À quelles conditions est-il possible de penser un monde, au sens de totalité qui forme un système unifié, autrement dit un cosmos ?
La scientificité d’ une théorie se mesure, selon Augustin Comte1, notamment, au fait de s’ être délivrée des notions de cause première et de cause finale. Or est-il possible d’ avoir une vision unifiée de l’ univers, dès lors que ne sont prises en compte que des causes efficientes ? Ou bien n’ est-il possible de produire, en toute rigueur scientifique, qu’ une théorie selon laquelle il n’ y a pas de cosmos, mais des « plurivers », c’ est-à-dire une multitude de mondes constitués par l’ ensemble des interactions de leurs facteurs à un instant T sans possibilité d’ unification en vertu d’ une cause formelle, finale et a fortiori d’ une cause première ?
La tension inhérente à l’ inclination de l’ esprit humain vers la découverte d’ une unité, d’ un côté, et, de l’ autre, le déni d’ une telle unité, souvent présupposée, au profit de l’ observation rigoureuse de la causalité efficiente apparaissent clairement, dès l’ origine du développement de la science moderne2, dans les deux exemples suivants.
Le premier concerne la supposition d’ une cause formelle dans la formulation matérialiste même de la causalité effectuée par le baron d’ Holbach, dans son Système de la nature, en 1770. Au cœur de la conception de l’ homme comme ensemble de « combinaisons particulière de matières », les expressions « conformé de manière à » ou « être modifié de certaines façons propres à lui seul » montrent la difficulté de réduire l’ homme à la seule matière comme substrat commun à tout ce qui existe.
Ainsi, lorsqu’ on demandera ce qu’ est l’ homme, nous dirons que c’ est un être matériel, organisé ou conformé de manière à sentir, à penser, à être modifié de certaines façons propres à lui seul, à son organisme, aux combinaisons particulières des matières qui se trouvent rassemblées en lui3.
Le second exemple met en évidence, dans l’ Essai philosophique sur les probabilités de Pierre-Simon Laplace, la nécessaire supposition, comme horizon de la science, de la toute-puissance d’ un esprit qui voit tout en un instant. De cette toute-puissance s’ approche certes tangentiellement l’ esprit humain, mais elle est attribuée en propre au sujet qu’ est la Science.
Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la compose embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’ univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’ avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux4.
Si, selon la réponse de Laplace à Napoléon, qui s’ étonnait qu’ il ait écrit « ce volumineux ouvrage sur le système de l’ Univers sans faire une seule fois mention de son Créateur »5, Dieu est une hypothèse dont il n’ a pas eu besoin, c’ est certainement, en effet, que la Science en a pris la place.
Il apparaît, dans ces deux exemples, que tous deux parviennent à une vision unifiée soit de l’ homme soit du monde. Cependant, c’ est au prix du reniement de leurs principes, puisque le premier introduit la causalité formelle au sein des causes efficientes considérées du point de vue matérialiste et que l’ autre attribue à l’ esprit scientifique, ou à la Science elle-même, la capacité d’ une vision totalisante.
Malgré les transformations et les développements de l’ esprit scientifique depuis d’ Holbach et Laplace, leurs textes mettent en évidence la difficulté d’ articuler le problème de la causalité et celui de l’ unité d’ un monde. À quelles conditions est-il donc possible de penser un monde autrement que comme la rencontre accidentelle d’ une pluralité de facteurs ?
Pourquoi, dans le contexte des représentations du monde qui marquent le début de la science moderne, étudier le Liber de causis, un anonyme vraisemblablement composé au neuvième siècle à Bagdad, dans le cercle d’ Al-Kindi, à partir d’ une paraphrase des Éléments de théologie de Proclus, et ses commentaires médiévaux ? Il y va, nous semble-t-il, de la possibilité d’ accéder à une pensée métaphysique qui a non seulement le souci d’ embrasser l’ ensemble du cosmos de manière unifiée à partir de ses premières causes jusqu’ à leurs effets ultimes mais, en outre, d’ en penser l’ unité sans cesse poursuivie à partir de la notion d’ intériorité réciproque. Car, selon le Liber de causis, le monde est un, dans la mesure où les premières causes sont dans leurs effets et qu’ en retour ceux-ci demeurent dans leurs premières causes. Le monde est un, dans la mesure où le processus par lequel le premier principe se déploie en se spécifiant dans ses effets n’ est pas seulement un éloignement. Une telle distance par rapport à l’ unité première entraînerait, en effet, que les effets soient rendus extérieurs, voire étrangers à leur première origine. Ni autonome, ni a fortiori étranger, ce qui émane de lui demeure, au contraire, d’ une certaine façon en lui.
C’ est cet aspect de la causalité des premières causes que le chapitre XI(XII) du Liber de causis, en particulier, permet d’ étudier.
Du point de vue de la méthode adoptée, nous effectuerons une lecture pas à pas du chapitre XI(XII) du Liber de causis à partir du commentaire qu’Albert le Grand en donne dans le De causis et processu universitatis a prima causa, deuxième livre, deuxième traité, chapitre vingt-huit (le chapitre XI(XII) est commenté dans les chapitres vingt-huit à trente)6. Nous l’ examinerons, notamment, à partir des enjeux philosophiques suivants.
Du point de vue métaphysique, est-il possible de penser l’ unité de la cause et de ce qu’ elle cause comme intériorité réciproque ?
Du point de vue herméneutique, le maître de Cologne lit le texte du Liber de causis dans sa traduction latine. Dans cette dernière, nous le verrons, le transfert de l’ arabe au latin entraîne des différences par rapport à la langue originale, notamment sur des points philosophiquement difficiles. Comment le Docteur universel rend-il compte de ces difficultés et quelle est la pointe de son interprétation du chapitre XI(XII) ?
1 Les variantes du chapitre XI[XII] en arabe et en latin : le problème philosophique de la causalité réciproque
Comparons, en premier lieu, les énoncés latin et arabe de ce chapitre.
Chapitre XI(XII)
Arabe7 |
Latin8 |
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---|---|---|
[chap. XI(XII), prop. 103] |
Tous les principes sont les uns dans les autres sur le mode [selon] lequel il convient que l’ un d’ eux soit dans l’ autre. |
De tous les principes, certains sont dans d’ autres sur le mode d’ après lequel il est permis que l’ un d’ eux soit dans l’ autre9. |
[chap. XI(XII), prop. 104] |
En effet, dans l’ être, il y a la vie et l’ intellect et, dans la vie, il y a l’ être et l’ intellect et, dans l’ intellect, il y a l’ être et la vie. |
Et cela parce que, dans l’ être, il y a la vie et l’ intelligence et, dans la vie, il y a l’ être et l’ intelligence et, dans l’ intelligence, il y a l’ être et la vie10. |
[chap. XI(XII), prop. 105] |
Cependant, l’ être et la vie dans l’ intellect sont deux intellects et l’ être et l’ intellect dans la vie sont deux vies et l’ intellect et la vie dans l’ être sont deux êtres. |
Cependant, l’ être et la vie dans l’ intelligence sont deux11 intelligences et l’ être et l’ intelligence dans la vie sont deux vies et l’ intelligence et la vie dans l’ être sont deux êtres12. |
[chap. XI(XII), prop. 106] |
Il n’ en est ainsi que parce que tout principe d’ entre les principes est ou bien cause ou |
Et, certes, cela n’ est ainsi que parce que chacun des premiers ou bien est cause ou bien |
bien causé. Et le causé est dans la cause sur le mode de la cause et la cause est dans le causé sur le mode du causé. |
est causé. Le causé dans la cause est donc sur le mode de la cause et la cause dans le causé sur le mode du causé13. |
|
[chap. XI(XII), prop. 107] |
Et nous résumons et disons que la chose qui existe dans la chose sur le mode d’ une cause n’ y existe que sur le mode qui est le sien, comme le sens qui est dans l’ âme sur un mode animal, l’ âme qui est dans l’ intellect sur un mode intellectuel, l’ intellect qui est dans l’ être sur un mode essentiel, l’ être premier qui est dans l’ intellect sur un mode intellectuel, l’ intellect qui est dans l’ âme sur un mode animal, l’ âme qui est dans le sens sur un mode sensible. |
Et, certes, nous abrégeons et disons que la chose qui agit sur une chose sur le mode de la cause n’ est en celle-ci que sur le mode selon lequel est sa cause, comme le sens ⟨est⟩ dans l’ âme sur un mode animal, l’ âme est dans l’ intelligence sur un mode intellectif, l’ intelligence ⟨est⟩ dans l’ être sur un mode essentiel, l’ être premier ⟨est⟩ dans l’ intelligence sur un mode intellectif, l’ intelligence ⟨est⟩ dans l’ âme sur un mode animal et l’ âme ⟨est⟩ dans le sens sur un mode sensible14. |
[chap. XI(XII), prop. 108] |
Et nous revenons et disons que le sens et l’ âme sont dans l’ intellect et la Cause première selon leur mode respectif. |
Revenons et disons que le sens15 dans l’ âme et l’ intelligence dans la Cause première sont sur leur mode ⟨propre⟩ selon ce que nous avons montré16. |
Que ressort-il de cette comparaison de l’ arabe et du latin ? Formulons trois remarques avant de concentrer notre propos sur la différence fondamentale de la proposition 107 (point 4).
