Abstract
Certeau does not propose the elements of a doctrine on the person of Christ. The reason is that this Christ is a figure. It belongs to texts, which respond to it beyond its disappearance, shaping an interplay of traces and references in a deferred mode. The Christological is inscribed in the human enigma crystallized in these texts, in spiritual experience and in existence itself. The Christological is therefore not reserved for Jesus alone. It is linked to trajectories unfolding at the heart of the world, singular, acculturated and tantamount to instaurations. We therefore need to return to the motif of an “instauratory rupture”, an event that is not valuable for its own sake, but is constitutively inscribed in a given space and opens up a new space. Finally, the contribution sketches out what the configuration of Christianity might be today, leading us to rethink what it stands for, as well as the social and the human.
Y a-t-il une christologie chez Michel de Certeau et, si oui, quelle est-elle ? C’est cette double question que j’ai été invité à prendre en charge.
1 Qu’entendre sous référence au Christ ?
Ma contribution a pour titre « la christologie implicite » de Michel de Certeau. Implicite, car on n’a jamais affaire, chez Certeau, à un déploiement de doctrine qui aurait sa validité en elle-même ou viserait un objet propre. Cette absence est liée, chez lui, à ce qu’est le christianisme et au type de vérité qui est le sien.
Je privilégierai ici La faiblesse de croire1, qui dit beaucoup sur le croire, sur le statut du religieux dans le social contemporain, sur ce qui tient et porte le christianisme et se trouve en crise aujourd’hui ou en mutation.
Soulignons-le d’entrée, renvoyer au Christ Jésus ne saurait donner lieu à un développement de ce que serait ou de qui serait sa personne. Le Christ Jésus est une figure et, comme toute figure, n’est rien en dehors de ce en quoi elle prend place, qu’elle éclaire et qui l’éclaire. On aura donc à se garder de focaliser sur le nom Christ ou sur le nom Jésus isolés et valant pour eux-mêmes. S’y livrer est même un symptôme de déplacements sociaux à interroger et des recompositions qui s’ensuivent, affectant le christianisme en son cœur.
1.1 Pas de réalité christique hors les textes qui en répondent
Certeau souligne d’abord que l’événement Jésus n’est rien en dehors des textes qui en répondent. Je vais citer, un peu longuement. C’est que nous avons dans ces lignes un condensé de ce qui se donne ici à penser : de la christologie, implicite si l’on veut, mais où se dit bien un Dieu lié à une histoire, en ce sens à une incarnation (113) ; il conviendra simplement que tant le mot Dieu que le mot incarnation soient bien pensés.
L’appel […] n’est connu que dans la réponse qui lui est donnée. Il n’a pas d’expression propre. Jésus ne nous est accessible que par des textes qui […] racontent ce qu’il a éveillé.
Et, dans ces textes,
le “suis-moi” […] n’est plus rien, sinon […] le tracé d’un passage […] entre une venue (naissance) et un départ (mort), puis entre un retour (résurrection) et une disparition (ascension), indéfiniment […]. Les écritures initialement répondantes se développent elles-mêmes comme une série “écouter-suivre-devenir autre”, modulée déjà de cent façons diverses, mais elles ne posent pas devant elles un terme stable. Le Nom qui instaure cette série désigne à la fois (et seulement) ce qu’il permet d’autre après lui et ce qui le renvoie vers son autre (288).
Ou encore, dit en d’autres termes :
Jésus est l’inconnue évanouissante de ce rapport “appel-conversion” qu’il nomme. Il entre lui-même dans cette relation qui pose des termes indéfinis : il est […] réponse relative à un Innommable appelant, il est le ‘converti” perpétuel du Père inaccessible qui lui dit “viens” (289).
En dernière instance, « le mouvement chrétien organise une opération dont nous n’avons […] que l’effet ou le produit, jamais le principe » (289). Et, en précision :
ce principe est un événement évanescent. Il est “mythique”, en un double sens : cet événement n’a pas de lieu, sinon les écritures qui en sont le récit ; et il fait parler et agir, il engendre d’autres “écritures” encore, tout en restant lui-même inobjectivable (289)2.
1.2 Pas de réalité christique fondant un lieu propre
On ne saurait avoir, pour Certeau, une référence au Christ qui organiserait une appartenance à un espace circonscrit pour lui-même et vivant d’un fondement propre3. Se trouve du coup récusé un travail théologique qui aurait à déployer un « corps de sens », à partir d’une identité circonscrite ou à circonscrire4 – une identité une5 – ou d’un « essentiel » à extraire (69)6. C’est qu’en régime chrétien, la « “vérité” n’appartient à personne » et « est dite par plusieurs », et qu’il n’y en a que des « traces » données en « une multiplicité de signes ». On a dès lors affaire à « une surface de lieux articulés » (214 et seq.), où toute « autorité » renvoie à une autre, et y renvoie à partir de « ce qui la permet et lui manque » (215). Le principe de « cohérence » y est autre que celui qui ramène « le multiple à l’un ». Tout a ici sa limite, mais non comme appel à un dépassement, comme, plutôt, ce qui permet un « renvoi à d’autres » (216).
S’ouvre là le motif, central chez Certeau, d’une articulation de différences. La logique en est ni « celle de l’un ou l’autre » – au profit de la « vérité » de l’un des deux termes –, ni « celle de l’un et l’autre – qui prétend surmonter la différence » –, mais celle d’un « ni l’un ni l’autre » qui ouvre, de manière « proportionnée », une relation à de « l’à-venir » sur fond de « tiers absent ». Certeau en évoque alors une donne de forme christique quand il précise que cette relation « est en quelque sorte le corollaire de la relation à l’événement initial, clos et manquant »7, et qui, en même temps et ainsi, « permet » (223).
À l’arrière-plan de tels énoncés sont décisifs l’inscription au monde, les lieux qui s’en disposent et les corps qui y prennent forme. À l’inverse d’une existence chrétienne voulant elle-même « faire corps » – et le faire pour elle-même –, il y a à « faire corps avec l’histoire », précisément parce qu’« il n’y a pas d’autre sol que celui des places et des tâches sociales », au surplus « imbriquées les unes sur les autres, limitées et impossibles à totaliser » ; et Certeau de reprendre ainsi : « il n’y a pas d’autre corps que le corps du monde », ajoutant, « et le corps mortel »8 (291).
C’est là, au cœur du monde et de l’humain, et fait du monde et de l’humain, que du croire est en travail. Il y est en « excès » (262) – ou est « excès » –, fait de ce qui, là, lui échappe, et il marque, alors et ainsi, une « ouverture »9. Du coup, le croire – Certeau dit : « l’“excès” croyant » – « ne se trace qu’en des lieux et par des conduites qui ne lui sont pas propres » (293). En dernière instance, la vérité qu’entend cristalliser le christianisme sera celle d’une « opération » (226, 268 et seq.), et la tâche de l’Église celle de mettre en œuvre des « pratiques signifiantes » (269), marquant un « écart » (262) dans un jeu social donné, plutôt que renvoyant à un ailleurs, non localisé et dès lors livré aux mirages d’un « illimité » et d’un non- « falsifiable » (273 et seq.).
