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Michel de Certeau, lecteur/auditeur des mystiques. Ecouter le murmure de l’Absent

Michel de Certeau, Reader/Listener of Mystics. Listening to the Murmur of the Absent

In: Interdisciplinary Journal for Religion and Transformation in Contemporary Society
Author:
Yu Watanabe Associate Professor, Department of Religious Studies, Graduate School of Humanities and Sociology & Faculty of Letters, The University of Tokyo Tokyo Japan

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https://orcid.org/0009-0000-3395-209X
Open Access

Abstract

Michel de Certeau’s thinking is surely theological, but what kind of theology are we talking about when describing as “theology” a thought that has so boldly crossed over many “secular” disciplines ? This article examines this question by focusing on his discourse on mysticism. “The search for the Word (Parole) of the Absent” seems to be Certeau’s consistent theological motif. Since modern times, it has been a voice barely audible as a “murmur.” However, what Certeau found in mystical texts, and what he himself aspired to, is a voice that transforms the modern subject and its writing, like a footprint on the beach which flurried Robinson Crusoe. Our purpose is to show that reading and listening to these “murmurs” of the Absent is an essential moment of Certeau’s theological thought. We shall see that his theology is a “humiliated theology” that is penetrated by a belief in the “multitude.”

1 Introduction

Le voisin de cellule de Jean de la Croix était peut-être plus mystique que lui. Personne n’en saura jamais rien. Il en va de même d’une multitude, foule des sans-nom et sans-identité de l’expérience mystique1.

On peut dire que la pensée de Michel de Certeau a toujours été théologique. Face à « la misère de la théologie » qui a perdu son influence sociale dans le monde contemporain, il a continué à s’interroger sur la « tâche théologique »2. Mais la « théologie » chez lui, tout comme le « Dieu », ne peut être réduite à celle de la tradition chrétienne normative. De quelle théologie s’agit-il lorsque l’on qualifie de « théologie » une pensée qui a aussi audacieusement traversé des disciplines « séculières » ? Examinons cette question en nous concentrant sur sa relation avec la mystique.

« La recherche de la Parole de l’Absent » semble être le motif théologique qui revient constamment chez Certeau. Cette recherche est elle-même une réponse à la crise du christianisme contemporain. Or, depuis les temps modernes, âge du « christianisme éclaté », c’est une voix à peine audible comme un « murmure ». La « voix » généralement marginalisée dans le savoir moderne devient également un objet exotique qui alimente l’ « écriture conquérante »3, impulsion fondamentale de la modernité occidentale. Mais ce que Certeau a trouvé dans les textes des mystiques comme Jean-Joseph Surin, et ce à quoi il aspirait lui-même, c’est la voix qui transforme le sujet et son écriture – « la rumeur d’un dieu inconnu » qui « nous vient, comme d’un océan »4.

Nous souhaitons mettre en évidence que la lecture-écoute de ces « murmures » de l’Absent – pour une oreille exercée par son voyage à travers la littérature mystique – est un élément essentiel de la pensée théologique de Certeau. En fin de compte, nous verrons que sa théologie est bien une « théologie humiliée »5 qui est pénétrée par un croire au « public » ou à la « foule ».

2 La recherche de la Parole et d’un autre type d’écriture

Il semble que la problématique de Certeau s’articule tel un chiasme, qui par sa structure entrecroise les éléments en formant un motif réfléchi. Sa réflexion se concentre d’une part sur la mystique de la première modernité (XVIe-XVIIe siècle) et en même temps tel un miroir, elle ouvre un débat sur la situation du christianisme contemporain (seconde moitié du XXe siècle)6. Il est important de souligner que le regard de Certeau, qui voyait une « crise » commune entre les deux temps, à 400 ans d’intervalle, se portait avant tout sur la déchéance du langage religieux, ou plus précisément sur la divergence du langage religieux par rapport au monde réel et à l’expérience quotidienne des gens.

Certeau constatait dans le langage de la mystique au début de l’ère moderne une rupture définitive avec le langage médiéval en général. Selon lui, une « désontologisation du langage » s’est produite à la fin du Moyen Âge7, marquant l’effondrement du langage qui existait dans la chrétienté occidentale jusqu’alors et qui aurait pu constituer une base commune de communication. « Il n’y a plus d’a priori commun ni sur l’unicité d’un Parleur universel, ni sur l’articulation des mots avec des choses, ni donc sur le principe de règles universelles assurant la vérification ou la falsification des énoncés »8. À l’aube des temps modernes, époque où la Parole qui avait résonné dans l’ordre cosmologique englobant le monde humain n’est plus entendue, ce sont les mystiques qui cherchaient encore la possibilité d’une parole divine. Dans la situation de « Babel » où le langage traditionnel est opacifié et fragmenté, ils continuent à avoir « la conviction qu’il doit y avoir un “parler de Dieu” »9.

D’autre part, Certeau, qui vécut durant la « crise catholique »10, a vu à son origine une profonde déconnexion entre l’expérience des croyants individuels et le langage proposé par l’Église. C’est ce qu’expose, par exemple, son article intitulé « Expérience chrétienne et langages de la foi », écrit la même année de la conclusion du concile Vatican II11. Ce sentiment de crise était largement partagé par les chrétiens de l’époque12. Mais il est important de rappeler ici que Certeau considérait cette crise contemporaine comme une situation à mettre en parallèle avec celle qui traversa le monde chrétien au début de l’ère moderne, et qui le dirigea vers une nouvelle voie.

