Dans les périodes de fascisme, les écrivains ne doivent pas rester silencieux, sinon ils seraient complices. La Littérature permet de prendre position contre l’oppression, de manière directe ou indirecte : elle doit insuffler courage et espoir, sans concession, en résistance, sinon ce n’est pas de la littérature. Oui, l’oppression devient de plus en plus terrible, mais la résistance de ceux qui s’y opposent augmente aussi de jour en jour. Je continue d’écrire. J’espère que nous nous rencontrerons un jour.
DEMIRTAŞ SELAHATTIN, ET TOURNERA LA ROUE, TRANS. EMMANUELLE COLLAS. PARIS: ÉDITIONS EMMANUELLE COLLAS 2019
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1 « L’homo migratus » chez Glissant/Chamoiseau & Sambaouma/Djailani
une pensée non systématique, intuitive, explorant l’imprévu de la totalité-monde. Une autre forme de pensée plus intuitive, plus fragile, menacée mais accordée au chaos du monde et à ses imprévus, ses développements, arc boutée peut être aux conquêtes des sciences humaines et sociales mais dérivée dans une vision poétique et de l’imaginaire du monde.1
Contemporary Archipelagic Thinking takes as its point of departure a more flexible definition of the archipelago, exploring it as a lens that may allow us to engage in interdisciplinary conversations about the ways in which space and time are resignified. These resignifications occur and recur in a complex set of human, object, and (natural or built) surface relations that congeal into a particular meaning, which then also becomes permanent or remain ephemeral. In our understanding, the archipelago calls for a meaning-making and rearticulation that responds to human experiences traversing space and time. Archipelagoes happen, congeal, take place. They are not immanent or natural categories existing independently of interpretation. Yet they can also become an episteme, an imaginary, a way of thinking, a poetic, a hermeneutic, a method of inquiry, a system of relations. They are painful and generative, implicated in native cosmologies or cosmo-visions, or assembled as part of imperial/colonial undertakings.2
La pensée archipélique devient un site de (re)construction des expériences humaines, un site pour générer de nouveaux sens, des resignifications, un lieu pour une éthique poétique ancrée dans l’espace. Les archipels sont des espaces souvent ‘douloureux’, généralement sous l’emprise d’un empire, mais peuvent générer des conversations, un épistémè, une méthode, une herméneutique, un système de relations qui rappelle leur place aussi bien dans leur microcosme régional que dans le tout-monde relationnel.
C’est ainsi que j’envisage la géopoét(h)ique de la fraternité, une association de la poétique partant d’un espace géographique donné et suggère une éthique humaine, une « éthique décoloniale globale, une fraternité ». Osons la Fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants (sous la direction de Patrick Chamoiseau et Michel Le Bris, 2018) et Frères Migrants (Chamoiseau, 2017) sont d’importantes publications récentes d’écrivains, d’intellectuels et d’artistes autour de l’autre face de l’humain, peut-être l’essence même de l’humain: l’homo migratus car se détacher de la première maison, du corps de la mère, n’est-ce pas la première étape de notre longue aventure migrante ?
En acceptant que la totalité de leurs droits soit reversée au Gisti (Groupe d’information et de soutien aux immigrés), ces auteurs accomplissent un acte artistique d’engagement, affirmant leur volonté de contribuer à un monde plus altruiste, animé par une éthique active de la relation.4
La migration comme champ relationnel est chantée et transformée en une poét(h)ique d’in(ter)vention, une poét(h)ique active et proactive qui humanise de nouveau, libère la parole, et qui la donne aux « demandeurs de tout ce qui peut manquer aux vertus de ce monde, demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités. »5
La cartographie des humanités pousse à se demander si les œuvres étudiées sont juste des actes de résistance au schème du pouvoir ou si elles peuvent aussi faire office d’invitation à un dialogue interculturel/intercontinental visant une meilleure « politique de l’humanité », voire une meilleure éthique de l’humanité6?