En christianisme, on a dès lors non un Christ fondement et seul fondement, mais, constitutivement, « pluralité d’autorités » (215), à commencer par le jeu cher à Certeau d’une Écriture et d’une tradition, mais aussi les jeux d’une articulation au réel du monde historiquement différencié qu’ont à prendre en charge la théologie et le magistère10, sachant que la théologie risque toujours de se replier sur un groupe et d’en devenir l’idéologie11 et le magistère de se comprendre comme défense d’un « territoire »12, de même que la mise en avant de l’Écriture peut toujours conduire à fondamentalisme et, plus insidieux, à biblicisme13, et que la tradition peut se voir comme auto-déploiement14.
Transcrit dans le langage reçu en doctrine, on dira qu’il n’y a pas de réalité du Christ sinon portée par l’Esprit et porteuse de l’Esprit (Jésus de Nazareth est raconté ainsi, et ce n’est que dans l’Esprit qu’on peut le dire Christ), comme sont aussi portés par l’Esprit et porteurs de l’Esprit les humains qui empruntent des chemins d’Évangile. Est donc décisif ce que désigne le motif de l’Esprit, mais le terme est à bien comprendre. Sous Esprit, il convient, d’abord, d’entendre autre chose que le supplétif d’un Christ circonscrit et qui serait identifié par ailleurs ; du coup, le mot Esprit ne renvoie pas non plus à une réalité circonscrite et identifiable, quasi séparée. Ce à quoi préside ce qu’en doctrine on appelle l’Esprit suppose et s’inscrit dans un ordre symbolique et lourd de résonances diverses (résonances de discours passés et résonances des épaisseurs du monde dans lesquelles ils se tissent), traversé en même temps d’un manque et d’altérités. On s’y déploie entre le « ce n’est pas ça » des mystiques15 (un ce-n’est-jamais-ça), d’où du voyage, du déplacement et de l’itinérance, et le « pas sans toi » des mystiques également16 (un jamais-sans-toi), un toi ici non localisé, mais non hors détermination pour autant, un toi où résonnent des noms, plusieurs noms justement.
L’attention de Certeau est focalisée sur une disposition lue à même le déploiement de l’humain dans le monde – à même sa subjectivation – ainsi que, alors en renvois réciproques, sur l’intrigue qu’y condense la figure Jésus. Où Certeau lit que le Dieu évoqué – « ce que nous osons appeler Dieu », un Dieu « indissociable […] de l’expérience qui rend les hommes à la fois irréductibles et nécessaires les uns aux autres » (262 et seq.) – creuse, au cœur du monde et des histoires humaines, une béance qui ouvre une réception de ce monde même et des autres qu’on y rencontre et permet que s’y noue de l’action. Greffée sur un Infini17, l’intrigue racontée, lue et relue, en relance une incarnation toujours renouvelée, chaque fois particulière, mais sans que cet Infini soit lui-même circonscrit et déterminé en dehors de ce qu’il permet et ouvre18.
Lisons comment, en cohérence, Certeau parle de « l’irruption de Jésus » déchiffrée dans la mise en scène qu’en donne le texte. Dans le récit qu’on en reçoit, cette irruption, écrit-il, « ne fonde pas un nouveau lieu […], une religion », mais « introduit le non-lieu d’une différence dans un système de lieux », et ce, depuis ce qui y est dit de la « naissance » de ce Jésus jusqu’à sa « mort ». Tout au long, « la césure travaille » et « tout se clive ». Du coup, « ce que signe le nom de “Jésus” dans [le] texte » – « un texte qui l’établit en parole et produit son nom de “Christ” » –, ce sont des « effets de la différence dans une pluralité […] de systèmes » (301 et seq.).
Je reviendrai sur cette mise en scène de Jésus et la figure qu’elle cristallise quand je reprendrai ce qu’il en est de l’opération chrétienne, ce couplage étant au demeurant significatif. Mais soulignons déjà que nous sommes ici dans ce qui a forme de dynamique et d’acte, sur fond de désir, de quête située et marquée – blessée même –, ou dans de la marche19. Nous y sommes pour ce qui touche tant la disposition du déploiement de l’humain que l’intrigue que condense le nom Jésus, un Jésus dit Christ. Et cela rejaillit sur cette figure même : elle cristallise de la traversée, avec ses passages. Reprenant un mot de Mallarmé sur Rimbaud, Certeau dira Jésus comme un « passant » (304)20.
1.3 Un type de posture au cœur du monde
Compte pour Certeau non un énoncé en forme de doctrine, mais un type de posture au cœur du monde, liée au « geste » qu’on y inscrit. Cela se repère tout particulièrement quand on entre dans ce qui correspond au christologique, un christologique qui, au reste, n’est pas réservé au seul Jésus, fût-il confessé comme Christ, mais est engagé dans ce qui s’y articule et s’en ouvre (des écritures et du faire).
La figure du Christ Jésus vaut comme moment exemplaire, récapitulatif, dirait la tradition théologique, mais ici hors hypostase : il y a, formellement, du récapitulatif dans tout ce qui lui donne suite, comme il y en avait dans ce à quoi elle a donné suite. Dans cette figure est supposée et prise en compte une matrice plus large, anthropologique, dont émergent des formes certes singulières – l’Église ne visera pas « les vérités insignifiantes de Monsieur-tout-le-monde » (217, et cf. 312) –, mais non exceptionnelles, qui renverraient du coup à des « opérations hétéronomes » (284). Le christologique est articulé à de la traversée au cœur du séculier, des sociétés et des cultures, et en commande un « style »21 ou un « profil » spécifique (284). Le style ou le profil d’un geste.
1.4 Pas de substitution d’un Jésus historique au Christ du dogme
Il reste à préciser un point, non sans importance au vu des réalités d’Église aujourd’hui. Si nous n’avons pas, chez Certeau, des éléments de doctrine focalisant sur une personne du Christ valant pour elle-même, ce n’est pas pour y substituer le Jésus des historiens ou des exégètes (on risquerait de passer d’une christolâtrie à une Jésus-lâtrie, différentes certes, mais aussi perverses l’une que l’autre). La posture de Certeau est critique – toute théologie l’est, et c’est une part de sa vocation –, mais il convient de ne pas se tromper quant au type de critique. La quête du Jésus historique vit trop souvent de la recherche d’une « origine » que les traditions subséquentes et les constructions doctrinales auraient trahie ou dont, au moins, elles se seraient éloignées. À entendre ce que j’en ai restitué, on aura compris que Certeau ne s’inscrit pas dans cette veine. La démarcation se fait même particulièrement nette22. L’exégèse y est dite, sur mode persifleur, « donjon de la “scientificité” dans les sciences religieuses » (238), mais où sont à l’œuvre « une technique impressionnante et une épistémologie déficiente » (240) et où – c’est à mon sens lié, mais requiert qu’on se soit mis au clair quant à ce qui se joue anthropologiquement et socialement avec le religieux – « la détermination “religieuse” n’a plus ni pertinence ni définition possible » (242)23. S’y ajoute, et c’est encore lié à mon sens, qu’on tend dès lors à avoir une Église qui ne sait plus ni penser, ni mettre en œuvre un corps social, et va s’organiser au gré d’un repli sur « la Bible, objet d’une exégèse » (271).
1.5 Matérialité du texte et positivité du monde
À mon sens, deux choses doivent être ici bien aperçues pour situer Certeau. La première, le passage par la textualité24 : il y a une incontournable matérialité du texte, et le texte doit être vu comme une production et dans l’espace propre qu’elle suppose. C’est d’abord le texte, dans sa positivité et son statut spécifique25, qui barre l’accès à l’origine. Tout questionnement relatif à un message, à une visée ou à une autorité qu’il pourrait receler se voit différé. On ne le retrouvera, et alors décalé de toute visée d’un « sens » sursumant, qu’après être entré dans le texte et l’avoir habité, ayant fait le détour de la figuration du monde et de l’humain qu’il propose, cristallisée, qui plus est, à partir de ce que sont le monde et l’humain.
