Chapitre 5 Kwassa Kwassa: (im)mobilités, économie et écocritique d’un objet relationnel et intersectionnel

In: 'Entré en tant que cousin, sorti en tant que gendarme'
Author:
Rémi Armand Tchokothe
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« Nous avons dit dans notre introduction que l’homme était un oui. Nous ne cessons de le répéter. Oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité. Mais l’homme est aussi un non. Non au mépris de l’homme. Non à l’indignité de l’homme. À l’exploitation de l’homme. Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté. »

FRANTZ FANON, PEAU NOIRE, MASQUES BLANCS. PARIS: LA DÉCOUVERTE, 2011, 242–243

1 Domoni : ‘l’espace’ des départs

Le 29 août 2019, la journée et l’après-midi sont consacrés à Domoni où Monsieur Abou, l’ami d’enfance de ‘Docteur’ m’accompagne. En préparation du séjour de recherche, la cité millénaire de Domoni était un site à voir absolument car elle est connue comme un principal point de départ des Kwassa Kwassa vers Mayotte. Il y a d’autres sites comme Mramani, Bambao et Bimbini toujours à Anjouan. Mes deux éducateurs, professeur d’histoire et professeur d’histoire et de géographie respectivement, m’amènent sur les lieux de départ (en complémentarité avec l’espace des arrivées en sous-section 4.6), m’expliquent les mécanismes ambiants et grâce à leur capital relationnel, je peux vivre deux choses : rencontrer Samir Dupont, connu pour son rôle dans le documentaire Comores : la traversée clandestine (Etienne Huver & Guillaume L’hotellier, 2019) et visiter un atelier de fabrication de Kwassa Kwassa dont le récit de Frédéric de Souza Mayotte. Des poissons à chair humaine (2014, 35–36) intègre deux photos.

FIGURE 15
FIGURE 15

Mes guides culturels à Domoni, Monsieur Kamal (À Gauche) Et Monsieur Abou (À Droite), Le 29 Août 2019

© ABOU, KAMAL ET L’AUTEUR

FIGURE 16
FIGURE 16

Un point de départ vers Mayotte, 29 Août 2019

© L’AUTEUR

2 Kwassa Kwassa et ingénierie de (sur)vie

Après un premier atelier auquel l’accès nous est refusé1 pour des raisons évidentes, monsieur Kamal se sert de son réseau social pour nous faire visiter un atelier de fabrication de Kwassa Kwassa bien en retrait. J’y ai d’ailleurs le luxe rare d’échanger brièvement avec un de ceux que j’appelle ingénieurs de la (sur)vie, agents du bricolage social, techniciens hybrides2 et écocritiques car ils maîtrisent l’art de l’improvisation et du recyclage de tout ce qui est à leur disposition, tout en offrant par le biais de leur ingéniérie une réponse-résistance au Visa Balladur.

Ce dernier, au départ très prudent, compte tenu des dénonciations fréquentes au moment de la recherche et de la promesse du gouvernement comorien de détruire des ateliers de fabrication des Kwassa Kwassa (en contrepartie3 d’une enveloppe de 150 millions d’euros de la France décidée en juillet 2019), me confie:

Je travaille ici depuis cinq ans. Il y a un patron/propriétaire. Nous mettons quatre jours pour fabriquer un kwassa et cela peut coûter jusqu’à mille et deux cents euros. Ça peut travailler dix ans et peut porter jusqu’à quinze personnes.

Mon interlocuteur a ainsi levé un pan de voile sur l’économie transactionnelle du Kwassa Kwassa dont Emmanuel Macron parlait en ces termes, dignes d’une gifle àbaslamacronique pour se permettre un néologisme, le 2 Juin 2017 en Bretagne, non sans cacher son malicieux sourire: « Le kwassa-kwassa pêche peu! Il amène du Comorien! C’est différent! »

La chosification des passagers du Kwassa Kwassa peut être liée à la chosification de Mayotte vue de la France qui s’y comporte en terrain conquis, d’où la nécessité pour les Comoriens de vouloir reconquérir leur espace par le biais des Kwassa Kwassa comme chaîne, objet de transaction et de relation entre les quatre îles. Comme le disait Saïndoune Ben Ali dans le chapitre 4, le kwassa kwassa c’est « ce qui permet de sauver, ce qui permet d’aller à la découverte, c’est un refus et ce qui permet également d’aller à la guerre. »

C’est grâce à la chaîne relationnelle que j’ai pu très vite rencontrer Samir Dupont qui a été un élève de monsieur Kamal ; ce qui a facilité le contact car il appelle tout de suite ce dernier qui, respectueux de son enseignant en classe de terminale, nous invite immédiatement à son lieu de résidence, qui est aussi le siège de Domoni Fm, la radio pour laquelle il travaille. Tout ceci montre la confiance placée en moi par les personnes que j’ai eu l’honneur de rencontrer mais aussi leur intérêt pour le projet de recherche.

FIGURE 17
FIGURE 17

Quand la littérature et l’anthropologie communient: atelier de fabrication de kwassa kwassa, Domoni, 29 Août 2019

© L’AUTEUR

3 Kwassa Kwassa: (im)mobilités, économie et écocritique d’un objet relationnel et intersectionnel

3.1 Kwassa Kwassa et (Im)mobilités

Sur cette photo, Samir Dupont essaye de me montrer l’îlot Mtsamboro à Mayotte qui, par temps clair, est visible depuis Anjouan afin d’illustrer la proximité entre les îles. On lira à ce sujet dans Mayotte. Des Poissons à chair humaine de Frédéric de Souza : « certaines nuits sans brume, l’on peut voir depuis Anjouan, les feux des voitures de Mayotte. »4

FIGURE 18
FIGURE 18

Entretien avec vue sur « Mayotte » Entre Samir Dupont (À Droite) Et L’auteur (À Gauche), Domoni, Le 29 Août 2019

© SAMIR DUPONT ET L’AUTEUR

Samir Dupont qui est intervenu dans un documentaire5 sur les Kwassa Kwassa ne cache pas son rôle dans cette économie transactionnelle bien qu’il ait pris la résolution de ne plus s’occuper que des client.e.s VIP, comme il le dit.

Par « client.e.s VIP », il entend deux à trois client. e.s6 qui payent très cher la traversée au lieu de quinze dont parle le jeune ingénieur de la (sur)vie cité plus haut. Il fournit des détails sur les rouages du business et l’expansion de la clientèle qui inclut désormais des personnes d’origine nigériane, camerounaise et congolaise, dont certaines le contactent après avoir vu la vidéo dans laquelle il intervient sur youtube.