Au-delà de la réécriture de l’histoire et de constituer des contre-archives éducatives qui impliquent l’idée de « s’amarrer dans l’histoire et non pas à l’histoire »,7 l’idée de communier et d’inviter à une prise de conscience pouvant mener à une meilleure politique de l’humanité et de la relationnalité aux Comores et au-delà, traverse beaucoup de textes du corpus. Comme l’on peut s’y attendre, c’est dans les poèmes autour desquels l’une de mes hypothèses est
Dans Mayotte Suicide, William Souny commence en annonçant ainsi ce qui se présente déjà comme la fin de la fraternité à laquelle il faut réagir dans ce quatrin:
La métaphore du jardin d’Éden biblique pour parler de Mayotte rappelle ce qui est présenté comme le moment de rupture entre ‘Dieu’ et sa créature, le moment de la trahison, voire de la déliaison car la coupure et le décalage typographiques en trois vers/séquences/mouvements du mot dépar te ment donnent un autre rythme au poème et pourraient aussi se lire comme le départ qui te/nous ment, raison pour la laquelle le mot doit être bien visible, voire audible, tel un poème-chant.
C’est d’un mensonge qu’il est question, d’un jardin dans lequel ne poussent pas des fleurs mais où tombent en grande quantité des pierres et où on ne peut que se brûler. Mayotte prend donc la forme de la pomme de la discorde entre ‘Dieu’ et sa créature. Ici, Mayotte est, comme la coupure du mot dépar te ment, le point de rupture/séparation entre les Comores. C’est aussi le départ qui peut mentir en donnant de faux espoirs. La France devient la tentation tricolore qui a éloigné certain.e.s ressortissant.e.s des Comores de la vérité historique. William Souny poursuivra ainsi:
Et puis ça fourmille de monde, c’est plein de mômes ! Ça fait une éternité que je n’en ai pas vu autant. Ho ! Et puis c’est magique, elles sont toutes enceintes. Je vais pas manquer de boulot, c’est sûr ! Huit mille
accouchements par an, c’est énorme. Il faut que je m’organise pour introduire la péridurale sur cette île. J’y arriverai.13
Dans la logique de compter l’humain, des chiffres vérifiables ou non, l’idée du quota est très intéressante. On pourrait la lire comme une réponse poétique, humaine et fraternelle aux discours officiels qui exigent de temps en temps, pour calmer les colères, un quota de refoulement. Il est utile de mentionner à ce sujet les visites d’Emmanuel Macron et celle d’Annick Girardin à Mayotte en 2019 et en 2018. Pour démontrer la force des nouveaux équipements mis en place par la France pour éradiquer les traversées ‘irrégulières’, c’est à bord d’un intercepteur de la police aux frontières que Macron est parti le 22 octobre 2019 de Petite-Terre où se trouvent l’aéroport et les installations stratégiques comme la base militaire pour Grande-Terre. Quand on ajoute les nombreuses embarcations, les vedettes de la gendarmerie maritime et l’hélicoptère qui l’accompagnaient, on comprend qu’il s’agit d’une démonstration du pouvoir de neutralisation et de dissuasion.
Dans le même ordre d’idées, le 12 mars 2018, la ministre des Outre-Mers, Annick Girardin, a essayé, lors d’une visite pour faire baisser les tensions sociales liées à ‘l’insécurité’ (maladroitement associée à l’immigration dite clandestine), de calmer les populations en faisant des promesses d’un meilleur contrôle de la ‘migration’.
