I have walked that long road to freedom. I have tried not to falter; I have made missteps along the way. But I have discovered the secret that after climbing a great hill, one only finds that there are many more hills to climb. I have taken a moment here to rest, to steal a view of the glorious vista that surrounds me, to look back on the distance I have come. But I can rest only for a moment, for with freedom comes responsibilities, and I dare not linger, for my long walk is not yet ended.
NELSON MANDELA, LONG WALK TO FREEDOM. THE AUTOBIOGRAPHY OF NELSON MANDELA. ABRIDGMENT AND CONNECTING NOTES BY RICHARD W. KELSO. WITH CONNECTIONS, AUSTIN, NEW YORK: HOLT, RINEHARD AND WINSTON, 2000, 460
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En fin d’analyse, le silence et la comédie humaine sur lesquels j’ai clos le dernier chapitre permettent de revenir sur les grandes questions auxquelles l’ouvrage a voulu répondre, de conclure l’ouvrage et de l’ouvrir sur de futures perspectives. Ma recherche avait, pour la résumer de manière non conventionnelle, et afin d’éviter des répétitions, le souci de répondre à trois questions majeures inspirées de l’école anglosaxonne axée sur la concision du modèke K.I.S.S : keep it simple and short.
Why do you do it ? (La pertinence des questions de recherche, l’état des lieux et l’originalité du projet de recherche).
How do you do it ? (Les approches méthodologiques contextualisées, innovatrices, les théories correspondantes et la justesse du corpus).
What has it got to do with the ‘damned reality out there ? (La place de ma recherche dans l’inter-actualité/la mondialité et la construction de l’a-venir).
Les chapitres 1, 2 et 3 axés sur l’angle spatialité/temporalité ont montré que cette recherche était urgente sur plusieurs points notamment : mettre Mayotte sur la carte des humanités déshumanisées, et en marge de la surmédiatisation de la misère humaine, créée par le non-respect du droit international par la France dans cette partie du monde.
Pour paraphraser Salim Hatubou dans Hamouro, il a été question de consigner les grandes blessures et la malmémoire aux Comores dans une corbeille
Le thème et le corpus qui ont été finalisés après des recherches sur le terrain justifient ma méthodologie portée sur les textes et le terrain. Les chapitres 4 et 5 ont insisté sur « l’agency » c’est-à-dire le rôle/l’in(ter)vention des auteur.e.s, des acteur.rice.s et des objets en amont et en aval des textes. En plus d’interroger ma propre réflexivité, je défends la thèse d’une urgence de la méthodologie du et de terrain, en ligne avec l’idée de ‘methodological turn’ qui a suivi le « cultural turn » et le « linguistic turn ».
Je suggère de (re)lire les textes depuis le terrain, sur le terrain et avec les auteur.e.s-acteur.rice.s-témoins du scandale de la « traversée » d’Anjouan vers Mayotte, qui constitue la toile de fond d’une littérature d’urgence. Pour moi, cette littérature d’urgence appelle une méthodologie d’urgence, adaptée et critique de la recherche passive dans les bibliothèques, qui peuvent aussi devenir des cimetières des idées, et les conférences grandiloquentes sur des théories en décalage total avec les réalités du terrain. Il était impérieux de retourner sur les traces, d’essayer de les reconstituer, de mieux comprendre d’où les textes, les personnages, les objets relationnels comme le Kwassa Kwassa et les agents des textes partent pour nous parler.
« Comment les textes nous parlent-ils ? » constitue la toile de fond des chapitres ٦, ٧ et ٨ sur les modalités de l’écriture. Je me suis appuyé essentiellement sur des concepts de penseurs qui écrivent en dehors de la « mondialisation », des théoriciens en désaccord bien assumé avec la « mondialisation » de façade, dont la traversée vers Mayotte est une face cachée, pour lire les textes. J’ai été séduit par les prismes de la décolonialité, de l’intranquillité, du bricolage générique, de la géographie des sensibilités, de la coolitude, de la géopoét(h)ique archipélique et relationnelle, de l’esthétique de la vulgarité, de
Il ne faut pas chercher ici une histoire de héros et de salauds, même si on pourrait facilement l’écrire. Ce Livre est un cri du cœur pour les milliers de personnes qui ont été massacrées, un hommage envers tous ceux et celles qui furent démembrés à coup de machettes à cause de leur prétendue différence avec ceux qui s’accrochaient au pouvoir.3
Les fausses différences, la soif du pouvoir territorial et les mensonges sont la cause de milliers de morts entre Anjouan et Mayotte depuis 1995. Mon ouvrage est aussi un cri du cœur, une recherche qui est une démarche solidaire aux milliers de visages sans noms, des personnes sans voix dans notre monde en voie de cesser d’être une mondialité pour revenir à Glissant. « Mais si nous n’avons plus le droit de crier après l’injustice Qu’est-ce qu’il nous reste ? »4
J’ai repris ce cri de Soeuf Elbadawi et je l’ai associé dans ce projet à l’esthétique et à l’éthique du « Lifting the Cloak of (In)Visibility » chez Véronique Tadjo (2013) au sujet de ce qu’écrire sur le génocide des Tutsi au Rwanda lui a appris, dans le cadre du projet Rwanda: Écrire par devoir de mémoire.
