musique, l’alimentation et les loisirs de l’Occident etc. Voici son état d’esprit : « quand j’ai su la vérité, je me suis senti moins que rien, une merde, un gosse qui a fait peur à sa propre mère quand il est sorti d’elle, un gosse qu’elle a donné au premier venu, comment appeler cela? ».81 Il n’est pas clair si Moïse est reconnaissant à Stéphane de l’avoir aidé à creuser ce mythe sur ses origines.

Stéphane ne voit pas de différence entre Mahorais, Anjouanais, Malgaches, etc. Il est critique mais optimiste, jusqu’au jour où deux ‘garçons’ l’agressent dans le bureau de l’association et enlèvent Moïse sous ses yeux. Avant de s’en aller, ces jeunes prendront le soin de le traiter de ‘pédophile’. Depuis ce moment, il comprend mieux Mayotte, devient méfiant et accepte la proposition d’un ami de posséder une arme. Il est bousculé. Il prendra conscience de son rôle, aussi ambigu à Mayotte que celui de nombreux métropolitains, dont il dressera le profil comme suit :

Le samedi soir, je sortais avec une bande de copains rencontrés çà et là, il y avait des sages-femmes, des infirmiers, des jeunes entrepreneurs, des instituteurs, tous des jeunes comme moi, tous blancs comme moi, des théories plein la bouche et pas une once de courage dans les mains. Refaire le monde en faisant griller du poulet sur les plages, aller danser en boîte, tirer un coup vite fait, prendre les bains de minuit, se réveiller à midi au son du muezzin, aller plonger dans le plus beau lagon du monde, profiter au maximum en sachant qu’ici n’est qu’un passage dans nos carrières. Bientôt, dans un an, deux ans, trois au grand maximum, nous rentrerions les poches gonflées de nos primes, les mains toujours dans le dos et la bouche toujours remplie de grandes théories.82

Ce profil de beaucoup de métropolitains qui rappelle celui donné par Masson dans Droit du sol est standard. Mayotte est un eldorado : soleil, sakouli,83 sexe, (gros) sous et sousous etc. À Mayotte, il y a plusieurs microsociétés qui cohabitent mal ; ce qui provoque régulièrement la violence qui est l’expression d’un dialogue absent ou mal négocié. Stéphane représente cette incompréhension entre les microsociétés. Il est arrivé à Mayotte, plein de bonnes intentions mais surtout avec un trop-plein de théories désuètes dont il interroge progressivement la validité, tout comme Olivier le policier.

Olivier est le policier à qui Moïse s’est présenté et a déclaré qu’il avait tué et laissé un cadavre au Lac Dziani. Son rapport à Mayotte est très lié à son rapport à son jardin qui, à ses yeux, est aussi bien une source de vie qu’une espèce de cimetière. « Comme son nom l’indique : Mayotte île de la mort. »84 peut-on lire dans Paris Mutsa en quête de récit pour rappeler la notion de cadavres dans le mot Maoré, le nom de Mayotte en shikomore.

Olivier voit dans le rouge des fleurs le sang des victimes de la traversée et fait une réflexion sur le lien entre le sang des corps dans l’océan et le sable, la terre, les rivières, les plantations et forcément les fleurs de son jardin. « Sont-elles si belles parce qu’elles se nourrissent de chair ? Sont-elles si colorées parce qu’elles se gorgent de sang ? »85 se demande-t-il avant de déverser sa colère longtemps contenue sur ces fleurs à la beauté ensanglantée.

C’est aussi lui qui voit une énorme ressemblance entre Moïse et Bruce. Seraient-ils biologiquement liés à leur insu ? En tant que policier humaniste, Olivier est scandalisé par le fait que la ‘poussière’ Mayotte ne représente rien à l’échelle du monde ; que les « vies sacrifiées » à Mayotte ne comptent pas. En fin observateur, il trouve les mots justes pour parler de Kaweni-Gaza :

Je ne sais pas qui a surnommé ainsi le quartier défavorisé de Kaweni, à la lisière de Mamoudzou, mais il a visé juste. Gaza c’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante que l’on voit de loin. Gaza, c’est un no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza, c’est la France.86

À Gaza, ça gaze ! À Gaza c’est chaud peut-on dire à la suite de cette description d’un policier métropolitain. Toutes les conditions sont réunies pour un cocktail explosif. Ces jeunes rappellent par la violence leur présence-absence dans les discours officiels. La violence est pour eux un langage, une méthode. C’est une violence politique à travers laquelle ils négocient ce que j’appellerai leur dedans-dehors, leur (dés)appartenance. Officiellement, ils sont exclus aussi bien sur le plan de la cartographie des milieux à fréquenter que par les discours/le vocabulaire qui les rendent marginaux. En réponse à cette double exclusion, ils démontrent par leur zone acquise de pouvoir qu’ils sont au cœur même de l’impouvoir du pouvoir en place.

La violence est finalement ici comme un cours (leçon) et un court (terrain) de tennis car les jeunes renvoient à l’État la balle qu’ils ont reçue. Ils ont le corps courbé et l’âme meurtrie à cause de l’exclusion injustifiée de l’école, de privation des parents violemment déportés, d’abandon, de fausse criminalisation étatique et médiatique, d’irresponsabilité, de mépris et de géographie procédurale. Pour paraphraser Fanon, on pourrait dire que la violence des jeunes est la réponse à la violence aux multiples facettes à laquelle ils ont longtemps été et continuent d’être exposés, voire la violence dans laquelle ils sont enfermés. Il est fort intéressant de constater que la violence néocoloniale fait aussi des victimes dans le camp de l’imposteur même si elle prend chez ces autres victimes une forme plutôt émotionnelle.

3 Violence émotionnelle chez des métropolitain.e.s

Aussi bien à travers les textes du corpus de l’ouvrage que grâce aux rencontres que j’ai faites pendant mes séjours de recherche et d’enseignement à Mayotte, la question de la violence émotionnelle chez des métropolitain.e.s est très présente, surtout compte tenu de l’impréparation de ces derniers, qui n’avaient pas saisi la portée néocoloniale du projet Mayotte, et ne se rendent véritablement compte de la violence des mondes parallèles que lorsqu’ils s’installent à Mayotte.

Dans Tropique de la Violence, il est non seulement question des enfants errants, ‘les chats sauvages’ comme on les appelle à Mayotte, mais aussi de nombreux chiens errants car abandonnés par leurs propriétaires métropolitain.e.s qui sont, soit partis en vacances, soit définitivement retournés en métropole car ils craignent l’implosion sociale latente à Mayotte. Marie nous en prévient dès la première page du roman « de là où je vous parle, ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu’il suffira d’un rien pour qu’il s’embrase. »87

Marie alerte sur la menace sociale, la « violence atmosphérique »88 qui pèse sur Mayotte, la « marmite qui peut exploser » à tout moment et faire des victimes, comme elle-même sur le plan émotionnel. L’infirmière quittera la France pour Mayotte afin de vivre le grand amour avec Chamsidine, dont la description qu’elle fait mélange soif de vie et fantasmes exotiques sur les légendes souvent racistes liées aux « prouesses sexuelles » des noirs:

Chamsidine est large d’épaules et peut porter un homme adulte dans les bras sans grimacer. Quand il sourit, je dois respirer profondément par le ventre pour ne pas défaillir. Quand il rit de son grand rire en cascade, je sens mon sexe s’ouvrir comme une fleur et je serre les jambes. Toutes les infirmières se sont un peu entichées de ce grand Noir qui vient d’une île appelée Mayotte mais je ne sais pas pourquoi c’est moi qu’il choisit, un soir de garde. Je suis timide devant cet homme. J’ai vingt-six ans et je tombe.89

On est bien dans le « prototype » longtemps collé au « mâle noir sauvage au sexe surdimensionné »90 qui fait des ravages, fait tomber des cœurs le temps d’une aventure folle avant de rompre de nouveau, comme lorsque Chamsidine abandonne Marie cinq ans plus tard parce qu’elle n’arrive pas à tomber enceinte.