Ceux qui devraient être au loin mais qui pourtant sont là rejoignent ceux qui se trouvaient si près mais qui n’étaient pas là. Ensemble, dans les mêmes lieux, la même crasse, la même misère, ils révèlent l’inhumain d’un système dont ils partagent la filiation. Quand surgissent les camps, c’est que des milliers de camps invisibles fermentaient déjà dans les placards de ces Nations, de ces villes, de ces quiétudes et de ces bonnes consciences. Les camps ne sont que le spectaculaire d’un inhumain déjà ancien.14
Ironiquement, je veux dire que la seule égalité qui semble pour l’instant permise à ceux qui transgressent les frontières physiques, mentales et pour ainsi dire mythologiques, qui séparent les hommes, c’est dans la mort qu’ils la rencontrent. Je vise de même les structures inégalitaires d’une société, dissimulées sous les apparences de la communauté par ceux qui s’en autoproclament les représentants organiques – alors qu’ils exploitent leur semblable au nom fallacieux d’une appartenance commune. Tel est le naufrage.16
On pourrait lire dans cet extrait un naufrage collectif, pas seulement à l’échelle des Comores, mais à l’échelle humaine. Néanmoins, dans le cas de Mayotte, on peut d’ailleurs extrapoler avec Abdallah Mgueni (2014) dont le propos qui semble fataliste sied bien au contexte d’étude : « les vrais morts sont les survivants ».17
Son antithèse rejoint celle tout aussi forte de Scholastique Mukasonga qui a entre autres personnes dédié son premier roman-témoignage de 40 années de douleur au Rwanda, Inyenzi ou les Cafards (2006) : « à tous ceux de Nyamata qui sont nommés dans ce livre et à tous ceux, plus nombreux, qui ne le sont pas, aux rares rescapés qui ont la douleur de survivre. »18
Comment survivre dans cet enfer dans lequel les libertés et les imaginaires sont pris en otage? Saïndoune Ben Ali y répond en poétisant l’éthique de la transhumance existentielle et de la survivance mémorielle. Dans Malmémoires Saïndoune Ben Ali dira
Saïndoune associe la mémoire qu’il définit comme un ‘espace’ de sauvegarde de faits sociaux et de données historiques à l’épilepsie. Par extension, c’est un peuple malade, une humanité en souffrance, une humanité à la mémoire épileptique, à ‘la mémoire trouée’, comme le titre du beau récit de Combres (2007) sur le Rwanda, récit axé sur l’histoire de la reconstruction du génocide par la petite Emma.
Est-ce que le corps d’un.e épileptique enregistre les souffrances? Peut-on véritablement soigner l’épilepsie? Que faire de la religion qui est un ‘gouffre’ au sens de Glissant? Le peuple comorien, l’humain ici, serait-il atteint de l’incurable maladie qu’est « la malméroire épileptique »? L’épilepsie est aussi au cœur de la nouvelle Lambeaux d’anarchipel d’Anssoufouddine Mohamed.
Mchébwé, l’ami d’enfance et le frère souffre d’épilepsie, comme Hilarion le personnage principal de Compère général soleil de Jacques Stephen Alexis (1982), un roman sur l’exploitation des Hommes, la résistance à la dictature assassine qui se joue en Haïti et en République Dominicaine. Dans Lambeaux d’anarchipel, Mchébwé est à l’image de « cette nation fendillée qu’un puissamment esprit invisible manipule ».21 Tout le « cadavre » de pays souffre d’épilepsie avec des crises répétées de la maladie qui poussent à rêver de se faire soigner ailleurs, à Mayotte, « la quatrième patte de la vache comorienne » pour reprendre l’expression courante.
Une flotte s’organise. À coup de petites pirogues. À coup de résine. À coup d’esquifs. À coup de canoë. À dos de radeau. À dos de nacelle. À
dos de périssoire. À la nage. En balançant et en dansant. En tanguant et en dansant. En se noyant et en dansant. Une danse nôtre. Une danse des origines. Une danse épileptique. Le kwassa-kwassa. Kwassa-kwassa des parents qui forcent les murs pour se revoir, s’embrasser, s’amouracher. Se faire l’amour. Perpétuer l’espèce et la race. S’il en a une. Elle est unique en son genre. Kwassa-kwassa géniteurs d’orphelins. Géniteurs de veuves et de veufs. Géniteurs de villages désertés. Géniteurs des écoles qui lâchent. Des hôpitaux qui effraient. Des hôpitaux qui inquiètent et apeurent. Mayotte le trou noir qui avale ses îles sœurs juste avant la fin des temps. Mayotte la faucheuse du quartier de mes enfances.22
On notera le glissement sémantique du Kwassa-Kwassa, à l’origine une danse congolaise qui, personnifiée, devient une danse maladive, épileptique, destructrice et réductrice. Cette nouvelle a des traces autobiographiques car l’auteur est médecin (cardiologue), vit et est très sollicité à Anjouan. C’est un médecin qui est pessimiste dans son écriture de la relationalité entre les îles mais heureusement optimiste dans sa fonction d’humanitaire, lui qui refuse un ailleurs ‘meilleur’ pour sauver ce qui est encore à sauver à Anjouan.