Secondement, la positivité du monde. Certeau s’inscrit certes dans la ligne de la remise au premier plan d’une articulation de la rédemption à la création, trop souvent oubliée avec les Temps modernes au profit d’une vue extrinséciste du salut ; mais la manière qu’il a d’en investir le jeu tranche par rapport à bien de ses prédécesseurs ayant opéré un tel passage. Plusieurs partent en effet de la révélation, dans son déploiement diversifié, historique en ce sens, alors que Certeau entend partir du monde même, dans sa positivité et son extériorité26. Va s’en trouver exigé de passer par les sciences humaines, de s’y installer même.
La divergence se profile sur le fond d’un débat relatif à la réception de Vatican II, voire d’un débat interne à ses textes, débat qui tourne autour de la question de savoir si l’on a affaire à un aggiornamento ou à une mutation et, par-delà, si est requise ou non une mutation27. Pour Certeau, le croyant chrétien n’est pas d’abord dans la tradition, mais dans le monde de tous, social, où une tradition peut être convoquée, mais à partir de ce qu’est ce monde et à son bénéfice. C’est un déplacement de terrain, ou un nouveau paradigme, qui échappe à l’alternative opposant conservateurs et réformistes. Certeau s’est employé à penser une voie tierce, et elle ne mène pas à dissolution, à l’encontre de ce que craignait Lubac28. Elle se déploie de bout en bout dans de la positivité, celle de l’histoire, donc des traditions, celle des corps sociaux, donc des institutions, celles des représentations, donc des imaginaires, les projets qui y prennent forme inclus29.
Certeau va dès lors sortir de l’incessante rumination de la tradition et de ses richesses pour entrer dans une « écriture de l’histoire »30, de fait des écritures de l’histoire et des écritures toujours à l’œuvre. C’est ce qui s’y dispose qui donne à penser, et ce qui s’y noue qui doit être assumé et repris, et selon des choix dont on rendra compte sur le fond des possibles du temps.
2 D’un rapport au temps et d’un rapport à l’espace
Renvoyer à la figure du Christ Jésus va de pair avec la mise en œuvre d’un rapport au temps et d’un rapport à l’espace ; et que ce renvoi se fasse en lien à des textualités va donner à ce double rapport ses caractères propres. C’est ce sur quoi je vais maintenant me pencher, successivement, même si chacun – le rapport au temps et le rapport à l’espace – articule constitutivement ces deux dimensions.
2.1 Une rupture instauratrice
Le rapport au temps d’abord. Examiner de quoi il en retourne chez Certeau, c’est convoquer la célèbre expression de « rupture instauratrice ». Qu’il convient de bien comprendre, et justement quant au rapport au temps qui s’y joue. De but en blanc, dire rupture instauratrice pourrait en effet entrainer l’idée qu’y est en cause une pure nouveauté, à l’ombre d’un passé récusé ou tenu pour indifférent. Or, tel n’est pas le cas chez Certeau. La rupture et l’instauration qu’elle ouvre sont intrinsèquement parties prenantes d’un jeu entre présent, passé et futur, et où l’on se trouve à chaque fois articulé à des espaces donnés et investis, dans lesquels elles prennent place, où elles opèrent, dont elles ne s’affranchissent en rien.
Lisons Certeau, en étant attentifs à la forme et au mode de cette rupture instauratrice31. Il me paraît, pour commencer, qu’elle a trois sites. Un site christologique, où l’on a affaire, dès l’origine, à des textes qui parlent « d’un événement dont ils effacent la particularité […], mais dont ils manifestent […] la nature par le fait même d’y renvoyer comme à ce qui les permet » (211 et seq.). Lier un effacement et une manifestation propre, autre, c’est effectivement indiquer de la rupture et de l’instauration. Certeau poursuit d’ailleurs ainsi : « le caractère historique de l’événement n’a pas pour indice sa conservation », mais « son introduction dans le temps des inventions diverses auxquelles il “fait place” ». Il parle alors des « créations successives de la foi », « en des conjonctures nouvelles », ajoutant qu’elles ont « pour effet » de « préciser, au fur et à mesure de la distance prise à l’égard des origines32, d’une part le sens de la “coupure” initiale, et d’autre part les règles d’une fidélité définie en termes de compatibilités et d’incompatibilités »33. Il y a « fidélité », mais « liée à l’absence de l’objet ». L’« écriture » de cette fidélité pose même « comme sa condition […] la mort par laquelle le “fils de l’homme” s’efface pour rendre un témoignage fidèle au Père qui l’autorise et pour “donner lieu” à la communauté […] qu’il rend possible » (212).
Dit de manière resserrée : « “la vérité” du commencement ne se dévoile que par l’espace de possibilités qu’elle ouvre » ; ou : « elle meurt […] dans les inventions […] qu’elle suscite », ledit « événement initial » se faisant « inter-dit » (barré, mais travaillant dans les interstices du texte). Ce qui fonde se révèle « impossible à saisir et à “retenir”, à mesure qu’il prend corps et sens dans une pluralité d’expériences et d’opérations “chrétiennes” » (212 et seq.). En cela, on n’a pas affaire, en christianisme, à « une série d’énoncés et de représentations introduisant des réalités “profondes” dans le langage » (Certeau se démarque ici de Lubac et d’autres), ni bien sûr à « la somme des conséquences à tirer de quelques “vérités” reçues » (Certeau coupe ici avec un discours romain au service d’une institution donnée, 209). Pour Certeau, « la “clôture” du Nouveau Testament » est là pour que soient rendues « possibles des différences », sur le fond d’un « manque » toujours à restituer s’il est question de « foi » et de « Dieu » (216 et seq.) ; comme l’Ascension est là pour que soit ouvert un espace du monde que Jésus a quitté et qui se trouve dès lors offert aux divers investissements que vont y inscrire les croyants, hors toute proximité tant avec ce qui les autorise qu’avec ce qui peut en être une vérité34.
Touchant le jeu entre rupture – sur fond de distance et de manque – et instauration où se joue du continuellement nouveau, j’ai signalé quelques points dont la formalité est christologique. Mais la rupture instauratrice renvoie aussi, chez Certeau, à un deuxième site, celui de la spiritualité. Il écrit ainsi que « la rupture est une constante de la spiritualité » (40) et précise qu’elle est « l’envers » – « peut-être seul exprimable » – d’un « cheminement vers Dieu » (44) ; à ce titre, elle apparaît elle aussi inscrite dans le jeu d’un « dépassement intérieur » (45). Et j’ajoute directement un troisième site, l’existence humaine comme telle. La rupture va en effet avec le « courage d’exister », et c’est une rupture tant « à l’égard du passé » qu’« à l’égard du présent » (69). À « chaque fois », une « décision » crée – et a créé – « un passé en même temps qu’un présent » (65), au gré de ce que Certeau nomme une « hérésie du présent » (70–74).
Trois sites donc dans lesquels advient et se noue de la rupture instauratrice, mais non comme des sites juxtaposés. Ils s’imbriquent les uns dans les autres : pas de spiritualité sinon comme lieu d’un advenir du sujet, et pas de christologie sans qu’y soit à l’œuvre une disposition anthropologique dont elle est une mise en intrigue, ni sans des textures humaines dont elle est une cristallisation parmi d’autres. Mais pas non plus d’existence humaine sans des procès de détermination et des jeux de figures, parties prenantes d’une historicité et donnant forme à un imaginaire.