En premier lieu, la leçon arabe – « Tous les principes sont les uns dans les autres » (« les principes tous, certains sont en d’ autres ») – ne signifie pas qu’ il y ait certains principes parmi tous les principes, mais que ces principes sont les uns dans les autres. Autrement dit, cette proposition ne vise pas à prélever une part parmi l’ ensemble des principes, mais elle désigne leurs relations réciproques. La leçon latine, pour sa part, – « De tous les principes, certains sont en d’ autres » – pose le problème d’ une différence, parmi les premiers principes, du point de vue de l’ intériorité réciproque. Autrement dit, y a-t-il des principes qui ne sont pas en d’ autres ? Nous observerons dans quelle mesure Albert le Grand répond à cette question.
Remarquons, en deuxième lieu, l’ absence de l’ explicitation de « intelligence » par alachili dans le texte lu par Albert le Grand. Elle ne semble poser aucun problème théorique pour l’ explication du chapitre XI(XII) qu’ il entreprend.
En troisième lieu, la différence entre « agir », en latin, et « exister », en arabe, dans l’ expression « la chose qui existe /agit dans la chose sur le mode d’ une cause » indique une différence de précision concernant le mode d’ être de ce qui est dit, dans les deux versions, sur le mode de la cause.
Fondamentale apparaît, en quatrième lieu, la différence entre la leçon arabe de la suite : « n’ y existe que sur le mode qui est le sien » et la leçon latine : « n’ est en celle-ci que sur le mode selon lequel est sa cause » (per modum qui/quo est causa eius). L’ exemple ne fonctionnerait pas, si nous traduisions : « le mode selon lequel la première ⟨à savoir la chose qui agit sur une chose sur le mode de la cause⟩ est la cause de la seconde ». Pourquoi ? Lisons attentivement l’ exemple : « comme le sens ⟨est⟩ dans l’ âme sur un mode animal ». Le sens, entendu comme faculté, se trouve dans l’ âme sur le mode animal au sens où une impression sensorielle reçue dans l’ âme s’ y trouve non pas sur le mode physique, mais sur le mode intentionnel. En quoi cet exemple correspond-il au principe qu’ il est censé illustrer ?
Si la leçon arabe choisie est « sur le mode qui est le sien », elle signifie que le sens réside dans l’ âme sur le mode de l’ âme, cet exemple vérifie tout simplement le principe du secundum modum recipientis : selon le mode de celui qui reçoit. Si, en revanche, la leçon arabe choisie est « sur le mode qui est sa cause », ce qui est la leçon suivie par la majorité des manuscrits latins, alors elle signifie que le sens qui agit sur l’ âme est en elle « sur le mode qui est sa cause » au sens de la cause de l’ âme, c’ est-à-dire sur le mode du sens. Or cela est contradictoire avec le phénomène de la perception lui-même qui repose sur l’ intériorisation de la chose extérieure et sur le devenir psychique de ce qui se donne aux sens comme physique. Telle est la raison pour laquelle la traduction : « le mode selon lequel la première ⟨à savoir la chose qui agit sur une chose sur le mode de la cause⟩ est la cause de la seconde » ne serait pas adéquate au bon fonctionnement de l’ exemple.
C’ est pourquoi Albert le Grand lit quo au lieu de qui : « sur le mode selon lequel est sa cause ». Mais un problème apparaît : que désigne « sa cause » ? S’ il désigne le sens, nous sommes renvoyés à la contradiction inhérente à l’ hypothèse précédente. Mais comment comprendre qu’ il puisse désigner l’ âme ? L’ âme est la cause du sens selon une signification différente de la causalité qu’ exerce le sens sur l’ âme. Tandis que le sens effectue en l’ âme une impression selon une causalité à la fois efficiente, formelle, dans la mesure où il lui confère la forme de la species, et finale, dans la mesure où la sensation trouve son achèvement dans le fait de sentir en acte, l’ âme est, pour sa part, cause du sens, dans la mesure où elle est le substrat de la sensation. Dans cette hypothèse, le problème est, par conséquent, que le sens n’ est pas dans l’ âme sur le mode de la cause en agissant sur l’ âme, c’ est-à-dire en vertu de l’ action par laquelle il est cause de la modification de l’ âme, mais il y est sur le mode de ce qui est sa cause, à savoir l’ âme. La seule solution pour comprendre res agens, leçon adoptée, d’ ailleurs, par Albert le Grand, est, par suite, de faire varier les acceptions de la causalité impliquée par agens et par causa, de telle sorte qu’ une réciprocité dans la causation soit rendue possible. Nous examinerons par la suite la manière dont ce principe s’ applique aux autres exemples et comment l’ interprétation albertienne du chapitre XI(XII) vise à dresser un tableau des différentes figures et significations de la causalité réciproque.
Donc la troisième hypothèse de traduction avec quo permet de comprendre, d’ une part, que le sens soit dans l’ âme sur le mode de l’ âme, dans la mesure où celle-ci est la cause matérielle de celui-là. Cette traduction permet de comprendre, d’ autre part, que le sens demeure une chose agissante (res agens) par rapport à l’ âme et cela selon une pluralité de sens de res agens. La leçon albertienne de ce passage du chapitre XI(XII) (per modum quo est causa eius) suppose, nous l’ avons vu, d’ une part, le choix de l’ une des deux lectures possibles de l’ arabe et, d’ autre part, la modification du qui en quo. Ces variantes sont le signe d’ un lieu philosophique difficile qui touche la compréhension de la causalité. Le principe général qu’ énonce cette proposition et son application au premier exemple donné introduisent, en effet, à une conception de la réciprocité de la causalité conjointe à l’ intériorité réciproque des causes et de leurs effets qui s’ avèrent être également causes de leurs causes. Selon les variations du sens de res agens, l’ âme est, en effet, la cause (matérielle) du sens ou le sens la cause (efficiente, formelle ou finale) de l’ âme.
Que ressort-il de l’ examen comparé des leçons arabes et latines du chapitre XI(XII) ?
Du point de vue de la traduction adoptée, « le mode par lequel existe sa cause » s’ avère, par suite, une manière de lever l’ ambiguïté impliquée par l’ expression per modum quo est causa eius.
Des points de vue philosophique et herméneutique, il appert que ce problème de traduction permet de mettre en lumière un problème de compréhension philosophique du texte lui-même, d’ une part, et, d’ autre part, de rendre le lecteur attentif au travail interprétatif spécifiquement mené par Albert le Grand sur ce point. Notre problématique se trouve, par conséquent, réorientée de la manière suivante. Comment Albert le Grand commente-t-il le chapitre XI(XII) du Liber de causis, de telle sorte qu’ il lève la contradiction apparente dans cette proposition dans laquelle l’ effet dans la première partie de la proposition devient la cause dans la seconde partie de la proposition ? Comment cette modification advenue dans le transfert d’ une langue à l’ autre rend-il plus aiguë sa réflexion au sujet de l’ articulation entre la réciprocité de l’ intériorité et celle de la causalité ?
L’ hypothèse que nous voudrions vérifier, dans cette lecture, est la suivante : le commentaire que propose Albert le Grand du chapitre XI(XII), dans le vingt-huitième chapitre du De causis et processu universitatis a prima causa, livre 2, traité 2, s’ organise autour de l’ explicitation de cette difficulté qui ne se trouve pas dans le texte arabe. Il s’ agit, pour le Docteur universel, d’ examiner les différentes possibilités pour deux causes réciproques (en des sens différents de causalité) d’ être l’ une dans l’ autre.
2 De quelle manière l’ un des premiers est dans un autre
Le titre du vingt-huitième chapitre que nous avons repris pour titre de ce second moment reprend un postulat majeur du Liber de causis : les premiers principes et, notamment, certains d’ entre eux17, ne sont pas extérieurs les uns aux autres. Ils sont les uns dans les autres. Il s’ agit de commenter le principe général qu’ énonce le théorème du chapitre XI(XII) dans la proposition 103 :
[chap. XI(XII), prop. 103] De tous les principes, certains sont en d’ autres sur le mode d’ après lequel il est permis que l’ un d’ eux soit dans l’ autre18.