En effet, cette crise a également été l’occasion d’ouvrir de nouvelles possibilités du langage spirituel. « Né des troubles profondeurs d’une expérience en désaccord avec le langage officiel, intellectuel ou institutionnel », le mouvement de l’illuminisme porte « dans son flux des renouveaux étonnants »13. Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Surin et d’autres, qui ont parlé d’expériences s’écartant du langage établi et en ont même été souvent accusés, furent les chercheurs inépuisables de la Parole. Surin fut l’un de ces innovateurs qui, après l’affaire de « la possession de Loudun », compila plus de 15 ans d’expérience épique de la nuit de l’âme dans un texte autobiographique, La science expérimentale de l’autre vie (1663). Ces mystiques représentaient pour Certeau plus que de simples sujets de recherche.

De nombreux essais de Certeau écrits dans les années 1960 nous indiquent que la problématique de la parole chez lui était un sujet théologique au cœur de la foi chrétienne et une question centrale concernant la crise culturelle de son époque14. La parole ainsi recherchée n’est pas nécessairement consignée dans les écrits, elle ne s’appuie pas sur l’autorité de la tradition ou des institutions pour s’établir ; elle prend naissance dans le jeu de l’appel et de la réponse, dévoilant une nouvelle vie à chaque interlocuteur15.

Il est important de noter que cette parole n’est jamais un élément que l’on peut ajouter au langage établi de l’extérieur. Les paroles de Jésus : « Vos pères vous ont dit – Moi, je vous dis » (Mt 5, 21sq), ne sont jamais un déni de l’ancienne loi16. De même que les paroles de Jésus apportent une « conversion » pour transformer l’Ancien Testament en Nouveau Testament, la parole chrétienne s’approprie les traditions et les autorités existantes ainsi que les langages qui s’y sont développés, pour en créer de nouveaux. L’ « humilité » de cette parole est décrite par Certeau en ces mots :

Une parole fait irruption dans le langage ; elle n’est pas autre chose que les mots, les pensées, les habitudes, ou les techniques dont un langage social est constitué ; elle en est le dévoilement révolutionnaire ou le sens spirituel ; elle est la liberté ou la vérité de quelqu’un qui, de ce langage, fait le geste de s’adresser à quelqu’un et de lui répondre. Elle est humble ; elle n’est pas arrachée à l’humus qui nourrit, conserve et pourrit tous nos mots ; elle ne quitte jamais le sol d’un pays et d’un temps. Elle l’ébranle pourtant jusqu’à sa racine17.

Cette parole humble, par son ancrage dans la liberté de chaque interlocuteur et son attachement à la terre, on oserait presque dire son terroir, nous fait penser à une notion sœur, la parole « humiliée ». Elle désigne comment la parole individuelle peut être étouffée et soumise par les discours des institutions du pouvoir dominant, et comment elle parvient malgré tout à créer des tactiques de résistances ou de « braconnages ». Cette parole « humiliée » qui subsiste dans le langage établi malgré la contrainte institutionnelle ouvre des vides, des interstices, d’où peut émerger un nouveau langage qui prendra vie au sein d’une société. D’ailleurs, cette sensibilité aiguë à l’entre-deux, qui traverse la pensée certalienne, ne cessera de sous-tendre aussi sa théorie de l’historiographie telle qu’elle est développée à partir des années 197018.

La question de la parole se pose avec d’autant plus d’acuité lorsque l’on aborde la problématique de l’écriture. Pour s’en convaincre, reprenons les traités de Certeau sur les événements de Mai 68. La phrase suivante, dans La prise de parole publiée en octobre 1968, est particulièrement connue : « En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 »19. Ce que Certeau appelle la « prise de parole » va au-delà d’une simple objection à l’ordre établi. Dans cet événement, créé à travers la communication avec les autres, l’existence de l’individu est affirmée pour elle-même20.

D’ailleurs, pour Certeau, la transformation créatrice de soi par rapport aux autres devrait être une possibilité primordiale de la foi. Dans La prise de parole figurent ces mots, souvent négligés, du Certeau homme croyant : « Ce que la foi a de plus fondamental, [c’est] son défi le plus essentiel qui parie pour une vérité personnelle dévoilée dans la communication et qui articule l’expérience la plus absolue sur le langage d’une société »21. Il a saisi l’émergence de ce nouveau langage lors des événements de Mai 68.

Certeau n’a toutefois pas trouvé d’utopie révolutionnaire en Mai 68. Alors qu’il y avait reconnu la possibilité d’un nouveau langage, il a estimé aussi que ces événements s’étaient achevés en réalité par un échec. Dans un article rédigé en septembre 1968, il établit une distinction entre la parole en mai et l’écriture en juin. Depuis le mois de juin, les manifestations et les émeutes s’étant atténuées, de nombreuses publications ont inondé l’espace public : « Le flux de l’écrit correspond au reflux de la “parole” »22. Certeau constate que les failles ouvertes par la parole dans le langage officiel sont à nouveau couvertes par l’écriture d’ordre, autrement dit, que les événements inconnus sont récupérés dans le système connu23.

Tout en opposant ainsi la parole à l’écriture, Certeau va plus loin encore. Il récuse l’alternative absolue : parole de protestation ou écriture d’ordre. En revanche, il affirme que « dans la pratique aussi bien que dans la théorie, le différent n’est jamais le contraire. Nous refusons d’avoir, en théorie, à choisir entre l’histoire et la structure ; en pratique, entre “le mouvement” de mai et “l’ordre” de juin. En réalité, il s’agit d’un ordre différent »24. Certes, la parole qui met en cause l’ordre établi aboutira à la récupération par l’ordre d’écriture. Mais Certeau pense toujours autrement. Il constate que, depuis l’arrivée de la parole qui a ouvert une brèche dans le langage habituel, l’écriture reste hantée par une trace de l’autre qui secoue fondamentalement son ordre25. Il trouve ici « un ordre différent » sous-jacent.