2.2 Les rapports d’un Nouveau à un Ancien Testament, une reprise à même une précédence donnée
Pour cerner plus avant ce qui se joue ici d’un présent, d’un passé et d’un futur, faisons le détour des rapports entre Nouveau et Ancien Testaments, souvent évoqués par Certeau. Après avoir écrit que la praxis chrétienne maintient « l’effectivité d’une détermination » et « la nécessité d’un dépassement », Certeau poursuit ainsi : « par là […], elle fait un mouvement conforme à celui qui articule toute la foi chrétienne : la conversion de l’Ancien Testament en Nouveau Testament » (222, je souligne).
Il convient de bien noter qu’il n’est pas ici question d’une « vérité » qui vient « à la place de la précédente », ni de « remplacer une religion par une autre », mais de consigner « un type de conversion » (223). Une « particularité » donnée, ici juive, est maintenue, mais s’y inscrit le jeu d’un écart à toujours réeffectuer. Ni passé congédié donc, et substitution, ni passage à un « universel englobant » (224 et seq.), mais une pratique et des opérations jouées à même un corps et un texte donnés. Des opérations successives, dont les différences ne sont pas dépassables et qui, du coup, ne peuvent être pensées que comme analogues, ou non, les unes aux autres.
S’il n’y a, chez Certeau, ni retour aux origines ni établissement d’un fondement – le geste chrétien inscrit une rupture, l’accès à l’existence aussi, le fait d’une spiritualité de même –, il n’y pas non plus chez lui d’instauration qui poserait un présent comme nouveau point zéro. L’instauration donne forme à de la nouveauté, certes, mais elle est inscrite dans une précédence où elle marque un écart et un déplacement. Elle n’est rien sans eux et donc rien sans le donné dans lequel l’écart et le déplacement sont opérés – et opérés en lien avec les altérités qui travaillent ce donné –, un donné non à quitter, mais à faire bouger, comme il convient de faire bouger le présent. En ce sens, Certeau échappe au schème joachimiste que Lubac ne cessait de craindre, celui d’une nouveauté détachée de ce qui la porte, la conditionne et la permet35.
Ajoutons un point. Pour Certeau, le rapport d’un nouveau à un ancien n’est pas à habiter et à investir pour lui-même, comme s’il déterminait à lui seul le jeu de reprises évoqué et de la tradition qui y prend forme. Ce rapport est joué en fonction d’un tiers. Historiquement, on évoquera la figure du « Grec », un Grec qui représente de fait le monde, « monde des nations », pour parler avec le judaïsme, monde séculier dira-t-on aujourd’hui. La disposition est ici analogue à celle que pointait en 1966 Le Troisième homme de François Roustang, un troisième ici décalé des oppositions entre conservateurs et novateurs36. C’est seulement sur cet arrière-plan et en fonction de cet arrière-plan qu’on investira la dialectique ancien-nouveau ; elle s’en trouve subordonnée, l’ancien comme le nouveau étant à chaque fois socioculturellement déterminés, vivant donc d’autres dispositions.
2.3 S’articuler au réel de la création
J’ai évoqué le jeu d’une articulation de la rédemption sur la création, schème central du christianisme, oublié au temps de la seconde scolastique comme dans les formes actuelles de radicalisation, dont l’évangélisme de sol protestant fournit un exemple éloquent. Le point est décisif, sauf à comprendre le « salut » comme œuvre extrinsèque ouvrant sur un humain aliéné ou soumis à hétéronomie, alors qu’il ne saurait qu’être la reprise, de l’intérieur et alors en forme de subversion, des réalités de l’humain et du monde. Suite à une redécouverte de la patristique, Vatican ii a intégré cette perspective.
Le motif de l’accomplissement se fait dès lors central. La lecture de Lubac en fait voir la reprise et la validation37. Or, si Certeau s’inscrit dans cet héritage, c’est au gré d’un autre type d’articulation au réel, du coup d’une forme et d’un statut de ce qui est instauré autres aussi. La ligne de partage se fait ainsi : d’un côté, une compréhension de la rédemption, du coup de la tradition chrétienne et de l’Église, comme intégratifs, visant une réalisation plénière sur le fond d’une figure première et dernière, ici celle du Christ, fût-ce un Christ relu dans et avec la tradition, et prenant avec soi ce qui y prend corps ; de l’autre – et c’est la perspective de Certeau, en décalage de Lubac –, des accomplissements chaque fois inscrits dans des particularités de temps et de lieux, du coup singuliers et laissant les réalités portées à accomplissement à leur statut de données de la création, de bout en bout humaines, séculières ou non sacrées38. Le renvoi à ce qui ici transcende – de l’hétérologique, dit dans les mots de Certeau – se fait dès lors transversal au réel, au temps et à l’espace, non selon continuité linéaire.
2.4 Pas d’événement sinon inscrit dans un espace et ouvrant un espace
Reprenant le motif d’une rupture instauratrice, j’ai tenté de faire voir ce qui s’y joue d’un rapport au temps et de son déploiement. Certeau vit dans le temps-qui-passe et s’y montre attentif à ce qui s’y passe, sur fond de changements historiques touchant le social et le culturel. Mais il n’y a changements et perceptions de ce qui se passe qu’en lien à des modifications d’espaces, de dispositions du monde, d’événements qui y adviennent et nous bousculent, nous interrogent et nous stimulent. Du défi, situé, et de l’instauration possible.
Certeau valide le temps, ce qui s’y noue et s’y dénoue. Le temps du chronos, à l’infini, et le temps du kairos, situé, qu’à la fois le chronos permet et qui va permettre qu’en soit subverti l’abîme possible. Mais Certeau valide tout autant l’espace. Non que les territoires qu’on y occupe soient à défendre, mais en ce que les nouveautés dont le déroulement du temps est l’occasion supposent l’espace de cristallisations antérieures – comme nouveautés, elles s’en démarquent, en réaction ou en les réinterprétant – et réclament une inscription au monde qui y prenne corps39.
Chez Certeau, cette attention à l’espace prend la forme d’une extrême attention aux particularités données, jamais déclassées et à ne pas déclasser. Certeau entend qu’on se situe « par rapport à […] du particulier », et ainsi à du « théoriquement énonçable et sociologiquement repérable » (220). Il sait et valide qu’il n’y a pas de vie humaine réelle hors les particularités d’espaces sociaux, de cultures, de traditions, une donne de portée générale, mais qui se retrouve au cœur du christianisme, Certeau soulignant la « particularité » du Jésus historique et avançant que « l’expérience chrétienne » a toujours à « expliciter son rapport à un lieu » et à « le critiquer » (225). C’est d’un lieu qu’on part, aux deux sens du terme : on en part et on le quitte (cf. 219) : il n’y a histoire que là où il y a un lieu, mais la vérité ne s’identifie pas à un lieu (en contre-exemples : 230).