Le spectre du Rwanda est malheureusement présent à Mayotte, comme en témoigne l’image suivante publiée sur la plate-forme militante animée par l’un des auteurs du corpus, Soeuf Elbadawi.
The aim of literature is to try to counter the overload of information, the donor fatigue, and the general indifference that grip the majority of people and put the human back at the heart of our preoccupations. And of course, for me and for the others, no doubt, there was an added dimension: by going to Rwanda we were hoping to obtain a few pressing answers to the “Why?” of the genocide, even though we were aware that the goal of extermination could never be fully understood. There was something very poignant in this search for answers.5
Des Mahoraises craignent un remake du génocide au Rwanda (1994)
© MUDZALIFA HOUSE
En insistant sur la portée de l’étude des textes littéraires, en association avec l’expérience du terrain à Mayotte, Moroni, Anjouan (entre 2017 et 2019), Paris, et Marseille (septembre 2021) et encore Mayotte en septembre 2022 (suivant l’ordre chronologique), ma recherche est un contre-discours théorique et surtout méthodologique au monde dans lequel la douleur est à géographie variable. Elle est astucieusement manipulée par les médias qui nous montrent en boucle ce que les « maîtres des possédants » veulent que nous voyions et
J’apprendrais plus tard l’attentat de Charlie Hebdo et serais saisie de vertige en voyant le monde entier prendre le deuil. Nous pleurions à la fois Jenny et Charlie, mais pourquoi étions-nous si seuls au moment de pleurer les nôtres ? Là où l’esprit occidental a placé son centre de gravité, chaque mort nous tue un peu, chaque chagrin est décuplé. Tout l’univers se tord les mains et se couvre de cendres en signe de désolation. Je constatais effarée cette disproportion dans le traitement du malheur : la commisération exempte de solidarité. Je le relevais sans en concevoir d’acrimonie.6
J’envisage cet ouvrage comme un travail scientifique au service des humanités et une invitation à « porter ensemble le deuil », comme c’est le cas avec la guerre actuelle en Ukraine, à partager la douleur des Comoriens, à faire entendre leurs voix, et à crier avec fermeté notre indignation. Il est pluridisciplinaire car il fait converser littérature/critique littéraire, sociologie, histoire, géographie et économie, politique internationale, droits de l’homme, anthropologie etc. Mais, principalement, j’ai fait le choix délibéré d’un projet de recherche en littérature humaniste du modèle SHAPE (social sciences, humanities and the arts for people and the economy).
Ce modèle explique l’approche relationnelle sur le terrain. Je ne voulais pas me limiter à un projet classique, nourri des bibliothèques et des workshops/conférences parfois bien appauvrissants car ils sont très éloignés des réalités des textes et surtout des contextes qui les nourrissent. Par ailleurs, il est coutume pendant ces événements de parler des « malheurs des ‘Africain.e.s’ » en buvant du bon vin souvent venu d’Afrique du Sud. Je “bois” métaphoriquement autre chose brassée en Afrique du Sud: une manière de repenser ce que nous appelons les « études africaines ».
Decolonizing entails a political and normative ethic and practice of resistance and intentional undoing—unlearning and dismantling unjust practices, assumptions, and institutions—as well as persistent positive action to create and build alternative spaces, networks and ways of knowing that transcend our epicolonial inheritance.7
Je me situe dans cette logique des espaces différents, des discours qui offrent une autre perspective et vont dans le sens des actions concrètes pour secouer les fausses certitudes et les légendaires platitudes. Kessi, Marks et Ramugondo partent de l’exemple historique et stoïque du Black Academic Caucus en place à l’Université du Cap en Afrique du Sud pour prôner une nouvelle approche en « études africaines » qui repose sur quatre fondements notamment: structurel, épistémique, personnel et relationnel.8
J’espère ainsi avoir entrepris avant la publication de leur article une approche méthodologique relationnelle, innovatrice et appropriée pour répondre à « l’écriture dans l’urgence ». Dans la logique de l’innovation et de la reconfiguration des « études africaines » dans laquelle ce projet est né et a été financé par la Fondation Allemande pour la Recherche, il me semble tout aussi urgent de considérer la question du “giving back”, de ce que ce projet apporte aux Comores (personnel et structurel).