Cet « ordre différent » est ainsi une « autre écriture » qui forme une autre relation avec la parole sans assimiler ni éliminer son hétérogénéité. En recherchant cet autre type d’écriture, il remettra en question le savoir qui a étayé la civilisation occidentale.

3 Vers l’écriture mystique. Écouter le murmure de la mer

Robinson Crusoé de Daniel Defoe, publié en 1719, est l’un des romans d’aventures les plus célèbres du monde occidental. Michel de Certeau, qui se réfère à maintes reprises à ce roman depuis L’absent de l’histoire (1973), le qualifie de « mythe » de la modernité occidentale26. En examinant sa perspective sur ce récit, on peut identifier le type d’écriture qu’il visait.

Certeau superpose d’abord les activités de Robinson à celles du « sujet écrivant » de l’Occident moderne. Livré à lui-même sur une île déserte, le protagoniste, grâce à sa diligence et sa discipline innées, se consacre corps et âme à la rendre habitable. Par son travail, les outils qu’il crée de ses propres mains et son esprit rationnel, il transforme la nature sauvage en terres agricoles fertiles, établit un système de gestion des denrées récoltées et instaure un nouvel ordre dont il est le maître. C’est le mythe d’une « écriture conquérante »27 qui est présenté ici : mythe d’un pouvoir qui écrit dans le texte blanc, espace circonscrit disponible pour soi, et qui cherche par l’écriture à modifier l’ordre de la réalité du soi et des autres. Il n’échappe pas à l’esprit aiguisé de Certeau que la naissance d’une éthique du travail chez Robinson, qui a commencé à organiser l’île comme il l’entendait, coïncide avec sa détermination à « écrire un journal ». L’écriture est l’établissement d’une place propre à soi et l’exercice de la volonté d’occuper celle des autres. En ce sens, l’écriture est un catalyseur de la science, de l’industrie ou du capitalisme28.

Cependant, la quintessence de la pensée de Certeau, ou de sa lecture cherchant un autre type de relation parole/écriture se révèle plutôt quand il met en cause les fissures dans l’« empire de l’écriture » de Robinson. Il prête attention à la scène où Robinson, plus de 20 ans après son arrivée, déjà maître de sa vie sur l’île, découvre un jour « l’impression (the print) d’un pied nu d’homme sur la plage », et aux heures de terreur et de cauchemars qui l’assaillent au cours de la douzaine de pages suivantes. Les limites de l’île, ordre de la raison et discipline de l’écriture, sont ébranlées par la moindre trace d’un absent qui semble être arrivé de loin au-delà de la mer, même si l’homme qui est finalement découvert sera nommé « Vendredi » et l’ordre de l’île sera ainsi rétabli – de même que les déchirures provoquées par la parole de mai avaient vite été recousues par l’écriture de juin. « Délogé de l’ascèse productrice qui lui tenait lieu de sens, il connaît des jours et des jours diaboliques, possédé par le désir anthropophage de dévorer l’inconnu ou par la crainte d’être lui-même dévoré29 » ; « L’éthique technicienne se change en un poème érotique et hallucinatoire de l’autre »30. Mis à l’épreuve par la trace de l’autre qui traverse « son propre lieu », le sujet laborieux s’effondre et se transforme en l’autre sauvage qu’il craignait.

En tant qu’historien31, Certeau cherchait les traces de l’autre absent laissées sur les rives de l’histoire écrite. Ces traces sont avant tout perçues comme des paroles, des voix qui secouent, fissurent ou transforment l’écriture ; Certeau les a trouvées dans les textes mystiques. Ainsi, en évoquant l’empreinte d’un pas sur la plage dans L’invention du quotidien, ce n’est pas sans raison que Certeau s’appuie sur le terme d’Hadewijch d’Anvers, une femme mystique du XIIIe siècle : « présence d’absence32 ».

Certeau et Surin ont tous deux privilégié l’image de la mer33. Dans l’article « L’expérience spirituelle » publié en 197034, Certeau utilise cette image de manière très impressionnante. Il parle de l’arrivée de « quelque chose d’autre » qui marque le commencement de l’expérience spirituelle, avec l’image de la mer apparaissant soudainement à la place de l’Opéra35 !

Cependant, Certeau convoque cette image de manière plus spectaculaire à la fin du texte. Là, il parle de « la paix chrétienne » avec une longue et imaginative citation des Questions sur l’amour de Dieu (1664), dernier livre de Surin36. Ce qu’évoque Surin et/ou Certeau, c’est l’excès de la paix du Dieu qui inonde l’âme – « comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné » – ainsi que le bonheur de l’âme du croyant qui pâtit de « l’altération du désir » dans l’attente de l’arrivée de cette paix37.

En contraste avec l’écriture de Robinson qui est hantée par la peur de l’autre et s’échine à rétablir l’ordre qu’il a créé, l’écriture de Surin chemine au bord de la mer en se réjouissant d’être peut-être engloutie par les vagues et de se perdre dans l’immensité de l’océan. C’est ainsi que Certeau a trouvé une autre écriture ou une autre historiographie dans l’écriture mystique de Surin.

« La rumeur de la mer », ce motif de l’audition, se retrouve également dans l’essai de Certeau intitulé « L’espace du désir ou le “fondement” des Exercices spirituels » (1973)38. Il y décrit « la rumeur de la mer » comme ce qui rend possible de continuer une marche spirituelle vers Dieu, sans demeurer dans un seul lieu, pour celui qui « accepte l’entendre ». Voici un résumé de la discussion de Certeau.

La meilleure définition des Exercices spirituels est, comme l’a dit Pierre Favre, une « manière de procéder ». Ce n’est pas un livre dit doctrinal ou spéculatif. De la même manière que l’on croyait autrefois que les consonnes créaient des mots en segmentant les voyelles, le texte des Exercices spirituels est une manière d’articuler le désir du « désirant », celui qui les pratique ; la « composition de lieu » qui se répète dans le texte joue le rôle de consonne, pour ainsi dire, qui permet aux pratiquants des exercices pour articuler leur désir ou les susciter, et de les diriger en tant que désir vers Dieu.

