Lisette Lombé est une artiste belgo-congolaise née en Belgique en 1978. On peut lire sur sa page personnelle : « qu’elle est une artiste plurielle, passe-frontières, qui s’anime à travers des pratiques poétiques, scéniques, plastiques, militantes et pédagogiques. Ses espaces d’écriture et de luttes s’appuient sur sa propre chair métissée, son parcours de femme, de mère, d’enseignante » duquel « dérivent des collages, des performances, des livres et des ateliers, passeurs de rage et d’éros… »1. Lisette Lombé définit sa poésie comme sociale et engagée, avec plusieurs visages et plusieurs textures. Elle est tantôt graphique, performée, ou écrite. Impossible à mettre dans une case tant sa pratique artistique est prolifique et éclectique, l’article qui suit se focalise sur une période du parcours artistique de Lisette Lombé, celle dédiée à sa pratique du collage. Un art qu’elle définit comme « brut », en amont de la pratique artistique, tel un grand cri, s’exprimant tant par les mots que par la découpe du papier.
C’est à un moment précis de sa vie, en 2012, alors en panne de mots, que Lisette découvre la pratique du collage, qui va devenir vitale dans son mode d’expression artistique. Un medium qui la séduit car il est avant tout abordable. Les mots et les images préexistent, ils attendent d’être re-agencés pour former des métaphores inédites. La pratique du collage est un art qualifié de mineur, souvent assimilé à du bricolage, banal et simple. Ce sont tous ces traits quasi péjoratifs qui attire la poétesse. Accessible à tous et pour tous, le collage est un art qui transcende les frontières, un art subversif qui délie les créativités. Proche de la pratique artistique japonaise du Kinstugi (金継ぎ « jointure en or ») – une méthode de réparation des porcelaines ou céramiques brisées au moyen de laque saupoudrée d’or – le collage est pour Lisette « un moyen d’expression royal parmi tous ceux qui s’offrent aux poétesses »2.
Parmi les artistes qui l’ont inspirée, il y a Tom Nisse, un poète luxembourgeois qui vit en Belgique, qui pratique aussi le collage recherchant l’interaction et le dialogue entre les arts3. Il y a aussi le travail du belge Luc Fierens, poète visuel et auto-proclamé « collagiste-réseau provocateur »4, et plus particulièrement son travail « Black Poems » (2011)5, consistant en des collages qui rassemblent des pages de livres, des photographies de journaux politiques et des textes et qui forment des poèmes visuels sur la protestation et la défense contre la violence raciale.
Membre du mouvement Fluxus, communauté internationale et interdisciplinaire d’artistes des années 1960 et 1970 qui se sont engagés dans des performances artistiques expérimentales, ses thèmes de prédilection sont la violence et la « beauté féminine ». Il a notamment publié pour le magazine néo-avant-gardiste italien Poesia Visiva movement. Beaucoup de femmes artistes visuelles ont aussi influencé Lisette au cours des dernières années. On peut citer le travail de l’Allemande Hannah Höch, artiste dada, célèbre pour ses photos-montages durant la période de Weimar, et sa critique de la figure de la femme-moderne, ou la Malgache Malala Andrialavidrazana et ses « broderies digitales », en particulier, le projet « Figures » (2015)6. Il s’agit d’un véritable travail de composition réalisé à partir de vieux atlas régionaux et mondiaux, de cartes d’exploration et de conquêtes, de billets de banques, de pochettes d’albums qui interrogent sur la mondialisation, la géopolitique et la domination économique datant de la période coloniale. Par ses photomontages, elle chamboule notre connaissance du monde et propose une réflexion sur les notions d’identité, d’altérité et de métissages, des thématiques essentielles à Lisette. Enfin, il y le travail artistique de l’incontournable Wangechi Mutu, originaire du Kenya, et connue pour ses collages sur le corps féminin (“Pin-up” series). Wangechi aime créer des êtres hybrides – mi-femme, mi-animal – qui prennent forme à partir de magazines de mode, de sport, de voyages mais aussi de magazines pornographiques. Son travail porte sur les questions liées au genre, à la représentation des corps noirs, à la colonisation, à l’esclavage, à l’histoire, la politique et la mémoire. Dans son œuvre, elle investigue les espaces liminaires, transitionnels et transformateurs. Originaire du Kenya, elle vit aux Etats-Unis. Cet entre-deux, loin des visions binaires qu’elle explore, ne laisse pas Lisette indifférente ; ce sont des thématiques qui sont elles aussi au cœur de son travail.