J’ai voulu savoir de Samir si en acceptant de faire le reportage avec les chauffeurs de Kwassa Kwassa, il ne pensait pas les avoir exposés puisque ce commerce est considéré comme « illégal » :

J’ai parlé avec eux. Les journalistes français aussi ont parlé avec eux ici même. Ils ont accepté. C’est grâce à ce reportage que l’un d’eux est libre. Il a fait cinq à six voyages. On l’a filé. Il est encore revenu. Les gens d’ici, dès qu’ils viennent devant moi, ils me disent ‘Samir, ce que t’as fait c’est pas normal. Pourquoi t’as filmé tout ça pour montrer aux Français ?’ Il y a des gens qui m’ont dit qu’on m’a donné l’argent pour vendre les secrets.

Pendant la conversation il ne cache pas les avantages qu’il tire à bien maîtriser le système des Kwassa Kwassa qui est au cœur de la mobilité mais aussi curieusement de l’immobilité entre Anjouan et Mayotte.

L’immobilité ici a deux sens. D’abord, il s’agit des déplacements autrefois faciles entre les îles mais qui, depuis 1995, sont régis par le visa Balladur. Il est question des groupes rendus immobiles, de celles et ceux qui sont contraint.e.s de rester sur place pour des raisons économiques, administratives, structurelles, sanitaires, affectives etc. malgré leur désir de partir.

Sur ce plan, j’épouse l’idée de Schewel (2019) et Mata-Codesal (2017) qui insistent sur le fait qu’étudier la migration implique aussi étudier les facteurs qui forcent certaines personnes à rester sur place : mobilité et immobilité sont les deux faces complémentaires d’une réalité complexe au cœur de laquelle le sexe joue un rôle déterminant.

Si dans le cas des Comores, les hommes sont au centre de l’économie7 du Kwassa Kwassa, on pourrait mentionner à titre comparatif l’exemple du Sénégal. Dans son mémoire de maîtrise dont la thématique et l’écriture sont bien maîtrisées, Monika Rohmer s’appuie sur Celles qui attendent de Fatou Diome pour rappeler que, bien que les passagers des pirogues de la traversée soient exclusivement des hommes, il faut insister sur le rôle déterminant des femmes (mères, épouses, sœurs) dans le voyage des hommes (fils, époux, frères) de l’île de Niodior au Sénégal vers l’Europe, dans les bateaux à l’image des Kwassa Kwassa.8

Monika Rohmer note que le business des pirogues de la traversée est principalement l’arène des femmes d’affaire du village qui y investissent leurs modestes économies pour en tirer de considérables bénéfices. D’un côté, il y a celles qui financent et entretiennent les pirogues du départ et de l’autre, celles qui attendent, optimistes, déchirées ou désespérées. Peut-on réellement marquer les frontières entre les deux camps?

Ensuite, par immobilité, je fais allusion à l’attente, ces périodes pendant lesquelles des passagers ayant déjà payé la traversée c’est-à-dire réservé leurs places dans des Kwassa Kwassa sont contraints de rester sur place, de subir les caprices de la mer, les enchères des propriétaires et de passeurs véreux, d’attendre le bon moment pour partir d’Anjouan.

Partir c’est aussi par exemple d’abord quitter la zone reculée du Nioumakélé pour Moroni comme c’est le cas pour Combo, le personnage principal de Mayotte, un Silence Assourdissant. C’est ensuite la longue attente du rendez-vous pour la demande de visa et les passages chez le marabout Karidjini wa Mlipva Déné, le « oilimou9 » pour Combo et le bon départ par Kwassa Kwassa pour la grande majorité dont l’épouse de Combo qui recevra de ce dernier la somme de 1000 euros pour affronter la mer avec leurs quatre enfants, dans l’espoir de le rejoindre à Mayotte.

Les candidat.es à la traversée sont forcément immobiles en attendant de pouvoir être mobiles, espérer arriver, donner des nouvelles aux proches et aux amis qui attendent. À ce titre, je trouve intéressant que le volume 12/1, 2020 de la revue Critical African Studies édité par Stasik, Hänsch et Mains, Temporalities of Waiting in Africa, soit consacré à l’étude de l’attente dans le processus de la migration.10 Ceci montre l’entrée en jeu de nouveaux angles d’étude du phénomène complexe qu’est la migration, dont seules les études transversales et comparées peuvent permettre une meilleure compréhension.

Le cas de l’attente à Anjouan dépend de deux choses : la probabilité de la réussite du passage (le bon moment pour partir) et l’économie de transit. Pour ce qui est du bon moment pour partir, voici ce que Samir Dupont me répond au sujet des complices à Mayotte :

Oui il y a même des policiers. Nous on a pris la mer. En route le chauffeur a pris son téléphone pour dire qu’on est tout près. J’ai demandé on va descendre où. Il m’a dit près de Mtsamboro. Il y a un autre kwassa qui va venir nous chercher.

La complicité peut aussi souvent prendre des tournures inattendues. C’est le cas dans Aux parfums des îles. Kamal, Sabou et Achata, la fille de 12 ans qui est abusée sexuellement devant deux hommes incapables de réagir pendant leur errance dans les sentiers à l’arrivée à Mayotte, sont reconnus par une âme de bonne volonté qui présente tous les traits d’un policier. Ce dernier a une parfaite connaissance des dynamiques policières à l’arrivée des « vedettes ». Il les prend dans sa voiture et les cache chez des parents, le temps que l’agitation policière passe. Ses propos exposent tout l’absurde néocolonial ambiant et vont à contre-courant de celui « entré en tant que cousin, sorti en tant que gendarme » :

Vous avez de la chance, dit-il en changeant totalement de sujet. Toi, là, tu t’appelles Kamal, non ? Ne me dis pas le contraire, tu es passé plusieurs fois à la police. Décidément, on ne te corrigera pas. Nous, on vous reconnaît, mais vous êtes nos frères, nos cousins. Il y a un mois, nous nous sommes rencontrés à l’occasion du mariage de Zaïna à Vaïbéni.11

Dans le bref entretien qui suivra, Kamal le reconnaîtra et se souviendra même de la place qu’il occupait le jour du mariage en question. Les liens de filiation relationnelle s’établiront tout comme le lien relationnel et complexe du financement de l’objet Kwassa Kwassa qui permet aux ami.e.s et aux familles de se rallier, se remembrer [re-membering] pour utiliser l’expression de Ngũgĩ wa Thiong’o (2009).