Une série de compositions de lieu commence par un petit texte intitulé « principe et fondement (principio y fundamento) ». Ce texte, qui explique l’œuvre de Dieu dans la création de l’homme et le but ultime de l’homme créé, plutôt que de poser des fondations, délie le désir qui est jusqu’alors lié à un lieu dans l’ordre ancien, et ce faisant, révèle le désir encore plus fondamental. « À qui se dit, écrit Certeau : “Dieu veut de moi ceci ou cela”, la réponse est d’abord : Non, Dieu est indifférent, “plus grand” que tes rendez-vous – vrais ou supposés – avec lui39 ». Par conséquent, le retour aux « principe et fondement » est le fait de pâtir du désir qui est toujours étranger à chaque lieu spécifique où on se fixe sans le savoir. Ici, Certeau dit : « C’est accepter d’entendre la rumeur de la mer40 ».

Celui qui pratique les Exercices spirituels imagine un nouveau lieu après l’autre, de nouveaux paysages imaginaires. Cependant, ce n’est pas chaque lieu qui compte, mais plutôt l’espace entre-deux qui les sépare. D’un lieu à l’autre, le désir du praticien des exercices est libéré dans la faille entre chaque lieu mouvant, espace de jeu. Le chemin de cette « manière de procéder » crée des fissures ici et là, invitant un « ailleurs » à s’y faufiler. C’est l’ « espace du désir ». Comme le dit Certeau : « Ce qui importe, c’est la relation que crée, par rapport au lieu où l’on est, la “composition” d’un nouveau lieu41 ». Autrement dit, croire qu’il y a toujours un excès qui ne peut être identifié à aucun lieu, c’est d’ « accepter d’entendre la rumeur de la mer », qui rend possible la marche vers un Dieu plus grand.

On sait maintenant que cette expression « la rumeur de la mer », qui déconcerte probablement les lecteurs qui la rencontrent pour la première fois, n’est jamais une simple rhétorique. Accepter d’entendre le murmure de l’Absent, c’est le geste des mystiques qui n’ont cessé de chercher la Parole quand elle était fragmentée et dispersée, toujours animés par « la conviction qu’il doit y avoir un “parler de Dieu”42 » ; et il s’agit du geste pratiqué par Certeau lui-même, à travers son propre voyage dans le langage mystique.

De fait, pour Certeau, la lecture-audition des textes mystique permet de recueillir « la parole en éclats » de l’Absent, qui murmure encore ici et là même à l’âge du « christianisme éclaté ». Un bel exemple de cette pratique « théologique » de Certeau se trouve à la fin de La fable mystique, t. 1. En guise de conclusion, un développement intitulé « Ouverture à une poétique du corps » reprend et commente un poème de Catherine Pozzi, Ave (1929)43. Dans cette pièce de poésie moderne, Certeau retrouve la « tradition millénaire » de l’écriture mystique ou chrétienne hantée par l’Absent. Ce que Certeau essaie de lire et d’écouter alors, c’est un excès du son, un rythme ou une musicalité du langage.

Sa musique porte des mots simples. Elle les roule, telle une mer. Elle les envoûte. Le son ensorcelle le sens. Une eau musicale envahit la maison du langage, la transforme et la déplace. Au commencement, comme dans les anciennes mystiques chamanes ou hindoues, il y a un rythme. Venu d’où ? On ne sait. Il s’est saisi des mots. Il les emporte44.

La « poétique du corps » que Certeau avait prévue est restée inachevée avec sa mort. Cependant, la direction de ses tentatives de cette lecture-audition, tentative de recueillir les éclats et les murmures de la Parole opacifiée et disséminée dans l’époque contemporaine, peut certainement être reconnue dans les articles recueillis dans La fable mystique, t. 2, éditée par Luce Giard. L’ « excès du son par rapport au sens » qui revient dans les textes mystiques semble indiquer un motif sous-jacent que l’on retrouve en filigrane dans son projet inachevé.

Depuis Thérèse d’Avila jusqu’à Angelus Silesius, le discours mystique ne cesse de produire cet excès : en allitérations, rimes, assonances, rythmes et vocalisations, – effets d’un surcroît de dire sur le dit. Ce continuum musical, qui ne « passe » pas dans le texte du commentaire, renvoie à un jouir sans discours (gozar sin entender lo que se goza [Thérèse d’Avila, Libro de la vida, 18]), mais non sans bruit45.

Ainsi, Certeau tentait d’écouter le murmure du « dire en éclats » dans l’écriture mystique46.

4 Une théologie humiliée et le croire à la foule

Enfin, voyons le motif de la recherche du « murmure de l’Absent » chez Certeau en relation avec un autre motif sous-jacent qu’il a trouvé chez les mystiques parmi lesquels figure Surin : un retour à la « vie commune de la foi ». Cela invitera à confirmer le croire à la « foule » (au « public ») qui sous-tend la « théologie humiliée » des mystiques et de Certeau lui-même.

Pour Certeau, Surin n’est en aucun cas un mystique solitaire qui se fait remarquer avec des expériences « extraordinaires ». L’essence de l’expérience spirituelle de ce jésuite bordelais se situe dans l’horizon de la communication avec les autres, ouvert par un retour à la « vie commune de la foi ». La citation suivante est tirée d’un passage de l’ « introduction » de la Correspondance de Surin éditée et publiée par Certeau en 1966.