Plusieurs séries de collages jalonnent le parcours de Lisette. Parmi celles-ci, il y a les collages tirés de la presse féminine Fight for words (2014). Des collages performés sur ces milliers de mots découpés dans la presse féminine en vue de métamorphoser les messages originels en « brûlot antipatrical »7. Il y a aussi ce qu’elle nomme des « poèmes-colères », des collages éphémères, intitulés « coupés-déposés ». La formule « coupés-déposés » choisie pour décrire cette série de collage est librement inspirée de l’expression, en français, « Coupé-décalé », qui fait référence à une danse et musique populaire issue de Côte d’Ivoire. Non seulement ce genre musical a des rythmes toniques inspirés des percussions ivoiriennes et congolaises – un clin d’œil aux origines de Lisette – mais, tout comme ce style musical, sa pratique du collage est percussive et expéditive, caractérisée par des arrangements minimalistes et répétitifs. A l’instar de ce genre musical, les collages de Lisette sont des contestations politiques qui invitent à inventer une autre société. Cette série s’apparente à des chroniques journalistiques, des réactions à chaud en prise avec l’actualité du moment tels que les collages sur Semira Adamu (1978-19988) ou Mawda (2016-2018)9, deux victimes de la politique belge en matière d’asile et d’immigration, décédées toutes deux à 20 ans d’intervalle. Ces collages sont, comme elle le décrit, « déposés » sur les réseaux sociaux. Abandonnés ici et là, partagés en ligne, « collages éphémères pour lutte infinie », ils participent aux luttes citoyennes, en particulier aux luttes des sans-papiers et à leurs mouvements de soutien comme en témoignent les hashtags #Justice4Mawda, #JusticepourMawda, #Onoubliepas, #NotInMyName, #NoOneIsIllegal, #StopCentresFermés qui les accompagnent. Ils naissent d’un choc, d’une incapacité à trouver les mots justes, et répondent « à une urgence de commenter l’actualité en contournant la langue stigmatisante des médias et la langue de bois des politiques »10. Quand elle performe du slam, Lisette peut aussi projeter certains de ses collages, c’est le cas notamment pour le slam intitulé « En 1998, ce corps avait 20 ans… 11 » qui relate l’histoire de Semira Adamu et qu’elle a joué lors des 20 ans de commémoration de son assassinat au théâtre National en 2018. Dans le cas de Mawnda Shawri, elle n’y pas de slam performé mais un texte qu’elle a écrit dans son dernier ouvrage « Brûler, Brûler, Brûler » nommé « Collages », et dans lequel on peut lire :
Ces jours-là,jours de énième scandale pédophile,énième bavure policière,énième féminicide,énième incident mortel dans une usine,ces jours-là,lendemains d’élections, d’attentat, de cataclysme,ces jours-là […]
Soit tu découpes des corps dans le papier glacé,soit tu t’enfonces la pointe de tes ciseaux dans l’oeil.
Ces jours-là.Mawda Shawri.Tuée dans la nuit du 17 au 18 mai 2018.Née le 14 avril 2016.
Figure 1
22 septembre 1998. 20 ans
Citation: African Diaspora 14, 1 (2022) ; 10.1163/18725465-bja10028
Deux autres séries, baptisées les Sœurs Mosaïques (2015) et Sœurs Haïkus (2016), donnent à voir une critique du féminisme occidental dit universel, monolithique, et appelle à penser autrement les solidarités entre femmes. Lisette Lombé parle de cette série comme « la répétition de motifs géométriques qui continue de matérialiser asphyxies, assignations et carcans. Les textures différentes de chaque petit carré-femme ou de chaque triangle-peau interrogent, en creux, l’illusion d’un « Nous, les femmes ! » universel et d’une sororité définie à partir des seules revendications occidentales »12.