3.2 Kwassa Kwassa : Économie et Écocritique

Dans Mayotte, un silence assourdissant, il est fait allusion au propriétaire de Kwassa Kwassa qui a contracté un crédit auprès de la Banque de Développement des Comores grâce au soutien d’un ministre qui profite aussi du business à hauteur de « 50% » car après tout, ils’agit officiellement d’un prêt pour l’achat des vedettes pour faire la pêche, donc un prêt pour contribuer au « développement ».12

Il s’agit d’un engrenage bien en place dont beaucoup de corrompus13 profitent, aussi bien du coté d’Anjouan que de Mayotte. Dans le documentaire « Kwassa Kwassa, Un Business Pirate »14 les choses sont dites clairement :

Bateau clandestin, le kwassakwassa est condamné au cimetière où il est ensuite détruit par la police pour éviter tout risque de trafic mais ce business-pirate ne s’arrête pas pour autant. Si ici, côté francais, les kwassakwassa sont détruits à la pelle, en face côté comorien, ils sont fabriqués à la chaîne. Chaque mois, rien que sur ce chantier, vingt nouveaux bateaux sont construits. Ces derniers temps tous les kwassa se font attraper à Mayotte. Alors on peut en construire sans arrêt de nouveau car un kwassa pris là-bas c’est plus de travail pour nous ici et c’est vrai qu’en ce moment on a beaucoup de boulot.

Ce commentaire d’un constructeur, au-delà de la pointe d’humour, met en évidence les limites des débats sur la protection de l’environnement chantée par la France, qui n’hésite pas à détruire les Kwassa Kwassa tout en sachant que d’autres seront fabriqués. Il accentue aussi l’ironie du cercle infernal de la traversée qui se transforme en économie de l’inhumanité même si, pour certains, il est question de subsistance sous plusieurs angles. D’un côté, il y a, comme le remarque le Macchabée, de simples pêcheurs qui transitent par Mayotte : « Comment voulez-vous que des pauvres artisans pêcheurs comme moi, dont la France détruit exprès l’instrument de travail, puissent s’en sortir un jour ? »15

De l’autre côté, il y a les acteur.rice.s qui profitent de l’économie de transit. La conversation avec Samir Dupont et la promenade à Domoni ont attiré mon attention sur un aspect qui a été très brièvement décrit dans Mayotte, des Poissons à chair Humaine de Frédéric de Souza, texte au sujet duquel l’auteur qui a été consul de France à Anjouan d’octobre 2008 à juillet 2010, dit du titre ce qui suit dans son bref entretien avec Faïssoili (2014) :

Pourquoi ce titre? Un jour, en discutant avec un Anjouanais chauffeur de taxi à Mayotte, il m’a confié qu’il ne mangeait pas de poisson. Il avait perdu un frère lors d’une traversée et il imaginait le corps de ce dernier, mangé par les poissons. J’ai pensé que cette image choc pourrait donner la vraie dimension de ce drame quotidien qui se déroule dans le plus grand silence.16

Dans Mayotte, un silence assourdissant, huit des treize corps disparus en mer seront retrouvés trois jours plus tard avec des traces qui montrent combien les poissons se sont régalés. Tout ceci concourt au fait que le père du personnage principal est choqué par « une mondialisation sans âme où seul le malheur à grande échelle n’est pas globalisé. »17 Voici levé un pan de voile à prendre sérieusement en compte dans les débats standardisés sur l’écocritrique car il n’est pas ici question de choix environnemental, de lobby ou de conviction philosophique, mais d’une conception relationnelle dont peut profiter l’écocritique. Le chauffeur de taxi ne mange plus de poisson ‘à chair humaine’ par traumatisme, par solidarité avec les milliers de morts dans ce bras de mer transformé en « bras de mort », pour reprendre Sain’Sauf le passeur.

À table demain nous mangerons le poisson qui a bouffé le cadavre de l’homme qui fuyait son ombre sur le dos de l’océan Sans oser la moindre question qui fâche devant l’arrogance qui broie nos consciences à force de complaisances.18

Ceci est un extrait d’Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents. L’océan s’est transformé en cimetière. Dans Droit du Sol, le ‘libidineux’ en rira maladroitement ainsi : « Ha ! Ha ! Frahati ne mange déjà plus de requin du lagon… Elle dit que ça sent l’Anjouanais ! »19

La mer, autrefois lieu de passage, de communication et de lien entre les îles de l’archipel est devenue, par le biais de la nécropolitique, une « mer d’indifférence »,20 un cimetière où des vies et des rêves de vie échouent, sont absorbés ou attendent d’être repêchés par « les garde-côtes, les garde-murs, les garde-frontières-gardes-vie-gardes-morts »21 à la solde de l’empire décati. Avec un peu de chance, ils sont recueillis, voire accueillis par des riverains ou des pêcheurs habitués à cette horreur et témoins privilégiés des nombreux visages de cette déshumanisation et de l’attente qui nourrit la chaîne économique du Kwassa Kwassa décrite dans Mayotte. Des poissons à chair humaine.22 Ce réseau de relations qui est aussi un réseau de dépendance liée au projet de la traversée inclut au minimum suivant un ordre hiérarchique réclamé ou subtil :

Les propriétaires de Kwassa Kwassa souvent dans l’ombre et qui ont le plus de pouvoir dans le réseau

Les complices : militaires, hommes politiques, agents de la PAF, Mahorais, métropolitains et Comoriens bien installés de l’autre côté qui font circuler les ‘bonnes informations’

Les passeurs qui sont les acteurs les plus visibles du réseau

Les constructeurs-mécaniciens, les ingénieurs de survie qui fabriquent régulièrement ces engins

Les rabatteurs qui recrutent les candidat.e.s à la traversée à travers la région

Les gardiens des hangars comme Mohamed, le personnage principal de Mayotte. Des Poissons à Chair Humaine. Pendant le transit, l’attente de sa traversée, il officiera d’abord comme gardien d’un magasin de fabrication des Kwassa Kwassa. Ensuite, il participera à la fabrication du koma 4, dont il prendra les commandes plus tard, grâce à une formation express, lors de la traversée qui tournera mal.

Les boutiques qui vendent le matériel de construction des Kwassa Kwassa

Les petits commerces dans les zones d’embarcation

Les points de ravitaillement des petits commerces

Les chambres de transit pour les passagers qui ne viennent pas des trois îles ou qui n’ont pas de connaissance à Anjouan et les emplois dans les hôtels/motels

Les passagers qui font vivre le réseau mais qui en sont les plus dépendants

Le kwassa kwassa, à la base un bateau de pêche, est suite à « la connerie des gens en ballade », devenu un objet autour duquel se jouent, voire se déjouent des destinées, un objet d’espoir et de désespoir entre des familles séparées, un passage, tant il est présent dans la vie des îles qui a toujours été animée par l’idée de passage d’une île à l’autre et une importante source de revenus qui fait aussi ressortir la question des contours de la migration/traversée et du genre. La sous-section suivante jette un regard sur le caractère intersectionnel du kwassa kwassa en insistant sur la place des femmes. Non seulement elles font exclusivement partie de la catégorie la plus basse, les passagers (car elles n’ont pas accès aux autres catégories: propriétaire, passeur, décisionnaire en tout genre), mais même au sein de cette catégorie elles sont discriminées et violentées parce que femmes.