En multipliant les interlocuteurs, les lettres dilatent l’expérience, d’autant plus mystique qu’elle est moins solitaire et moins extraordinaire. Les oiseaux, la chasse, une noce à la campagne, les dorures d’un hôtel, les champs et les jeux tout autant que les missions et les visites – en somme toutes les réalités humaines entrent dans le texte de ces « dialogues spirituels ». Littéralement, tout devient le langage d’une découverte commune. Le Vivant se fait connaître comme la présence amoureuse qu’épelle avec mille autres le pèlerin enfin revenu dans la terre des vivants47.

Alors qu’il est plongé dans les profondeurs du désespoir comme « damné », Surin, après sa guérison, a passé environ les dix dernières années de sa vie à exercer comme missionnaire, principalement dans la campagne aux alentours de Bordeaux. Les textes écrits au cours de la vie du missionnaire bordelais sont les points de repère du langage de la foi, tissés à travers les « dialogues spirituels » avec les différentes personnes ou entités qu’il a rencontrées dans la vie réelle. Certeau l’appelle le « langage d’une découverte commune » et y trouve des traces de la « présence amoureuse ».

La question primordiale est de savoir ce qui a poussé Surin à retourner à la « terre des vivants ». Dans La fable mystique, t. 1, Certeau le cherche dans le croire au « public », qui est supposé attendre les paroles de Surin. La folie de Surin, « enfermement du je lorsqu’il cesse de croire qu’il est attendu », a été apaisée lorsqu’il s’est remis à croire qu’il est « appelé et entendu quelque part »48. Et c’est grâce au « public » qui le précède et attend qu’il commence à parler. Le langage commun issu d’une communication avec de tels autres est la quintessence de la mystique chez Surin.

Pour Certeau, les mystiques sont ceux qui « acceptent d’entendre le murmure de la mer ». Et ce ne sont pas les expériences mystiques « extraordinaires » telles que la vision ou l’extase qui rendent ce croire possible, mais plutôt une communion fondamentale dans ce que les mystiques appelaient la « vie commune de la foi ».49 Revenu sur la « terre des vivants » en croyant être attendu par le « public » qui incarne une telle vie de la foi, Surin a parlé de la « présence amoureuse » avec « mille autres » pèlerins.

On peut dire que Certeau a répété les gestes de Surin. Il est certain que Certeau était un homme heureux de s’engager dans « toutes les réalités humaines50 ». Il attendait d’être lavé et englouti par les vagues de « l’océan de l’expérience humaine51 ». Le croire au « public » apparaît tout au long de son écriture en filigrane. On peut dire aussi que L’invention du quotidien, qui célèbre les pratiques quotidiennes des « hommes ordinaires » comme arts créatifs, émane également de ce croire. Chez Certeau, le croire est loin de suivre une doctrine, c’est « trouver la parole52 ». Le croire dépasse les institutions religieuses, voire le christianisme lui-même. C’est une attente, une attitude d’ouverture aux voix de l’Absent. En effet, il fait réapparaître à plusieurs reprises dans ce texte le motif de l’audition du murmure de la mer. Ce faisant, il tente d’explorer une « immensité maritime53 », c’est-à-dire les multiples pratiques quotidiennes du public, tout en s’affranchissant de l’historiographie conventionnelle54.

Certeau suggère que « le public » ou « la foule » ayant permis à Surin de croire que sa parole était attendue est sans doute « la figure réelle du Dieu55 ». Cette observation s’applique également à Certeau lui-même, car c’est précisément ce croire qui le permet de penser et écrire. En parlant de l’expérience croyante qui quitte le navire ecclésial et « se perd dans l’immense et incertain poème d’une réalité anonyme qui va et qui vient », Certeau recourt à une figure évangélique : « Jésus noyé dans la foule56 ». Les éclats-fragments du christianisme sont à relever dans une autre historiographie comme les éclats- étincellements d’ « un seul trésor », comme le chante l’Ave de Pozzi57. Dans ce sens, on peut dire que la pratique de lecture-audition la plus fine et créative des textes, essence des pratiques certaliennes, est une pratique de la recherche de « Jésus noyé dans la foule58 ». C’est également d’écouter le « murmure de la prière la plus commune » qui est la « forme humiliée du christianisme » et de reconnaître « un Dieu qui se met à ressembler étrangement à ce Monsieur-tout-le-monde59 ».

5 Conclusion

Au cœur de la « théologie humiliée » de Certeau se trouve la pratique de la lecture des textes mystiques et celle de l’audition des murmures de l’Absent qui y résonneront encore. Concluons notre réflexion en citant un passage inoubliable à la fin de La fable mystique, t. 1.

De même, les chamans indiens partent dans la forêt aux bruits innombrables, en quête d’une musique – un chant d’oiseau ou de vent – qui fasse naître en eux ce qu’ils ne savent pas encore. On dit qu’un « esprit » les appelle. À cette « vocation », étrangement familière, ils passeront leur vie à répondre, une fois rentrés au village60.

Excellent lecteur/auditeur de mystiques, Certeau est allé dans « la forêt aux bruits innombrables » ou dans l’ « immensité maritime » des écritures mystiques. Mais il le fait comme les « chamans indiens » ! La pensée certalienne, qui ne cesse de passer à l’autre, peut ici donner l’impression d’essayer de quitter le christianisme en tant que ce qui fonde un propre lieu et conditionne son langage. Les mystiques semblent alors lui servir de guide dans cet exil hors d’une ancienne chrétienté. On pourrait être tenté de considérer le discours sur la mystique occidentale de Certeau en relation avec la tradition mystique non-chrétienne, orientale.