Elle est si dépitée qu’elle devient progressivement amère. Son désir d’avoir un enfant est d’autant plus exacerbé qu’elle voit tous les jours des enfants abandonnés dans la rue à Mayotte. C’est le cas de la petite mendiante qui ne parle jamais et que Marie rencontre chaque matin à sa sortie de l’hôpital, après son service de nuit. Elle développera une relation quotidienne particulière qui « dure trente secondes à peine »91 avec cette enfant inconnue jusqu’au jour où la petite exprimera sa déception car Marie, absorbée par son désarroi, ne lui a pas fait le geste attendu. Marie décrit ainsi son malheur :

J’ai vingt-neuf ans et il faut me croire. Chaque jour monte l’attente, chaque jour gonfle l’espoir d’avoir un enfant. J’égrène les mois avec des rêves, des rires et des câlins […] il y a tant d’enfants ici, tant de femmes enceintes, tous ces bébés dans tous ces bras, pourquoi pas dans les miens ? Tous ces bébés nés sans même qu’on les désire, alors que moi, je prie, je supplie. Quand vient le sang chaud dans ma culotte chaque mois, je pleure et maudis toutes ces mères que je vois à l’hôpital qui ne connaissent rien à rien, toutes ces clandestines venues accoucher sur cette île française pour des papiers et je me retiens de leur demander Mais tu le veux vraiment ce bébé ou tu veux juste venir à Mayotte et avoir des papiers ? […] je deviens folle, je ne suis plus moi-même. Je titube. J’ai trente ans et je ne fais que cela : attendre et pleurer.92

Au fil des années, son déséquilibre émotionnel va s’accroître. Elle deviendra plus folle quand Chamsidine décidera de la quitter pour prendre une autre épouse. Ses pensées associeront une profonde colère, la vulgarité, le désir de vengeance, la méchanceté gratuite, la médisance des autres femmes et le recours à une pratique bien connue à Mayotte : la dénonciation des « clandestins » lorsque ces derniers demandent de meilleures conditions de travail ou une revalorisation salariale, comme c’est le cas dans Mayotte. Des poissons à chair Humaine. Face à la déception et au dégoût, voici ce qui, à un moment de la narration, traverse l’esprit affaibli de Marie:

J’ai bientôt trente-trois ans. Il m’arrive de croiser la pute de Cham qui pousse un landau dans les rues de Mamoudzou. Elle n’a pas de papiers et parfois me vient l’envie de la dénoncer comme faisaient les gens pendant la guerre. Je suppose qu’il suffirait que je téléphone à la Paf, et, ensuite, je pourrais attendre tranquillement devant chez elle pour voir comment ils la chassent cette chienne, comment ils la dénichent et la mettent dans leur jeep, Bye bye pute de clown, retour à Anjouan, le ticket aller est gratuit.93

Son idée de la dénonciation est alignée sur la psychose sociale au cœur de la population à Mayotte. Elle est le prélude au chantage émotionnel qu’elle fera à Chamsidine, qui n’obtiendra le divorce qu’à la condition d’adopter Moïse. L’enfant souffrant d’hétérochromie lui sera remis à l’hôpital par une jeune mère mineure n’ayant pas les ressources émotionnelles pour maîtriser sa situation inconfortable, et qui lui dira avant de disparaître: « Lui bébé du djinn. Lui porter malheur avec son œil. […] Toi l’aimer, toi le prendre ».94

Le déclic inattendu pour Marie, qui approche ses trente-trois ans, vient de cette phrase prononcée en français pratique et qui change toute la trame du roman et toute la vie de Marie à Mayotte. C’est en s’occupant des personnes qui ont besoin d’aide médicale et humaine que son rêve de maternité se réalise ; qu’elle se fait aussi finalement aider.

Moïse se sentira tout de suite bien entre les mains de Marie. Il l’aimera comme une ‘mam’ avant de s’en distancier, de refuser d’aller à l’école et de décider de l’appeler Marie ; ce qui constitue un véritable choc pour elle. Le tout le poussera à passer de mauvaises nuits. Il cèdera à l’appel de la vraie vie, la vie de la rue autour d’autres jeunes et non la vie dictée par une métropolitaine qui triche, qui manipule les acquis administratifs à Mayotte et ne le regrette pas du tout :

Que personne ne vienne me juger. J’ai profité de toutes les failles de ce pays, de toutes les tares de cette île, de tous ces yeux fermés. Et c’était si facile, croyez-moi. Combien d’hommes engrossent des Comoriennes, des Malgaches et sont obligés de reconnaître les enfants? Combien d’hommes sont des escroqueurs professionnels en reconnaissance paternelle? Combien d’enfants sont abandonnés par leurs parents? Combien de parents renient leurs enfants sur les kwassas quand la PAF les intercepte? Combien d’enfants, sans parents, sans papiers, jouent toute la journée au soleil sans que personne ne leur demande quoi que ce soit ?95

Dans Mayotte, un silence assourdissant, Combo doit se cacher lorsque la police aux frontières intercepte le Kwassa Kwassa à l’arrivée, de peur que son fils ne le reconnaisse. C’est la peur au ventre et plein de culpabilité qu’il voit son épouse et son fils être embarqués par la police. Ici, on se remémore les mots de Fanon dans les Damnés de la terre:

Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat.96

Dans la (néo)postcolonie, la police d’État est tout aussi importante que ses complices dans la population. C’est à chacun de tirer son épingle du jeu de société fondé sur la manipulation des archives, le mensonge, le déni, la méfiance, le mépris, la trahison, l’infériorisation, l’instrumentalisation, l’exclusion et l’intimidation permanente de l’autre, qui nous rappelle douloureusement notre part de responsabilité et celui ou celle que nous tenons à oublier que nous sommes ou avons été. Porter en permanence un masque est aussi un mécanisme d’autodéfense.

Dans Droit du Sol, entendre le libidineux proférer des menaces, des injures à l’endroit des ‘clandestins’ ne relève pas seulement de sa situation de métropolitain privilégié à Mayotte. Je lis cette attitude comme un mécanisme d’auto-défense qui cache le déchirement, l’angoisse et les psychoses que développent des métropolitains qui vivent à Mayotte. Fanon parle à ce sujet de la « ligne d’orientation névrotique » car les ‘noirs’ sont ici malades de l’imago de leur ‘infériorité’ pendant que les ‘blancs’/métropolitains souffrent de l’imago de leur ‘supériorité’. Mis ensemble, les deux groupes forment la « catharsis collective » c’est-à-dire que le Comorien considéré comme ‘illégal’ devient le lieu de « défoulement d’agressivité collective » longtemps retenue ou contenue dans ‘l’inconscient collectif’.

En défoulant leur agressivité par le langage, les métropolitains expriment en réalité le fait qu’ils sont aussi victimes de la violence du système néocolonial français dont ils n’avaient en général pas de véritable connaissance avant d’accepter de se faire affecter à Mayotte comme enseignant.e, comme infirmière, sage-femme, médecin, gendarme etc. ou de s’engager dans leur aventure, rendez-vous avec soi dans ce paradis tropical, comme c’est le cas avec Jacques et Jeff qui symbolisent des métropolitains, dont Masson dresse le portrait comme suit:

Et ce soir en boîte, en plus des minets, comme d’habitude, y’avait les vieux déglingués. Le grand standard tropical des ratés de la société judéo-chrétienne. Les dégoulinants libidineux. Les rebuts de la moralité. Les vauriens. Les paumés. Les clochards qui n’ont plus rien de céleste. Les Paul Prébois qui se prennent pour Paul Newman.97