3.3 Kwassa Kwassa : (im)mobilités et intersectionnalité

La notion de genre se joue à deux niveaux autour de l’objet relationnel qu’est le kwassa kwassa. Au premier plan, on observe que la possession, la fabrication, la maintenance, la vente, la sécurité des engins, l’accès aux ateliers, la recherche des client.e.s et la conduite des kwassa kwassa est réservée aux hommes et aux jeunes garçons comme Mohamed, le gardien du hangar d’Attoumane qui roule dans une Touareg neuve, signe de l’enrichissement des propriétaires ou des intermédiaires de kwassa kwassa dans Mayotte. Des poissons à chair humaine. Dans ce roman, les femmes ou les jeunes filles comme Leila et Raïssa jouent principalement un rôle passif et surtout nocturne. Raïssa initiera Mohamed aux plaisirs charnels dès leur première rencontre.

Raïssa, en véritable experte, sans doute consciente de ce sentiment de désespoir masculin, continuait à lui caresser les testicules et le sexe avec une extrême douceur. Mohamed baissa les yeux vers cette déesse bienfaitrice. En la voyant lui faire une toilette de chat avec sa langue rose, il réalisa alors qu’elle avait reçu dans sa bouche, jusqu’au fond de sa gorge. Maintenant, comme si c’était une glace, elle récupérait la moindre goutte de crème glacée, gourmande.23

Ici reviennent l’image de la femme vorace aux mauvaises mœurs, celle qui détourne le garçon innocent qui prendra tout de même beaucoup de plaisir, la femme comme objet pour combler la solitude et agrémenter le repos des guerriers, une commodité disponible à vendre ses charmes dès la première rencontre. Au cœur de cette chaîne de déshumanisation pour l’essentiel des protagonistes, la femme porte un autre fardeau, celui de la décadence, ce qui poussera Mohamed à demander à Raïssa après avoir savouré son bonheur inattendu « Mais ce que tu fais est complètement kharam. Tu ne crains donc pas Dieu ? » La ‘déesse bienfaitrice’ lui répondra solennellement : « Ne t’inquiète pas pour cela. L’amour c’est naturel et Dieu nous pardonnera.24 »

Plus tard, les lecteurs découvriront que sa ‘déesse’ est une ancienne prostituée à Mayotte et qu’elle est instrumentalisée pour le surveiller. Raïssa qui au fil de la trame du roman développera de vrais sentiments pour Mohamed est utilisée par le propriétaire Attoumane pour maintenir le contrôle sur ceux qui travaillent pour lui, mais aussi comme personne d’appui pendant la traversée qui demeure entre les mains des hommes.

En amont de la traversée, les femmes sont aussi présentées comme soumises aux désirs masculins. Dès la première page illustrée de Droit du Sol de Masson, le passeur est introduit en ces termes par deux passagères : « Ahmed, c’est un salaud, il couche avec toutes les filles qui veulent traverser […] Sauf les vieilles ! Hi ! Hi ! Hi !25» Le voyage par kwassa est subtilement décrit comme une arène de pouvoir des hommes sur les femmes avant l’embarquement comme pendant la traversée : à bord du kwassa, c’est le passeur qui a le privilège, pour des raisons d’équilibre, de sécurité, d’humeur ou pour échapper à la Police aux Frontières, de décider du sort des personnes à bord – c’est ce que fait Attoumane, alors qu’il est encore passeur, en jetant une femme et son bébé par-dessus bord pour dérouter la police et s’enfuir.26 Conscient de ce terrain d’hégémonie sur lequel les hommes peuvent exprimer leur masculinité, on ne s’étonne pas d’entendre un passeur s’adresser à une dame comme suit dans Droit du Sol : « Allez dépêche-toi la grosse enceinte… si tu montes pas, on te laisse ici27 » ou encore Ahmed menacer une passagère en ces termes : « Alors ferme la sinon, je te jette par-dessus bord ! ESPÈCE DE PUTE MALGACHE !28 »

Manquer de respect à une femme enceinte ou coller à une passagère l’étiquette de femme aux mœurs légères est un acte de violence verbale que seul le passeur peut s’autoriser. Suivant la logique de la métaphore de l’intersection, du carrefour, du point de convergences de différentes sortes de violence chez Crenshaw (1989/2016), en associant l’injonction, la projection de la mort par noyade et le vocabulaire de dénigrement, Ahmed déprécie la femme en la soumettant à la violence physique, psychologique, logistique et linguistique. La langue en tant que partie du corps est décrite comme outil dont se sert la femme pour nettoyer l’homme après son coït et comme outil de communication elle est utilisée par l’homme comme un instrument de domination, un moyen de s’arroger le pouvoir de demander à la femme de se taire, ce qui renforce la hiérarchisation des rapports.

Le rapport entre Attoumane, le propriétaire des kwassa dans Mayotte. Des poissons à chair humaine et Raïssa est aussi un rapport qui convoque l’intersectionnalité bien que Raïssa soit une bonne collaboratrice qui sait aussi conduire les kwassa et qui a d’ailleurs pu, grâce à un fin subterfuge, une fois échappé à la vigilance de la police.

Raïssa a un passé de ‘passeuse’, réalité très invraisemblable dans ce contexte culturel dominé par la division genrée du travail (Mayotte. Des poissons à chair humaine, 70), ce qui explique que les voix et les prouesses des passeurs soient celles qui dominent le roman bien que par un tour de force inattendu Raïssa ait de nouveau pris les commandes du Koma 4 lorsque Mohamed était incapable de réagir face à la police française (Mayotte. Des poissons à chair humaine, 84–85). Elle est autour de l’objet kwassa le seul personnage féminin doté d’un certain pouvoir et qui trouve l’empowerment où elle le peut, ce qui justifie le fait de la mettre en avant dans un contexte de violences faites aux femmes, de discrimination et d’intersectionnalité. De toute évidence, il n’y a que très peu d’espace de pouvoir pour les femmes et pourtant Raïssa réussit à devenir passeuse, défie une morale étriquée en parlant d’amour naturel et d’un Dieu qui comprend. C’est une femme qui prend le pouvoir dans chaque interstice de libre qui lui est laissé. D’autant plus violente est la réaction des hommes et leur volonté de la soumettre physiquement et verbalement.