Toute particularité renvoie à cet autre motif foncier chez Certeau que sont les limites, pas plus à déclasser ou à dépasser que les particularités qu’elles sanctionnent, mais demandant à être travaillées. D’abord en ce que les particularités sont posées selon « différenciation », de temps et de lieux (218), une opération qui les limite, les posant dans leur détermination propre tout en produisant un reste, ce qui n’y est pas pris en compte ainsi que d’autres déterminations qui auraient pu avoir lieu. D’où le réquisit d’« un travail sur la limite » (219, 225, 286), attentif aux déplacements, du coup au présent en train de se nouer, à son rapport à un passé et à ce qui s’en ouvre d’un futur. La différenciation et le jeu de la limite font toujours à nouveau voir « le manque de l’autre » (216), au travers de « la perpétuelle insinuation d’une altérité dans les positions établies » (286). Sanctionnées, les particularités seront à articuler, à travers quoi on en fait quelque chose sans en identifier un « élément commun ».
Est central chez Certeau un questionnement sur le présent, mais ce présent est mis en rapport à une précédence qu’on va inscrire dans un moment de « conversion » changeant tant le passé (il n’est pas à répéter, ni n’est là pour qu’on en prenne la suite en continuité) que le présent (on l’investit sur fond différencié, attentif à ses traits propres comme à ce qui y est laissé en rade, refoulé [202–204] ou récusé). Et le même présent est aussi mis en rapport à un futur, là encore selon « conversion » : il n’est pas à assurer en prolongement d’une origine autorisée sur fond d’une assomption en totalité, ni, bien sûr, à laisser à un affaissement dans le trend contemporain d’un toujours-plus et toujours-même. Ce qui compte, pour Certeau, en termes aussi bien d’existence singulière que de compréhension de l’histoire dans laquelle on est, c’est le passage, un passage qui suppose de l’écart et pose un écart.
3 D’une posture du christianisme et du statut de la figure christologique
3.1 Le christianisme comme opération ; ses moments obligés
En matière de christianisme, Certeau tient qu’y est d’abord en cause une « opération » au cœur du monde – un « faire » ou une « praxis » –, non l’adhésion à un corps doctrinal et institutionnel, pas non plus une sortie du monde à l’enseigne d’un pur spirituel, ni l’expérience individuelle, ou de tel petit groupe. La vocation du christianisme le veut inscrit en sécularité (dans les positivités du monde) et lui-même en forme de corps (dans un jeu social), tout en y renvoyant à un hétérologique (pour qu’il y ait une opération, de la coupure et de l’avènement), un hétérologique par ailleurs au travail dans ce qui fait l’humain et le social40.
Cette vocation commande un type d’institutionnalisation voulant, d’abord, que l’Église ne soit pas un « corps du sens » ou d’une affirmation « essentielle » sorti des effectivités sociales. Cela vaut à l’encontre de la donne contemporaine qui fait de la religion une réalité autoréférenciée, non incorporée en culture, prenant place sur un marché libre et en mode de juxtapositions communautaristes ; à l’encontre aussi de la tentation interne aux Églises d’un repli communautaire, faisant d’ailleurs couple avec le communautarisme social. Au plan de la société : de la « folklorisation », non sans retours de refoulés ni réalités se retrouvant en marge, dont on ne sait que faire. Au plan des Églises : un « évidement » des contenus et leur sortie d’« ensembles où ils faisaient sens » – l’illustrait la pure jouissance de se dire ou d’invoquer simplement le nom de Jésus ou du Christ référée en n. 3 –, symptômes, pour Certeau, d’une perte du réel.
Certeau plaide de bout en bout pour de la positivité et de la détermination. Pas d’humain, pas de social, pas de religion, en perspective chrétienne tout au moins, en dehors de ces effectivités. Il parle pourtant, et tout autant, d’événement « effacé », se démarquant d’un Christ Jésus fondateur au principe d’une linéarité temporelle visible, son déroulement fût-il diversifié, se démarquant aussi d’un Christ récapitulateur sous-tendant un déploiement dans l’espace, ce déploiement fût-il lui encore diversifié. Contradiction ? Il convient de se souvenir, d’abord, combien Certeau souligne que l’effacement est lié à l’instauration, différée mais bien réelle, d’humains qui en parlent et en vivent, de textes qui s’écrivent, de symbolisations qui se proposent, d’une tradition qui prend corps. Qu’est-ce au reste que de l’événement hors ce qui s’en produit, hors ce qui le reprend, hors ce qu’il fait faire et fait croire ? En fin de compte d’ailleurs, c’est l’effacement et ce qu’il ouvre qui fait qu’il y a du réel. Un moment fondateur ou totalisant circonscrit, susceptible d’être posé comme vrai en lui-même et ouvrant du coup possession (il nous possède et nous le possédons), c’est en effet justement ce qui coupe du réel, permet d’y échapper et empêche qu’on en réponde. C’est l’idole, qui bloque la vie. Certeau déchiffre ce procès et ses enjeux, au creux de l’histoire de Jésus, à l’acmé de ce qui tient la spiritualité et s’en raconte de « désir » et de « risque » (31 et seq.) au cœur de l’existence.
Le christianisme donne corps à une tradition qu’ouvre un effacement dont elle va répondre. C’est ainsi qu’il s’inscrit en histoire, de toujours, et prend place dans le social. Hors tout fondement isolable, il donne corps à une suite, discontinue et différenciée, de marques de différences inscrites au monde ; d’où de l’autorité multiple, de l’articulation au donné, du rapport à un passé, à un présent et à un futur irréductibles et travaillés pour eux-mêmes. Le christianisme se relira ici comme la tradition des passages opérés, ce qui s’en est cristallisé, bon ou mauvais, des passages faits d’hétérologique et d’acculturations. Et il supposera une Bible comme mémoire, mettant en scènes primitives41 l’humain dans le monde, ce qui en est provoqué et comment il en répond. Il pensera enfin et tracera la généalogie de ce qui se dit là d’un « désir » et de ses avatars.
3.2 La théologie, sa fonction, son statut, ses formes
Dans la disposition brossée, quelle place pour la théologie ? Certeau reprend la question de sa « tâche » (253) sur le fond d’un « déficit de la pensée » et de l’urgence d’une « réflexion fondamentale proportionnée à l’organisation effective des sociétés contemporaines » (255). Hors tout repli sur la Bible, je l’avais déjà signalé, hors tout repli aussi sur de la doctrine autorisée. Il convient, sur l’autre face, de ne pas se rabattre sur de l’historicisme, mais de penser et de mettre en œuvre un savoir articulé à des pratiques, aux gestes qu’elles portent, à ce qu’ils visent et à ce qui s’opère, un savoir en même temps capable de discerner, de faire voir et de penser l’hétérologique – en être « altéré » et se faire « passion altérante » (292, et cf. 294) – qui traverse l’histoire et les textes et qui permet que s’inscrive de l’existence humaine au cœur des données du monde.
Attentives aux structures et aux lois, à leurs modifications aussi, les sciences humaines effacent « la référence à un vouloir, la requête d’un désir ou l’exigence d’un sens » (199) comme elles effacent bien sûr « les croyances » qui portaient, disaient (244) et organisaient (235) ces structures, ces lois et leurs modifications. Évoluant dans cette orbite, les sciences religieuses finiront significativement par ne plus avoir ni « objet propre », ni théorie de leur « intérêt public » (235)42.