Jacques et Jeff sont deux copains paresseux en quête de ‘réunification avec soi’ à Mayotte. Ce sont deux lascards avec d’ailleurs un passé de ‘camé’ pour Jacques. Leur vie sur l’île se résume à ce que j’appellerai dans une gradation ascendante de la désespérance les cinq B : Bateau, Bronzer, Boire, Bringuer, Baiser car comme le dit Jeff : « C’est pas ‘homme blanc, cœur noir’ c’est ‘homme blanc, carte bleue’ ».98 Le pouvoir d’achat permet de s’offrir toutes les attentions, loin des convenances métropolitaines qui étouffent et privent de liberté. On comprend aussi pourquoi Masson fait allusion à la chambre numéro 69 – référence à la gymnastique sexuelle – à l’hôtel Caribou, un autre lieu de la topographie surtout métropolitaine à Grande-Terre, Mayotte.99

Le thème de la sexualité débridée est d’ailleurs présenté sous la métaphore du jeu sous les belles et ‘chaudes’ tropiques dans cette formule digne de libidineux en mal de cure de jouvence : « Vous êtes toujours partants pour le poker chez Max ? J’lui ai dégotté six petites… J’crois qu’y’en a deux de ton lycée, Roger. Tu joueras avec les autres !!! »100

Pendant que Jacques, Jeff, le libidineux etc. s’amusent sans aucune gêne à Mayotte, d’autres y étouffent. C’est le cas de Danièle l’infirmière récemment installée à Mayotte, qui veut s’évader en nourrissant le rêve de renaître, loin de ses enfants désormais indépendants et d’oublier son ex-mari, comme cela se dégage de ce dialogue avec Pierre qui s’apprête, lui, à quitter Mayotte.101

Sur les images qui accompagnent le dialogue, on peut voir comment Danièle se saisit le visage d’incompréhension et tombe sur la chaise, comme pour exprimer toute la pression psychologique qui pèse sur elle dans cet environnement de néocolonialisation qu’elle n’avait pas du tout imaginé. Elle finira même par comprendre l’actualité du mot « colonisation » pour illustrer la réalité à Mayotte.

Danièle :
J’en ai marre de ces histoires dégueulasses. Et surtout j’en ai marre que tout le monde se marre. Qu’ils pleurent un peu quand c’est tragique bon sang !
Pierre :
Attends ! Si les gens rient souvent, ici, ce n’est pas par insouciance. C’est aussi par politesse ou par fatalisme. Comme les médecins se protègent du pire avec l’humour carabin. Les noirs ont inventé l’humour noir.102 Laissons-leur cette belle invention.
Danièle :
Oui, mais moi, c’est le cynisme qui me tue !
Pierre :
Ha, non ! le cynisme, c’est une invention de colon. Faut pas confondre. Profiter du fatalisme et s’en moquer, ça c’est nous.
Danièle :
Ouais… Je sais que mon boulot, c’est de comprendre et d’accepter les gens… Mais là je sature.
Pierre :
Mais c’est normal de flancher, ça nous arrive tous… C’est normal dans cette ambiance coloniale… On peut pas corriger toutes les conneries de la France.103

Le mélange de cynisme, de dégoût et d’incompréhension provoque des dépressions nerveuses chez des métropolitain.e.s encore soucieux de l’humanité des Comoriens mais, c’est aussi ce cocktail de falsification de l’histoire, de mensonges politiques et de néocolonialisme méprisant qui prépare le terrain à ce que Célestin Monga (1994) a appelé « l’anthropologie de la colère collective ».

Il s’agit, dans le cas des Comores, d’une colère qui gronde particulièrement depuis le 6 Juillet 1975 contre un système violent qui s’accroche par tous les moyens illégaux à ses privilèges. Pour les auteurs étudiés, il s’agit, pour reprendre les propos d’Édouard Louis, d’une « littérature pour s’attrister ensemble parce que cette tristesse est la première étape d’une colère, d’une révolte. Écrire pour mettre les gens mal à l’aise, écrire pour déranger. » (Édouard Louis & Catherine Fruchon-Toussaint, ٢٠٢١).104

Si les auteurs écrivent pour faire entendre la colère des Comoriens, interpeller et sensibiliser sur la question de Mayotte, un autre aspect tout aussi important sur lequel ils attirent notre attention est la radicalisation qui est une conséquence du néocolonialisme à Mayotte. Aux yeux de beaucoup de victimes, la violence radicale passe pour être la seule voie pour espérer faire entendre une ultime fois leurs voix et leur colère singulière en amont de la colère collective.

4 Anarchipel (néo)colonial, ‘identités meurtrières’ et ‘jihad’ contre la ‘Franche’

Les incalculables « conneries » (pour reprendre le personnage Pierre cité plus haut dans Droit du Sol) de la France aux Comores expliquent l’état d’esprit de certains Comoriens qui estiment que les Comores ont longtemps été déshonorées par la France à travers la colonisation et la néocolonisation, dont l’expression la plus brutale est la séparation abusive de Mayotte du reste de l’archipel et l’implication dans les nombreux coups d’état qui ont continué à fragiliser les Comores, un état mort plusieurs fois. Aussi lira-t-on, bien que sur un ton d’hyperbole, ceci, dans la nouvelle Les cendres de l’honneur d’Halim Hatubou :

Ils sont plus de 80.000 à Marseille et ils ne passent pas inaperçus avec leurs habits exotiques. Ce sont les Comoriens. Marseille est aujourd’hui la première ville comorienne puisque Moroni, la capitale de cet archipel fort de ses centaines de coups d’État, compte nettement moins de personnes…105

L’aspect diasporique est renforcé lors d’un autre coup d’état qui destitue les enfants au pouvoir dans Les démons de l’aube car c’est encore depuis Marseille, de manière symbolique, que la transition se fera :

Ici Marseille ! Ici Marseille Chers compatriotes, vous venez de traverser la plus horrible période de notre Histoire, mais rassurez-vous, le cauchemar est bientôt terminé. Nos forces alliées sont, en ce moment, sur le point de terrasser nos ennemis, ceux-là même que nous croyions qu’ils étaient des enfants, mais, hélas, il s’est avéré qu’ils étaient des diables, ces diables qui peuplent nos contes et légendes… Depuis l’invasion de notre pays par ces tyrans qui ne seront bientôt plus qu’un triste souvenir, la capitale des Comores est transférée momentanément à Marseille, dans le sud de la France, en attendant la libération des Comores…106

Dans l’imaginaire comorien courant, Marseille est qualifiée de première capitale des Comores vu l’important nombre de Comoriens qui y vivent. Cette présence massive montre aussi en filigrane l’évasion massive du fait de la grande précarité et de l’instabilité politique aux Comores depuis la déclaration unilatérale de l’indépendance le 6 juillet 1975, en contestation de la séparation de Mayotte des trois îles sœurs.

Taglioni (2008) s’appuie sur la carte reprise ci-dessous pour retracer le mouvement des populations d’Anjouan vers Mayotte et des statistiques économiques qui font comprendre le rêve de l’eldorado mahorais pour parler de « balkanisation ».

Cette carte met très bien en exergue les différentes stations (point de départ, points d’arrivée, itinéraire des expulsions) présentées dans les textes du corpus et que j’ai pu parcourir pendant mes séjours de recherche. Anjouan est en amont et en aval des départs et des retours. Des quatre îles, elle est l’île-passerelle compte tenu de sa proximité avec Mayotte.

Les statistiques sur l’écart entre le niveau de vie à Mayotte et les trois autres îles expliquent les tentations d’indépendance du reste des îles et surtout de la Grande Comore qui, depuis 1975, a été le théâtre de l’assassinat de plusieurs chefs d’état notamment Ali Soilihi et Ahmed Abdallah. Ceci avec l’intervention du très redouté mercenaire Bod Denard qui avait des complicités aux Comores, en France et jusqu’en Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid, dont certains Comoriens ont profité pour faire des affaires et s’enrichir, comme cela est mis en avant dans un texte à travers le personnage de Sakina, la styliste comorienne parrainée par Bod Denard, chez qui Ahmed résidera lors de son exil médical à Durban.