Attoumane la qualifie de ‘pute’ dont la spécialité était de « sucer la queue des Blancs » (Mayotte. Des poissons à chair humaine, 67–68). Il sent son pouvoir menacé lorsqu’elle lui avoue ses sentiments pour Ahmed et le vœu de vivre avec ce dernier. Dans un acte de colère typique à la prestation de la masculinité dont le but est d’avilir Raïssa, il la violera. Des extraits de la scène violente mérite d’être cités :

Vas-y ! Montre-moi comment tu faisais avec les Blancs ! Dépêche-toi ! […] Pourtant, la vision de ses fesses exceptionnelles ne le quittait pas et tirant les tresses vers le haut, il obligea Raïssa à se lever. De ses bras puissants, il la retourna, la plaqua sur le bureau. Une grosse main calleuse appuyant entre les omoplates, Raïssa se sentait comme dans une presse, les seins écrasés contre la table, sans pouvoir bouger. Attoumane se débarrassa très vite du tissu enveloppant cette croupe qui lui tournait la tête. Il augmenta la pression sur le dos de Raïssa, saisit son sexe de l’autre main et sans ménagement força l’ouverture d’un grand et long coup de rein. Raïssa hurla de douleur, persuadée que sa peau fine venait de se déchirer. […] La Pute était sèche comme du papier de verre. Attoumane repéra sur le bord du bureau la bouteille de Fanta qu’il avait commencé à boire avant l’arrivée de Raïssa. Il la saisit vivement et commença à verser le liquide sucré qui coula d’abord entre les fesses puis sur la tige de son sexe. En quelques secondes, rendu fou par la scène, il saisit Raïssa de ses deux mains par la taille et la pilonna comme un dément. […] En à peine quelques secondes Attoumane libéra un puissant jet accompagné d’un grognement animal.29

Dans cette scène particulièrement érotisée, Attoumane est porté par son désir d’humilier Raïssa et de lui rappeler le pouvoir masculin. Attoumane se transforme en un sadique dont le plaisir réside dans la douleur de l’autre, un animal instinctivement guidé par son sexe, un animal dont la tension ne peut s’apaiser qu’en voyant l’autre subir ses assauts et ses fantasmes inassouvis, car il ne voit plus une personne devant lui mais ‘une croupe’ à monter, voire démonter avec toute sa force bestiale, comme l’illustre l’usage du vocabulaire essentiellement vulgaire pour avilir sa victime. Raïssa doit subir pour mériter le silence d’Attoumane au sujet de son passé dont les lecteurs savent juste qu’il n’est pas glorieux, les causes de ce passé misérable n’étant pas mentionnés, ce qui est aussi un privilège du narrateur masculin de dire juste ce qui justifie sa débauche. Le corps de Raïssa est érigé en lieu de pouvoir. C’est la dimension de la « cathexis », de l’attachement émotionnel dont parle Connell.30

Le désir et le plaisir sexuel reviennent à Attoumane qui soumet l’âme et le corps de Raïssa à son envie primitive. La douleur et les envies de Raïssa ne comptent pas. Seul compte la satisfaction agressive d’Attoumane qui fait de Raïssa son objet de plaisir et exprime ainsi sa masculinité aliénante sur un membre du vaste réseau économique que constitue le kwassa.

Même si le contexte historique et religieux (islam et séparation des rôles entre les hommes et les femmes dans le contexte comorien) explique cette économie principalement masculine, le second plan relève particulièrement des mécanismes du patriarcat, du pouvoir et de subordination de la femme qui est décrite comme l’être faible qui a besoin du soutien de l’homme qui s’autoproclame protecteur. On le voit lorsque Yasmina la femme enceinte et sa sœur Inchati qui l’accompagne pendant la traversée, arrivent à Mayotte après un voyage très difficile. Dès qu’elles descendent du kwassa, un homme qui a « déjà trois femmes » se présente comme l’être providentiel : « Toi, la petite, tu viens avec moi, je cherche une femme. Je te donnerai du travail et de l’argent…31 »

En un clin d’œil Inchati est transformée en un objet sans voix, soumis au bon vouloir de la masculinité. Ce passage expose un autre visage de la traversée en kwassa : les points d’arrivée comme des zones où se jouent des rapports de force entre des hommes au statut avantageux à Mayotte et des femmes et jeunes filles sans repère qui sont récupérées au faciès par des hommes qui les exploiteront. Aussi bien aux points d’arrivée qu’aux points de départ, le kwassa est un instrument de masculinité qui est un « lieu au sein des rapports de genre, un ensemble de pratiques par lesquelles des hommes et des femmes s’engagent en ce lieu, et les effets de ces pratiques sur l’expérience corporelle, la personnalité et la culture » pour citer Connell.32

Une forme de masculinité héroïque est née autour du kwassa. Ce sont les hommes qui fabriquent et manipulent avec une dextérité célébrée – par d’autres hommes comme le passeur à la fin de ce chapitre – cet engin de la traversée. Les hommes sont les interlocuteurs des complices de la chaîne du passage dans tout l’archipel, l’information étant aussi une face du pouvoir et de la masculinité. Ils ont entre leurs mains la vie des passagers de qui ils attendent de la gratitude et n’hésitent pas à le leur rappeler pour asseoir leur autorité. C’est en s’appuyant sur cette supériorité que le passeur instruira à Yasmina : « Fais taire ton bébé ! On va se faire prendre ! Fais-le taire sousou ! Fais-le taire ou je le jette à l’eau ! Jette-le à l’eau, on va se faire attraper par la gendarmerie ! Jette-le ou je te jette avec lui ! »33

Dans Mayotte. Des poissons à chair humaine (81), le passeur Habib giflera une passagère pour rappeler son autorité et dissuader toute personne qui ‘pertuberait’ la traversée. Dans les textes du corpus qui décrivent avec minutie l’aventure en kwassa kwassa, on ne voit pas de scène de violence physique ou verbale opposant les passeurs à d’autres hommes, ce qui renforce la dimension intersectionnelle du kwassa.

Intimider, insulter Yasmina en la traitant de sousou (prostituée) et frapper une femme à bord du kwassa sont des exemples de manifestation du pouvoir et de la masculinité performée, ce qui convoque la notion d’intersectionnalité qui englobe les différentes formes d’inégalités sociales, de soumission, d’infériorisation surtout des femmes, de personnes dites de couleur, de personnes non binaires, de personnes handicapées dont aucun texte du corpus ne parle, de racialisation et de sexisme. (Kimberlé Crenshaw, 201634)

Dans sa vidéo du format TED Talk, l’éminente juriste résume très clairement l’intersectionnalité, un concept qu’elle a mis en exergue dans son article fondateur de 198935 et qui est né de sa rencontre avec l’Africaine-Américaine Emma Degraffenreid. Cette dernière et quatre autres femmes avaient porté plainte contre une société de fabrication de voitures – General Motors, que Crenshaw ne nomme pas dans son intervention pour ne pas faire de la publicité – pour discrimination raciale et discrimination fondée sur le genre au sujet du système de promotion au sein de l’entreprise qui reproduisait la discrimination des femmes noires. Le juge qui n’avait pas compris l’intersection entre la couleur de la peau et le sexe dont parlait Emma Degraffenreid et ses consœurs avait rejetté sa plainte. Crenshaw nomme bien le problème en disant ce qui suit : « And to boot, there was no name for this problem. And we all know that, where there’s no name for a problem, you can’t see a problem, you pretty much can’t solve it.” (Minutes 8.28–8.37).

