Lyon, ens Editions. 231 pages. isbn 978-2-84788-924-6.
Les lecteurs du Journal of Language Contact le savent bien : depuis plusieurs ouvrages (La vision des faits : de l’a posteriori à l’a priori dans la vision des langues, L’Harmattan, 2007 et La construction du sémiotique. Réflexions sur les dynamiques langagières et l’activisme des acteurs, L’Harmattan, 2011), Robert Nicolaï développe une réflexion théorique ambitieuse sur la manière dont nous structurons nos représentations des langues et nos pratiques linguistiques. Ces essais assument une méthode et un ton à la fois très subjectifs, très libres, ce qui représente une prise de risque, et très nourris d’un dialogue avec les lectures scientifiques les plus pointues. Ce nouvel ouvrage s’inscrit dans ce prolongement en proposant un approfondissement des précédentes réflexions en direction de l’épistémologie, et avec comme point focal la notion de « mise en signification ».
Au travers de ses quatre parties et de ses dix courts chapitres rythmés par des pauses réflexives et « musicales », pour ainsi dire, qui prennent le nom d’ « ouverture », « prise de distance », « entracte », ou « clôture », le livre dessine une courbe qui va grosso modo de l’espace métalinguistique des représentations à l’espace empirique des pratiques. Courbe qui n’en est pas vraiment une, d’ailleurs, car, dans l’esprit de l’auteur, ce sont des processus comparables de « mise en signification » qui sont à l’œuvre dans ces deux espaces, ce qui inclinerait plutôt à parler de lignes parallèles.
On sait l’intérêt ancien que prend Robert Nicolaï pour la notion de frontière. De fait, c’est ici à partir de l’idée que « la notion de frontière se fonctionnalise, aussi bien dans notre fonctionnement ordinaire que dans nos élaborations réfléchies » (p. 18), que se construit la problématique du livre. La première partie prend comme observatoire la vision des langues que construisent les linguistes – ces « élaborations réfléchies », donc –, en en étudiant plus particulièrement certaines (Croft, Lass, Mufwene). L’objet langue peut en effet, en tant qu’objet représenté, être considéré comme un objet privilégié dans cette fonctionnalisation de la notion de frontière à laquelle l’auteur entend s’attacher. Il s’agit alors d’opposer ou de mettre en dialogue la construction d’un ordre de représentation et la saisie des phénomènes – ou plutôt les saisies, car celles-ci varient en fonction des points de vue. En attirant l’attention sur la dimension métaphorique des terminologies et des discours, Robert Nicolaï met ainsi en évidence, dans le discours métalinguistique, le processus de construction épistémique et de saisie qui va « de la saisie de l’hétérogénéité ordinaire des phénomènes non structurés à la construction subséquente d’un objet sémiotisé et organisé » (p. 142).
Ce qu’on peut appeler alors une « dynamique sémiotique » est ensuite appliqué à l’espace des pratiques, espace avant tout placé pour l’auteur, on le sait bien, sous l’angle du « bricolage », bricolage autant pragmatique que linguistique. On retrouve alors quelques-uns des concepts développés par Robert Nicolaï dans ses précédents travaux, comme celui d’activisme des acteurs (divisés entre acteurs séculiers et réguliers), qu’il entreprend de situer en contrepoint de la notion ethnométhodologique de sociologie profane (qui peut traduire l’anglais lay sociology), celui de cadre communicationnel, ou celui de norme, particulièrement développé dans la dernière partie, avec notamment la distinction entre consensus normatif, normes interactionnelles et normes représentées.
Il s’agit alors de comprendre comment une dynamique langagière donne lieu à une sémiotisation, autrement dit à une élaboration de sens. Un exemple nous a paru particulièrement éclairant, celui de la construction de sens qu’élaborent autour du mot catleya les acteurs que sont Swann et Odette de Crécy dans Du côté de chez Swann de Proust (épisode analysé à partir de la page 180). On observe alors bien comment, à partir d’une forme qui n’a pas ce sens au départ (le catleya est une variété d’orchidée), les acteurs vont co-construire un signe propre à eux (et qui va désigner l’acte amoureux). Pour ce faire, il est nécessaire qu’il y ait, selon Robert Nicolaï : un cadre communicationnel (une interaction duelle et amoureuse ici), un travail des acteurs, et l’émergence de normes. Celles-ci apparaissent en partie par le biais de ce que l’auteur appelle une « rétention d’historicité », autrement dit, un attachement à du déjà-vu. L’analyse précise de cet exemple permet à l’auteur de dégager sept étapes du parcours de sémiotisation, résumées p. 181, et dont la dernière est la banalisation, qui peut conduire dans son stade ultime (ce qui n’est pas le cas ici), à une dé-contextualisation, une objectivation propres à engendrer de nouveaux signes linguistiques partagés.