Je le redis, nous n’avons pas pris d’abonnement pour le malheur. En guise de démocratie, nous avons hérité des mots crachats. Des misérables. Tu parles d’une vocation. On s’est pourtant échiné à résister aux coups bas ourdis par les mafieux de la franchafrique. Mais la vérité c’est que la guerre froide nous a mis à genoux. […] C’est tout simplement scandaleux qu’un usurpateur étranger, puisse durant dix ans, souffler le chaud et le froid dans l’archipel sous les yeux bienveillants de La « Franche ». Denard a eu pour mission de désosser le cadavre.107

FIGURE 4
FIGURE 4

L’immigration comorienne vers Mayotte

© TAGLIONI 2008

Ces mots sont du père d’Ahmed, le personnage principal du récit-témoignage-journal intime-roman épistolaire de Nassuf Djailani construit sur cinq parties avec différentes voix et voies narratives : Marie (la sœur d’Ahmed), Houleid (l’époux de Marie), leur petite fille Victoire dont les mots qui ferment le roman laissent un brin d’espoir pour l’avenir, la mère, Élise la directrice d’école et le père.

C’est un gendarme à la retraite, désabusé et furieux aussi bien contre l’état comorien que contre la France, au point qu’il envisage de se servir de sa méthode acquise dans l’armée pour régler à Denard et sa bande leurs comptes. Il aimerait bien « En finir avec Bob » jusque dans les détails les plus intimes pour reprendre le titre de la pièce de Nassuf Djailani (2011). C’est un père malade du système qui a poussé son épouse à partir pour Mayotte avec l’une de ses filles et une autre de ses filles à partir pour Marseille. Il est resté à Moroni avec son fils Ahmed, avec qui il a un rapport, comme on peut s’y attendre, difficile, même si ce dernier finit progressivement par se radicaliser lorsqu’il ‘comprend’ de mieux en mieux la haine de son père et des autres comme Ayouba pour la France et l’Occident en général.

Ayouba est la figure de la radicalisation et des réseaux de financement mafieux en Égypte, au Soudan, au Maroc, en Iran. Il n’est qu’une pièce du grand puzzle qui couvre les positions de certains milieux extrémistes comoriens qui commencent à prôner ouvertement la guerre sainte contre la France, se radicalisent chaque jour et à chaque événement malheureux de deux côtés de la mer.108

Plus loin, son parcours qui fait de lui une menace pour la société est détaillé :

Parti étudier les fondements de l’Islam, l’homme s’était transformé en sherpa de tous les hommes forts de Moroni. […] En plus de son sens des affaires, Ayouba était un féru d’histoire et de littérature arabe. Il lisait Naguib Mahfouz dans le texte. […] Sa tête ne revient pas au nouvel ambassadeur américain, qui ne s’est pas privé de le faire savoir. L’intrusion de cet homme au parcours trouble a mis tous les services en alerte. Le problème, c’est qu’Ayouba a décidé de poser sa valise après tant d’années à courir le monde. Caché derrière ses magasins d’informatiques109, on raconte qu’il menace la tranquillité d’un archipel en proie à un islam tolérant.110

À son retour à Moroni, Ayouba investit dans l’informatique qui est aujourd’hui l’un des outils essentiels de contrôle du monde; du pouvoir. Il sensibilise les jeunes contre l’américanisation du monde avec la complicité des pays occidentaux comme la France. Il est critique de tous les ‘investissements’ de l’Occident dans l’archipel et promet aux jeunes le ‘paradis’ qu’ils atteindront en sacrifiant le petit bout de dignité qui leur reste dans le jihad, au lieu d’attendre de se faire piétiner comme les générations précédentes. L’attitude d’Ayouba et des jeunes qui le suivront dans sa démarche radicale cadre bien avec les propos tenus par le philanthrope d’origine soudanaise Mo Ibrahim en 2018, dans lesquels il s’inquiétait sur les tendances de radicalisation des jeunes :

L’instabilité est une possibilité dans plusieurs pays du continent. La révolution peut être positive et installer le changement nécessaire. Mais, ce qui m’inquiète le plus c’est l’oisiveté de certains jeunes qui faute d’avenir et d’espoir se tournent vers des groupes djihadistes ou criminels qui constituent une option attrayante pour certains d’entre eux.111

Malgré les conseils répétés de Damir qui essaye sans succès de faire comprendre à Ahmed qu’Ayouba veut le détourner et l’instrumentaliser à des fins criminelles, Ahmed se radicalise et sa première cible est l’ambassade de France dont il doit « faire exploser le mur d’enceinte cette nuit. Une manière de se mettre à l’épreuve avant de passer au stade au dessus. »112 L’ambassade est aussi un lieu symbolique dans l’imaginaire du père très remonté, déçu et déchu. Il se sent doublement humilié par ses « frères » qui l’ont trahi et la « Franche qui lui sort par les trous du nez ».113

Pour bien mener sa mission dont la récompense sera un premier voyage au Caire, Ahmed suit les instructions d’Ayouba et bénéficie de la complicité d’un gardien de nuit qui « en a plus que mare114 de dix années de sa vie passées à ouvrir et fermer une porte. Il attend lui aussi des visas pour faire partir sa famille par la même occasion dans sa fuite. »115

Pour arriver à sa décision de participer au jihad, Ahmed est secoué par les prêches contre l’Occident, le discours bien calculé et axé sur la fibre sensible et le conditionnement émotionnel d’Ayouba qui ont pour effet de le booster.116 Mais avant de passer à l’acte, Ahmed prend dans le chapitre 24 le soin d’écrire une lettre d’amour et d’adieu à sa mère dont il estime l’honneur bafoué par la rumeur qui la condamne à tort d’abandon de foyer conjugal et de « prostitution » à Mayotte qu’elle espérait être la terre de rêve. La rumeur porte un sérieux coup à l’estime de soi du père d’Ahmed qui sent sa masculinté diminuée. Raimundo (2008)117 mentionne aussi au passage ce préjugé dont les femmes qui prennent l’initiative de migrer seules sont victimes dans son étude de la migration des zones rurales vers Maputo. Il faut tout de même noter que ce sont les hommes qui font circuler ce préjugé, ce qui démontre que lorsqu’ils perdent le pouvoir économique ils s’accrochent au pouvoir discursif pour continuer de dénigrer les femmes.

Je donne ici quelques morceaux choisis d’une si longue lettre d’Ahmed à sa mère:

Maman si je décide de t’écrire cette dernière lettre, c’est que j’ai reçu un appel. J’ai reçu des ordres, j’ai aperçu des signes en rêve. On me charge d’une lourde mission. […] Ma tendre maman, je m’en vais sur le chemin de Dieu. C’est lui-même qui m’a conseillé d’accomplir ma dernière volonté, avant d’aller à sa rencontre. […] Les cheikhs m’ont dit que je suis un bon soldat de Dieu. Je veux et j’ai promis et j’ai juré fidélité aux soldats de Dieu. […] Mes nouveaux amis s’appelent Cheikh Ayouba El Amin, Zyad Koudoura, et Karim Aboukalypse. Ce sont des habitués de ce type d’opération. […] Aujourd’hui, mes frères me promettent 10.000 vierges qui m’attendent de l’autre côté de la rive. […] Je n’ai plus peur, maman. Je n’ai peur de rien, car Dieu m’a choisi. Mieux ! Dieu m’a élu pour cette mission de haute importance, chasser les mécréants de la terre sainte. […] Ton fils qui t’aime, et qui te supplie à genoux : Pas de larmes.118

Au bord des larmes, il termine sa lettre résolument, en interdisant à sa maman dont il imagine bien la douleur de pleurer. Bien au contraire, elle doit être fière d’avoir un fils qui se sera sacrifié pour l’honneur de son peuple et de sa religion, victimes de grandes invectives occidentales. Comme d’autres jeunes, Ahmed est certes victime d’un sérieux ‘lavage de cerveau’ et d’un conditionnement opportuniste, mais son cas devrait interpeller les disqualificateurs sociaux sur les véritables causes de la radicalisation des jeunes qui sont historiques, sociales, économiques, politiques et surtout émotionnelles.