Crenshaw invite à nommer les problèmes notamment les violences policières contre les femmes car on entend surtout parler des violences contre les hommes, comme c’était le cas avec George Floyd en 2020. #SayHerName est le mouvement auquel elle invite le public très réceptif à se joindre pour citer toutes les femmes noires (petites filles, adolescentes, jeunes femmes, femmes âgées) victimes de violence policière aux États-Unis.

Dans le corpus sous la main, les femmes sont aussi victimes d’une double discrimination qu’il faut mentionner. Premièrement, à l’exception de Raïssa, elles sont éloignées de toute agentivité/agencéité sur l’objet kwassa kwassa. Deuxièmement, elles sont victimes du fait que les hommes planifient leur voyage aussi bien sur le plan matériel que sur le plan émotionnel. Dans Mayotte, un Silence Assourdissant, Combo payera le voyage de son épouse et de son fils depuis Mayotte. Cette dernière sera abandonnée au bon vouloir des passeurs sans avoir un mot à dire sur son sort, ce qui renchérit le fait que les femmes n’ont, de bout en bout, aucun pouvoir décisionnaire. Les événements en amont et en aval de la traversée sont de fins moments de musellement des femmes à qui il est d’ailleurs interdit d’exprimer toute émotion pendant le voyage.

Les hommes décident du nombre de passagers, du prix de la traversée, des heures de départ, du volume des bagages à bord, de l’itinéraire, du traitement des passagers et surtout celui réservé en chemin aux femmes, aux femmes avec des enfants et aux femmes enceintes. Ceci rappelle « The Social Organization of Masculinity », le chapitre trois du livre de Connell qui situe la masculinité dans la macrosociété et en distingue quatre types dont les caractéristiques seront mises à jour au fil du temps, sur la base de nouvelles recherches et de nombreux travaux critiques tout en insistant sur le fait que les dynamiques des masculinités sont à interpréter en fonction des réalités propres aux sociétés étudiées. Il s’agit des masculinités (1) hégémoniques, (2) complices, (3) subordonnées et (4) marginalisées.36

Dans notre cas d’étude, les masculinités hégémoniques et complices s’entrecroisent autour de l’objet kwassa qui est aussi un lieu de transmission et de pratiques de la masculinité. Cette réalité intersectionnelle est transmise aux jeunes garçons qui prendront le relai et en assureront la masculinité générationnelle. C’est le cas du gamin Aziz dans Mayotte. Des poissons à chair humaine de Frédéric de Souza. Cet enfant a vite appris à manipuler non seulement le kwassa mais aussi les codes de cet univers au centre duquel se trouve l’expression de la masculinité qui est, comme le rappelle bien Egodi Uchendu dans le volume qu’elle a coordonné en 2008,37 principalement une construction sociale qui peut revêtir plusieurs formes.

Ce sont les pratiques sociales des contextes spécifiques qui définissent le sujet masculin et sa perception de soi et consacrent la masculinité en invisibilisant les femmes ou en faisant d’elles des instruments de validation de la masculinité. Uchendu rappelle le rôle précieux des femmes dans la gloire de l’Égypte antique, laquelle gloire privilégie, à travers la majorité des textes historiques, les voix des hommes en reléguant les femmes au rôle-cliché de « maîtresses de maison » et de dangereuses séductrices dont les hommes gagneraient à s’éloigner. C’est le prototype de la femme que nous retrouvons dans les actes de Raïssa qui fera découvrir à Mohamed le plaisir sexuel. Uchendu (2008, 6) remarque à juste titre que même un travail profond comme le volume de 671 pages de Théophile Obenga publié en 2004 ne consacre que six pages aux femmes de l’Égypte antique, six pages pour célébrer leur irrésistible attrait et leur côté dit « mystérieux » par des hommes.

Même dans le cas du Sénégal cité plus haut, les femmes jouent le rôle principal sur le plan financier et émotionnel de la traversée mais elles sont invisibles car ce sont les hommes qu’on voit conduire les bateaux, qu’on voit généralement partir en aventure. Bien que Raïssa soit plus expérimentée que Mohamed, c’est lui qui prendra les commandes et elle n’interviendra que lorsqu’ils seront face à la police aux frontières car sa compétence peut toujours attendre quand il y a un homme. Très souvent, comme dans Celles qui Attendent chez Fatou Diome, les femmes attendent et même lorsqu’elles s’engagent dans l’aventure, leurs voix ne sont pas suffisamment audibles. Ce sont les hommes qui ont jusqu’ici (d)écrit la rude traversée dont ils se font les héros et les anti-héros.

Ceci se voit dans Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents de Soeuf Elbadawi qui est, suivant la logique du #SayHerName, un chant pour quatre-vingt-dix-huit personnes noyées pendant la traversée. Néanmoins, c’est le destin tragique du ‘cousin’, courageux et déterminé à briser les frontières artificielles dans les eaux comoriennes, qui est mis en avant dans ce deuil collectif. Par ailleurs, le spectre d’Iɓuka ‘le fou’ occupe plus de place dans le pamphlet que ‘Des enfants en bas âge Trois femmes enceintes’ disparus en mer.38 Au cœur de la tragédie, les femmes semblent invisibilisées car ce sont surtout les hommes qui racontent les tragédies qui touchent aussi les femmes bien qu’elles soient minoritaires en nombre au moment des traversées.

L’importance pour les récits des femmes d’être portés par d’autres femmes est par exemple lisible dans un texte récent qui a reçu le prix littéraire de l’Océan Indien. Dans La Chatouilleuse39 (2022), Yasmina Aouny raconte en vingt-et-un chapitres la vie des femmes comoriennes à travers la voix de Rose, une femme indépendante qui porte de nouveau le combat entamé en 1966 par l’héroïne Zéna M’déré, au centre de la technique de protestation par le ‘chatouillement’ des hommes politiques.

Rose est agente de sa vie et non une spectatrice désespérée. Elle prend l’initiative quand elle rencontre Saïd qu’elle décidera d’épouser. Elle répondra à la décision de Saïd de prendre Macab comme deuxième épouse en trouvant tout proche d’elle, faisant de Han le neveu de son époux, son amant. Elle contestera la masculinité hégémonique qui donne uniquement aux hommes le droit d’aimer plusieurs personnes et mènera une vie indépendante en choisissant ses partenaires et en se dévouant aux causes qui lui tiennent à cœur, contrairement à la plupart des femmes mahoraises qui à ses yeux

sont maintenues dans l’ignorance par les maîtres religieux de ton île, qui semblent tous s’être mis d’accord pour faire croire aux Mahoraises que leur paradis se trouve sous les pieds de leurs maris et que, si elles ne se soumettent pas à ces derniers, leur demeure sera l’enfer.40

Rose joue le rôle de métaphore pour l’épanouissement des femmes dont le bonheur ne devrait pas être circonscrit à la prosternation devant des hommes souvent malades de leur masculinité et s’appuyant sur une lecture masculine et manipulatrice du Coran. Chuter sur l’enfer comme la promesse pour les femmes qui n’accepteraient pas la réalité intersectionnelle du contexte culturel permet de revenir sur les nombreux visages du kwassa, un objet relationnel et intersectionnel, mais surtout, un objet-enfer, spectre et spectacle de la mort, banalisée car trop récurrente dans la région.