Les savoirs contemporains peinent à penser tant les passages liés aux basculements (ils se contentent souvent de juxtaposer) que ce qui y est à chaque fois tu, oublié, laissé en rade, et pourtant en travail au cœur même des synchronies posées. Et l’on ne sait plus vraiment penser les particularités, ce qui en organise la différence propre et ce qui s’y tapit de possibles. Par-delà, ou en cela même, se cache une neutralisation de la différence. C’est qu’on n’est plus en religion (sa fonction n’étant plus pensée, elle se trouve renvoyée à la doxa) et que la théologie a perdu le statut d’une réflexion ou d’une discipline propre (elle est renvoyée à l’idéologique). Mais on n’est plus non plus en politique, avec les projets que portait la modernité (le politique tend à être renvoyé à la gouvernance ou à l’organisationnel43 sinon aux seuls fonctionnements et jeux de positionnements).
Ne plus être à même de penser l’altérité – la laisser au folklore –, c’est à la fois ne pas rendre fécondes les « limites », ne pas savoir que faire socialement de l’« imagination » (un moment nécessaire pour Certeau, qui revient par la bande quand il n’est pas pris en charge), ne plus être à même de développer une réflexion organisée sur les fins de l’humain et, en différence, les formes du social – avec ce qui s’y déploie de vie –, sachant que les forces et visées qui le traversent doivent être à la fois honorées, problématisées, critiquées et régulées.
Ce survol pointant des apories du contemporain (ses « déficits ») dit en creux la « tâche » de la théologie (253, 255). On aura compris que c’est aussi trancher d’un statut et d’une fonction de la théologie – réflexif pour le premier, problématisante pour la seconde –, d’un exercice de la théologie aussi, en l’occurrence attaché à ce qui n’est pas dit et pourtant opère, à ce qui fait l’histoire et l’humain, aux jeux toujours mouvants des mutations et des identités, à ce qui porte les pratiques et à leurs effets, étant bien sûr laissées à débat les manières de prendre en charge les questions en jeu, et pouvant évidemment être récusés les modes dont a ici usé le christianisme.
Cette tâche de la théologie est de forme christologique en ce qu’elle focalise sur un procès d’incarnation et y fait jouer de l’hétérologique. Et en arrière-plan se tient la figure déjà évoquée d’un Jésus renvoyant à un Dieu Père qu’il n’est pas et provoquant des humains à croire ou à s’assumer en existence singulière – c’est ici équivalent –, des humains autres que lui et où va s’éprouver un « il est avantageux pour vous que je m’en aille ».
Avec ce renvoi à la figure de Jésus, on touche à une seconde fonction de la théologie. À côté de la tâche qu’on vient de baliser, la théologie est articulée aux doctrines, donc aux représentations qui y sont formalisées. C’est qu’il y en a, de fait et de droit, et qu’elles sont à réguler, pour ce qui touche tant les traits particuliers des figures proposées que leur organisation. En matière de christologie, on peut se représenter Jésus dans un rapport à un Père et aux humains selon l’axe que je viens de ciseler, mais on peut aussi s’en faire une image de surhomme, de fondateur de religion, de dissident, de maître de spiritualité, de héros mixte entre Dieu et l’humain, autre encore. Et rien de cela n’est indifférent, dans les rapports au monde, à soi, aux autres, à ce qui se symbolise, à ce qui se noue de ce qui constitue l’humain et le dépasse. La théologie aura pour tâche d’en expliciter et d’en penser les enjeux, sur fond de possibles ouverts et différenciés.
3.3 Forme et statut du Christ chez Certeau
On est en théologie, un exercice de la pensée, donc de statut second, ce qui ne veut pas dire d’importance secondaire. C’était à l’évidence le cas pour ce qui relevait de sa première tâche, réflexive et problématisante. C’est aussi le cas pour ce qui relève de sa seconde tâche, articulée à la doctrine, la doctrine étant d’ailleurs elle-même de statut second.
J’ai évoqué plus haut la question de savoir s’il faut dire Jésus « passant » seulement, suivant l’image dont use Certeau, ou le dire aussi « passeur ». Par-delà, et même si on veut bien le dire passeur, notamment dans ce qui est raconté de lui, la question rebondit, certes un peu transposée, sur ce qu’il en est du Christ : uniquement figure, de celui qui passe, de celui qui fait passer aussi, ou plus que figure, cristallisant alors une consistance propre qu’on dira être celle d’un agent, qui fait passer ?
Pour faire voir les enjeux sous-jacents, je vais me greffer sur un questionnement qui se fait jour dans l’Épilogue de la thèse de Carlos Álvarez, en forme de critique à l’endroit de Certeau. Je vais marquer un petit désaccord, non quant à la lecture de Certeau, mais quant à la manière de répondre d’un enjeu d’importance en matière de christologie. Au reste, la thèse est riche et perspicace, et je me réjouis de sa publication. Le point de divergence est circonscrit et d’abord signalé en ce qu’il permet de profiler une problématique.
Álvarez écrit : « Certeau ne produit pas une christologie ni une théologie à partir des dogmes de l’Église, ni d’écrits mystiques, ni non plus d’une théologie fondamentale » ; c’est, dit-il, que « son approche de la théologie est d’abord critique, distante, voire méfiante, à cause de sa prétention englobante ». Mais il ajoute : « d’un point de vue classique en théologie, il faut noter une […] limite dans l’œuvre de Certeau : la difficile articulation entre le “centre” et la “différence” » ; et il va nommer ce centre « centre de la foi chrétienne » et le formuler ainsi : « Jésus-Christ et son annonce du salut pour tous ceux qui veulent l’accueillir »44 (je souligne). Le motif que je note ici cristallise la divergence annoncée.
Álvarez poursuit en renvoyant à « la notion de conversion de l’Ancien au Nouveau Testament » qui permet à Certeau « d’articuler le centre avec la différence », Certeau tenant que « chaque génération de chrétiens doit répéter », « dans la culture et le langage chrétien », ce qui se joue là. Mais Álvarez conclut que Certeau fait de ce critère « une structure […] plutôt vidée des contenus christologiques [je souligne] et s’éloigne ainsi d’une certaine [heureusement qu’il y a l’adjectif] théologie de l’accomplissement », avant d’avancer qu’« articuler la différence avec le centre devrait être la tâche principale de la théologie ».
L’auteur note encore que « la dimension noétique45 de la foi tend, chez Certeau, à céder la place à une expérience croyante », à quoi il ajoute qu’
au niveau théologique rester dans une anthropologie qui comprend le désir comme nécessairement indéterminé, négation permanente46, nous paraît [...] déficient. Le pas suivant à faire, attachement d’un désir à un Autre ou possibilité de trouver un axe de structuration du désir dans la personne de Jésus-Christ, s’estompe. (je souligne).
Reprenons. Le Christ Jésus est figure, chez Certeau et en théologie chrétienne à mon sens. Une figure ressortissant à une tradition, avec tout ce qui s’y noue, et, en l’occurrence, une figure centrale. Figure de « passant », dit Certeau ; de « passeur » aussi, demandent certains de ses lecteurs ? On peut répondre que oui, mais en ce que toute figure peut être à l’origine de passages, provoquer, nourrir, faire vivre et faire agir. Cela vaut potentiellement de toute œuvre esthétique et de culture ou, en histoire, de tout moment « monumental », dit dans le langage de Nietzsche. À mon sens, passer de cet ordre, certes déterminant, à un ordre qui poserait une existence propre, autonome et séparée47, est lourd d’une pente idolâtre48. S’y engager ferait sortir de l’orbite qui est celle de Certeau, voire, pour moi, sortir d’un régime chrétien.