Dans un esprit de guerre pour la dignité, Ahmed veut contribuer à sa manière à l’honneur de l’Archipel des Comores. C’est la raison pour laquelle l’idée d’apocalypse, malicieusement intégrée dans le nom de son « frère » Aboukalypse, consistera à éliminer métaphoriquerent celui que le président du tribunal appelle « Bob le bienfaiteur […] l’artificier de la relance touristique de la République des imberbes.119 »120

Au tribunal, comme le Rebelle dans Et les chiens se taisaient d’Aimé Césaire, Ahmed assumera très bien son meurtre qu’il défendra avec détermination et un brin d’humour. Quand le président menace « n’aggravez pas votre cas, Mtsashiwa, sinon je vais sévir, tu peux en être certain », sa réplique au représentant de la « ripoux blique » (Djailani) est désarmante « Vous vous laissez aller Monsieur le Président, vous allez jusqu’à me tutoyer. »121 Ce passage rappelle le macchabée qui refuse qu’on le tutoie dans Interview d’un Macchabée (2001) de Nassur Attoumani. Ahmed prend le soin d’énumérer les actes criminels perpétrés par Denard et ses lieutenants qui sont restés impunis et ne comprend pas pourquoi leur mort est une préoccupation nationale dans un archipel où ils ont tué pendant une décennie.

« Puis il a voulu savoir si j’avais choisi un avocat. J’ai reconnu que non et je l’ai questionné pour savoir s’il était absolument nécessaire d’en avoir un. »122 Dans L’Étranger de Camus (1942), Meursault parle ainsi de sa conversation avec le juge d’instruction. Pour lui, la « simplicité » de son affaire n’exige pas une procédure administrative encombrante. Il sait qu’il a tué et il assume son meurtre.

C’est aussi dans cet état d’esprit que se trouve Kaf qui « continue de pousser comme une mauvaise plante au milieu de ce béton… ».123 Cette belle image renforce l’idée d’une société qui exclut, d’un mur qui sépare, comme l’école républicaine. Dans Comorian Vertigo, Ahmed refuse aussi un avocat. Il se fait son propre avocat. Il martèle l’idée que son meurtre a bien été prémédité. Il est très serein, en paix avec lui-même, comme rarement avant ce jugement et se permet de rire du système absurde qui passe aussi par la tenue du président de tribunal, encombrante à souhait sous les tropiques. Il sera même railleur, mais estime être en conformité avec les règles du tribunal en assommant verbalement le président:

Si je peux vous humaniser un tout petit peu, je demande l’autorisation de vous dire que les commissures de vos lèvres sont truffées de choses pâteuses et blanchâtres, qui vous rendent répugnant, monsieur le Président, vous êtes abject dans cette robe grenat, je m’égare monsieur le Président, mais je pense à mon repas de tout à l’heure et quand je vous regarde, j’ai envie de gerber. […] Je ne voulais pas vous offenser monsieur le Président, mais vous m’avez demandé de dire toute la VÉRITÉ ! Rien que la STRICTE vérité ! Vous puez de la gueule ! Ça empeste, même à distance ! Voilà la stricte vérité124

L’affront est insupportable. Le Président est hors de lui et donne aux gardes l’ordre de ‘cogner’ avant de jeter cette fois Ahmed dans un ‘trou’. Trois jours plus tard, Ahmed se défendra de nouveau. Il n’insultera personne mais insistera sur le fait qu’il s’agissait de ‘légitime défense’. La fin se situe dans un cachot, où il provoque si bien les gardes qu’ils se débarassent de lui en faisant pleuvoir sur lui des balles d’une kalachnikov, cette arme que les enfants au pouvoir admirent tant dans Les démons de l’aube. Les jeunes (dis)qualifiés par des expressions comme ‘diables’ ‘racaille’, ‘démons’ etc. sont très souvent des jeunes en proie à des vendeurs de rêve. Ce sont des jeunes incompris qui espèrent, à travers le jihad ou la critique de l’islam qui leur garantirait une fatwa, faire passer un message fort et se faire justice dans un système où la loi est celle des nantis.

Ce désir de visibilité est bien exprimé par Kamel qui se vante déjà des privilèges dont une fatwa lui fera profiter, en plus de son statut d’intranger dans Allah Superstar :

Tu prends le thé avec le Pape, une bière ou deux voire trois avec Chirac, une vodka givrée avec Poutine, un cigare humide avec Clinton, une grosse ligne avec Bush Junior, un masque à gaz avec Saddam Hussein, à chaque fois que tu dis une connerie tout le monde entier il t’écoute vu que tu as une fatwa au cul le pauvre.125

La fatwa qui à l’origine est un ban prononcé à l’endroit d’un.e musulman.e qui a blasphémé le Coran, prend ici les contours d’une disqualification finalement qualifiante car elle fait sortir de l’anonymat. Mehdi porte aussi consciemment ou insconsciemment ce désir de visibilité, cette envie de jouer avec l’enjeu de la représentation et de l’occupation d’un espace symbolique dans Dit Violent. À la fin du roman qui tient les lecteur.ic.e.s en suspens, nous apprenons juste qu’il est en route pour perpétrer un attentat. « Je vais vous fumer, bâtards, je vais vous fumer »126 l’entendons-nous dire. Décidé à défendre l’honneur bafoué des jeunes du 93 par ceux du 94 (département du Val-de-Marne, jouxtant la Seine-Saint-Denis), il pense comme Ahmed à sa chère maman qu’il invite à être fière de lui. Il se demande s’il ne doit pas d’abord faire parler sa kalach à tous les endroits où il a été interdit d’accès et le bureau où sa pauvre mère se cassait le corps et l’âme chaque jour. Surtout, il dialogue avec Allah :

Quoi ? Qui est-ce qui me parle… Quoi…, c’est Dieu, je ne crois pas, Allo ô Akhbar… tu me parles en direct, sans l’intermédiaire de l’imam du quartier, tu me demandes d’arrêter, d’aimer mon prochain. Mais c’est ce que je fais, aimer mon prochain, je combats le démon, je fais ma révolution, mon jihad, ma guerre sainte, quoi ! Rien à voir avec ce bâtard de Ben Laden, je te le promets, je ne salis pas tes paroles. T’inquiète, c’est pour la bonne cause, je te ferai mon rapport demain, comme tu le sais, demain je serai dans ton royaume in cha’llah, ouoh, Mehdi, ouoh, colle Mehdi.127

Mehdi est déterminé à être un martyr mais il est incapable de dissimuler sa grande peur. C’est pourquoi il transpire et est presque pris de panique lorsqu’il se met en route pour l’acte final. Ne parler à personne en chemin, mettre la musique à fond dans la voiture sont des stratégies pour essayer de se donner de la contenance et de dominer son angoisse. La frénésie cache mal ce qui au fond n’est qu’une grande blessure, l’expression des enfants et des jeunes en grande souffrance émotionnelle et existentielle dans la postcolonie et les banlieues qui marquent la ségrégation spatiale, à l’image des colonies dans lesquelles les postes et les quartiers pour « blancs » et « noirs » indiquaient la violence spatiale. Dans Comorian Vertigo, le narrateur Ahmed présentera ainsi la ségrégation spatiale qui cache de l’agression latente :

Le quartier est une enfilade de baraquements de tôles rafistolées à la hâte. Toute notre fortune est là, juchée sur les collines. Ça scintille au loin, mais elle est bien laide. À côté, il y a des bâtiments en dur sur deux ou trois étages qui abritent la petite bourgeoisie locale. Plus haut, il y a ces beaux appartements en brique rouge qui concentrent les fonctionnaires souvent blancs.128

Cette topographie renforce l’idée des mondes voisins mais qui ne se côtoient pas, des mondes parallèles séparés par l’architecture des bâtiments, des envies compréhensibles et des rancœurs étouffées. Moïse est un personnage qui essaie de briser cette architecture sociale axée sur un urbanisme de ségrégation bien que son désir de briser les codes ne soit pas tout de suite compris. Parlant depuis le Gaza de Mayotte, Bruce s’adresse ainsi à Moïse qu’il tient pour un égaré social et culturel car ce dernier a grandi entre les mains de Marie :