Dans un premier temps, je compte retourner sur les lieux de la recherche afin de présenter le produit final, échanger post-publication avec les auteur.e.s-acteur.rice.s-témoins, donner des conférences sur tous les lieux de recherche et m’assurer qu’un important nombre d’exemplaires sera mis à la disposition des Comorien.n.e.s. Il me tient aussi à cœur qu’un accès libre à l’ouvrage leur soit possible car ce serait un contresens de critiquer les archives néocoloniales et le mémoricide tout en y contribuant aveuglément.
Things should happen in Africa, therefore, and not always or exclusively outside Africa. Fairness to the black continent demands that all the knowledge accumulated throughout centuries on different aspects of its life be shared with the people who live there. It demands that adequate
measures be taken to facilitate a lucid, a responsible appropriation by African of the knowledge available, the discussions and interrogations developed elsewhere. Such appropriation should go hand in hand with a critical re-appropriation of Africa’s own endogenous knowledges, and, beyond, a critical appropriation of the very process of knowledge production and capitalization.9
Dans l’optique du « giving back » et de la ré-appropriation du savoir que j’ai, avec l’aide de mes éducateurs sur le terrain, co-accumulé, co-généré, co-capitalisé et co-construit pendant et dans cette recherche, je voudrais contribuer à la grande question de l’éducation/de la sensibilisation par les textes aux Comores. Je compte poursuivre cette recherche en développant l’idée de ‘passerelle’ mise sur pied par Soeuf Elbadawi entre des lycées de Paris, Moroni et Mayotte.
Comment éviter le mémoricide, un éventuel génocide et équiper davantage la jeunesse/l’avenir avec des outils critiques sur leur histoire commune? En quoi est-ce que ma recherche peut contribuer à une autre géographie des sensibilités et à une autre éthique relationnelle aux Comores?
L’ensemble des textes du corpus est un point de départ idéal. Grâce à leur diversité générique et à leur contestation du canon générique, historique, narratif-stylistique, ils constituent une immense base d’archives qu’on pourrait essayer de faire dialoguer avec les archives de presse, les archives historiques de Moroni et celles de Mayotte, voire les archives d’outre-mer de Nantes. Cette démarche pourrait rendre visibles les multiples voix sur le sujet en faisant une espèce d’étude comparée des archives, certains textes littéraires ayant à mes yeux valeur d’archives.
Une suite concrète à ce projet (how to carry on) serait de mettre mon expertise et l’ouvrage qui est une archive, au service de l’éducation nationale aux Comores (angle personnel en vue du partage du savoir coproduit). Pour poursuivre la réflexivité entamée dans le chapitre 4, il sera question de s’arrêter un moment et de se poser deux questions:
Est-il à notre époque raisonnable de continuer de faire des recherches sur les littératures/sources/archives africaines, sur les terrains d’Afrique en mettant au centre les besoins de promotion académique personnelle qui reposent sur des critères élaborés par des institutions culturellement éloignées des (con)textes étudiés ?
Comment, en tant que chercheur d’origine africaine, travaillant en Autriche, éviter d’être un agent de la bibliothèque néocoloniale pour revenir à Valentin Yves Mudimbe (The Invention of Africa) ?
Afin de me démarquer davantage du classicisme, de donner du poids et de la visibilité aux réalités des terrains, j’envisage un projet-retour autour de la littérature sur la traversée/la migration et l’éducation dans l’archipel des Comores. Ce projet couvrira principalement les disciplines scolaires suivantes: l’histoire, la géographie et la littérature.
En équipe avec des enseignant.e.s du secondaire et des pédagogues aux Comores, nous pourrions associer à ces disciplines classiques des réflexions sur la pédagogie appropriée pour transmettre les contenus, compte tenu de la grande blessure historique, tout en mettant par exemple l’accent sur la « textanalyse » (littérature et psychanalyse de Jean Bellemin-Noël, 2012) et « the cultural politics of emotions »10 (Sara Ahmed, 2014). L’objectif sera de développer l’étude des textes dans toute leur complexité, leur historicité, leur socialité, leur intersectionnalité, leur multiplicité et leur relationalité.