Le Christ figure de passant, et alors « passeur », oui, mais comme toute figure et ainsi seulement. Élargissons : en rigueur, on ne devrait peut-être pas prier le Christ, mais Dieu le Père, dans l’Esprit et au nom du Christ Jésus, ni attendre qu’il intervienne comme agent. Sans vouloir disqualifier telle ou telle expression et sensibilité croyante, il convient quand même de noter qu’on peut tomber en christolâtrie (Certeau parle de « tentation idolâtrique » quand il évoque « la tentation doctrinale qui consistait à privilégier le Fils au détriment du Père, donc à méconnaître le rapport de Jésus à son Père », 115)49. Or c’est un risque dont il faut se prévenir, et la lecture de Certeau nous y enjoint.
Biography
Pierre Gisel is Honorary Professor at the University of Lausanne’s Faculty of Theology and Religious Studies. He taught there for 36 years, first in “Systematic Theology”, then in “History of Theologies, Institutions and Christian Imaginaries”. He is a regular guest lecturer at universities in France, Belgium and Quebec. He works at the crossroads between the sciences of religion, theology and social and religious theory. He has published 23 books under his own name and edited 36 collective works on belief, rituality, the institutionalization of religion, various doctrinal dispositions within Christianity, monotheisms, inter-religious comparisons, contemporary recompositions and the relationship between religion and politics.
Références
Álvarez, Carlos : Henri de Lubac et Michel de Certeau. Le débat entre théologie et sciences humaines au regard de la mystique et de l’histoire (1940–1986). Paris : Les éditions du Cerf 2024.
Autour de Michel de Certeau. “Le marcheur blessé”, RSR 91 (4/2003).
Certeau, Michel de : L’écriture de l’histoire. Paris : Gallimard 1975.
Certeau, Michel de : Histoire et psychanalyse entre science et fiction. Paris : Gallimard 1987.
Certeau, Michel de : La Fable mystique (XVIe–XVIIe, siècle) I. Paris : Gallimard 1982. II (Luce Giard éd.). Paris : Gallimard 2013.
Certeau, Michel de : La faiblesse de croire [textes de 1964 à 1983] (Luce Giard éd.). Paris : Seuil 1987.
Dosse, François : Michel de Certeau. Le marcheur blessé. Paris : La Découverte 2002.
Gisel, Pierre : Lire Michel de Certeau en théologien, in : Gisel, Pierre/Christian Indermuhle/Thierry Laus (dir.) : Lire Michel de Certeau, RThPh 136 (4/2004), pp. 399–415.
Gisel, Pierre : La pertinence théologique de la pensée de Michel de Certeau. L’indiscipline de l’interdisciplinarité, in : Teología y Vida 57 (2/2016), pp. 257–280.
Gisel, Pierre : La famille, un ordre de la création ? Mise en perspective problématisante, in : Anthropotes. Rivista ufficiale del Pontificio Istituto Teologico Gionanni Paolo II per la Scienze de Matrimonio e della Famiglia 36 (1–2/2020), pp. 191–211.
Gisel, Pierre : Le rapport à l’Écriture chez Joseph Moingt. Évolution, déplacements, reconstruction, in : RSR 110 (1/2022), pp. 51–68.
Gisel, Pierre : Qu’est ce qui se noue avec ce qui nous arrive, comment et pour quoi ? Méditation sur le temps et l’espace, in : EThR 98 (3/2023), pp. 383–396 (tr. ital., sous un titre de la rédaction : Meditare con Francesco su tempo e spazio, in : Il Regno, 15.03.2023, pp. 195–201).
Gisel, Pierre : Par-delà les replis communautaristes. Retours sur le religieux, le commun et le politique. Paris : Hermann 2023.
Gisel, Pierre/Indermuhle, Christian/Laus, Thierry : Présentation, in : Gisel, Pierre/Indermuhle, Christian/Laus, Thierry (dir.) : Lire Michel de Certeau, RThPh 136 (4/2004), pp. 307 et seq.
Moingt, Joseph : Figures de théologiens. Paris : Cerf 2013.
Napoli, Diana/Gisel, Pierre : Introduction, in : Napoli, Diana/Gisel, Pierre (dir.) : Michel de Certeau (1925–1986) et la Compagnie de Jésus, RThPh 152 (2/2020), pp. 107–119.
Roustang, François : Le Troisième homme, entre rupture personnelle et crise catholique, dir. Ève-Alice Roustang, Paris : Odile Jacob 2019.
Royannais, Patrick : Michel de Certeau. L’anthropologie du croire et la théologie de la faiblesse de croire, in : RSR 91 (4/2003), pp. 499–533.
Theobald, Christoph : Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, vol. 1. Paris : Cerf 2007.
Certeau, La faiblesse de croire. nb : les numéros donnés entre parenthèses dans mon texte renvoient aux pages de ce livre. Je ferai aussi mon profit de la thèse de Carlos Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau.
Ou, peu après : « Cet événement […] est une “fable”, de la même manière que Dieu “n’est qu’un mot” [Certeau renvoie ici à Emmanuel Levinas] » (lire aussi p. 294 : « le texte croyant résulte d’une opération relative à des fables qui le permettent ») ; le terme « fable » est fréquent chez Certeau et donne même son titre à l’un de ses livres majeurs, La Fable mystique (XVIe–XVIIe siècle).
Certeau se démarque là d’une compréhension de l’Église comme corps totalisant, pouvant du coup se donner en concurrence au social de tous, mais, tout autant, de formes contemporaines de communautés vivant de proposer un regroupement où le nom de Jésus ou du Christ suffit, hors « projet » s’inscrivant au cœur du monde, pour ce monde et fait de ce monde (« il n’y a plus de cause », ni visée de « transformer l’ordre des choses »), et hors « contenu », La faiblesse de croire (312) ; et : on « ne parle de rien sauf du nom propre qui désigne [le groupe] », on est, « dans la jouissance et la ferveur de se dire, dans l’évanouissement du sens » (279 et seq.).
« La non-identité caractérise le langage du Nouveau Testament » (215 et seq.) ; ou : on y est dans un « exil hors de l’identité » (302).
Certeau coupe d’avec une entreprise théologique s’étant « organisée en une recherche de l’unité à travers les variations et les oppositions de l’histoire » (217 et seq.).
Et, pour exemple, alors sur le corps des écritures mystiques, Certeau, La Fable mystique I, p. 143.
Cf. aussi la caractérisation du « tombeau vide » comme « non-lieu initial » (Certeau, La faiblesse de croire, p. 300).
Que le corps soit mortel est décisif pour Certeau, tant pour le corps de chacun que pour tout corps social ; hors fantasme d’illimitation, les corps sont lieux et occasion d’une productivité au cœur de déterminations et de limites qui provoquent et permettent.
Certeau ajoute que s’y joue un « travail d’hospitalité ».
La théologie est là pour penser ce qui se joue dans cette suite d’articulations au monde, en problématiser les formes, les jeux de ruptures et de reprises, et en ouvrir de nouveaux possibles, comme le magistère est là pour permettre des engendrements et proposer des pistes d’incarnations singulières.
Certeau coupe avec une vision de la théologie restreinte « à l’idéologie d’un groupe particulier » (La faiblesse de croire, p. 251).
Je reprends ici une mise en garde récurrente du pape François, en cela bien fidèle à Certeau.
En appeler à l’Écriture à l’appui d’une critique d’un état présent de la tradition est au cœur de toute réforme, mais s’en ouvre souvent la tentation d’hypostasier cette Écriture, sortant alors de l’histoire à l’enseigne d’une référence valant pour elle-même.