Vient ensuite la série Tatouage cherche femmes noires (2015), en réponse à cette réflexion qui met la « sororité » à l’épreuve, et qui invite à lire d’autres narrations, celles des femmes racisées dont les histoires et les expériences sont encore trop souvent niées mais aussi contestées. A travers ces poèmes visuels, c’est une autre histoire qui se raconte, celle « qui se lit à même la peau », laissant la place aux différences et à la diversité des expériences et positionnements intersectionnels. Dans cette série, des inconnues se sont confiées à Lisette sur l’histoire de leurs tatouages et répondent aux questions suivantes : « alors que peu de femmes noires sont tatouées, pourquoi ces femmes noires racisées se sont-elles fait tatouer ? », « quelles sont ces histoires qui se lisent à même leur peau ? »
Figure 5
Tatouage cherche femmes noires
Citation: African Diaspora 14, 1 (2022) ; 10.1163/18725465-bja10028
Les titres donnés aux séries de collage ne sont pas choisis en amont mais apparaissent souvent à la fin du processus de création comme des fulgurances. Pour Fight for words, ce sont des mots assemblés pris dans des revues féminines. Pour Sœurs mosaïques , cela renvoie directement aux carrés qui, lorsqu’assemblés, deviennent des mosaïques. Sœurs haikus renvoie à un procédé similaire utilisée dans la pratique poétique traditionnelle du « Haiku » avec les poèmes courts insérés dans les triangles accolés. La série Tatouage cherche femmes noires est née d’une visite au musée du Quai Branly « Tatoueurs, Tatoués » à l’issue de laquelle Lisette s’est interrogée sur l’invisibilité et l’absence de corps noirs dans l’exposition. A la suite de cette expérience, elle a alors entamé un travail de terrain, interrogeant son cercle d’amies proches mais aussi des femmes racisées rencontrées par hasard dans les rues en vue de les interroger sur la signification de leur tatouage. Après une séance photo, Lisette a alors coupé dans ses photographies pour les recoller sur des tatouages mosaïques. Une pratique qui s’apparente davantage à du photocollage, une photo détourée, puis posée sur le collage mosaïque afin d’être rephotographiée. Une série de textes non-publiés inspiré par ces récits de femmes a vu le jour portant sur les questions liées à résilience, les passages de vie, les moments-clés comme une adoption. « Le slam est à la poésie ce que le collage est à la peinture », Lisette pratique le slam et le collage, deux arts mineurs, à la marge, mais qu’elle affectionne tout particulièrement car ils sont tous deux des lieux de questionnements de la norme, accessibles à tous et qui sont donc éminemment politiques. Bien qu’il n’y ait pas toujours de connections entre ses collages et le slam, le plus souvent, c’est le collage qui induit une image, qui ensuite induit l’écriture d’une poésie parlée.
1 « La part de silence »
La dernière série de collage intitulée « La part de silence » est publiée dans l’ouvrage Black Words (2018) qui correspond à la naissance de Lisette en littérature. Ces collages sur le Congo marquent le début d’une réflexion identitaire, amorcée après un burn-out professionnel13, qui va avoir l’effet d’une onde de choc, à partir duquel un processus de questionnement va s’enclencher. C’est une brèche professionnelle qui a ouvert une brèche identitaire, ayant eu des répercussions à la fois sur son identité personnelle mais aussi familiale, « toute une remise en question par un espèce de jeu de domino »14. Pendant longtemps, Lisette avoue ne pas avoir consacré beaucoup de temps à se questionner sur son identité. Née en Belgique, elle s’était jusqu’alors toujours sentie « Belge ». Pour ses parents, peu politisés comme elle nous le raconte, le racisme n’était pas interrogé de manière structurelle, renvoyé à quelque chose d’interpersonnel, à des incidents de la route qui jalonnent la vie quotidienne des personnes racisées. En 2014, un évènement vient bousculer sa vision du monde. Dans un train au retour d’une manifestation contre les mesures d’austérité du gouvernement belge, Lisette va subir un acte de racisme. C’est le point de départ de cette réflexion sur le fait d’être Belge mais de porter une forme d’altérité. Resurgissent alors les souvenirs de micro-agressions racistes quotidiennes comme celles liées à la recherche d’un logement, mais aussi le traitement des policiers lors des contrôles d’identité et dans la recherche d’emploi, lorsqu’il a un différentiel entre le nom sur son curriculum vitae et son apparence lorsqu’on se présente à l’entretien d’embauche. A cette époque, Lisette comprend que l’on peut se sentir « Belge » et être considérée par les « Autres » comme un ou une sous-citoyen. Elle commence à voir et à entendre ce qui était jusqu’alors opaque et mis en sourdine tel que par exemple le silence de son père sur son parcours d’homme noir en Belgique. Elle verra davantage ce que son métissage provoque chez les autres, et chez elle, tel un écartèlement entre deux cultures. Sa pratique artistique va tracer une voie pour réconcilier deux identités, telle une troisième voie, qui permet de passer de « Ni-Belge, Ni-Congolaise » (perçue comme une femme noire ici et comme une femme blanche, une mundele, là-bas) à « Et Belge. Et Congolaise ».