Ce principe général est immédiatement illustré de la manière suivante :
[chap. XI(XII), prop. 104] Et cela parce que, dans l’ être, il y a la vie et l’ intelligence et, dans la vie, il y a l’ être et l’ intelligence et, dans l’ intelligence, il y a l’ être et la vie19.
Comment Albert le Grand l’ entend-il ?
D’ une part, ce que l’ expression « certains parmi les principes » désigne est, notamment, la séquence dite sur un mode verbal « être, vivre et intelliger » ou bien, exprimée sur un mode substantif, « l’ être, la vie et l’ intelligence »20. Parce qu’ ils sont créés par la Cause première et causés par l’ Intelligence, ces principes ne sont pas absolument premiers. Mais ils le sont relativement, ou selon leur grade propre, dans l’ échelle de la procession. Nous comprenons, dès lors, le génitif partitif employé par le latin de la proposition 103 : de tous les principes, seuls ceux qui sont créés par la Cause première et qui procèdent de l’ Intelligence sont les uns dans les autres. Faut-il, par suite, en conclure qu’ en revanche, la Cause première et l’ Intelligence sont exclues de ce mode d’ être l’ un-dans-l’ autre ?
D’ autre part, il existe différentes modalités d’ intériorité. Le premier mode, évoqué par Aristote, dans le De generatione et corruptione, est celui de l’ agrégat21. Il s’ agit d’ un assemblage d’ éléments hétérogènes sans mélange des substances, comme le blé et le froment22. Les éléments constitutifs existent, par conséquent, dans le congrégat de manière extérieure les uns aux autres, sans modification de leur substance initiale, comme partes extra partes.
Un deuxième mode d’ intériorité, évoqué également par Aristote dans ce même traité, est celui du mélange23. Il désigne la production d’ une troisième substance à partir de deux autres qui se mêlent l’ une à l’ autre, comme l’ eau et le vin. Les éléments initiaux existent, par conséquent, dans le mélange sur le mode du mélangé et leur substance initiale s’ en trouve modifiée. Leurs propriétés initiales s’ affadissent.
Ce qu’ il faut, par suite, examiner, d’ après le chapitre XI(XII), est le principe suivant :
[…] il conviendra que l’ un qui existe dans un autre y inhère sur le mode et selon l’ être de ce en quoi inhère ce qui inhère24.
Autrement dit, qu’ il s’ agisse d’ un agrégat, d’ un mélange ou d’ une autre manière d’ être dans quelque chose, c’ est ce qui est produit qui détermine la modalité de l’ intériorité de ses éléments constitutifs. Or les deux exemples que donne Albert le Grand touchent ce qui définit et ce qui est défini, de telle sorte qu’ en les déplaçant du plan physique au plan logique, le maître de Cologne conduise le lecteur à un troisième mode d’ intériorité. Celui-ci est caractérisé par la réciprocité de l’ inhérence.
⟨D⟩e25 même que ce qui définit est dans le défini selon le mode et l’ être du défini, et que le défini est dans ce qui définit selon le mode et l’ être de ce qui définit26.
Comment « ce qui définit », à savoir le genre et l’ espèce, se trouve-t-il dans ce qu’ il définit ? Les parties de la définition trouvent leur détermination ultime dans ce qu’ elles définissent. Du point de vue terminologique, terminatum ad27 qu’ emploie Maître Albert pour exprimer la modalité d’ être propre aux parties de la définition dans le défini28 désigne le fait, pour l’ animal et le rationnel, par exemple, d’ avoir été conduits à leur fin dans l’ homme. Par suite, du point de vue de sa traduction, nous avons choisi de rendre terminatum ad en français par le calque « terminé à » qui indique le statut ontologique du terme auquel aboutit un étant. Le terme en vue duquel et par rapport auquel un étant est déterminé constitue, en effet, pour lui, à la fois un point d’ arrêt dans la procession et un achèvement. Tout se passe comme si Albertus Magnus concevait la constitution logique d’ une proposition définitionnelle comme un mode de production dans l’ être. À l’ inverse, l’ homme est dans l’ animal et le rationnel comme « dans ⟨les éléments⟩ qui sont les inchoations de son être et ses principes formels »29. Autrement dit, le Docteur universel conçoit le genre logique sur le mode physique de l’ inchoation, c’ est-à-dire d’ une puissance première, indéterminée, tandis que la détermination spécifique tient lieu de principe formel qui informe la matière générique. Du point de vue de la modalité de l’ intériorité réciproque propre au défini et à ce qui définit, il en découle qu’ elle s’ articule selon les catégories de puissance et d’ acte :
[…] le défini est dans ce qui définit comme dans une puissance formelle confuse et indéterminée, tandis que ce qui définit est dans le défini comme ce qui est complet et déterminé à l’ acte30.
La définition logique correspond ici à une production dans l’ être. Du point de vue du vocabulaire utilisé par Albert le Grand, compleo, employé pour qualifier l’ acte auquel parvient ce qui définit dans le défini, connote l’ achèvement du flux qui remplit pleinement l’ être auquel il se donne.
Pourquoi l’ inhérence réciproque du défini et de ce qui le définit, plutôt que les modèles de l’ agrégat et du mélange, constitue-t-elle un modèle qui convient à certains des premiers principes ?
En premier lieu, les éléments d’ un agrégat demeurent extérieurs aux autres parties du congrégat non seulement du point de vue physique mais aussi du point de vue définitionnel. Par suite, ils ne peuvent tenir lieu les uns pour les autres d’ inchoation, comme le genre, de « puissance formelle », comme l’ espèce, ou encore d’ acte, comme le défini pour les parties de la définition. Car l’ agrégat ne représente pas, pour ses éléments, l’ achèvement, ou la perfection. Par suite, si être, vie et intelligence étaient agrégés, ils seraient au même degré d’ actualité en même temps, seulement posés les uns à côté des autres, en étant extérieurs les uns aux autres. En revanche, la vie est l’ inchoation de l’ être de l’ intelligence. Autrement dit, ce qui détermine est l’ inchoation de ce qui est déterminé31.
En second lieu, les propriétés des éléments d’ un mélange s’ altèrent et se diminuent réciproquement dans le mélange. Leur capacité propre de produire leur effet s’ estompe au contact des unes et des autres dans le processus même de partage des puissances dans lequel consiste le mélange. Le mélange d’ eau et de vin n’ a plus respectivement le goût propre à l’ eau ni celui propre au vin pur. Tel est le prix de l’ égalité des substances qui constitue la condition même du mélange.
En revanche, l’ être, la vie et l’ intelligence n’ appartiennent pas au même ordre de réalités. Il n’ y a, par conséquent, pas de mélange possible entre eux. C’ est pourquoi la coopération de ces plans de réalité incommensurables les uns aux autres et la rémanence de leur identité propre sont indispensables à la cohérence de l’ univers. Plutôt que de procéder à une réduction des qualités élémentaires au plus petit dénominateur commun, comme dans le mélange, la causalité réciproque propre aux premiers principes se déploie selon une logique de la manifestation. Être l’ un dans l’ autre, pour l’ être, la vie, l’ intelligence, n’ implique pas, en effet, la production d’ un troisième terme mais révèle, plutôt, en quoi le terme postérieur est en puissance dans le terme antérieur et en quoi l’ antérieur est en acte dans celui qui lui est postérieur.
La manifestation en acte, dans le terme postérieur, de ce qui est contenu en puissance dans le terme qui lui est antérieur, plutôt que la réduction des propriétés élémentaires dans le mélange, apparaît avec évidence dans l’ exemple de la génération biologique. Inchoation du sensible, le vivant ne voit pas sa vivacité, ou sa vertu de vie, diminuer dans la vie sensible. Au contraire, en se trouvant spécifiée dans le sensible, la vie elle-même croît et est manifestée. De même, le vivant et le sensible croissent, en s’ élevant et en s’ anoblissant dans le règne rationnel. Ainsi la détermination de ce qui était confus et indéterminé équivaut-elle au passage du latent au manifeste.