Mais dans quel putain de monde tu vis ? C’est Mayotte ici et toi tu dis c’est la France. Va chier ! la France c’est comme ça ? En France tu vois des enfants traîner du matin au soir comme ça, toi ? En France il y a des kwassas qui arrivent par dizaines comme ça avec des gens qui débarquent sur les plages et certains sont déjà à demi morts ? En France il y a des gens qui vivent toute leur vie dans les bois? En France les gens mettent des grilles de fer à leurs fenêtres comme ça ? en France les gens chient et jettent leurs ordures dans les ravines comme ça ?129

C’est une France hors du commun, plongée dans le cœur de ses propres ténèbres, à 8000 kilomètres de Paris et ses lumières que décrit Bruce depuis Gaza où la seule loi qui règne est similaire à celle des banlieues en métropole. Il est ici utile de rappeler que l’étymologie du mot banlieue renvoie à un lieu banni, un lieu sur lequel pèse un ban imposé par la violence discursive ou structurelle de ceux qui ont le pouvoir d’inclusion et d’exclusion.

Pourquoi nous employons la violence est le titre que Frantz Fanon avait donné à son discours prononcé à la conférence d’Accra en avril 1960. Embrasser l’extrémisme est un cri dans la république ou la ripoux blique pour parler comme Djailani.130 C’est une démarche désespérée et brutale, en réponse à la violence multiforme perpétrée contre les « corps-frontières » que l’État brutalise et déshumanise. Les actes de ces jeunes montrent combien les contextes forment et déforment les âmes qui essaient de se reformer par la violence.

Nul n’est foncièrement criminel dirait-on, ce sont les sociétés et leurs identités qui sont meurtrières et façonnent des jeunes qui subissent ‘la tentation du dépit’ pour reprendre l’écrivain français d’origine libanaise, arabophone, melkite et dont les appartenances familiales ramènent aussi bien au catholicisme qu’au protestantisme, en Turquie et même en Égypte, à travers les liens du mariage : Amin Maalouf. Il insiste sur nos identités ‘composites’, non sans rappeler à travers de nombreux exemples à travers l’histoire, les dangers de l’instrumentalisation des identités.

Dans sa belle réflexion humaniste Les Identités Meurtrières, Maalouf résume très bien les facteurs qui, au-delà de la représentation, peuvent pousser des personnages de fiction comme Ahmed ou Mehdi à se comporter comme ils le font dans les romans étudiés :

Je ne pense pas que telle ou telle appartenance ethnique, religieuse, nationale ou autre prédispose au meurtre. Il suffit de passer en revue les événements de ces dernières années pour constater que toute communauté humaine, pour peu qu’elle se sente humiliée ou menacée dans son existence, aura tendance à produire des tueurs, qui commettront les pires atrocités en étant convaincus d’être dans leur droit, de mériter le Ciel et l’admiration de leurs proches. En chacun de nous existe un Mr Hyde ; le tout est d’empêcher que les conditions d’émergence du monstre ne soient rassemblées. […] Je ne crois pas plus aux solutions simplistes qu’aux identités simplistes. Le monde est une machine complexe qui ne se démonte pas avec un tournevis.131

C’est face à la complexité du monde, aux disqualifications et aux tensions sociales qui sont surtout identitaires que des jeunes ont recours à la violence comme un langage, un instinct de survie et une voie vers le ‘ciel’ quelles que soient leurs appartenances religieuses. À ce sujet, Maalouf fait bien de rappeler, afin de sortir l’imaginaire populaire contemporain des préjugés sur l’islam et sur la violence, que « l’islam avait établi un « protocole de tolérance » à une époque où les sociétés chrétiennes ne toléraient rien. Pendant des siècles, ce « protocole » fut, dans le monde entier, la forme la plus avancée de coexistence. »132

C’est face à la menace identitaire et à l’insécurité affective que la violence devient, pour les jeunes dont les parcours sont présentés ici, malheureusement, une identité ‘meutrière’ qui, en marge de tout, doit tout de même attirer notre attention sur une chose essentielle : leur meurtrissure existentielle.

Je conclurai cette partie en redonnant la parole à Mehdi, qui résumait déjà les raisons du recours à la violence et aux formes d’extrémisme chez les jeunes au début de Dit Violent :

Si des jeunes de nos quartiers vont se faire exploser au milieu des foules en Afghanistan, en Irak ou ailleurs, c’est que le Jihad leur donne ce que cette société leur refuse, une existence! Ce pays n’a pas pris la mesure de la souffrance de sa jeunesse périphérique. Ouais, c’est ça, il n’a pas vraiment pris la mesure. Et pour véritablement comprendre tout cela, il suffit que je vous livre ma propre histoire puisqu’elle est, à n’en point douter, celle de beaucoup de ces jeunes qui pètent les plombs, qui, à dix-huit ans, se savent déjà perdus, sans avenir, elle est plus authentique que les discours de ces sociologues et observateurs qui nous serinent des théories imbuvables sur les jeunes, la violence et la banlieue alors qu’ils n’ont jamais mis les pieds dans nos quartiers ; il est temps que la banlieue se raconte par ceux qui la vivent, sans attendre que d’autres la fantasment.133

1

Feyçal, Mayotte, un silence assourdissant, 34.

2

De Souza, Carl. Ceux qu’on jette à la mer. (Paris: L’Olivier/Seuil, 2001), 116.

3

Souza, Ceux qu’on jette à la mer, 51.

4

Dans un entretien accordé à Île en Île axé sur cinq points: ses influences, son quartier, son enfance, son œuvre et l’insularité, Carl de Souza expose son ancrage de l’écriture dans des faits de société. Ceux qu’on jette à la mer a été inspiré par la découverte d’un bateau venu d’Asie à Maurice et complété par les échanges que l’auteur avait eus, avant cet épisode, avec des jeunes lors d’un séjour en Chine. Voir Carl de Souza, 5 Questions pour Île en île | Île en île (ile-en-ile.org) ou Carl de Souza, 5 Questions pour Île en île - YouTube, consulté le 27 novembre 2020.

Carl de Souza, 5 Questions pour Île en île - YouTube

5

Souza, Ceux qu’on jette à la mer, 60–61.

6

Souza, Ceux qu’on jette à la mer, 64.

7

Souza, Ceux qu’on jette à la mer, 62.

8

Le narrateur exprimera sa culpabilité comme suit: « je regrette que ce ne soit pas moi qu’on ait descendu dans les vagues ce matin-là vers des abysses opaques. Je regrette d’avoir survécu, de ne pas m’être fait égorger par Yap Sen Chong ou un autre. J’ai la vie sauve, je vais être rapatrié aux frais des bons citoyens qui travaillent, eux, au progrès de la nation. » (Ceux qu’on jette à la mer, 198).

9

Souza, Ceux qu’on jette à la mer, 205.

10

Andhume Houmadi, Aux parfums des îles (Moroni: Komedit, 2005), 77.

11

Houmadi, Aux parfums des îles, 62.

12

Ahmed Chamanga, Aux parfums des îles, préface, 8.

13

Andhume Houmadi, Aux parfums des îles, quatrième de couverture.

14

Marie-Jeanne Zenetti, « Les factographies: déplacements des discours de l’histoire », Fabula / Les colloques, Littérature et histoire en débats, consulté le 26 mai 2021, http://www.fabula.org/colloques/document2123.php

15

Ali Zamir, Anguille sous roche (Paris: Le Tripode, 2016), 308.

16

Zamir, Anguille sous roche, 309.

17

Masson, Droit du Sol, 432–433.

18

Masson, Droit du Sol, 219.