C’est d’ailleurs ce qui explique l’étonnement de Mchébwé qui ne comprend pas l’obstination, ‘la folie’ de son ami d’enfance, médecin revenu travailler et vivre sur l’île de la désespérance, l’île épileptique. C’est ce genre d’écriture et d’acte que je qualifie de géopoét(h)ique archipélique de la fraternité dans un contexte dominé par les malmémoriens, souvent comoriens d’origine, qui pour rien tendent à piétiner des siècles d’histoire, entre mensonges, corruptions, prières, éternité et poubelle.
Celui qui ne raconte pas son monde, s’en laisse forcément conter, et souvent par le truchement du regard biaisé du conquérant. Saïndoune Ben Ali se refuse à l’absence et ne laisse à personne, vainqueur ou non, le soin de parler en son nom. […] Néanmoins, l’on sait que le poète fait corps avec son monde. Pour le meilleur et pour le pire, il s’autorise à incarner le récit mouvementé d’une terre que l’archéologie future des tshapalodromes désigne comme tributaire de ‘tant de vies égarées entre vide et plein’.23
Pour moi, c’est la tâche même de l’écrivain : trouver les mots pour dire le monde. Si l’on en est incapable, on n’est pas écrivain. Ce qui distingue l’écrivain authentique, c’est la précision de son regard, sa capacité à appréhender les choses directement, et non à travers le prisme des fantasmes et des idées d’autrui.27
Ces mots sont du prix Nobel de Littérature en 2001, l’écrivain anglais Sir Vidiadhar Surajprasad Naipaul, né à Trinidad, pays qu’il a renié jusque dans son discours de lauréat du prix Nobel.
Il n’est plus question de vivre essentiellement dans le regard de l’usurpateur, d’accepter sa version de l’histoire. Les auteurs comoriens prennent les choses en main et placent leurs textes comme de nouvelles archives. Tous les écrivains du corpus sont acteurs et témoins de l’injustice sociale aux Comores, tous sont des observateurs lucides de la situation duelle (comorienne et française; continentale et insulaire), et en fins observateurs, tous mettent l’accent sur une écriture en contexte et maintiennent vivante une dialectique du désespoir et de la confiance en un avenir meilleur. Cette dialectique leur permet de trouver les mots justes pour dire la douleur dans l’archipel et exprimer le désarroi des Comoriens depuis la manipulation linguistique orchestrée en décembre 1974.
Comme je l’ai souligné dans l’introduction, cet ouvrage est dans une large mesure porté sur les mots dont les auteurs se servent pour parler des maux, des blessures et des stratégies pour guérir les blessures dans l’archipel des Comores et annoncer les couleurs du futur. L’avenir se trouve aussi dans les mots, dans la poésie, « le langage de l’à-venir, de ce qui toujours se situera au-devant de nous »30 et dans l’éthique que portera la poésie à travers la danse qui est un moment de transe.
Le shenge, aussi écrit shengué, est aux Comores une cérémonie religieuse, une danse exutoire qui libère, qui, tout en maintenant l’esprit communautaire, ouvre l’esprit sur de nouvelles avenues, mais c’est avant tout une danse-transe qui ramène à la source, aux pratiques culturelles du pays. Les hommes et les femmes y participent, chaque groupe de son côté. On y chante des poèmes religieux, des chants-poèmes, on y joue des instruments, on se libère des émotions qui pèsent sur l’âme et le corps et on danse donc la décharge émotionnelle en revenant sur soi.31 L’idée de retour est exploitée par Sambaouma dans Poème d’un retour au pays natal.
Dans cette allusion à Césaire, il est question du mal et du manque du pays, du chagrin qui pousse au retour et de la grande désillusion car le pays n’a plus que son ombre à offrir. Il croule sous les ordres des empires du dehors et de l’intérieur. Le pays n’a plus de dignité, de liberté. Il est tout le temps courbé,
C’est la figure de l’esclave après l’esclavage dont parle Torabully (1999). Le lien entre le silence derrière les murs et la folie est évident. La folie devient collective, absence de mémoire et résignation face à la violence (in)compréhensible de la réalité. Le fou, en filigrane, miroir de l’humain, revient dans Un Dhikri pour nos morts La rage entre les dents de Soeuf Elbadawi (2013).
Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnament passée à côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et d’orgueil, dans cette ville inerte, cette foule à côté de son cri de faim, de misère, de révolte, de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette.33
Et si le fou était l’autre face cachée de tous,34 tous ceux qui sont vides de vraie vie, ceux qui sont accrochés au pouvoir et sacrifient des vies pour assouvir
J’ai la faiblesse de croire en la perfectibilité de l’homme. C’est pour cela que j’ambitionne de vouloir le changer. Et crois-moi, si j’arrive à secouer un homme avec un poème, j’ai le profond espoir que ce même homme en contaminera d’autres.36
Dans le même ordre d’idées, Sambaouma défend la thèse suivante :
Mais, alors que bien des pays pauvres recueillent tant bien que mal des migrations massives, les États-nations d’Europe préfèrent dire à la vie qu’elle ne saurait passer. Eux qui ont tant migré, tant brisé de frontières, tant conquis, dominé, et qui dominent encore, veulent enchouker à résidence misères terreurs et pauvretés humaines. Ils prétendent que le monde d’au-delà de leurs seules frontières n’a rien à voir avec leur monde. Qu’il n’est pas de leurs œuvres et pas de leur devoir. Ils lui opposent les dissuasions d’une mort autorisée, filmée à angles choisis, médiatisée chaque jour. Ils élèvent l’attestation d’un impossible sur des monceaux de cadavres et consentent à l’abandon de tout un océan aux vocations de cimetières.38
Pourquoi donc empêcher les hommes de vivre leur désir d’exister et de humer l’écosystème relationnel? Pourquoi continuer de sacrifier des vies pour rien quand nous sommes tous fondamentalement liés en tant que des homo migratus?
2 Agamben et Saïndoune : Homo sacer - Comme-Mort-Rien
Chez le philosophe politique italien Giorgio Agamben,39 qui développe la notion de biopouvoir de Foucault et de régimes totalitaires d’Arendt, l’homo sacer et la théorie du ‘bare life’ [la vie sacrifiée/le corps sacrifié] renvoient dans la Rome Antique, au citoyen qui ne pouvait pas être sacrifié de manière rituelle
la nouvelle est rude Quatre-vingt-dix-huit noms passés par-dessus bord Ils ont péri dans les flots Quatre-vingt-dix-huit noms qui s’épellent comme autant de lames traversant ce corps d’insularité qui est nôtre Les uns sur les autres ils étaient tassés comme de la chair en esclavage Corps à corps de destins suspendus sur deux frêles embarcations de bric et broc en provenance de Domoni ils se sont éteints au terme d’une course effrénée entre les radars surexcités de la pointe nord et la flottille agitée des Soroda40
Dans ce poème funéraire, Elbadawi fait le deuil, offre un rituel d’adieu aux naufragés dans l’archipel-mouroir où vivre c’est aussi déjà être un peu mort. Il fait des naufragés des cadavres-debout dont l’esprit doit nous hanter afin que l’humanité prenne finalement conscience de la déshumanisation exaspérante causée par la traversée entre des îles sœurs, depuis un quart de siècle.
Il s’attaque aussi à la religion qu’il condamne d’abord en jouant sur l’homophonie car, face au saigneur (le conquérant), le seigneur est ‘inconscient’, endormi, aveugle, invisible, muet et silencieux. Dans Testaments de Transhumance, Saïndoune Ben Ali s’interroge aussi sur la présence ou plutôt l’absence devant cette tragédie :
En plus des comme-mort-rien de la traversée, c’est toute la société qui est malade du traumatisme néocolonialiste et d’amnésie.42 En conséquence, « le poète ressemble à son île, vue de loin, laissée à l’abandon du sel. Simplement vécue dans les rêves. Balayée hors des souvenirs par les vents et les temps », comme le dira l’auteur malgache Raharimanana (2003, 240)43 dans son commentaire poétique de Testaments de Transhumance. Quand le soignant est aussi un malade permanent, c’est l’image de l’apocalypse. Pendant ce temps, « Dieu est en réanimation » est-on tenté de dire avec le curé, tiré de « l’entretien clandestin » dans Ce que je crois.44 Les enfants de « Dieu » sur l’archipel deviennent « la racaille humaine »,45 tout comme les « bâtards, tortillons, noyés de la fratrie » dans la Marseillaise remaniée de Soeuf Elbadawi. Ces enfants sont des « non pas comme or mais comme morts »46 (Paris Mutsa en quête de récit) et surtout des « comme-morts-rien »47 pour Saïndoune Ben Ali (2013).
Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.48
C’est l’écriture pour sortir UN peuple des profondeurs dans lesquelles d’impitoyables pourfendeurs l’ont plongé.
Mayotte c’est partie des Comores. On parle la même langue, on a la même culture. C’est ridicule que les Corses et les Bretons forment le même pays et pas Mayotte et les Comores : il y a des liens familiaux entre ces îles. Tant pire pour qui à Mayotte pense d’être français !50
dira en français décontracté le Comorien Fahmi dans un entretien semi-directif avec Peccia et Meda (2017). Écrire équivaut à rappeler cette brisure et les conséquences qui en résultent depuis une génération. Dans leurs poèmes, tout en décrivant la situation aux Comores depuis un quart de siècle, mais une horreur méconnue de la scène dite ‘internationale/mondiale’, Soeuf Elbadawi, Nassuf Djailani, William Souny, Sambaouma, Saïndoune Ben Ali et les autres ravivent le désir de fraternité réelle dans l’archipel que je lis comme la métaphore du globe.
L’extension aux affaires du monde est bien mise en évidence dans le texte ‘commis à plusieurs mains’ dans lequel on peut lire:
La comparaison avec les attentats du World Trade Center rappelle l’inégalité dans la médiatisation des naufragés et des vies sacrifiées dont parle Agamben. En évoquant à dessein cette tragédie en plein cœur de l’empire américain, les auteurs invitent, depuis les Comores, à une véritable fraternité-mondialité dans la joie et dans la douleur.
Les Mahorais ont souffert. Les Mohéliens continuent à souffrir. Les Anjouanais l’ont douloureusement exprimé. Les Grand-Comoriens sont en train de le murmurer. Le temps n’est plus à la recherche de l’auteur du crime. Tous les Comoriens, y compris les Mahorais, en sont responsables. Dans ce cas, c’est l’État qui, en premier, devrait prendre ses responsabilités et les autres de lui emboîter le pas. Sinon, à cette allure, cet archipel risque de redevenir celui des sultans batailleurs.52
Reconnaître la responsabilité collective dans l’archipel est la première étape de la grande fraternité qui par la suite pourra prendre les contours d’une humanité même océanique53 bien qu’elle soit encore « irruée » comme dirait Glissant. Ainsi pourrions-nous peut-être nous éloigner de la prédiction de Soeuf Elbadawi dont le pessimisme est compréhensible lorsqu’il parlera au sujet du mur Balladur : « d’une politique de désespérance remontant aux premiers émois de la colonie Dans cinq siècles on en paiera encore la facture. »54
I want to draw a map, so to speak, of a critical geography and use the map to open as much space for discovery, intellectual adventure, and close exploration as did the original charting of the new world - without the mandate for conquest.56
Pour Morrison, la carte est un lieu de pouvoir, mais aussi un espace ouvert sur lequel on peut appliquer de nouvelles lois, de nouveaux imaginaires, tracer de nouvelles lignes sans demander la permission du « maître des conquérants » (Elbadawi). Ce dernier sera surpris des nouvelles manières de tracer les cartes et d’y inscrire des itinéraires inattendus et souvent toniques, comme c’est le cas avec l’objet du dernier chapitre: l’écriture sur fond d’humour de la tragédie des Comores sur la carte des “migrations” dans le monde.
Glissant, Introduction à une poétique du divers, 43.
Michelle Stephens and Yolanda Martinez-San Miguel, Contemporary archipelagic thinking: towards new comparative methodologies and disciplinary formations (Lanham & London: Rowman & Littlefield, 2020), 3.