Il en est de même dans l’ exemple logique. Dans la définition de l’ homme, l’ animalité spécifiée de l’ homme n’ est pas une animalité affaiblie. En devenant rationnelle, l’ animalité s’ accroît, au contraire, c’ est-à-dire qu’ elle déploie ses potentialités latentes. Et, inversement, la rationalité conjointe à l’ animalité demeure intègre. Cette conception métaphysique possède, nous l’ entrevoyons ici, une portée anthropologique et politique (au sens de l’ organisation des pouvoirs dans une collectivité) fondamentale. Autrement dit, Albert le Grand allie, dans un même mouvement de pensée, la logique (avec l’ articulation propositionnelle des parties de la définition), la métaphysique (avec la production du cosmos à partir des premiers principes conformément à l’ exemple de la biologie) et la manifestation.
Donc certains parmi les premiers principes, tels que l’ être, la vie, l’ intelligence, sont les uns dans les autres, tandis que d’ autres, d’ après le partitif initial du texte, tels que la Cause première et l’ Intellect agent ne le sont peut-être pas.
De plus, la manière dont les premiers principes, tels que l’ être, la vie et l’ intelligence sont les uns dans les autres n’ est pas partes extra partes, comme dans l’ agrégat. Elle ne produit pas non plus une troisième substance à partir de leur mélange et de la diminution de leurs qualités élémentaires que ce mélange implique. Leur intériorité est réciproque. À l’ exemple de celle du défini et de ce qui définit, elle suppose que la notion de l’ un soit comprise dans l’ autre soit sur le mode de l’ inchoation (à l’ exemple du genre logique), soit sur celui du principe formel (à l’ instar de l’ espèce), soit sur celui de l’ acte (comme le défini).
La cohérence de l’ univers repose, par suite, selon le chapitre XI(XII) du Liber de causis, sur l’ intériorité réciproque de ces premiers principes et sur leur causalité réciproque les uns par rapport aux autres. Dès lors, le problème consiste à penser la manière dont ces principes peuvent être réciproquement cause et effet32 les uns des autres en étant simultanément et peut-être sous des rapports différents les uns dans les autres. Comment penser les différentes modalités d’ intériorité et de causalité correspondant aux relations des différents degrés de principialité ?
3 « L’ être et la vie dans l’ intelligence sont deux intelligences »
La suite du chapitre XI(XII) implique de penser trois rapports : l’ être et la vie dans l’ intelligence, l’ être et l’ intelligence dans la vie et l’ intelligence et la vie dans l’ être. Or la modalité de l’ intériorité réciproque des premiers principes varie. Elle dépend de la position respective des termes : antérieur, médian, postérieur. Ce qui varie chaque fois n’ est pas la nature du principe mais la manière de le concevoir. Examinons, à la suite du Liber de causis, chacune des trois relations.
3.1 Ce qui est antérieur dans ce qui est postérieur
Le problème rencontré par Albert de Cologne, dans le commentaire de ce passage, est la compréhension de l’ expression sunt duae intelligentiae. Quel sens y aurait-il à ce que l’ être et la vie dans l’ intelligence constituent deux intelligences distinctes au sens substantiel ? L’ interprétation albertienne consiste à comprendre intelligentia de manière notionnelle. C’ est pourquoi il lui substitue parfois le terme intellectus pris au sens d’ intellection.
[…] si nous prenons ce qui est antérieur dans ce qui est postérieur, comme être et vivre dans l’ intelligence, ils sont, certes, dans l’ intelligence, un seul être de l’ intelligence, cependant, ils diffèrent quant à l’ intellection (intellectu)33.
En quel sens y a-t-il, d’ une part, unité d’ être ou de quiddité pour l’ être et la vie, en tant qu’ ils sont dans l’ intelligence ? L’ être de l’ intelligeant, ou de ce qui intellige, et la vie de l’ intelligeant trouvent leur achèvement en acte dans l’ être-vivant-intelligeant. En ce dernier, ils sont rassemblés dans une unité substantielle comme c’ est le cas des parties de la définition. Être et vie constituent, par conséquent, « un seul être de l’ intelligence »34.
En quel sens être et vie, dans l’ intelligence, diffèrent-ils, d’ autre part, selon l’ intellection ? La notion de l’ être, dans l’ intelligence, demeure d’ être le premier créé35 et celle de la vie d’ être le premier formé36 au sens où le premier créé possède la fonction démiurgique de former la vie. Autrement dit, les parties de la définition de l’ être-vivant-intelligeant sont l’ être, en tant qu’ inchoation, et la vie, en tant que principe formel. Elles trouvent leur pleine actualisation dans l’ intelligence. Être et vie constituent conjointement un seul être et une seule quiddité de l’ intelligence. Mais chacun d’ eux possède une notion (intellectus) propre, au titre de ce qu’ il est lui-même, c’ est-à-dire au titre respectivement de premier créé et de premier formé.
Du point de vue herméneutique, la difficulté d’ interprétation et de traduction de ce passage repose sur le repérage des sens distincts que le Docteur universel attribue à intelligentia. Dans l’ intelligence, c’ est-à-dire dans l’ un des principes, l’ être et la vie ne sont pas deux intelligences au sens d’ un redoublement substantiel de ce principe, mais deux notions distinctes. C’ est pourquoi le commentaire albertien repose sur le glissement de sens qu’ il introduit entre intelligentia au sens de principe premier et intelligentia au sens notionnel qui correspond également ici à celui d’ intellectus.
Que signifie, par conséquent, du point de vue métaphysique, que l’ être et la vie ne forment « qu’ un seul être de l’ intelligence », tandis qu’ ils sont « deux intelligences » ? Selon l’ interprétation albertienne, l’ être et la vie dans l’ intelligence sont deux intelligences au sens de deux intellections distinctes du principe qu’ est l’ intelligence. Autrement dit, l’ être dans l’ intelligence et la vie dans l’ intelligence sont également des intelligences en tant qu’ être-intelligeant et vie-intelligeant. L’ être et la vie y sont, d’ abord, de l’ intelligence, dans la mesure où ils constituent ce dont l’ intelligence a besoin pour être : être et vivre. D’ un côté, l’ intelligence ne peut pas, en effet, s’ instancier en tant que telle dans ce qui n’ est pas vivant. De l’ autre, l’ être par lequel l’ intelligence existe n’ est plus désignable dans l’ intelligence autrement que comme l’ être de l’ intelligence, c’ est-à-dire, en premier lieu, intelligence.
Qu’ en est-il, maintenant, de la relation de causalité et d’ inhérence des termes postérieurs dans celui qui leur est antérieur ?
3.2 Ce qui est postérieur dans ce qui est antérieur
L’ ordre des principes – être, vie, intelligence – détermine, pour ce qui est de la vie et de l’ intelligence dans l’ être, non seulement un rapport d’ intériorité réciproque distinct de celui que connaissent l’ être et la vie dans l’ intelligence mais aussi une nature différente des principes postérieurs dans le principe antérieur. La vie et l’ intelligence sont, dans l’ être, deux êtres. Le problème posé, dans le cas précédent, celui de l’ inhérence de ce qui est antérieur dans ce qui est postérieur, disparaît en vertu du texte même du chapitre XI(XII) du Liber de causis : « l’ intelligence et la vie dans l’ être sont deux êtres »37. Le Doctor universalis ne peut plus jouer sur les significations d’ intelligentia pour éviter le dédoublement du principe. Il lui faut désormais rendre compte du fait qu’ il y ait duo esse. Cela implique-t-il qu’ il y ait, en fait, trois êtres : l’ être en lui-même, l’ être de la vie dans l’ être et l’ être de l’ intelligence dans l’ être ? Le maître de Cologne choisit d’ interpréter le dédoublement de l’ être indiqué par l’ expression duo esse selon la même distinction que celle qu’ il avait introduite à propos de l’ expression duo intelligentiae, dans le cas précédent. Ce qui est dédoublé, selon Maître Albert, est l’ intellection38, ou la notion, de la vie et celle de l’ intelligence, lorsqu’ elles ne sont pas en elles-mêmes, mais dans l’ être.
D’ une part, il y a deux intellections distinctes des principes postérieurs, à savoir la vie et l’ intelligence, lorsqu’ ils se trouvent dans le principe qui leur est antérieur, à savoir l’ être, par rapport à ce qu’ ils sont en eux-mêmes. « L’ intelligence dans l’ être ne sera pas », en effet, « selon l’ être de l’ intelligence, mais plutôt selon l’ être du premier créé »39, qui est, nous l’ avons vu, la raison de l’ être en lui-même. Puisque ce qui inhère dans quelque chose y inhère selon le mode d’ être de ce dans quoi il inhère, l’ intelligence demeure dans l’ être selon le mode d’ être « de la première inchoation »40, c’ est-à-dire de l’ indétermination dans le substrat.