19

Dans Mayotte. Des Poissons à chair humaine (De Souza), les lecteurs auront aussi droit à une scène opposant le passeur Habib à une femme pendant un moment délicat de la traversée: « La main d’Habib fendit l’air pour administrer une colossale gifle à sa voisine, responsable de cette catastrophe. Tu bouges encore une fois et je te coupe la tête avec cette machette. » (81) L’un des conducteurs de la ‘vedette’ préviendra aussi fermement dans Aux parfums des îles (74): « Tassez-vous tous de façon à ce que de loin aucune tête ne puisse être vue. Celui qui tentera de violer cette consigne, mon poing lui fera voir des étincelles. » On imagine bien combien cette position est intenable pendant des heures d’un voyage au départ incertain.

20

Sousou qu’on peut aussi lire comme une onomatopée à Mayotte signifie ‘prostituée’, femme dont on se paye les gentils services avec de petits sous.

21

Masson, Droit du Sol, 432–433.

22

Masson, Droit du Sol, 433.

23

Masson, Droit du Sol, 434–435.

24

Le roman Anguille sous roche d’Ali Zamir se referme sur une onamatopée expressive du soulagement. Mourir par noyade serait enfin respirer, devenir libre: « eh, mon Dieu, je suis où là, c’est quoi ça, donc, ça veut dire qu’il est temps que j’entre en coulisses ou quoi, c’est mon tour non, je sais que c’est fini, oui, même si vous ne me dites pas, c’est fini pour toi Anguille, grosse bête, il n’y a pas à chercher midi à quatorze heures, ça y est, c’est ainsi que trépasse chaque anguille, Mutsamudu mon amour, la médina ma chérie, face au naufrage de mes rêves les plus profonds et les plus sombres, je vous tire humblement ma révérence, j’ai perdu la savoureuse terre, je me perds dans ces tumultueuses vagues, pour disparaître en pleines foudres de ces cieux brumeux, et maintenant que je, ouf ! » (317)

25

Mbembe, Brutalisme, 141.

26

La bande dessinée est aussi opérante dans le travail de mémoire sur le génocide des Tutsi au Rwanda. On peut mentionner La Fantaisie des Dieux, Patrick de Saint-Exupéry & Hippolyte (2014) ; Turquoise, Frédéric Debomy & Olivier Bramanti (2012) et Frédéric Debomy & Emmanuel Prost , Full Stop - Le génocide des Tutsi au Rwanda (2019).

27

Cécile Grenier, Alain Austini, Pat Masioni, Rwanda 1994 (Grenoble: Édition Grénat, 2009), 3.

28

La question de l’inaudibilité de la lettre k est traitée avec un fort symbolisme par Patrice Treuthardt de la Réunion dans Kompliman pour mon K (Le Port : Editions Loukanou, 2000). Cette lettre est politisée, devient le symbole du créole réunionnais, la voix des voix étouffées, la sortie du silence, la fin de la clandestinité et la célébration de la diversité linguistique.

29

Zamir, Anguille sous roche, 309–310.

30

Revenu minimum d’insertion.

31

Masson, Droit du Sol, 276–278.

32

Serge Paugam, « Les formes contemporaines de la disqualification sociale », CERISCOPE Pauvreté, 2012, consulté le 8 avril 2021, http://ceriscope.sciences-po.fr/pauvrete/content/part5/les-formes-contemporaines-de-la-disqualification-sociale

33

« À chaque fois que j’entends […] parler de problème d’immigration, j’ai le sang qui me brûle dans les veines. Putain, il y’a belle lurette que nous ne sommes plus des issus de mais des sortis de l’immigration, on est français, point barre. « (Dit Violent, 137). Mohamed Razane, Dit Violent (Paris: Gallimard, 2006), 126.

34

On notera au passage des fusillades dans la Cité de la Savine le dimanche 5 et le lundi 6 septembre quand je me rendais au centre de production musicale et d’animation sociale Studio Sound Musical School B.Vice, juste après le passage d’Emmanuel Macron et de sa forte délégation du 1er au 3 septembre 2021 à Marseille pour présenter le projet ‘Marseille en grand’. On aura vite fait de placer ce passage qu’on pourrait qualifier de ‘long séjour’ pour un chef d’État dans une région, sous le seuil d’un début de campagne pour l’élection présidentielle de 2022.

35

Nathacha Appanah, Tropique de la violence (Paris: Gallimard, 2016), 84.

36

Appanah, Tropique de la violence, 106–107.

37

Zygmunt Bauman, Wasted Lives. Modernity and Its Outcasts (New Jersey: Blackwell Publishers, 2004), 77.

38

Tchumkam, State Power, 7.

39

Masson, Droit du Sol, 230.

40

Habitation à loyer modéré.

41

Terme de l’argot pour dire ‘chômage’.

42

Razane, Dit Violent, 37.

43

Salim Hatubou, Les cendres de l’honneur, in Petites Fictions Comoriennes (Moroni: Komedit, 2010), 73.

44

Il faut noter qu’en plus d’etre un diminutif affectueux, à l’île de la Réunion, « Kaf » est utilisé pour parler des personnes à la peau noire.

45

Hatubou, Les cendres de l’honneur, 68.

46

Hatubou, Les cendres de l’honneur, 70.

47

Hatubou, Les cendres de l’honneur, 71.

48

Hatubou, Les cendres de l’honneur, 71.

49

On se rappelle bien les propos de Nicolas Sarkozy lorsqu’il était ministre de l’intérieur le 19 juin 2005: « Dès demain, on va nettoyer au Karcher la cité. On y mettra les effectifs nécessaires et le temps qu’il faudra, mais ça sera nettoyé […] Ceux qui ne respecteront pas la loi, on les tapera dur. Ceux qui veulent s’en sortir, on les aidera fort. ‘On va nettoyer au Karcher la cité’. » , consulté le 10 décembre 2020.

«On va nettoyer au Karcher la cité» (europe1.fr).

On fera bien de mettre ces propos en dialogue avec ceux tenus par Serge qui est amoureux de la Mahoraise Lucie mais qui a du mal à cacher son racisme « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ! C’est Rocard qui l’a dit, et pourtant, il est de gauche. Nicolas Sarkozy est au ministère de l’Intérieur, les fonctionnaires de la PAF ont enfin ‘carte blanche’ pour expulser ceux qui doivent l’être ! » (Droit du Sol, 281).

50

Fahoudine Mze, La république reconnaissante, in Petites fictions comoriennes (Moroni: Komedit, 2010), 38.

51

Iain Walker, “Mayotte, France and the Comoros: Mimesis and Violence in the Mozambique Channel,” in Across the Waves. Strategies of Belonging in Indian Ocean Island Societies, ed. Iain Walker & Marie-Aude Fouéré (Leiden: Brill, 2022), 219–20.

52

Salim Hatubou, Les démons de l’aube (Paris: L’Harmattan, 2006), 128.

53

Hatubou, Les démons de l’aube, 137.

54

Hatubou, Les démons de l’aube, 144.

55

Hatubou, Les démons de l’aube, 122–123.

56

Être promené à Volo Volo par mon frère ‘sénégalais’ Said Omar m’a permis de mieux comprendre la dynamique du texte. Volo Volo tout comme la Grande mosquée du vendredi et le port, est un noyau central de la vie à Moroni. C’est le pont. Tout le monde y passe, tout y passe. Les enfants sont des acteurs majeurs de l’ambiance du marché de Volo Volo qui réflète l’état d’esprit ambiant à Moroni.

57

Il faut noter que le terme vole signifie ‘argent’ en malgache.

58

Hatubou, Les démons de l’aube, 165.

59

Hatubou, Les démons de l’aube, 132.

60

Hatubou, Les démons de l’aube, 110.

61

Hatubou, Les démons de l’aube,115–116.

62

Hatubou, Les démons de l’aube, 175.

63

Razane, Dit Violent, 74.

64

Appanah, Tropique de la violence, 60.

65

Kane, L’aventure ambiguë, 162.

66

Jean-Joseph Rabearivelo, L’Interférence. (Paris : Hatier, 1987).