Ainsi, le processus de « mise en signification » peut-il être compris à la fois comme une élaboration de sens (laquelle peut se faire également par le biais d’un masquage de sens), et comme la construction de ce que Robert Nicolaï appelle un « ad-venir communicationnel » (au sens plus restreint que l’ « avenir »), matrice de l’idiome futur des acteurs. La dimension pragmatique et la dimension linguistique y sont éminemment liées.
On ne terminera pas cette évocation du parcours du livre sans mentionner quelques formules de la toute dernière page, qui soulignent les implications épistémologiques de la réflexion sur la mise en signification ici présentée. Pour l’auteur, en effet, les linguistes ont souvent pour habitude d’opposer observables d’un côté et théorie de l’autre en considérant que, ce qui fait sens, et ce qui crée une méthodologie, c’est la mise en relation des deux. Or, pour l’auteur, « la ‘théorie’ n’a pas de sens » (p. 208), car elle « écrit dans son champ d’observables la réponse qu’elle recherche » (Ibid.). On pourrait prolonger encore cette réflexion en ajoutant que c’est un peu là la difficulté majeure à laquelle se heurte le linguiste, qui croit avoir affaire à un objet sémiotisé, la langue, alors que l’observation honnête des phénomènes lui met tous les jours sous les yeux des objets transitoires, en cours de mutation, de négociation, de reconfiguration. « Mise en signification » plutôt que « signification » tout court : c’est à quoi on peut légitimement conclure.
Au total, on trouvera maint passage suggestif et stimulant dans cet essai. La réflexion de Robert Nicolaï nous paraît essentielle dans la compréhension de ce qui se passe « vraiment » dans la dynamique langagière. De plus, elle ajoute ici le mérite de conjuguer la prise en considération du phénomène et celle de sa représentation. Tenir ainsi les deux bouts de la corde n’est pas chose aisée, et c’est pourtant nécessaire. La réflexion sur la représentation, ou re-présentation, menée ici par l’auteur, de ce point de vue, sur laquelle nous ne nous sommes pas arrêtés (lire notamment les pages 178–179), lui permet très légitimement de réunir les deux plans sous l’angle de la sémiotisation.
Le livre, pour autant, n’est pas de lecture facile. Pour apprécier le détail de certaines discussions, il faut être au fait de nombreux débats et des positions de nombreux auteurs, tant le propos se construit fréquemment sur le commentaire, la citation, l’évocation des travaux d’une quantité impressionnante de linguistes, de théoriciens, de philosophes. Parfois, le lecteur naïf ou peu informé que l’on peut être pourra souhaiter que l’écriture suive davantage de près la ligne d’un propos qui, pour être parfaitement cohérent, n’en passe pas moins par l’exégèse de nombreux points de vue éloignés de la ligne centrale. Ou qu’il y ait davantage d’exemples. Mais c’est aussi un des objectifs du livre, visiblement, que de proposer une synthèse critique sur ce qui peut être dit aujourd’hui (et ce qui a pu être dit dans l’histoire, car le livre revient à plusieurs reprises sur l’histoire des idées linguistiques), de la dynamique langagière et de la modélisation des « langues » par les linguistes. De ce point de vue, il y a une véritable dimension « méta de méta », dans ce livre, ce qui est caractéristique, d’une part d’une réflexion personnelle s’étant considérablement nourrie de lectures, d’autre part d’une inflexion historique d’une discipline, la sociolinguistique, arrivée à un grand degré de maturité.
Selon le lieu depuis lequel on lira le livre, en tout cas (le livre s’adresse d’abord à un public de spécialistes, mais peut toucher à des domaines variés), on en retirera sans aucun doute une stimulation importante, et même une perturbation, si l’on accepte de prendre ce mot dans un sens avant tout positif. Ce qui est dit de la « mise en signification », ici, se dit dans la mise entre parenthèses volontaire d’un nombre important de catégories et de concepts employés de manière usuelle en linguistique. A ce titre, il administre la preuve que l’on peut réaborder certains grands problèmes de la discipline sans nécessairement en réemployer tout le matériel notionnel, lequel conduit souvent à du « pré-pensé ». Dans sa largeur de vue, le livre permet d’interroger à neuf des domaines aussi variés que, bien sûr, la sociolinguistique, la pragmatique, l’ethnographie de la communication ou l’épistémologie, mais aussi les théories du changement linguistique, la sémantique, la philosophie du langage. Proposera-t-on à l’auteur le défi de se risquer un jour, comme l’a fait François Recanati dans sa Philosophie du langage (et de l’esprit), Gallimard, Folio, 2008, à l’exercice d’un essai de synthèse adossé à sa seule pensée, sans aucune référence secondaire ?