« De même, la vie n’ est pas dans l’ être selon l’ être de la vie », c’ est-à-dire selon la notion de la vie prise en elle-même, « mais selon l’ inchoation par laquelle, selon qu’ elle est le premier formé, elle se trouve en inchoation (incohatur) dans ce qui est le premier créé »41. Autrement dit, le mode d’ être de la vie dans l’ être est celui de l’ inchoation, ou de l’ indétermination, de sa raison formelle propre dans la raison formelle propre de l’ être.
Il découle de ces deux modes d’ être de la vie et de l’ intelligence, en tant qu’ ils sont dans l’ être, et non en eux-mêmes, qu’ ils ont une intellection (intellectus) qui leur est propre. Autrement dit, dans l’ être, la vie et l’ intelligence ne sont pas confondues dans l’ être. Elles ne sont pas l’ être pris absolument.
[…] l’ intellection (intellectus) de l’ intelligence dans l’ être est une chose et l’ intellection (intellectus) de la vie dans l’ être en est une autre42.
Du point de vue herméneutique, tout se passe comme si Albert le Grand devait expliquer un texte qui comportait l’ expression sunt duo intelligentiae à propos des principes postérieurs, lorsqu’ ils se trouvent dans l’ être, comme cela était le cas des principes antérieurs, lorsqu’ ils demeurent dans l’ intelligence.
Réciproquement, l’ être reçoit une double intellection. L’ intelligence dans l’ être et la vie dans l’ être constituent, en effet, « deux êtres selon l’ intellection »43. Cela implique que l’ unité du principe qu’ est l’ être subit une variation selon la relation qu’ il entretient avec les principes postérieurs sans que cela modifie, pour autant, le sens de l’ être considéré en lui-même. Être inchoation de la vie n’ est, en effet, pas la même chose qu’ être inchoation de l’ intelligence. La vie et l’ intelligence sont dans l’ être sur un mode indéterminé et confus, à la manière de l’ espèce dans le genre. Elles diffèrent, néanmoins, par leur rang dans la hiérarchie des principes. Elles sont toutes deux postérieures mais à des degrés de postériorité différents. C’ est pourquoi leur notion, dans l’ être, n’ est pas identique l’ une à l’ autre.
Cependant, ce qu’Albert de Cologne vise principalement à éviter, par cette interprétation notionnelle de l’ expression « deux êtres », est le dédoublement au sens substantiel du principe qu’ est l’ être. Autrement dit, il ne convient pas que la vie dans l’ être et l’ intelligence dans l’ être constituent duo esse compris comme deux principes substantiellement distincts. C’ est pourquoi le Docteur universel entend esse au sens intentionnel, comme s’ il y avait duo intelligentiae esse, de telle sorte que cette diversité n’ affecte que l’ intellection de l’ être, et non sa réalité.
Qu’ en est-il, désormais, de l’ inhérence des principes extrêmes dans le principe médian ?
3.3 Ce qui est extrême dans ce qui est médian
Albertus Theutonicus traite en dernier lieu de ce cas, qui est, pourtant, énoncé en seconde position dans le chapitre XI(XII) du Liber de causis. Comment comprendre la proposition : « l’ être et l’ intelligence dans la vie sont deux vies »44 ?
Ce qui inhère dans le principe médian y inhère selon le mode d’ être de ce qui est médian, ou du milieu, et non selon le mode d’ être qu’ il possède en lui-même. Or le mode d’ être du milieu est la raison propre de la vie, à savoir l’ être du premier formé. L’ être et l’ intelligence reçoivent, par conséquent, dans la vie, une unité45 selon l’ être qui est celui de la vie.
Cependant, l’ être et l’ intelligence, dans la vie, ne sont pas confondus en une seule et même raison : « l’ être et l’ intelligence dans la vie sont deux vies »46. Loin de s’ identifier tous deux au premier formé, ils possèdent, dans la vie, deux intellections, ou notions, distinctes. La notion de l’ intelligence, dans la vie, est d’ être l’ intelligence postérieure, dans la mesure où elle détermine la vie en vie-intelligeant. Ainsi, elle « perfectionne et porte la vie à son terme »47. Et la notion de l’ être, dans la vie, coïncide avec la notion de ce qui est antérieur, comme « inchoation de la vie »48. Autrement dit, l’ être, dans la vie, n’ est pas considéré dans sa relation à la Cause première, qui le crée en premier, mais plutôt comme substrat constitutif du processus de formation du vivant.
Par conséquent, pour rendre compte du texte même du chapitre XI(XII), Albert le Grand choisit d’ interpréter duo vitae au sens intentionnel de duo intelligentiae vitae, comme il l’ avait fait pour l’ expression duo esse, afin d’ éviter la reduplication des instances principielles. Ainsi donc, dans la vie, l’ intelligence et l’ être s’ unifient-ils, selon l’ être et la quiddité, en une vie, alors que, notionnellement, ils sont distincts. L’ intelligence dans la vie correspond à l’ achèvement de la vie, et l’ être dans la vie coïncide avec l’ inchoation de la vie. Mais la vie, entendue comme vie, se déploie depuis la puissance pure qu’ est l’ inchoation première jusqu’ à son achèvement dans l’ intelligence.
De manière générale, le maître de Cologne établit, d’ une part, pour « toutes [les réalités] qui sont premières et principes essentiels », sans les restrictions qu’ il avait d’ abord mentionnées au sujet de la Cause et de l’ Intelligence premières, que « ce qui inhère n’ inhère jamais que selon l’ être de ce à quoi il inhère »49 et, d’ autre part, que la notion (intellectum) de ce qui inhère varie selon la position de ce en quoi il inhère dans l’ ordre des principes. Selon que ce en quoi un principe inhère est antérieur, médian ou postérieur, le principe qui y inhère acquiert, en effet, des « puissances » différentes de celles que ce même principe possède en lui-même, ou absolument. Réciproquement, « la notion (intellectus) de ce à quoi quelque chose inhère varie selon la diversité de ce qui inhère »50. Lorsque un principe postérieur est dans un principe antérieur, soit absolument (l’ être pour la vie et l’ intelligence) soit relativement (la vie pour l’ intelligence), il révèle sa propre faculté à déterminer ce en quoi il inhère et, réciproquement, la faculté que possède ce en quoi il inhère de porter en soi à l’ état inchoatif ce qui est postérieur comme un achèvement de soi-même.
4 Généralisation de l’ intériorité réciproque aux relations de toute cause avec ce qu’ elle cause
Pour rendre compte des propositions cent-six à cent-huit du chapitre XI(XII) du Liber de causis, Maître Albert doit, en premier lieu, généraliser ce qu’ il vient d’ établir à propos des premiers principes que sont l’ être, la vie et l’ intelligence à toute cause dans la relation à ce qu’ elle cause selon l’ énoncé suivant :
[chap. XI(XII), prop. 106] Et, certes, cela n’ est ainsi que parce que chacun des premiers ou bien est cause ou bien est causé. Le causé dans la cause est donc sur le mode de la cause et la cause dans le causé sur le mode du causé51.
Il s’ ensuit, d’ une part, que la cause et ce qu’ elle cause possèdent comme propriété l’ intériorité réciproque, d’ autre part, que ce qui inhère en un autre inhère sur le mode d’ être de ce en quoi il inhère, enfin, que cette inhérence signifie une procession ordonnée selon trois degrés. Celle-ci se décline, en effet, selon les termes relatifs : antérieur, médian, postérieur. D’ une part, quant à la fonction du terme médian, « ce qui est postérieur advient toujours par la médiation de ce qui est antérieur »52. D’ autre part, quant à la fonction du terme postérieur, elle consiste à déterminer ce qui est antérieur et à le rendre parfait, de telle sorte que ce soit ce qui est postérieur qui soit plus proche du Premier en vertu de la similitude des bontés qu’ ils rassemblent. Le Docteur universel fait ici appel à un argument de Denys l’ Aréopagite53 : « dans le Premier, toutes les bontés de tous [les étants] sont des noblesses et des bontés simples et unies »54. Enfin, quant à la fonction de ce qui est antérieur selon la notion, il apparaît que ce qui est antérieur se trouve plus distant du Premier et, par suite, qu’ il requiert d’ être conduit à sa perfection dans ce qui est postérieur. Réciproquement, l’ antérieur contient à l’ état inchoatif ce qui est postérieur. L’ intériorité réciproque de la cause et du causé manifeste donc l’ unité de l’ œuvre du Premier : le principe (ce qui est antérieur) contient la fin (ce qui est postérieur) de manière inchoative et la fin contient le principe en le portant à sa détermination complète. Les exemples de l’ inhérence réciproque considérée du point de vue de la causalité sont, d’ un côté, celui de l’ art qui cause la maison et, de l’ autre, celui des intelligibles qui causent selon une causalité exemplaire les sensibles.