Face à cette situation, on comprend mieux la nature dominante de la poésie dans le corpus, la poésie étant entendue ici comme écriture et chant du désepoir et de la désespérance. C’est ce qui fera dire à Nassuf Djailani, en réponse à une interlocutrice qui a qualifié sa poésie de « triste et violente », ce qui suit : « je n’aime pas les poèmes de la nourriture, mais les poèmes de la faim, ceux des malades, des parias, des empoisonnés, des suppliciés du langage qui sont en perte dans leurs écrits. »41 Djailani n’a jamais caché sa passion et sa faim des vers de Césaire dont on entend de nouveau les échos du Cahier d’un retour au pays natal:

Ne faites point de moi cet homme de haine pour qui
je n’ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres
races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits42

Écoutons, en lisant, pour clore cette section, quelques morceaux choisis du « chant du passeur », puissant acteur du réseau du kwassa, dans un chant qu’on pourrait interpréter comme un songe d’une renaissance du passeur dédié à Nassuf Djailani.43 Ce poème profond met en exergue l’un des professionnels du passage en Kwassa Kwassa.44

Le passeur tire son épingle du jeu, toujours. C’est même avec une condescendance qui cache mal une culpabilité face à une réalité intranquille qu’il passe pour être l’intersection, le pont, la zone tampon, le médiateur du malheur de tous ceux et celles dont il garde en mémoire les passages échoués en mer. Il nous les (ra)conte, tel un griot qui, malgré lui, porte en partie la mémoire d’un peuple décati, d’un peuple qu’il contribue à fragiliser, lui le complice en traversée meurtrière, lui qui est riche de nombreuses expériences, dont celle d’avoir jeté un bébé en mer. Peut-on le juger ? Faut-il le juger ? À quelles fins ?

C’est moi Sain’Sauf le passeur
tel je me fais nommer,
Pour conjurer les mauvais sorts !
De Maore aux îles sœurs et vice versa
je fais passer des hommes pressés,
et tout un attirail d’objets volés
Asseyez-vous et je vous conterai l’histoire de Fandza
emportée lors de la deuxième traversée,
depuis en ma hutte sa fille a grandi !
Ou encore l’histoire de Samra, Warda et son amant
mais jamais dans tous les cas,
à la barre ne viendrai témoigner !
Vrai je regrette pour le bébé de Djamila
mais une vedette française faisait sa ronde,
dans l’eau j’ai plongé le petit pleurnichard !
quand la barque non loin de nous a chaviré,
c’est la vedette française qui a foncé dessus !
Ce bras de mort qui va de Dzuani à Maore
Depuis des années que j’en fais la navette,
Toujours je rends le salut à un cadavre pourrissant
Le bras de mer séparant Anjouan de Mayotte devient le bras de mort
Je ne suis pour rien dans l’affaire de 17 noyés
de l’an dernier
dès le départ la mer faisait de gros gargouillis,
mais tous étaient impatients
Y’en a un qui disait jamais on ne m’extorquera
de l’argent
pour un visa vers Maore ma patrie,
ma foi il est noyé en martyr
Moi le passeur à chaque traversée comme les
autres
je m’en remets à Dieu le Tout-Puissant,
aux flots je murmure mon testament !
J’ai vu tant de cadavres de clandestins en mer
que si on les rassemblait tous,
de stupeur le monde reculerait !
Bahati voulait connaître ses grands-parents de Maore
pauvre fille naïve et son balluchon,
elle disait y a plus de mur de Berlin
Moi j’allais demander qu’est ce qu’un mur de Berlin
et si elle croyait que Maore c’est les Comores,
une lame haute comme un mur a tranché

Dans ce poème qu’on pourrait bien chanter compte tenu du rythme variable des strophes, entre monosyllable (31ème vers) et un vers libre (21ème vers), le passeur a recours au champ lexical du regret à peine voilé : testament, s’en remettre à Dieu, stupeur etc. On peut se rappeler ici les images du corps d’Aylan Kurdi, syrien de trois ans retrouvé sur une plage en Turquie, figure de toute la tragédie d’une famille, d’un peuple, d’une humanité. Dans Tropique de la Violence, Olivier, un policier français en poste à Mayotte, humaniste qui ne peut que faire son travail dans cet environnement dans lequel toutes les conditions sont réunies pour une implosion sociale, s’interroge sur la situation à Mayotte en faisant un lien avec l’histoire d’Aylan Kurdi:

Il m’est arrivé d’espérer quand il y a eu le petit Syrien échoué sur une plage turque. Je me suis dit que quelqu’un, quelque part, se souviendrait de cette île française et dirait qu’ici aussi les enfants meurent sur les plages.45

Mais, c’est oublier que, même dans le cas du petit Aylan, les images ont choqué le monde le temps d’une fureur médiatique. Et de nouveau, silence, on oublie! Ce silence fera dire à Chamoiseau : « Un enfant qui meurt en Méditerranée récapitule les ignominies tolérées durant des millénaires par la conscience humaine, et nous accuse avec. Et ceux qui l’ont laissé mourir se réclament de nous, et nous installent à leur chevet comme en complicité. »46 Le sort d’Aylan, brièvement hypermédiatisé, montre combien les débats sur la condition des candidat.e.s à la « migration » demeurent éphémères. Qu’en est-il des filles, femmes (nommément citées dans le chant), hommes et enfants dont le sort n’est pas médiatisé, comme c’est le cas des Comores ? Les œuvres sélectionnées luttent contre l’oubli de cette partie du monde et se chargent de la médiatisation de ce drame silencieux pour, tant soit peu, ré-équilibrer la « géographie des sensibilités », notion que je développe dans le chapitre suivant.

1

Contrairement à une étudiante du groupe de discussion à qui il avait été interdit de prendre des photos, j’ai l’autorisation de faire des photos sans visages et de les utiliser pour mon projet d’ouvrage.

2

Je pense aussi au conducteur de Taxi à Mitsiamouli qui démarrait son taxi à partir d’un interrupteur construit sous le pare-brise.