La série de collage La Part de silence, combine des images et des mots tirés de la revue de l’époque coloniale « Vivante Afrique » des années 50-60. Ces collages sont une réponse graphique qui nait du brouhaha des paroles qui résonnent alors sur les réseaux sociaux sur les questions de décolonisation de l’espace public belge par les statues et la toponymie des rues et des places, sur le mouvement #BlackLivesMatter en Belgique et de par le monde, sur les questions de restitution des œuvres congolaises au Congo. A ce moment-là, elle ressent un besoin qu’elle décrit comme « une esthétique de l’épure » par rapport aux revendications de plus en plus radicales qui s’expriment. Dans ce contexte, elle nous raconte : « je n’allais pas monter sur une statue de Leopold II, je ne suis pas en commission pour travailler ces choses-là15, mais je suis à mon endroit artistique, je suis dans une position d’alliée qui soutient tout le grand continuum des radicalités »16. Au moment du confinement en 2020, il y a eu un usage plus massif des réseaux sociaux qui a permis une floraison de paroles et l’émergence d’une cyber-militance. Elle définit cette série de collages comme une : « Esthétique de l’épure, territoires vierges de mots contre logorrhées, soliloques et ébullition des réseaux sociaux/ Jeux de regards, entre espérance et résignation/Corps noirs de pays et d’époques différentes qui se mélangent, se jouent des frontières et nous rappellent qu’un Noir reste un Noir, dans notre œil, encore aujourd’hui/ Corps noirs qui parlent aussi aux corps blancs de leur humanité commune. Part de silence qui est à la parole muselée ce que la solitude est à l’isolement. Respiration entre deux poèmes »17. Des photographies de sa famille, sont mises en tension avec des textes poétiques, ainsi qu’avec des images tirées de magazines coloniaux. L’agencement des mots sur ces collages tend à la saturation, bouscule la norme, les lignes droites qui formatent et dont il faut se défaire ; les images, elles, tordent les corps, font basculer le sens des mots pour révéler autre chose, pour renverser le réel. La juxtaposition des deux, des images et des mots, invite à une autre lecture du passé pour mieux comprendre et agir sur le présent. Dans l’ouvrage Black words (2018), entre deux collages (voir ci-dessous) qui évoquent l’indépendance du Congo, un poème : « Qui oubliera ? ». Un texte qui rappelle que les discriminations et le racisme d’aujourd’hui s’inscrivent dans la continuité de ce qui fut, du système de la colonisation. Le texte « Qui oubliera ? », est directement inspiré du célèbre discours de Patrice Lumumba prononcé le 30 juin 1960. Devenu parole de femmes, il énonce la violence coloniale du point de vue des femmes (Voir Clette-Gakuba, 2016, p. 257).
Figure 6
Collage publié dans « Black Words »
Citation: African Diaspora 14, 1 (2022) ; 10.1163/18725465-bja10028
Qui oubliera ?Qu’à un Noir, on disait tu…Non certes, comme à un amiMais parce que le vous, honorable, était réservé aux seuls Blancs.Qui oubliera ?[…]Tu devras apprendre à passer ton chemin…C’est déjà loué ! C’est déjà pourvu ! C’est déjà complet !Tu devras apprendre à te justifierJe suis Belge ! Je suis diplômée ! Je suis qualifiée !Tu devras apprendre une autre histoire aussi…Afrique ! Sauvages ! Sous-développés !T’intégrer/ T’assimiler.T’encager. Te corseter.Te faire douter. Te faire avoir peur.Te faire avoir honte de ta couleur.Te faire oublier tes frères et tes sœurs.
Toi, le petit oiseau exotique, la Joséphine Baker,Gazelle-tigresse, le cul, les fesses !
Qui oubliera ?Qu’à un Noir, on disait tu…[…]Qu’à toi, mon père, on disait tu…Non certes, comme à un amiMais parce que le vous, honorable, était réservé aux seuls blancs.Qui oubliera ?