En deuxième lieu, cette synthèse des propriétés de la cause et de ce qu’ elle cause permet-elle à Albert le Grand de rendre compte de ce qui pose difficulté dans la translation du chapitre XI(XII) de l’ arabe au latin ?
[chap. XI(XII), prop. 107] Et, certes, nous abrégeons et disons que la chose qui agit sur une chose sur le mode de la cause n’ est en celle-ci que sur le mode selon lequel est sa cause, comme le sens ⟨est⟩ dans l’ âme sur un mode animal, l’ âme est dans l’ intelligence sur un mode intellectif, l’ intelligence ⟨est⟩ dans l’ être sur un mode essentiel, l’ être premier ⟨est⟩ dans l’ intelligence sur un mode intellectif, l’ intelligence ⟨est⟩ dans l’ âme sur un mode animal et l’ âme ⟨est⟩ dans le sens sur un mode sensible55.
Sommes-nous désormais en mesure de comprendre ce que signifie que le sens soit dans l’ âme et y inhère sur le mode de l’ âme, en tant qu’ il est une chose agissante sur l’ âme ? Le sens est dans l’ âme sur un mode animal, en tant qu’ il est ce qui détermine l’ âme et la porte à son achèvement, c’ est-à-dire une sensation en acte. D’ après l’ explication albertienne du chapitre XI, il est, par conséquent, possible de résoudre la difficulté posée par la causalité réciproque qu’ implique le fait, d’ un côté, d’ être dans quelque chose comme une chose agissant sur elle et, de l’ autre, d’ y être sur le mode selon lequel est sa cause, au sens où le substrat s’ avère être aussi cause de ce qui y inhère. Selon la relation de ce qui est postérieur dans ce qui est antérieur, le postérieur est, en effet, cause de l’ antérieur, au sens de détermination et achèvement, et demeure en lui à l’ état inchoatif sur le mode de ce à quoi il inhère.
Le deuxième exemple s’ inscrit, selon l’ ordre de la conversion, dans le cas des relations de ce qui est postérieur dans ce qui est antérieur. L’ âme est, pour sa part, dans l’ intelligence sur un mode intellectif, dans la mesure où elle agit sur l’ intelligence en la déterminant et demeure en elle sur le mode inchoatif.
Le troisième exemple suit la même voie conversive selon laquelle la cause dans laquelle ce qui est postérieur inhère est prise au sens de substrat et de constituant formel. C’ est pourquoi « l’ intelligence ⟨est⟩ dans l’ être sur un mode essentiel »56.
Le quatrième exemple inverse, en revanche, le mouvement. Si « l’ être premier ⟨est⟩ dans l’ intelligence sur un mode intellectif »57, cela est à entendre, dans un mouvement processif, selon les relations de ce qui est antérieur dans ce qui est postérieur. Autrement dit, l’ être qui agit sur l’ intelligence, comme son constituant formel le plus général ou comme la condition sans laquelle l’ intelligence ne serait pas, est en elle comme dans sa détermination la plus achevée.
Il en va de la même manière, selon les relations de ce qui est antérieur dans ce qui est postérieur, pour l’ intelligence qui se trouve dans l’ âme sur un mode animal ainsi que pour l’ âme qui inhère dans le sens sur un mode sensible.
Il ressort de l’ examen de ces exemples que l’ interprétation albertienne du chapitre XI(XII) rend possible la variation des significations de res agens, de telle sorte que les modes de causalité soient distingués selon les différents cas d’ inhérence réciproque de la cause et de ce qu’ elle cause.
Enfin, l’ interprétation proposée par le Docteur universel du chapitre XI(XII) du Liber de causis permet de fonder l’ équivalence posée, dans la conclusion de la traduction latine de ce chapitre :
[chap. XI(XII), prop. 108] Revenons et disons que le sens dans l’ âme et l’ intelligence dans la Cause première sont sur leur mode ⟨propre⟩ selon ce que nous avons montré58.
En arabe, le chapitre XI(XII) conclut sur les relations de ce qui est postérieur (le sens et l’ âme) dans ce qui est antérieur (l’ Intellect et la Cause première) : « le sens et l’ âme sont dans l’ Intellect et la Cause première selon leur mode respectif ». La translation latine de cette conclusion distingue, d’ une part, les ordres de la relation de ce qui est postérieur dans ce qui est antérieur : d’ un côté, métaphysique en ce qui concerne les premiers principes – l’ Intelligence dans la Cause première – et, de l’ autre, physique – le sens dans l’ âme. Elle universalise, d’ autre part, à tous les premiers principes, même à l’ Intelligence et à la Cause première qui semblaient en avoir d’ abord été exclues par le partitif initial de la proposition, la relation d’ inhérence réciproque.
En conclusion, reprenons les enjeux métaphysiques et herméneutiques que nous avions posés en les déclinant selon les différents moments de notre lecture du chapitre XI(XII).
Il résulte de la lecture du vingt-huitième chapitre du De causis et processu universitatis a prima causa que l’ interprétation albertienne permet de résoudre plusieurs difficultés apparues dans le passage de l’ arabe au latin.
En premier lieu, la relation de causalité réciproque de la chose agissante qui inhère à ce sur quoi elle agit et qui s’ avère être sa cause est éclairée par la variation des significations du terme ‘cause’ déployées par Albert le Grand dans la distinction des positions relatives de ce qui antérieur, médian et postérieur.
En deuxième lieu, l’ interprétation albertienne résout la difficulté posée par la lecture des wa en fi et par la transformation de la conclusion de la proposition latine par rapport à l’ original arabe donnant « le sens dans l’ âme et l’ intelligence dans la Cause première ». Elle propose une vaste fresque du cosmos qui embrasse les premiers principes – la Cause première, l’ Intelligence, l’ être, la vie, l’ intelligence – ainsi que les principes physiques – l’ âme, l’ intellect créé ou sublunaire, les sens. L’ œuvre de la Cause première consiste, en effet, à maintenir l’ unité du cosmos en produisant l’ être jusqu’ à sa détermination ultime dans l’ intelligence, par la médiation de la vie, afin de lui conférer la plénitude de la perfection et de le reconduire à la ressemblance avec son origine, alors même qu’ il ne possédait pas cette ressemblance à l’ origine.
En troisième lieu, comment qualifier le geste herméneutique propre à Albert de Cologne ? Tout l’ effort d’ Albert consiste à illustrer la thèse59 conformément à laquelle, selon l’ être, ce qui est l’ un dans l’ autre est un mais, selon la quiddité, son concept n’ est pas un. Par suite, il développe une habileté sémantique qui lui permet d’ interpréter intelligentia dans le texte tantôt au sens de l’ intelligence comme principe premier et universel, tantôt au sens de notion. De même, esse est entendu tantôt comme principe premier tantôt dans sa fonction de substrat ou d’ inchoation. De même, vita est pris tantôt au sens de principe premier, tantôt au sens de fonction formatrice médiane.
Le raisonnement s’ ordonne selon deux étapes interchangeables qui se répètent pour les trois positions relatives successivement étudiées (a. antérieure, b. médiane, c. postérieure). L’ un des moments marque la différence selon la notion (par exemple, a dans c et b dans c sont deux c60 ou b et c dans a sont deux a61 ; c et a dans b sont deux b)62. L’ autre indique l’ unité selon l’ être (par exemple, a et b dans c sont un être de c63 ; b et c dans a sont a, même si ce n’ est pas l’ être de a pris en lui-même64 ; c dans b et a dans b sont selon l’ être de b)65.
Du point de vue métaphysique, Maître Albert vise principalement à éviter la multiplication des instances premières. Les principes postérieurs dans ceux qui sont antérieurs ne produisent pas de nouvelles entités. L’ un dans l’ autre suppose, en effet, une « transparence » métaphysique qui repose sur le rapport de puissance et d’ acte et sur leur mise en œuvre médiatisée. Les relations de ce qui est postérieur dans ce qui est antérieur montrent que ce qui est postérieur demeure et continue de demeurer à l’ état inchoatif dans ce qui est antérieur, comme en son substrat pour la forme ou comme en son genre pour l’ espèce, et qui le constitue formellement en tant que condition d’ existence, même si cela n’ entre pas dans sa définition. Les relations de ce qui est antérieur dans ce qui est postérieur nous enseigne que ce qui est antérieur n’ atteint sa perfection ultime que dans ce qui est postérieur. Les relations de ce qui est extrême avec ce qui est médian rappelle la nécessité que les mouvements de procession et de conversion passent par des médiations et ne s’ accomplissent pas directement.