Ainsi me situerai-je dans cette deuxième phase (épistémique et structurelle) dans la sphère de la (re)construction et du transfert d’autres types de savoir (KnowledgeS), de différentes manières de générer la connaissance, d’ouvrir/de constituer de nouvelles archives tout en déconstruisant le savoir « imposé » et les méthodologies inappropriées au contexte d’étude. Ce faisant, j’étendrai ma recherche au concept de knowledgeS, « ecology of knowledges »,11 cher au cluster d’excellence dans lequel le projet de cet ouvrage a pris corps. Malgré la morosité qui se dégage de la plupart des textes, je voudrais continuer de rêver d’une véritable géopoét(h)ique relationnelle aux Comores, dans l’Océan Indien, en Afrique, en Inde, aux Amériques etc.
Cette géopoét(h)ique ira dans le sens de la mondialité glissantienne que Chamoiseau a développée dans Frères Migrants (2017). Elle rassemble : la relation, l’égalité, la diversité et la diversalité, le polyrythme, le planétarisme, l’imprévisibilité, la poétique du soin et du vivre, l’énergie relationnelle, la beauté, les écosystèmes, l’incertitude, la sensibilité du soi, la mobilité, la proximité, la géographie cordiale, la solidarité, le partage, la bienveillance, l’humilité, le tout-vivant, le tout-possible, l’hospitalité et l’accueil.
Du plus bel effet, les auteurs comoriens et martiniquais font un éloge à la sentimographie de l’ouverture à l’autre, qui n’est personne d’autre que notre propre reflet, comme le montre avec une grande élégance poétique Gaël Faye à travers la musique comme un « lieu » de rencontre dans sa chanson-plaidoyer pour la diversité intitulée Métis, tirée de l’album Pilipili pour un Croissant au Beurre (2013) :
J’ai écrit ce roman pour crier à l’univers que nous avons existé, avec nos vies simples, notre train-train, notre ennui, que nous avions des bonheurs qui ne cherchaient qu’à le rester avant d’être expédiés aux quatre coins du monde et de devenir une bande d’exilés, de réfugiés, d’immigrés, de migrants.13
Aujourd’hui, par-dessus les Nations, les « Lieux » seront des configurations attractives où chacun sera libre de mener son existence au monde, en droit du sol, en droit de sang, en droit de Relation. Les plus grands attracteurs de Relation seront les « Lieux » où se verra offerte une version du bien-vivre. Dans l’Ouvert ovationné des frontières!14
Salim Hatubou, Hamouro, 2005.
Dominique Ranaivoson. « Qui entendra les Comoriens ? Ou comment une littérature francophone peut sauver de l’isolement, » in L’Ici et l’Ailleurs: Postcolonial Literatures of the Francophone Indian Ocean, ed. Julia Waters vol. 2, e-france: an online journal of French studies, (2008): 169–188.
Roméo Dallaire, avec la participation du major Brent Beardsley, traduit par Morgan Jean-Louis. J’ai serré la main du diable. La Faillite de l’humanité au Rwanda. (Québec, Paris: Libre Expression, 2003), 31.
Elbadawi, Un dhikri pour nos morts La rage entre les dents, 11.
Tadjo, «Lifting the Cloak of (In)Visibility: A Writer’s Perspective », 4.
Hemley Boum, Les jours viennent et passent (Paris: Gallimard, 2019), 358.
Shose Kessi, Zoe Marks, and Elelwani Ramugondo, « Decolonizing African Studies », Critical African Studies 12, no. 3 (2020).
Kessi, Marks, and Ramugondo, « Decolonizing African Studies », 273–275.
Houtondji, Paulin « Dialogue with Lansana Keita: Reflections on African Development. » Philosophy and African Development: Theory and Practice, ed. Keita, Lansana (Dakar: Codesria, 2011), 6.
Au fil des années, les pauses digressives mais éducatives avec les étudiant.e.s de Mayotte ont toujours confirmé qu’il est temps que ce travail de mémoire se fasse véritablement. Il est temps d’écouter, même dans la douleur, les avis partagés qui cachent mal l’agression dissimulée qui peut ressortir à tout moment et provoquer une situation incontrôlable.
Boaventura de Sousa Santos, Epistemologies of the South. Justice against epistemicide (London & New York: Routledge, 2014), 42.
Césaire, Et les Chiens se taisaient, 68.
Petit pays-Remev, consulté le 27 mai 2021, Petit pays - ReMev, de Gaël Faye | Éditions Grasset.
Chamoiseau, Frères Migrants, 112.