Certeau valide le fait, incontournable et instituant, d’une tradition ; il s’inscrit en ce sens dans le fil des mises en avant de la patristique décalant le thomisme d’école (d’où la « nouvelle théologie », puis une part de ce qui sous-tend Vatican ii), mais cette tradition est plus traversée de discontinuités, de fins diverses et d’innovations, que ce que pensaient ses prédécesseurs et ses maîtres, à commencer par Lubac ; à ce propos Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau, pp. 167 et seq., 201 et seq.
Pour exemple, Certeau, Histoire et psychanalyse, p. 233.
Pour exemple, Certeau, La Fable mystique I, p. 9.
Certeau parle d’« une fidélité particulière à l’Infini » (47).
Ou : « Ainsi se poursuit, indéfinie, la manifestation […] de l’Infini. Elle est représentée par une pluralité d’autorités qui redisent en termes et en actes différents celui qui l’a rendue possible : Jésus-Christ » (128).
L’évocation de Michel de Certeau s’est souvent faite à l’enseigne du « Marcheur blessé », ainsi Dosse, Michel de Certeau, et RSR 91/4.
Certains théologiens ajouteraient volontiers au « passant » : le « passeur », voire corrigeraient en : « le passeur », ainsi Claude Geffré et Gustave Martelet ; cf. Royannais, Michel de Certeau, pp. 521 et 526 ; je reviens infra sur cette question.
Ce terme est repris chez Christoph Theobald, cf. notamment Le christianisme comme style, surtout pp. 15–197 ; il ouvre même sur un « style de styles », pp. 93–100, où, pour ma part, je préférerais parler d’une entreprise réflexive articulée aux différentes inscriptions intramondaines du style chrétien sans en donner une épure, et cela me paraît, en l’occurrence, plus proche de Certeau.
Il en sera de même de Joseph Moingt, non sans vivacité non plus, comme j’en ai fait état dans « Le rapport à l’Écriture chez Joseph Moingt », pp. 56–63 ; sur Moingt et Certeau, cf. Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau, pp. 490–493, et de Moingt sur Certeau, ses Figures de théologiens, pp. 63–185.
Sur le « triomphe » de l’exégèse, cf. aussi La faiblesse de croire 256 et seq. (en lien, cf. p. 103).
À ce propos, cf. Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau, pp. 168–170.
Sa forme « poétique », renvoyant étymologiquement à un faire et déployant un monde propre, cf. ibid., pp. 486 et seq.; notons que Certeau parle d’une « poétique sociale », dans La faiblesse de croire (170 et seq.; cf. aussi 161).
Sur ces points, cf. Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau, pp. 194–201.
Cf. ibid., pp. 202–205 (sur Vatican ii et une part de ses suites, Certeau parle de « structures restées intactes » qui vont être « abandonnées par la vie », d’où une « prolifération de petits groupes » autocentrés, La faiblesse de croire (308).
Sur ce différend, cf. Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau, pp. 162–165.
En outre, toujours dans les particularités de leurs formes, cf. ibid., pp. 493–495 (dans La faiblesse de croire, cf. pp. 117, 201, 206, 219–222, 225, 260 et seq.).
Sur ce motif, cf. son livre L’écriture de l’histoire.
Cf. La faiblesse de croire, pp. 209–226.
Mais, en profondeur, il y a déjà « distance » et non « correspondance » entre « la parole “évangélique” à laquelle le croyant répond et sa réponse » (41).
Chez Certeau, ce qu’on appelle fidélité va avec le jeu d’une différence (cf. 210). On notera par ailleurs que les « retours aux sources » ne vont de fait jamais sans modifications subreptices du passé (55 et seq. ; et cf. 217 et seq.) et que les commencements anciens non seulement échappent, mais nous sont non intelligibles (58) ; à y bien regarder, nous sommes entrainés dans une « mouvante multiplicité de créations et d’interprétations » qui, du coup, « rendent déjà les nôtres légitimes et nécessaires » (59 et seq.). Par-delà, Certeau tient que le passé doit être occasion de « résistance » (60–64), double au demeurant : il convient que le passé nous résiste et que nous ayons « la force de lui résister » (59, « parce que nous sommes encore capables de créer », ajoute Certeau).
Chez Certeau, les deux motifs d’un canon clos et de l’Ascension sont récurrents.
La disposition que fait voir et valide Certeau n’a bien sûr rien de commun non plus avec le fantasme d’une nouveauté enfin immaculée qui travaille aujourd’hui la cancel culture.
Texte repris dans le recueil Roustang, Le Troisième homme ; sur l’intervention de Roustang et ce qui s’ensuivit, cf. Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau, pp. 156–163.
Cf. ibid., pp. 126, 204, 268, 343, 413, 461, 476–484, 490–492, 512, 526.
Je l’ai souligné dans Par-delà les replis communautaristes, pp. 166–169, et La famille, un ordre de la création ?, pp. 206–209.
Pour plus, cf. mon article, Qu’est ce qui se noue avec ce qui nous arrive, comment et pourquoi ?
C’est en raison de cette perspective que j’ai proposé de penser l’Église comme hétérotopie signifiante ; cf. notamment Par-delà les replis communautaristes, pp. 37 et seq., 163, 170 : hétérotopie pour dire un corps et un lieu concrets (de l’hétéro-topie), mais où se marque de l’écart et de la différence (de l’hétéro-topie), et signifiante pour dire que cet écart et cette différence doivent être articulés au monde et productifs pour le monde.
Je dis scène primitive comme on le dit, en psychanalyse, pour cette autre mythologie qu’est l’histoire d’Œdipe.
J’ai repris cette problématique dans Par-delà les replis communautaristes, pp. 76–84, avec divers renvois à Certeau.
Cf. Certeau, La faiblesse de croire, 82 pour le primat de l’organisationnel, 84 et 87 pour les revanches qui l’accompagnent, sur fond global d’un « déficit de médiations » (95 et seq. ; et cf. 80).
Álvarez, Henri de Lubac et Michel de Certeau, pp. 525 et seq.
À mon sens, il n’y a de foi qu’au cœur des manières de recevoir le monde et d’en répondre, dont on peut certes expliciter la portée en termes de pensée (La foi n’est pas un cri, avançait le titre d’un ouvrage d’Henry Duméry en 1957), mais ce qui s’y noue de connaissance est second et renvoie à ce qui s’articule dans ladite foi.
Le formuler ainsi coupe avec ce que j’ai souligné en fait de positivités tout au long du présent texte. Par ailleurs, le désir évoqué n’est, chez Certeau, pas « indéterminé », mais lié à une donne sociale, culturelle et en l’occurrence religieuse, qui le détermine et à laquelle il répond en posant des actes singuliers (Certeau n’est pas un apologète de la critique pour la critique, mais tient que la négation opère au cœur d’un positif donné et en fait quelque chose).
En arrière-plan se tient ce que Lubac formulait comme joachimiste, une faiblesse du pôle Christ, le Christ étant « la figure de l’Esprit […], comme Jean-Baptiste était la figure du Christ » (cité par Álvarez, pp. 432 et seq.).
En lien à la mort de Jésus, Certeau pointe la « disparition d’une “idole” qui fixerait la vue », La faiblesse de croire (214) ; quant à Royannais, il écrit, « de ce qu’on dit de Jésus, il faut encore dire que ce n’est “pas ça” », « Michel de Certeau », p. 521.
C’est à mon sens le cas quand, dans la mouvance evangelical, on prie Christ (on en fait un nom propre).