En quatrième et dernier lieu, la propriété d’ intériorité réciproque mise au jour par le chapitre XI(XII) du Liber de causis pose le problème philosophique majeur de la possibilité de penser un rapport entre des éléments qui ne soit ni extériorité, ni agrégat, ni mélange.
Contrairement à l’ agrégat, les éléments qui inhèrent réciproquement les uns dans les autres ne demeurent pas étrangers les uns aux autres ainsi qu’ à la définition de ce qu’ ils forment ensemble.
Contrairement au mélange, l’ intériorité réciproque ne produit pas un troisième terme différent des premiers. Elle n’ entraîne pas non plus la diminution des capacités des éléments premiers. Au contraire, l’ être dans la vie et dans l’ intelligence se détermine et parvient à son achèvement plus complet au point de se rapprocher du premier. Et l’ être-vivant-intelligeant n’ est pas un troisième terme différent de l’ intelligence en acte. Celle-ci ne saurait, en effet, exister comme telle sans être et être vivante. Ce que l’ intériorité réciproque permet d’ apercevoir est l’ unité d’ un cosmos dans lequel ce qui est déterminé demeure toujours dans ce dans quoi il est de manière inchoative et dans le milieu par lequel il est et, inversement, que ce qui est premier (ou inchoatif du point de vue de ce qui est plus déterminé) est déjà dans ce dans quoi il trouve son terme au sens de son achèvement complet. Autrement dit, l’ inhérence réciproque de la cause et de ce qu’ elle cause permet de rendre compte à la fois des processus de succession propre au devenir – ce qui est antérieur et ce qui est postérieur demeurent l’ un dans l’ autre – et des co-appartenances logiques – le genre et l’ espèce demeurent l’ un dans l’ autre comme l’ indéterminé et le déterminé.
Contrairement à la chôra, l’ intériorité réciproque ne laisse pas le réceptacle impassible par rapport à ce qu’ il reçoit et indifférent à lui. Au contraire, si ce qui reçoit est postérieur à ce qu’ il reçoit, il lui confère sa propre détermination formelle (l’ être déterminé en être-intelligeant). Et, si ce qui reçoit est antérieur à ce qu’ il reçoit, il est cela même qu’ il reçoit sur le mode inchoatif (l’ intelligence sur un mode inchoatif). L’ indétermination de la chôra est, par conséquent, sans rapport avec celle de la cause-substrat ou de l’ être, tels qu’ ils apparaissent dans le Liber de causis.
Le mode d’ intériorité mis au jour par le chapitre XI(XII) du Liber de causis implique de concevoir une relation de causalité réciproque selon différents sens de la causalité et différents modes d’ être l’ un dans l’ autre – selon l’ inchoation, selon le milieu, selon le terme. Par suite, il suppose d’ intégrer la causalité et l’ immanence réciproques propres aux relations logiques et aux rapports inhérents au devenir dans un double mouvement de procession à partir du Premier et de conversion vers lui. Le Liber de causis effectue, par conséquent, ici une intégration métaphysique de la logique et de la physique aristotéliciennes.
Enfin, le mode d’ intériorité mis au jour par le chapitre XI(XII) du Liber de causis offre un modèle conceptuel susceptible d’ éclairer des conceptions scientifiques fondées sur le caractère extérieur de la causalité efficiente, dans la mesure où, d’ une part, les causes premières déniées par de telles conceptions se voient explicitées et nommées. Cette fonction d’ explicitation des présupposés, telle que l’ exerce le Liber de causis, ne confère-t-elle pas une scientificité majeure à son propos en évitant précisément le risque d’ hypostasier des causes secondes (telles que la Science, l’ économie dans la compréhension de l’ histoire, l’ homme dans l’ anthropocène, la génétique dans l’ explication de la schizophrénie…) et de confondre l’ une d’ entre elles avec la Cause première ? D’ autre part, dans l’ hypothèse même d’ un monde qui ne serait que l’ assemblage accidentel de différents facteurs régis par leur propre logique, l’ intériorité réciproque offre un modèle, me semble-t-il, pour penser le rapport de ces différents facteurs entre eux et de leur mode d’ être respectif. Comment penser, sinon, les rapports entre le vivant, le psychique, le technique, le religieux qui courraient le risque de demeurer extérieurs les uns aux autres ?
Sur la causalité dans le contexte des trois états théologique, métaphysique et positif, cf. Comte 1830, p. 4-5 ; p. 14-15.
Que François Dutrait soit remercié pour ces indications.
d’ Holbach 1781, Première partie, chapitre VI, p. 68-69.
Laplace 1814, p. 2.
Cf. Ball 1906-1907, p. 104.
Les réflexions présentées ici sont le fruit d’ une recherche que Marc Geoffroy et moi-même avons menée en traduisant et annotant ce texte. Dans la suite de cet essai, contrairement à l’ usage de l’ Editio Coloniensis, nous emploierons le terme ‘chapitre’ pour désigner l’ ensemble formé par le théorème du Liber de causis et son commentaire, et le terme ‘proposition’ pour désigner chaque unité numérotée.
Badawi 1955, p. 14.
Nous renvoyons à l’ édition de W. Fauser qui suit celle d’ A. Pattin 1966.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis a prima causa, p. 124, l. 74 : Primorum omnium quaedam sunt in quibusdam per modum quo licet ut sit unum eorum in alio.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 75 : Quod est quia in esse sunt vita et intelligentia, et in vita sunt esse et intelligentia, et in intelligentia sunt esse et vita.
alachili id est] add. nonnul. codd. Cette addition n’ est pas citée par Albert le Grand dans son commentaire ni par les mss. BCLOPSUVb (mentionnés dans l’ édition Pattin). Et, quant aux occurrences précédentes de alachili (cap. IV, p. 88, l. 69 ; cap. V, p. 89, l. 71) selon l’ édition Pattin et l’ édition Fauser, le mot ne semblait pas se trouver dans le texte lu et commenté par Albert le Grand (cf. pour le premier passage, lib. 2, tr. 1, cap. 23, p. 88, l. 1-9 et pour le second : lib. 2, tr. 1, cap. 23, p. 89, l. 8-12).
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 76-77 : Verumtamen esse et vita in intelligentia sunt duae alachili, [id est] intelligentiae, et esse et intelligentia in vita sunt duae vitae, et intelligentia et vita in esse sunt duo esse.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 77-78 : Et illud [quidem] non est ita nisi quia unumquodque primorum aut est causa aut causatum. Causatum ergo in causa est per modum causae et causa in causato per modum causati.
Liber de causis, cap. XI (XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 78-82 : Et nos [quidem] abbreviamus et dicimus quod res agens in re per modum causae non est in ea nisi per modum qui est causa eius, sicut sensus in anima per modum animalem, et anima in intelligentia per modum intellectibilem, et intelligentia in esse per modum essentialem, et esse primum in intelligentia per modum intellectibilem, et intelligentia in anima per modum animalem, et anima in sensu per modum sensibilem.
Au lieu de « le sens et l’ âme sont dans l’ intelligence et la Cause première », tout se passe comme si tous les wa avaient été pris pour des fi et inversement. La confusion est paléographiquement fréquente.
Liber de causis, cap. XI (XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 82-83 : Et redeamus et dicamus quod sensus in anima et intelligentia in causa prima sunt per modos suos, secundum quod ostendimus.
La Cause première et l’ Intelligence première ne sont pas prises en considération ici.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 74 : Primorum omnium quaedam sunt in quibusdam per modum quo licet ut sit unum eorum in alio.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albert le Grand, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 75 : Quod est quia in esse sunt vita et intelligentia, et in vita sunt esse et intelligentia, et in intelligentia sunt esse et vita.
Albert le Grand, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 42-43 : […] esse, vivere et intelligere sive esse, vita et intelligentia.
Sur l’ agrégat, Albert le Grand, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 57-60 : Si autem congregata essent, nullum eorum esset in ratione alterius, neque aliquod eorum esset incohatio esse alterius, nec unum esset ut potentia formalis ad alterum vel actus. (« Si, en revanche, ils étaient agrégés, aucun d’ eux ne serait dans la notion (ratio) de l’ autre et aucun d’ eux ne serait l’ inchoation de l’ être de l’ autre et aucun ne serait comme une puissance formelle par rapport à l’ autre ou comme ⟨son⟩ acte. »)
Aristote, De generatione et corruptione, lib. 1, cap. 10 (328a2-4), transl. vetus, Arist. Lat. IX, 1, p. 48, l. 21-23 : Dicitur quidem igitur sic, verbi gratia ordeum mixtum frumento, quando quodcumque, secus quodcumque ponetur.