3

Une preuve manifeste de la contradiction dans la démarche est la plaque bien placée au coeur de Moroni sur laquelle on peut lire: « Mayotte est comorienne et le restera à jamais. »

4

Frédéric de Souza, Mayotte. Des poissons à chair humaine (Moroni: Komedit, 2014), 10.

5

Etienne Huver & Guillaume L’hotellier, « Comores: la traversée clandestine », consulté le 6 octobre 2019.

Comores : la grande traversée - ARTE Reportage - Regarder le documentaire complet | ARTE.

6

Le prix de la traversée peut varier, selon la période, le nombre de passagers sur le Kwassa Kwassa et la réputation du ‘passeur’, de 300 € à plus de 1000 €.

7

On pourrait aussi parler de l’économie de la traversée qui implique un sérieux côut matériel, physique et émotionnel (sacrifier son corps aux passeurs véreux qui n’épargnent que les ‘vieilles’, Droit du Sol) ; humain (les itinéraires complexes par exemple d’abord de Nosy Be – Madagascar – pour Anjouan puis d’Anjouan à Mayotte) et sacrificiel (vendre des biens en possession comme une parcelle de terrain et des bœufs pour Combo dans Mayotte, Un Silence Assourdissant, vendre un bien familial comme les boucles de la mère reçues en héritage pour Anissa dans Droit du Sol ou pour Anguille, brader la bague que Vorace lui avait offerte dans Anguille sous roche).

8

Monika Rohmer, « Beyond Migration. (Re)Framing non-migration in Le Pagne léger by Aïssatou Diamanka-Besland and Celles qui attendent by Fatou Diome « (Unpublished Master Thesis., University of Bayreuth, 2020), 20.

9

Je reviens sur le rôle fantoche mais social de ce personnage dans le dernier chapitre. Dans Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents de Soeuf Elbadawi, le cousin noyé a aussi consulté un mwalim [savant, marabout] avant de s’engager dans l’aventure.

10

En sciences sociales, le concept “waithood” a été développé par Honwana (2012) en référence aux jeunes dont l’adolescence est prolongée avec pour conséquence que la maturité est retardée, par manque de perspectives économiques claires dans des contextes de pauvreté structurelle et d’absence de cadre de formations qualifiantes.

11

Houmadi, Aux parfums des îles, 80.

12

Feyçal, Mayotte, un silence assourdissant, 31.

13

« Tu ne rencontreras jamais le propriétaire qui peut tout aussi bien être un politique de la capitale, un haut fonctionnaire, ou même un frère de Mayotte. Tu n’auras à faire qu’à des passeurs qui ne prennent aucune décision. Ton premier souci est de trouver un travail en ville et d’économiser les 300 euros. » Ce sont des propos de Soumet, le vieux gardien de la mosquée verte de Mramani au personnage principal Mohamed, qui jusque là, ne comprend pas la dure réalité de la traversée vers Mayotte. (De Souza, Mayotte. Des poissons à chair humaine, 26).

14

Un film de Pascale Poirier, Journaliste, Papamwegne & Montage, Olivier Braunstein. 50 minutes, consulté le 25 juin 2019.

Mayotte - Anjouan «Kwassa Kwassa, Un Business Pirate» - YouTube.

15

Attoumani, Autopsie d’un macchabée, 84–85.

16

Frédéric de Souza & Faïssoili Abdou, « Frédéric de Souza, ancien Consul à Anjouan. », 2014, consulté le 20 janvier 2018.

Frédéric de Souza, ancien Consul à Anjouan : « J’ai pensé que cette image choc pourrait donner la vraie dimension de ce drame quotidien qui se déroule dans le plus grand silence » | COMORES ESSENTIEL (wordpress.com).

17

Feyçal, Mayotte, un silence assourdissant, 54–55.

18

Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 39.

19

Masson, Droit du Sol, 278.

20

Patrick Chamoiseau, Frères Migrants (Paris: Seuil, 2017), 120.

21

Chamoiseau, Frères Migrants, 15.

22

De Souza, Mayotte. Des poissons à chair humaine, 75.

23

Mayotte. Des poissons à chair humaine, 43.

24

Mayotte. Des poissons à chair humaine, 43.

25

Masson, Droit du Sol, 6.

26

Mayotte. Des poissons à chair humaine. 77.

27

Masson, Droit du Sol, 114.

28

Masson, Droit du Sol, 7.

29

Mayotte. Des poissons à chair humaine, 68–69.

30

Robert W Connell, Masculinities (Berkeley: University of California Press, 1995), 74.

31

Masson, Droit du Sol, 160.

32

Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Édition établie par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux; Traduit de l’anglais par Claire Richard, Clémence Garrot, Florian Voros, Marion Duval et Maxime Cervulle, Postface Eric Fassin (Paris : Amsterdam Éditions, 2014,), 65.

33

Masson, Droit du Sol, 432–433.

34

« Kimberlé Crenshaw: L’urgence de l’intersectionnalité », consulté le 13 février 2023.

Kimberlé Crenshaw: L’urgence de l’intersectionnalité | TED Talk.

35

Kimberle Crenshaw, “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics” University of Chicago Legal Forum 1, 1989, 139–167.

36

Robert W Connell, Masculinities (Berkeley: University of California Press, 1995), 76–81.

37

Egodi Uchendu (ed.), Masculinities in Comtemporary Africa. La Masculinité en Afrique Contemporaine, (Dakar : Codesria) : 2.

38

Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 8–9.

39

Yasmina Aouny, La Chatouilleuse. (Eckbolsheim : Éditions du Signe, 2022).

40

Yasmina Aouny, La Chatouilleuse, 37.

41

Nassuf Djailani, Le songe… d’une probable renaissance… suivi de Roucoulement remanié, avec la traduction en anglais par Carole Beckett. (Moroni: Komedit, 2010), 12.

42

Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 50.

43

Travailler sur ce corpus rappelle régulièrement en mémoire la notion de ‘fratrie d’auteurs’ présente au Congo Brazzaville dans les années 70–90 avec des écrivains comme Sylvain Mbemba, Henri Lopès, Sony Labou Tansi et Jean-Baptiste Tati Loutard. L’idée de la fraternité étant de s’élever mutuellement, à travers des relectures des manuscrits et des échanges. Pour ‘la dernière née des littératures francophones’ (Ranaivoson), cette méthode est d’actualité et on doit juste espérer que cette confiance ne sera pas à l’origine de l’appropriation des idées.

44

Nassar Sambaouma, Poëmes. (Moroni: Komedit, 2012), 93–100.

45

Appanah, Tropique de la violence, 52.

46

Chamoiseau, Frères Migrants, 127.

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'Entré en tant que cousin, sorti en tant que gendarme'

Visa Balladur, Kwassa Kwassa, (im)mobilité et géopoét(h)ique relationnelle aux Comores

Series:  Africa Multiple, Volume: 2