« Au Coeur de l’errance », consulté le 25 janvier 2021.
Au coeur de l’errance de Patrick Chamoiseau, Leïla Slimani, Loïc Barrière, Eric-Emmanuel Schmitt, Laurent Gaudé, Jean-Paul Mari, Abdellatif Laabi, Erri de Luca, Mahi Binebine, Maïssa Bey, Magyd Cherfi, Intagrist El Ansari, Idoumou, Yahia Belaskri, Laurence Vilaine, Bios Diallo, Ma () | l’autre LIVRE (lautrelivre.fr).
« Osons la fraternité », consulté le 12 novembre 2020, http://www.philippe-rey.fr/livre-Osons_la_fraternit%C3%A9_!-382-1-1-0-1.html
Chamoiseau, Frères Migrants, 2017, 59.
Achille Mbembe. « The society of enmity», trans. Giovanni Menegalle. Radical Philosophy 200 (Nov/Dec 2016).
Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, Amarres. Créolisations Indiaocéanes. (Paris: L’Harmattan, 2005), 23.
Souny, Mayotte Suicide suivi de Le Principe Archipel, 20.
Souny, Mayotte Suicide suivi de Le Principe Archipel, 22.
Souny, Mayotte Suicide suivi de Le Principe Archipel, 51.
Souny, Mayotte Suicide suivi de Le Principe Archipel, 33.
Dans Tropique de la Violence, l’une des voix principales, Marie qui est infirmière, voit dans les kwassa kwassa une œuvre humanitaire et sanitaire qu’elle décrit ainsi: « Les kwassas sanitaires transportent des malades, des vieux, des femmes enceintes, des enfants handicapés, des blessés graves, des fous, des brûlés. Ils font la traversée entre Anjouan et Mayotte pour se faire soigner. J’ai vu des femmes avec des cancers tellement avancés qu’ils n’existent plus, en métropole, que dans les livres de médecine. J’ai vu des grands brûlés à la peau toute pourrie, des bébés morts depuis plusieurs jours mais toujours dans les bras de leurs mères, des hommes aux jambes sectionnées par des requins. » Appanah, Tropique de la violence, 3.
Masson, Droit du Sol, 21.
Chamoiseau, Frères Migrants, 114.
Souny, Mayotte Suicide suivi de Le Principe Archipel, 48.
Souny, Mayotte Suicide suivi de Le Principe Archipel, 12.
Ahmed Abdallah Mgueni, « Traversée de Mayotte : les vrais morts sont les survivants », consulté le 7 octobre 2019, https://comoressentiel.wordpress.com/2014/08/31/traversee-de-mayotte-les-vrais-morts-sont-les-survivants/
Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les Cafards (Paris: Gallimard, 2006), 7.
Ben Ali Saïndoune, Malmémoires (Moroni: Komedit, 2013), 34.
Saïndoune, Malmémoires, 44.
Mohamed Anssoufouddine, « Lambeaux d’anarchipel, » in Petites Fictions Comoriennes (Moroni: Komedit, 2010), 98.
Mohamed Anssoufouddine, Lambeaux d’anarchipel, 101.
Soeuf Elbadawi « L’ironie des enfants de lune », préface de Malmémoires (Moroni: Komedit, 2013), 11.
Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 41.
Ben Ali Saïndoune, « La hantise du mur de nos tragédies intérieures », préface de Hadith pour une République à naître (Moroni: Komedit, 2017), 8.
Les lecteurs remarqueront sans doute l’idée de fraternité d’écriture très présente dans le corpus en termes de préfaces des textes, de complicité co-rédactionnelle et de dédicaces. Ce sont de bons services fraternels que se rendent les auteurs qui se soutiennent ainsi.
V. S. Naipaul, “Être un rebelle est un idéal respectable”, consulté le 9 juillet 2021, https://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20100211.BIB2395/v-s-naipaul-etre-un-rebelle-est-un-ideal-respectable.html
Djailani, Hadith, 33.
Djailani, Hadith, 39.
Mbembe, Critique, 231.