Sur le mélange, cf. Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 60-66 : Similiter si mixta essent, virtutes eorum remitterentur ab invicem ; mixta enim in virtutibus alterantur. Ea vero quae ad unum conveniunt secundum diffinitionem, in virtutibus non alterantur ab invicem. Vivum enim in virtutibus vitae non remittitur, si coniungatur cum sensibili, sed potius proficit et magis vires eius manifestantur. (« De même, s’ ils étaient mélangés, leurs vertus (virtutes) se diminueraient mutuellement. Les mélanges sont, en effet, altérés du point de vue de leurs vertus (virtutibus). En revanche, ⟨les éléments⟩ qui se réunissent dans (conveniunt ad unum) la définition ne s’ altèrent pas mutuellement quant à leurs vertus. Le vivant n’ est pas diminué quant aux vertus de la vie, s’ il est conjoint au sensible, mais il croît plutôt et ses forces (vires) sont davantage manifestées ».)
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 46-48 : […] oportebit, quod unum in alio existens insit ei per modum et esse eius cui inest id quod inest.
Nous modifions la ponctuation suggérée par l’ éditeur.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 48-50 : Sicut diffinientia sunt in diffinito secundum modum et esse diffiniti, et diffinitum in diffinientibus secundum modum et esse diffinientium.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 51 : […] ad esse diffiniti terminata.
Le pluriel en latin fait référence au genre et à l’ espèce, qui constituent les parties de la définition.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 52-53 : […] ut in his quae sunt sui esse incohationes et formalia principia.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 54-57 : […] diffinitum sit in diffinientibus ut in formali potentia confusa et indeterminata, diffinientia autem in diffinito ut ad actum completa et determinata.
Cf. Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 1, cap. 3, p. 63, l. 61-64 : Generatio autem est ex incohatione cuiuslibet formae in materia. Et quia non omnium incohatio est cuiuslibet in quolibet, ideo non ex quolibet quodlibet generatur. (« La génération provient de l’ inchoation d’ une quelconque forme dans la matière. Mais, comme l’ inchoation de chaque [chose] n’ est pas inchoation de n’ importe quelle [forme] dans n’ importe quel [substrat], n’ importe quelle [chose] ne se génère pas à partir de n’ importe quelle autre ».)
Du point de vue de la place du chapitre XI(XII) dans l’ ensemble du Liber de causis, Cristina D’Ancona aperçoit l’ unité thématique des chapitres VI(VII) à XI(XII) dans la question de la nature de l’ Intellect. Bien que le chapitre XI(XII) soit une « transposition de la doctrine proclienne de la relation entre les principes intelligibles fondamentaux », à savoir de l’ intelligible, de l’ Intellect et de leur relation elle-même, selon la proposition 103 de l’ Elementatio theologica (p. 92, l. 13-29), elle trouve sa place au sein de ce groupe de propositions consacrées aux substances connaissantes, dans la mesure où cette proposition se rattache à la thèse centrale qui y est développée : celle de la position intermédiaire de l’ Intellect. Les rapports de cause à effet qu’ entretiennent les principes suprasensibles et, notamment leur immanence réciproque selon le mode de celui qui reçoit, correspondent, en effet, au rapport d’ inhérence réciproque « des perfections inexprimables de la Cause première », de l’ Intellect et des réalités sensibles. Cf. D’Ancona 1995, p. 49.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 75-78 : Si enim priora in posteriori accipiamus, sicut esse et vivere in intelligentia, haec quidem in intelligentia unum esse sunt intelligentiae, intellectu tamen differunt.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 3-4 : unum esse intelligentiae.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 12 : primum creatum.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 11 : formatum primum.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 77 : […] intelligentia et vita in esse sunt duo esse.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 12-15 : Nihilominus tamen intellectus intelligentiae in esse et intellectus vitae in esse alter et alter est. Et esse sic secundum intellectum variatum duo esse sunt secundum intellectum.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 7-8 : […] intelligentia in esse non erit secundum esse intelligentiae, sed potius secundum esse creati primi […].
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, 122, l. 8-9 : secundum esse primae incohationis.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 9-12 : Similiter vita non est in esse secundum esse vitae, sed secundum incohationem, qua secundum quod est formatum primum, incohatur in eo quod creatum primum est.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 12-14 : Nihilominus tamen intellectus intelligentiae in esse et intellectus vitae in esse alter et alter est.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 15 : […] duo esse sunt secundum intellectum.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 76 : […] esse et intelligentia in vita sunt duae vitae.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 20-24 : Intelligentia enim in vita non est secundum esse intelligentiae, sed secundum esse vitae. Et esse in vita non est secundum esse primi creati, sed potius secundum esse primi formati. « L’ intelligence dans la vie n’ est pas, en effet, selon l’ être de l’ intelligence, mais selon l’ être de la vie. Et l’ être dans la vie n’ est pas selon l’ être du premier créé, mais plutôt selon l’ être du premier formé. »
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 76 : cf. supra note 12. Cf. etiam ibid., lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 28.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 29-30 : […] vitam perficiens et terminans.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 29 : vitam incohans.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 32-34 : […] in omnibus quae sunt prima et principia essentialia ad aliquid. In quibus semper id quod inest, non inest nisi secundum esse eius cui inest, quamvis acceptum in eo cui inest.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 40-42 : Propter quod intellectus eius cui inest aliquid, variatur secundum diversitatem eorum quae insunt.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 77-78 : Et illud [quidem] non est ita nisi quia unumquodque primorum aut est causa aut causatum. Causatum ergo in causa est per modum causae et causa in causato per modum causati.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 56-57 : […] in talibus semper posterius fit mediante priori.
Dionysius Areopagita. De divinis nominibus, cap. 2, transl. Sarraceni, p. 85-87 et in Albertus Magnus, Super Dionysium De divinis nominibus, ed. P. Simon, p. 70, l. 66-71.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 64-66 : […] in primo bonitates omnes omnium sunt nobilitates et bonitates simplices et unitae.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 78-82 : Et nos [quidem] abbreviamus et dicimus quod res agens in re per modum causae non est in ea nisi per modum qui est causa eius, sicut sensus in anima per modum animalem, et anima in intelligentia per modum intellectibilem, et intelligentia in esse per modum essentialem, et esse primum in intelligentia per modum intellectibilem, et intelligentia in anima per modum animalem, et anima in sensu per modum sensibilem.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 80-81 : cf. supra notes 14 et 55 ; Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 29, p. 123, l. 18-19.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 81 : cf. supra notes 14 et 55.
Liber de causis, cap. XI(XII), in Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, p. 124, l. 82-83 : Et redeamus et dicamus quod sensus in anima et intelligentia in causa prima sunt per modos suos, secundum quod ostendimus.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 73-75 : Secundum esse enim est unum et secundum quiditatem, intelligentia autem non est una.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 76-78 : esse et vivere in intelligentia […] intellectu tamen differunt ; ibid., p. 122, l. 2-4 : Et sic esse et vita in intelligentia sunt duae intelligentiae.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 12-14 : cf. supra note 42.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 24-25 : […] altera et altera sit intelligentia esse et intelligentiae in vita.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 121, l. 76-78 : […] esse et vivere in intelligentia, haec quidem in intelligentia unum esse sunt intelligentiae […].
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 5-12 : Si posteriora accipiamus in primo, sicut intelligentiam et vitam in esse, intelligentia in esse non erit secundum esse intelligentiae, sed potius secundum esse creati primi, in quo intelligentia est secundum esse primae incohationis. Similiter vita non est in esse secundum esse vitae, sed secundum incohationem, qua secundum quod est formatum primum, incohatur in eo quod creatum primum est.
Albertus Magnus, De causis et processu universitatis, lib. 2, tr. 2, cap. 28, p. 122, l. 20-24 : cf. supra note 45.
Bibliographie
Sources primaires
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Denys le Ps.-Aréopagite, De divinis nominibus, transl. Sarraceni in Recueil donnant l’ ensemble des traductions Latines des ouvrages attribués au Denys de l’ Aréopage, tome 1, ed. Ph. Chevallier, Bruges, Desclée de Brouwer et Cie, 1973.
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Sources secondaires
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Comte, A. (1830), Cours de philosophie positive, tome premier contenant les préliminaires généraux et la philosophie mathématique, Paris, Bruxelles, Rouen frères, libraires-éditeurs rue de l’ école de médecine, n. 13, au dépôt de la librairie médicale française.
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Laplace, P.-S. (1814), Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Mme Veuve Courcier quai des Augustins, n. 57.