Mais ce geste de sortir d’une existence chrétienne voulant elle-même faire son propre lieu, d’après Certeau, n’est-il pas lui-même fondamentalement chrétien ? Cela ne veut toutefois pas dire qu’il renvoie à un ailleurs utopique, ahistorique comme un « Orient mystique ». Il s’agit en effet de marquer un écart ou une ouverture dans le langage donné, « sol d’un pays et d’un temps61 ». « La non-identité caractérise le langage du Nouveau Testament62 ». C’est ainsi qu’il revient toujours au christianisme tout en y étant dans un « exil hors de l’identité63 ». A travers cet exil, qui lui est aussi une exploration infatigable des savoirs « séculiers », il cherche et trouve un autre langage chrétien qui se dissémine et s’efface dans l’ « immensité de l’histoire humaine » comme « Jésus dans la foule64 » ou comme « une goutte d’eau dans la mer65 ». Certes, cette expérience de se perdre est une « menace de mort » – menace de la sécularisation ? – mais le croyant « en attend aussi la vie66 ».

Tout en cherchant à écouter une « musique » qui fait résonner quelque chose d’autre en lui, ce chaman est « rentré au village ». Et là, dans la vie commune, parmi les hommes, avec mille autres pèlerins anonymes, il a passé sa vie à répondre à cette « vocation ». Ainsi, les écritures qu’il nous a léguées, avec celles des mystiques dont il devient désormais un guide merveilleux pour nous, se font aussi l’écho de cette musique. Elles nous invitent à accepter d’entendre et écouter nous-mêmes le murmure de l’Absent.

Bio

Yu Watanabe is an associate professor of the Department of Religious Studies, which is part of the Faculty of Letters and the Graduate School of Humanities and Sociology, at the University of Tokyo. His research focuses on the history of spirituality, particularly early modern mysticism (la mystique) in Europe. After studying at the Centre Sèvres and at the EHESS in Paris (2010-2013), he defended his doctoral thesis in 2014 at the University of Tokyo, which was later published as Jean-Joseph Surin. A Twilight Ray of Seventeenth-Century French Mysticism. Tokyo: Keio University Press 2016 (awarded 2017 Shibusawa-Claudel Grand Prix/2017 Japanese Association for Religious Studies Award). His current research interests include the relationship between medieval northern mysticism and early modern Spanish and French mysticism, the history of interpretation of John of the Cross’s doctrine of the “Dark Night,” the history of spirituality from a feminist perspective, and the discourse on the mysticism in modern thought, especially in the works of Michel de Certeau.

Bibliography

  • Certeau, Michel de: « La prière des ouvriers », in : Christus 15 (1957), pp. 413-427.

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  • Certeau, Michel de: « L’universalisme ignatien : mystique et mission », in : Christus 50 (1966), pp. 173-183 ; repris in : Christus 202 HS (2004), pp. 211–221.

    • Search Google Scholar
    • Export Citation
  • Certeau, Michel de: « La parole du croyant dans le langage de l’homme », in : Esprit 364 (1967), pp. 455-473 ; repris in : Certeau, Michel de: L’étranger ou l’union dans la différence, chap. 6, pp. 129-150.

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1

Certeau et Cifali, « Entretien, mystique et psychanalyse », p. 174.

2

Certeau, La faiblesse de croire, p. 251.

3

Voir note 27.

4

Certeau et Domenach, Le christianisme éclaté, p. 71.

5

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 44.

6

Voir Denis Pelletier, « Michel de Certeau, d’un siècle à l’autre ».

7

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 170. Cette désontologisation s’accompagne également de l’émergence de l’occamisme.

8

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 225.

9

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 159 ; les italiques sont de Certeau.

10

Voir surtout Pelletier, La crise catholique ; Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien.

11

« Après avoir épelé leurs espérances et leur foi grâce au langage dont l’Église leur livrait les richesses, combien de chrétiens éprouvent, entre leur expérience spirituelle et les signes qu’on leur fournit pour l’exprimer, un progressif dissentiment ! […] Ils croient bien que la Parole doit les faire vivre. Mais les fait-elle vivre, en réalité ? […] Ils en viendraient à se demander si ce langage a vraiment quelque chose à dire, s’il y a réellement à entendre, dans ces mots, une révélation organiquement liée à la nouveauté de l’Évangile et capable de changer leur existence » (Certeau, « Expérience chrétienne et langages de la foi », p. 147 et seq ; les italiques sont de Certeau).

12

Le sentiment de crise partagé par François Roustang dans son article controversé « Le troisième homme », publié dans Christus en octobre 1966 : « le problème crucial de la distance infinie entre le langage religieux et celui de l’existence » (Roustang, Le Troisième Homme, p. 23).

13

« Sans doute y a-t-il là une crise que l’Église a connue chaque fois que le système culturel de toute une période s’est trouvé bouleversé, telle, au seuil de l’époque moderne, la vague puissante de l’illuminisme né des troubles profondeurs d’une expérience en désaccord avec le langage officiel, intellectuel ou institutionnel, mais destiné à porter dans son flux des renouveaux étonnants. Le malaise des chrétiens est également, aujourd’hui, un symptôme d’une crise générale. Le vocabulaire et les signes religieux participent à la mutation d’une culture ; ils adhèrent à un langage dont nous prenons conscience qu’il n’est plus nôtre » (Certeau, « Expérience chrétienne et langages de la foi », p. 150).

14

Les principaux essais sont contenus dans L’étranger ou l’union dans la différence, une manifestation de sa pensée, publié en 1969.

15

Voir surtout Certeau, « La parole du croyant dans le langage de l’homme » ; repris in L’étranger ou l’union dans la différence, chap. 6, pp. 129-150 : « D’après le Nouveau Testament, la parole du chrétien témoigne de quelqu’un qui existe, et qui existe en répondant à quelqu’un. Voilà ce qui doit constituer le langage de la communauté, les relations de la charité, le silence de la prière et le discours de la théologie. Quoi de plus fondamental ? » (p. 130). Un exemple de « la parole du chrétien » la plus fondamentale, Certeau le trouve dans l’échange entre Jésus et la Samaritaine, Évangile de Jean 4 (pp. 145-147).