Plus qu’une catharsis familiale, c’est une catharsis sociétale qu’elle propose dans ces collages. L’histoire est un prétexte, la petite histoire, celle de sa famille, une caisse de résonance pour évoquer la grande histoire. Lisette, dans sa pratique du collage, travaille en écriture et geste automatiques prédécoupant des bandelettes qu’elle assemble de manière instinctive. Comme elle nous l’explique, « ce n’est pas moi qui les agence d’une certaine manière pour amener du signifiant à cet endroit-là ». Dans le collage suivant, qui représente Lisette et sa grand-mère, on peut lire la phrase suivante : « Quand la souris accouche d’un tigre ». Cette phrase renvoie à un des thèmes centraux de son travail : celui de la transmission. Elle l’aborde sous forme de questionnements : Que nous est-il transmis comme colères ? Comme blessures ? Comme valeurs ? Comment faire le tri entre certaines valeurs, entre celles qui sont toxiques ou qui ne correspondent plus à la réalité, et les autres, celles qui sont essentielles ? Que faut-il garder ? Un constat interroge Lisette : la plus jeune génération est davantage politisée que la première. S’opère alors une « cascade inversée », un torrent de questions et d’interpellations qui remontent vers cette « première génération ». Les collages parviennent alors à retisser ces liens entre les générations, à faire dialoguer les morts et les vivants entre eux, à croiser les transmissions tant ascendantes que descendantes.
Dans son travail, la question du retour est aussi évoquée. Elle parle de l’expérience de son père arrivé en Belgique à l’âge de 20 ans en provenance de la République démocratique du Congo et qui est resté en Belgique pour accomplir son rôle de père. Une envie de retourner, longtemps réprimée par son devoir parental, dans l’attente du bon moment. Retourner au Congo depuis plusieurs années pour être avec ses parents et rattraper le temps perdu, se repose pour lui la question du chemin inverse, ou veut-il terminer sa vie ? Entre la terre, la langue, le sol et les odeurs de l’enfance et la terre de ses enfants et celles de ses petits-enfants. Pour elle, son sol, c’est la Belgique. Mais comme elle le dit, « elle a un Congo tatoué sur son visage », une altérité qui la précède, c’est ça pour elle, le Congo. Cette expression, elle l’a utilisée suite à sa participation à la pièce “Congo Eza” (2017) avec le rappeur Badi (aka Badibanga Ndeka) et l’écrivaine Joëlle Sambi, tous deux noirs de peau, elle métisse, mais tous les trois Belgo-Congolais issus d’une « génération confortablement installée, le cul entre deux chaises »18. Pourtant, ils ont des histoires différentes : Badi a grandi en Belgique et n’était jamais allé au Congo, Joëlle Sambi, elle, est arrivée plus tard du Congo en Belgique, et elle, Lisette, est née en Belgique. Dans ce spectacle, l’idée était que chacun définisse son rapport à son identité belgo-congolaise, une identité croisée entre Belgitude et Congolité, une position pleinement habitée (Clette-Gabuka, 2016, p. 250). C’est à ce moment qu’elle emploie l’expression « Avoir un Congo tatoué sur son visage » : « Parce qu’il est là, indélébile, marqué, légué par mon père, et me précédant dans tout acte de vie ».
Figure 7
Collage publié dans « Black Words »
Citation: African Diaspora 14, 1 (2022) ; 10.1163/18725465-bja10028
Figure 8
Collage publié dans « Black Words »
Citation: African Diaspora 14, 1 (2022) ; 10.1163/18725465-bja10028
Pendant longtemps, elle a eu cet appel d’une Afrique fantasmée, à la recherche d’une pièce manquante du puzzle. Grâce au Prix Paroles Urbaines remporté en 2015, Lisette se rend en RDC, remplie de questions. Cependant, cette quête identitaire se heurte à des résistances, sa grand-mère refuse de lui raconter son histoire, celle de l’enfance de son père, ses 400 coups, tel qu’il était quand il était petit. Ce voyage sera alors celui d’une prise de conscience, celle de l’impossibilité d’accomplir un retour en arrière et que « son territoire », comme elle le dit, « c’est celui de la Belgique ». L’envie de recoller les pièces de ce morceau biographique finira par se dissoudre à la mort de sa grand-mère, sa « mama – koko ». Aujourd’hui, quand elle retourne à Kinshasa, l’odeur lui est familière, les caniveaux à ciel ouverts, le sable, la moiteur, la rencontre avec d’autres femmes de sa génération, celles qui portent son nom, « bébé-lisette », ceux qui se souviennent de ses premiers pas dans la cité, réminiscence de sa présence sur la terre kinoise. Quand elle marche dans les rues de Kin, au gré de ses déambulations urbaines, une expérience sensorielle s’opère, un retour au pays de son enfance ayant vécu ses premières années de sa vie au Congo. Elle se rappelle de ce que disait sa grand-mère, « elle est chez elle au Congo », même si elle ne se sent pas entièrement de là. Aujourd’hui, comme apaisée, la quête du retour n’est plus. Des « retours-retours » aux « retours-détours », « des retours fantasmés » aux « retours déjoués », la question du retour n’est pas figée une fois pour toute… elle évolue au fil du temps, au gré des expériences de retour différentes selon les générations, qui se font écho, s’entremêlent, s’interrogent et se répondent.