67

On remarque que Gabriel, le narrateur du roman-témoignage de Gaël Faye sur le génocide des Tutsi au Rwanda Petit Pays (2016) empruntera aussi ce livre de la bibliothèque de la voisine grecque Mme Economopoulus. Cette dernière a fait des livres sa véritable compagnie. C’est chez elle que Gabriel verra pour la première fois, à quinze ans, une véritable bibliothèque personnelle et apprendra à discuter des lectures. Dans la tourmente de la guerre pendant laquelle il se pose des questions existentielles, elle lui fera découvrir la magie des livres comme une inépuisable source de bonheur personnel. Lorsque Michel, son père français, décide de leur faire quitter Bujumbura, où la famille avait déjà longtemps été en exil, pour la France, Mme Economopoulus lui offrira un poème ‘déchiré’ d’un de ses livres et lui adressera ces derniers mots révélateurs pour le petit Gabriel: « prends garde au froid, veille sur tes jardins secrets, deviens riche de tes lectures, de tes rencontres, de tes amours, n’oublie jamais d’où tu viens… » (214). ‘Si tu pars, n’oublie pas la terre où ton cœur a vu le jour’ chante le poète de la migrance, Lokua Kanza. Gabriel retourne à Bujumbura vingt ans plus tard, d’abord pour entrer en possession de l’impressionnant nombre de livres que cette dernière lui a laissés.

68

Appanah, Tropique de la violence, 127.

69

Appanah, Tropique de la violence, 59–60.

70

Appanah, Tropique de la violence, 79.

71

Appanah, Tropique de la violence, 81.

72

Appanah, Tropique de la violence, 45.

73

Appanah, Tropique de la violence, 66.

74

‘Bosco fait la gueule’ (78) dira Marie. Ceci exprime la relation attachée au chien qui est personnifié.

75

Appanah, Tropique de la violence, 86.

76

Appanah, Tropique de la violence, 132.

77

Appanah, Tropique de la violence, 146.

78

Thoueïbat Djoumbé. « De la revendication comme esthétique d’une nouvelle poésie comorienne », in Les Littératures francophones de l’archipel des Comores, ed. B. Malela, L. Rasoamanana, L & R. Tchokothe (Paris: Classiques Garnier, 2017), 126.

79

Appanah, Tropique de la violence, 175.

80

Appanah, Tropique de la violence, 111.

81

Appanah, Tropique de la violence, 57.

82

Appanah, Tropique de la violence, 115.

83

L’un des meilleurs hôtels de l’île avec piscine privative où les enseignant.e.s chercheur.e.s ont le privilège d’être logé.e.s, coupé.e.s de la vie réelle sur l’île.

84

Appanah, Tropique de la violence, 35.

85

Appanah, Tropique de la violence, 161.

86

Appanah, Tropique de la violence, 51.

87

Appanah, Tropique de la violence, 11.

88

Fanon, Œuvres, 478.

89

Appanah, Tropique de la violence, 12.

90

On peut voir à ce titre la Légende du sexe surdimensionné des noirs de Serge Bilé (2006).

91

Appanah, Tropique de la violence, 14.

92

Appanah, Tropique de la violence, 16–17.

93

Appanah, Tropique de la violence, 19–20.

94

Appanah, Tropique de la violence, 23.

95

Appanah, Tropique de la violence, 25.

96

Fanon, Œuvres, 453.

97

Masson, Droit du Sol, 56.

98

Masson, Droit du Sol, 29.

99

Masson, Droit du Sol, 84.

100

Masson, Droit du Sol, 207.

101

Masson, Droit du Sol, 253–254.

102

On peut se demander ce qu’est l’humour qui a une couleur même si on y voit le fait que le terme ‘noir’ a une connotation négative partout (cœur noir, jour noir, soirée noire, Pierre le noir, broyer du noir, avoir les idées noires, travailler au noir, vendredi noir, une série noire, le marché noir, c’est sa bête noire, avoir un œil au beurre noir, la magie noire, messe noire, la liste noire, le trou noir etc.) Ceci rappelle que dans l’histoire du langage, il y a une intention de communication qui allait certainement de pair avec le traitement des Noirs dans l’Histoire, mais aussi que les ‘Blancs’ avaient le monopole sur le discours, et sur les dictionnaires. À ce propos, Martin Luther King JR. disait ceci : “ In Roget’s Thesaurus there are 120 synonyms for blackness and at least sixty of them are offensive, as for example, blot, soot, grim, devil and foul. And there are some 134 synonyms for whiteness and all are favourable, expressed in such words as purity, cleanliness, chatity and innocence.”. King JR., Martin Luther. A Testament of Hope. The Essential Writings and Speeches, ed. Washington, James. (New York: HarperCollinsPublishers, 1991), 245.

103

Masson, Droit du Sol, 268.

104

Édouard Louis, pour une littérature de combat - Littérature sans frontières (rfi.fr), écouté le matin du 5 septembre 2021 dans le train à grande vitesse de Paris à Marseille, c’est-à-dire en ralliant deux villes importantes pour ce projet de recherche.

105

Hatubou, Les cendres de l’honneur, 71–72.

106

Hatubou, Les démons de l’aube, 160.

107

Djailani, Comorian vertigo, 43–44.

108

Djailani, Comorian vertigo, 24.

109

Version originale. Dans l’entretien avec l’éditeur Ahmed Chamanga le 1er septembre 2021 à Paris, ce dernier reconnaît « les problèmes linguistiques entre le comorien et le français qu’il essaye tout de même de limiter. Le comorien est une langue dans laquelle la conception des notions de temps et de voix n’est pas identique à celle du français. On essaie de lire et de relire mais il y a toujours des choses qui nous échappent ».

110

Djailani, Comorian vertigo, 69.

111

Mo Ibrahim: « Le manque d’avenir peut pousser certains jeunes vers le djihadisme ou la criminalité », consulté le 11 décembre 2020,https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/11/02/mo-ibrahim-le-manque-d-avenir-peut-pousser-certains-jeunes-vers-le-djihadisme-ou-la-criminalite_5378241_3212.html.

112

Djailani, Comorian Vertigo, 88.

113

Djailani, Comorian Vertigo, 41.

114

Version originale qui montre le problème d’édition.

115

Djailani, Comorian Vertigo, 89.

116

Le conditionnement émotionnel et religieux des jeunes disqualifiés socialement et en déshérence affective est aussi le noeud des romans Born on a Tuesday du Nigérian Elnathan John (2015) et Les Jours viennent et passent (2019) de la Camerounaise d’origine Hemley Boum.

117

Înes M. Raimundo, « The Interaction of Gender and Migration: Household Relations in Rural and Urban Mozambique, » in Masculinities in Contemporary Africa. La Masculinité en Afrique Contemporaine, ed. E. Uchendu (Dakar : Codesria, 2008), 203–204.

118

Djailani, Comorian vertigo, 92–93.

119

Ceci est un clin d’œil intertextuel au roman satirique La République des Imberbes de Mohamed Toihiri (Paris: L’Harmattan, 1985).

120

Djailani, Comorian Vertigo, 135.

121

Djailani, Comorian Vertigo, 136.

122

Albert Camus. L’Étranger (Paris: Gallimard, 1942), 99.

123

Hatubou, Les cendres de l’honneur, 72.

124

Djailani, Comorian vertigo, 136–137.

125

Y. B., Allah Superstar, 50.

126

Razane, Dit Violent, 161.

127

Razane, Dit Violent, 101.

128

Djailani, Comorian vertigo, 11.

129

Appanah, Tropique de la violence, 97.

130

Djailani, Comorian vertigo, 140.

131

Amin Maalouf, Les Identités Meurtrières (Paris: Grasset & Fasquelle, 1998), 37.

132

Maalouf, Les Identités Meurtrières, 68.

133

Razane, Dit Violent, 17.

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'Entré en tant que cousin, sorti en tant que gendarme'

Visa Balladur, Kwassa Kwassa, (im)mobilité et géopoét(h)ique relationnelle aux Comores

Series:  Africa Multiple, Volume: 2