16

Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, p. 129.

17

Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, p. 130 ; les italiques sont de Certeau.

18

Comme l’indique François Dosse, l’un des premiers articles de Certeau qui exprime de manière frappante « la sensibilité aux déshérités et autres muets de l’histoire » (Dosse, Michel de Certeau, p. 80) est « La prière des ouvriers » (1957). « Ces prières s’élèvent dès que le tissu des préoccupations se relâche. Les temps de la circulation, en métro surtout, à vélo, en autobus, à pied dans les rues, les “pauses” pendant les conversations, les moments d’attente entre deux plats au restaurant, les travaux ménagers moins prenants, toutes les failles dans la rigueur des jours sont signalées comme propices à cette prière : les temps perdus deviennent des temps gratuits. Et celui qui a lu les textes de ces ouvriers ne peut plus entrer de la même manière dans le métro, étrange église ambulante qui emporte, souterraine et bruyante, tant de silences pleins de Dieu ; il sait aussi que, dans les rues où roulent les foules, circulent de muettes et invisibles prières » (Certeau, « La prière des ouvriers », p. 417).

19

Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, p. 40.

20

Certeau a entendu les demandes fondamentales suivantes dans les revendications des étudiants de Mai 68 : « Permettre à chacun d’exister, d’être différent par sa relation même avec d’autres, de pouvoir créer (et devenir autre lui-même) dans une collaboration définie comme un processus inventif » (Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, p. 85 ; les italiques sont de Certeau).

21

Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, p. 50.

22

Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, p. 78.

23

« L’irruption de la parole créait alors ou découvrait des différences irréductibles qui lézardaient le réseau continu des phrases et des idées. L’écrit semble répondre à la volonté de recouvrir ou de surmonter ces béances. Il est texte, tissu. Il recoud. Il tend à combler, mais dans le silence de la lecture, de la solitude et du loisir, la distance qu’avait dévoilée, entre gens de même parti ou de même conviction, entre collègues de mêmes “idées” ou du même secteur, la parole indissociable d’un face-à-face. Il s’insinue dans ces interstices. Il circule là où les paroles se sont tues, faute de pouvoir s’entendre. Il passe sous tous les yeux et dans toutes les mains » (Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, p. 79).

24

Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, p. 77 ; les italiques sont de Certeau.

25

« Tour à tour, la contestation et l’ordre établi ont voulu faire la loi. En réalité, il leur est arrivé d’avoir à subir une loi contraire : “libérée”, la parole s’est fait reprendre ; “répressive”, l’institution avoue le désordre qu’elle doit censurer » (Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, p. 76 ; les italiques sont de Certeau).

26

Certeau, L’absent de l’histoire, p. 8 et seq., pp. 177–179 ; Certeau, L’invention du quotidien, t.1, pp. 201-203, pp. 225-228 ; Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 273 ; Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, p. 138, etc.

27

L’écriture de l’histoire publié en 1975 porte un frontispice symbolique qui dessine Amerigo Vespucci descendant sur le « Nouveau Monde » et une femme native-américaine allongée nue devant lui. Dans ce tableau de Jan van der Straet qui représente la rencontre de l’Occident et de l’Amérique, Certeau a discerné une image originelle de l’ « écriture conquérante » qui voit le corps de l’autre « nu » comme objet pour s’y inscrire. Certeau, L’écriture de l’histoire, p. 4.

28

Certeau, L’invention du quotidien, t. 1, p. 201 et seq.

29

Certeau, L’invention du quotidien, t. 1, p. 225 et seq.

30

Certeau, L’absent de l’histoire, p. 178.

31

Cela vaut la peine de confirmer que Certeau était un historien parfaitement formé.

32

Certeau, L’invention du quotidien, t. 1, p. 226 ; Hadewijch d’Anvers, Écrits mystiques des béguines, p. 157.

33

Voir Giard, « Un manquant fait écrire », p. 172n29.

34

Certeau, « L’expérience spirituelle » ; repris in Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, p. 1-12.

35

Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, p. 4.

36

Voir Watanabe, « Lire Surin et/ou lire Certeau ».

37

« Cette paix entrant fait ce qui ne lui est pas propre, qui est des impétuosités très grandes, et il n’appartient qu’à la paix de Dieu de faire cela. C’est elle seule qui peut marcher en cet équipage comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugissement quoiqu’elle soit tranquille ; l’abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur, car ce ne sont pas les eaux agitées par la tempête, mais par les eaux, dans leur plus naturel calme, lorsqu’il n’y a pas un souffle de vent. La mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. […] Cette abondance ne fait aucune violence, sinon contre les obstacles de son bien ; et tous les animaux qui ne sont pas pacifiques fuient les abords de cette paix ; et avec elles viennent tous les biens qui sont promis à Jérusalem dans son abondance, comme la casse, l’ambre et d’autres raretés sur son rivage ; ainsi cette divine paix vient avec abondance et opulence de biens et de richesse précieuses de la grâce » (Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, p. 12 ; Surin, Questions sur l’amour de Dieu, p. 142 et seq). Ce que décrit ici Surin, ce n’est pas « la marée montante » observable sur toutes les plages océaniques du monde. C’est un phénomène propre aux fleuves possédant de vastes estuaires, telle la Garonne, qui traverse Bordeaux, où vécut Surin. Ce phénomène se nomme « mascaret ». Lors de marées à fort coefficient, lorsque le courant se renverse et que le flot marin envahit l’estuaire de la Gironde, il se signale par une forte vague, souvent grondante et écumante, qui remonte l’estuaire, faisant aujourd’hui le bonheur des surfers. C’est ce que m’a appris Dominique Salin, un jésuite bordelais. Je tiens à le remercier pour cette remarque digne d’être notée.