Aujourd’hui, Lisette écrit « pour que ses enfants n’oublient pas de quel ventre ils sont nés »19. Elle balise en quelque sorte la route des futures quêtes identitaires. Les langues du Congo ne lui ont pas été transmises, en particulier le lingala, mais aussi la culture congolaise, une conséquence d’une vision de ce que représentait la « bonne intégration ». Elle évoque l’idée d’une déperdition de ses racines. Ses enfants ne portent plus « ce Congo tatoué sur le visage », elle se sent donc responsable, via son père aussi, de ce passage de mémoire vis-à-vis de leur histoire, pour qu’ils n’oublient pas ce Congo qui fait partie d’eux.
Un collage en particulier est important pour elle, celui où toute la famille de son père est présente. Sur ce collage, les personnes qui sont décédées portent sur les yeux un bandeau blanc. Aujourd’hui, la question qui l’anime est de savoir comment faire en sorte de transmettre ce sang africain. Cette histoire, la petite et la grande ? Les injustices et le courage ? C’est en devenant passeuse d’histoire qu’elle transmet cette fierté, celle du Congo, et des personnes qui l’ont habité.
Figure 9
Collage publié dans « Black Words »
Citation: African Diaspora 14, 1 (2022) ; 10.1163/18725465-bja10028
Un lieu de prises de conscience sur les discriminations qui se croisent autant que les privilèges, un lieu de luttes contre le racisme, mais aussi contre les stéréotypes sexistes, les pensées homophobes et validistes, un endroit où l’on sent cette imbrication d’une société à la fois, capitaliste, raciste, sexiste et où il est important de travailler tous ces angles morts »20. L’intersectionnalité pour Lisette Lombé, c’est un lieu vertigineux, où elle s’expose, mais c’est le seul véritable lieu d’où peuvent se construire les luttes d’une nouvelle generation d’activistes afro-feministes (Voir Grégoire and Ntambwe, 2019, p. 65). Comme elle l’écrit, les poétesses sont là pour « mélanger les textures, les grains, les épaisseurs et les chairs. On est là pour s’engager. S’engager en collages »21.
En 2015, Lisette co-fonde le Collectif L-SLAM, collectif de poétesses, multiculturel et intergénérationnel, organisant des ateliers et des podiums de slam, selon le principe du marrainage, c’est-à-dire des artistes confirmées qui accompagnent d’autres femmes dans l’écriture de textes et soutiennent ces dernières pour leur première montée sur scène, en formant avec elles de joyeux duos. Elle est récompensée en 2017 en tant que Citoyenne d’Honneur de la Ville de Liège pour sa démarche d’artiviste et d’ambassadrice du slam aux quatre coins de la Francophonie. En 2020, elle reçoit un Golden Afro Artistic Awards pour son roman Vénus Poética (éd. L’Arbre à Paroles) et le Prix Grenades/RTBF pour son recueil Brûler brûler brûler (éd. l’Iconoclaste). Voir sa biographie complète sur :
Extrait d’un future texte non-publié sur les collages écrit par Lisette Lombé.
Nisse, T. (2021). Une longue dissonance. maelstrÖm Editions. coll. « Rootleg », Bruxelles, 2021, 54 p.
Voir les sites Internet suivants pour plus d’informations : https ://mailartarchive.org/networker/fierens-luc/ et
Le livre est disponible dans la collection de poésie visuelle de Redfoxpress “C’est mon dada”. No. 55/Mar / Sackner MA ; Sackner RK., 2011.
Voir :
Note d’intention intitulée « La part du silence » non-publiée par Lisette Lombé pour expliquer à son éditeur de Brûler, Brûler, Brûler, l’évolution de ses séries de collages.