Dans Droit du Sol, le métropolitain Jacques est invité au Patrosi/Patrousa qui est un rituel de transe qui agit tel un antidépresseur, un espace de défoulement, une manière de faire le vide, de se transgresser en participant à une psychologie de groupe tous les trois mois afin de reprendre son envol.
Recueil Collectif, Paris Mutsa en quête de récit, 17.
Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 9.
Il n’est pas fortuit que Kanamagno, la folle édentée, soit la voix narrative principale du roman-conte Hamouro (2005) de Salim Hatubou. Ce roman-conte traite aussi de la ‘migration’ vers Mayotte et des difficultés pour les ‘kilandestins’ à s’installer dans un village qui sera plusieurs fois détruit pour marquer la séparation entre ‘les rochers frères’ : les quatre îles au sein desquelles la mobilité était naturelle jusqu’au ‘visa’ qui a tranformé la zone en ‘canal de la mort’. Les rescapés de la ‘traversée’ envisagent Hamouro comme un ‘havre de paix’ sur la terre de liberté et d’opportunités qu’est Mayotte, reconnaissable dans le roman-conte par le nom ‘rocher Hippocampe’, car Mayotte est aussi dans l’imaginaire touristique connue comme “l’île hippocampe”.
Par contre, pour les autorités, Hamouro devrait être un projet touristique pour (re)vendre le mythe exotique des villages ‘africains traditionnels’. On est forcé d’admirer la vision de Salim Hatubou qui fait, entre autres, d’un ‘enfant-rédempteur’ (Hamouro, 34), recueilli sur les plages d’Hamouro par la folle édentée et le ‘boîteux’ Mhadju, les porte-étendards d’un avenir au village. À se demander si la solution à la confusion dans l’archipel ne reposerait pas entre les mains des prototypes que la société n’écoute pas assez? Et si ce que nous considérons comme des ‘handicaps’ sont bien au contraire des forces à exploiter?
Sambaouma, Poëmes, 101–112.
Djailani, Comorian Vertigo, 121.
Sambaouma, Poëmes, 104.
Chamoiseau, Frères Migrants, 41–42.
Giorgio Agamben, Homo sacer: Sovereign power and bare life, trans. D. Heller-Roazen. (Stanford: Stanford University Press, 1998).
Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 8.
Saïndoune, Testaments de Transhumance, 99.
Il est intéresant de remarquer que dans son premier roman sur la recherche des traces identitaires, roman contre l’amnésie, Mouhtare (2018, 77) écrit que « ce pays est le temple de l’amnésie. Le déni est son dieu, que des milliers d’âmes vénèrent et honorent chaque jour. »
Jean-Luc Raharimanana, « Testaments de transhumance de Saïndoune Ben Ali. Rêves d’Archipel ou la Mémoire trouée », in Identités, langues et imaginaires dans l’Océan Indien, textes réunis et présentés par Jean-Luc Raharimanana, Interculturel Francophonies 4 (novembre-décembre 2003), 240.
Bernard Kouchner, Ce Que je Crois (Paris: Grasset & Fasquelle, 1995), 81.
Kouchner, Ce Que je Crois, 56.
Recueil Collectif, Paris Mutsa en quête de récit, 30.
Saïndoune, Malméroires, 64.
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (Paris: Présence Africaine, 1955), 20.
Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 30.
Tiziano Peccia & Rachele Meda, « Les Comores, le Visa Balladur et l’hécatombe au large de Mayotte: une analyse transdisciplinaire de la question complexe des migrations comoriennes », Confins 31 (juin 2017): non paginé.
Recueil Collectif, Paris Mutsa en quête de récit, 31.
Feyçal, Mayotte, un silence assourdissant, 106.
Au sujet des humanités océaniques, on doit mentionner le projet en cours à l’université de Witwatersrand, Johannesburg. L’équipe de recherche dirigée par Isabel Hoymeyr travaille sur un thème ambitieux intitulé Oceanic Humanities for the Global South, consulté le 30 janvier 2021, https://www.oceanichumanities.com
Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 22.
Vergès et Marimoutou, Amarres. Créolisations indiaocéanes, 25.
Toni Morrison, Playing in the Dark. Whiteness and the Literary Imagination (Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1992), 3.