38

Certeau, « L’espace du désir ou le “fondement” des Exercices spirituels » ; repris in Certeau, Le lieu de l’autre, pp. 239-248. L’importance de cet article a été soulignée par des études récentes qui ont favorisé la compréhension de Certeau en tant que jésuite. Voir Salin, « Michel de Certeau et les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola » ; Riggio, « La place des “Exercices spirituels” dans la pensée de Michel de Certeau ».

39

Certeau, Le lieu de l’autre, p. 241.

40

Certeau, Le lieu de l’autre, p. 241.

41

Certeau, Le lieu de l’autre, p. 245.

42

Voir note 9.

43

Certeau, La fable mystique, t. 1, pp. 407-411. Voir aussi en japonais Tsuruoka, « La vie après la mort ».

44

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 408.

45

Certeau, La fable mystique, t. 2, p. 229.

46

Voir notamment l’excellente lecture-audition de la « musicalité » du livre de proverbes de Jean de la Croix. Certeau, « Le dire en éclats » ; repris in La fable mystique, t. 2, pp. 149-162.

47

Surin, Correspondance, p. 55 et seq.

48

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 255 et seq ; les italiques sont de Certeau.

49

Certeau l’appelle aussi « une poétique ordinaire, couleur muraille, et plus fondamentale, qui soutient la croyance à l’Autre » (Certeau et Cifali, « Entretien, mystique et psychanalyse », p. 173).

50

Voir Certeau, « L’universalisme ignatien ».

51

Dans la réformation du monastère à Boquen conduite par Bernard Besret après le Concile Vatican II, Certeau a trouvé un mouvement qui essaie de rattacher le monachisme à « une tradition antérieure et extérieure au christianisme » ; c’est également un « mouvement qui, tour à tour, fait refluer le christianisme vers ses origines, l’océan de l’expérience humaine, et décèle dans le christianisme la révélation de l’homme avec l’avancée et comme le flux de sa vérité abyssale, Dieu » (Certeau, « Les structures de communion à Boquen », p. 134 et seq).

52

« Croire n’est pas adopter un programme ; c’est d’abord trouver la parole » (Certeau, « Expérience chrétienne et langages de la foi », p. 155).

53

Certeau, L’invention du quotidien, t. 1, p. 67.

54

La pratique quotidienne qui fait l’objet de L’invention du quotidien est d’ailleurs quelque chose que l’historiographie traditionnelle a négligé ou n’a pas entendu, mais qui entoure ou infiltre toujours l’île de l’historiographie. L’image de la mer est omniprésente dans ce livre (surtout jusqu’au chapitre 5) : « les œuvres, jadis insulaires, muées aujourd’hui en gouttes d’eau dans la mer, ou en métaphores d’une dissémination langagière » (p. 13) ; « la rumeur océanique de l’ordinaire » (p. 19) ; « la haute mer de l’expérience commune qui enveloppe, pénètre et finit par emporter les discours » (p. 31) ; « mouvances écumeuses d’une mer s’insinuant parmi les rochers et les dédales d’un ordre établi » (p. 57). En dépassant les recherches et le analyses qui tendaient à ne décrire que les dispositifs et les mécanismes d’oppression des institutions et des pouvoirs, ainsi qu’en superposant les images de la nuit obscure et de la mer immense à des pratiques invisibles et innommables, Certeau évoque « une nuit plus longue que leurs jours, nappe obscure où se découpent des institutions successives, immensité maritime où les appareils socio-économiques et politiques feraient figure d’insularités éphémères. Le paysage imaginaire d’une recherche n’est pas sans valeur, même s’il n’a pas de rigueur. […] Il maintient donc présente la structure d’un imaginaire social d’où la question ne cesse de prendre des formes différentes et de repartir. Il prévient également contre les effets d’une analyse qui, nécessairement, ne saisit ces pratiques que sur les bords d’un appareil technique, là où elles altèrent ou déroutent ses instruments. […] Le paysage qui met en scène ces phénomènes sur un mode imaginaire a donc valeur de rectificatif et thérapeutique globale contre leur réduction par un examen latéral. Il assure au moins leur présence à titre de revenants » (p. 67). L’évocation de l’image de la mer, répétée dans ce texte, est bien la pratique qui consiste à « accepter d’entendre la rumeur de la mer » et à ouvrir ainsi de nouveaux horizons du langage !

55

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 255.

56

Certeau, La faiblesse de croire, p. 259, p. 285 et seq. « Et il [Zachée] cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait à cause de la foule, car il était petit de taille » (Lc 19, 3).

57

Michel de Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 407.

58

« Jésus ne nous est accessible que par des textes qui, en parlant de lui, racontent ce qu’il a éveillé, et décrivent donc seulement leur propre statut d’écritures croyantes ou retournées. Jésus n’est désignable que dans des réponses concrètes » (Certeau, La faiblesse de croire, p. 282).

59

Certeau, La faiblesse de croire, p. 304.

60

Certeau, La fable mystique, t. 1, p. 408. Rappelons aussi que Certeau se réfère à la définition sanjuaniste de l’Esprit comme « El que habla » (Subida del Monte Carmelo, Prólogo) – ce qui parle –, et qu’il en confirme que « d’innombrables textes mystiques disent la même chose » (La fable mystique, t. 1, p. 217n14).

61

Voir note 17.

62

Certeau, La faiblesse de croire, p. 216.

63

Certeau, La faiblesse de croire, p. 295.

64

Certeau, La faiblesse de croire, p. 259 ; les italiques sont de Certeau.

65

Certeau, La faiblesse de croire, p. 297.

66

Certeau, La faiblesse de croire, p. 258 et seq.

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