Semira Adamu est décédée le mardi 22 septembre 1998 vers 21 heures à la clinique St-Luc à Bruxelles à la suite d’une tentative d’expulsion musclée réalisée par la gendarmerie belge sur l’ordre de l’Office des Etrangers. Originaire du Nigéria, elle avait fui pour éviter un mariage forcé. Arrivée en Belgique, Semira Adamu a directement été enfermée au centre ferme 127 bis et a fait l’objet de plusieurs tentatives d’expulsion.
Mawda Shawri est une petite fille kurde de deux ans décédée dans la nuit du 16 au 17 mai 2018. Elle a été tuée entre Grande-Synthe et Douvres, sur la E42, à la hauteur de Nimmy (près de Mons) d’un tir policier. Elle était à bord d’une camionnette avec sa famille en vue de se rendre au Royaume-Uni. Au terme d’une course-poursuite entre le conducteur et la police belge, la police a tiré, atteignant la fillette en pleine tête. Pour plus d’informations à ce sujet : voir la page Facebook du “Comité Mawda – vérité et justice” constitué de citoyens d’horizons divers.
Extrait d’entretien réalisé avec Lisette Lombé en Mai 2022.
Voir la performance slam/danse de Lisette Lombé. SEMIRA. 2018. Théâtre national.
Cf. Note d’intention intitulée « La part du silence » .
Voir Lombé L. 2017, La magie du burn-out. Image Publique.
Extrait de l’entretien réalisé avec Lisette Lombé en Mai 2022.
Lisette fait référence à la commission spéciale chargée d’examiner l’Etat indépendant du Congo et le passé colonial de la Belgique au Congo, au Rwanda, et au Burundi, ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver. Chambre des représentants de Belgique. 26 octobre 2021. DOC 55 1462/002. Rapport disponible à l’adresse suivante :
Extrait de l’entretien réalisé avec Lisette Lombé en Mai 2022.
Extrait tiré de sa note d’intention intitulée « La part du silence » non-publiée par Lisette Lombé pour expliquer à son éditeur de Brûler, Brûler, Brûler, l’évolution de ses séries de collages.
“Congo Eza” : En 2017, la metteuse en scène Rosa Gasquet (Lézarts Urbains) réunit Lisette, le rappeur Badi et l’écrivaine Joëlle Sambi autour d’un texte éponyme de cette dernière, « Congo Eza », dans un spectacle hybride nouant intimement les pratiques urbaines de slam et de rap. Sans donner de réponses, des questions à priori simples (“C’est quoi la Belgitude ?”, “Comment être un enfant du Congo dans le pays de Tintin ?”) sont abordées entre des extraits de rumba congolaise, de soul, d’électro et des ambiances sonores habillent les présences. Plus d’informations sur :
Postface – Lisette – un parcours. Entretien avec Antoine Wauters. Black words (2018).
Extrait de l’entretien réalisé avec Lisette Lombé en Mai 2022.
Extrait d’un futur texte non-publié écrit par Lisette Lombé sur sa pratique du collage.
Bibliographie
Grégoire, N. and Ntambwe, M. (2019). Afro Women’s Activism in Belgium: Questioning Diversity and Solidarity. In Akwugo Emejulu & Francesca Sobande (Eds.) To Exist Is to Resist: Black Feminism in Europe (pp. 63–76). Pluto Press. https://doi.org/10.2307/j.ctvg8p6cc.8
Lisette Lombé (2018). Black Words. Editions «L’Arbre à Paroles», Maison de la poésie d’Amay
Lisette Lombé (2020). Brûler, Brûler, Brûler. Editions «L’Iconoclaste». Paris.
Lisette Lombé (2020). Venus Poetica. Editions «L’Arbre à Paroles», Maison de la poésie d’Amay
Pour écouter Lisette Lombé: Sur Sonalité: https://soundcloud.com/sonalitte/lisette-lombe-bruler-bruler-bruler
Véronique Clette-Gakuba (2016). ‘Mise en oeuvre de la question postcoloniale en Belgique: les artistes Joëlle Sambi, Pitcho Womba Konga, Mufuki Mukuna et Lisette Lombé’. In Sarah Demart and Gia Abrassart (eds), Créer en postcolonie 2010–-2015. Voix et dissidences belgo-congolaises. Bozar; Africalia, Bruxelles, pp. 250–-9.