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De « L’École du Mystère (xuanxue) » à Michel de Certeau : l’art de commenter les textes mystiques

From “Mystic Learning (xuanxue)” to Michel de Certeau: the Art of Commenting on Mystical Texts

In: Interdisciplinary Journal for Religion and Transformation in Contemporary Society
Author:
Benoît Vermander Professor, Department of Religious Studies, School of Philosophy, Fudan University Shanghai China

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https://orcid.org/0000-0002-6493-0675
Open Access

Abstract

The term “Mystic Learning (xuanxue)” refers to a Chinese philosophical and mystical movement that was most active in the third century AD, although the investigative practices proper to the School are attested as late as the sixth century. It is associated with thinkers such as Wang Bi (226–249) and Guo Xiang (252–312). It corresponds to a creative revival of the founding texts of Taoism and of certain Confucian writings, while establishing a reflexive distance from the experience proposed by these original writings. This contribution brings such a revival closer to that attempted by Michel de Certeau in an entirely different context. It will look at the founding intuitions they may share. How do commentators give new life and relevance to “mystical” texts? How do they create new works by reading a corpus and reactivating its fruitfulness, which might have been thought to have dried up?

1 Introduction

« L’École du Mystère (xuanxue) » est un courant philosophique et mystique chinois qui s’est montré actif surtout au troisième siècle de notre ère, même si la pratique de son mode propre d’investigation est attestée encore vers le sixième siècle. On y rattache des penseurs tels que Wang Bi (226-249), He Yan (195-249), Guo Xiang (252-312) – les plus connus parmi les représentants de cette tradition –, mais aussi Xi Kang (223-263), Xiang Xiu (223-275), ou encore Zhong Hui (225-264). Ce courant se veut une reprise créative des textes fondateurs du taoïsme et de certains écrits confucéens au travers d’une plongée dans le « mystère (l’obscurité) [xuan] » dont parle la première stance1 du Daodejing : « Sous le mystère : autre mystère », en énonce la phrase conclusive2. En même temps, ses représentants entendent instaurer une prise de distance réflexive par rapport à l’expérience proposée par ces écrits originaires.

La présente contribution rapprochera pareille reprise de celle tentée par Michel de Certeau dans un contexte tout différent. Elle s’intéressera aux intuitions fondatrices qu’elles peuvent partager. Parlant d’une École qui a tenté, comme Certeau l’a fait, de redonner vie et pertinence – contemporanéité – à des textes souvent qualifiés de « mystiques », nous interrogerons les manières de procéder et la fécondité présente de deux tentatives parallèles de lire et reprendre un corpus fondateur. Mes références à l’œuvre de Certeau resteront souvent implicites. C’est qu’il ne s’agit pas ici de « comparer » sur le fond les tentatives exégétiques analysées ; on ne saurait non plus s’engager dans une comparaison des textes (écrits fondateurs du taoïsme d’un côté, relations mystiques inscrites dans l’Europe des 16ème et 17ème siècle de l’autre) sur lesquels s’appuient l’École du Mystère et Certeau. Il s’agit plutôt de laisser résonner l’une avec l’autre deux lectures conduites en parallèle, et cela à partir de l’hypothèse suivante :

Un auteur et un texte s’appuient sur un ensemble de procédures linguistiques qui déterminent et expriment à la fois leur mode de pensée et le monde culturel dont ils sont issus. Pourtant, chaque fois qu’ils s’essayent à dépasser le langage sur lequel ils doivent préalablement s’appuyer afin d’approcher quelque peu de cela qui est « au-delà du langage », leur tentative se croise au moins virtuellement avec d’autres, produites dans des contextes totalement différents. Ce sont non pas leurs « thèses » mais bien plutôt leurs apories, leurs paradoxes, leurs silences qui témoignent de leur combat avec un langage qu’il leur faut tout à la fois apprivoiser et dépasser, voire déconstruire3. Hypothèse additionnelle : ce travail de dépassement marque non seulement l’écriture d’un auteur qui s’engage dans pareille aventure mais encore la façon dont ses pratiques de lecture en sont affectées. « [Ces textes, ces pratiques, ces auteurs] articulent ainsi une étrangeté de notre propre place4. » Le cadre herméneutique que je dessine ici est familier aux lecteurs de Certeau. La présente contribution entend montrer que son application à des œuvres qui sont très éloignées dans l’espace-temps du corpus certalien en enrichit encore la pertinence et les résonnances.

2 La philosophie comme commentaire toujours repris

« L’École du Mystère » développe sa réflexion exclusivement sous la forme du commentaire. Elle entreprend des éditions critiques de trois textes classiques – mais ces textes ne sont pas intégrés à l’orthodoxie d’État, au moins pour les deux premiers, le cas du troisième étant ambigu. Il s’agit du Daodejing, du Zhuangzi, et du Yijing (ou : Classique des mutations)5. Aux éditions critiques qu’elle propose elle juxtapose des commentaires. D’un auteur à l’autre, ces commentaires peuvent aller dans des sens opposés (nous le constaterons un peu plus loin), mais ils s’appliquent toujours à dépasser l’interprétation cosmologique, typique de la pensée Han, pour passer à un plan caché, métaphysique ou bien mystique, comme on voudra. Du reste, en chinois moderne la traduction du terme on ne peut plus grec de « métaphysique » provient d’une œuvre centrale pour les auteurs ici présentés : le « Grand commentaire (Dazhuan ou, fréquemment, Xici) » attaché au Yijing a été mobilisé pour fournir l’expression « Ce qui est au-delà des formes (xing’er shang xue)6 ». Le passage pertinent peut être traduit comme suit : « Ce qui est au-dessus de la forme (xing’er shang), c’est le Dao ; ce qui est sous la forme [ce qui en dépend] (xing’er xia), c’est l’ustensile [l’objet] (qi)7. » (Xici I, 12)

Les cultures dont l’auto-compréhension donne un statut quasi-sacral à un socle de « classiques » dont elles disent étroitement dépendre en encadrent généralement l’approche par celle des commentaires qui ont préalablement donné aux textes en question leur fonction prééminente. Ce modus lectionis caractérise tout particulièrement l’usage chinois des classiques. Presque toute la pensée et la science chinoises prendront la forme du commentaire. En même temps, la question de la distinction entre classiques et commentaires est à la fois malaisée et stimulante. Contestant un schéma chronologique qui ferait se succéder les commentaires (zhuan) aux classiques (jing), Anne Cheng écrit : « les textes que nous qualifions maintenant de canoniques ne le sont devenus qu’à partir du moment où ils ont fait l’objet de commentaires8. » Du reste, le genre du commentaire revêt une telle importance que tel ou tel commentaire devient lui-même objet d’un commentaire9. Si décisive était l’importance du commentaire pour l’entrée dans la lecture des textes promus au rang de Classiques qu’on a pu écrire qu’il existait autant de versions d’un Classique que de commentaires de ce dernier10. En même temps, comme nous allons progressivement en prendre conscience, c’est la fonction même du « commentaire » que l’École du Mystère remet en question – indirectement peut-être, mais radicalement.

Les commentateurs de l’époque Han postulaient une forme d’organicité des Classiques. Ils formaient un « monde complet », organisé selon un ensemble de binarité. Ainsi, dans la plupart des interprétations d’ensemble fournies par les exégètes, au Classique des mutations répondaient les Annales des Printemps et Automnes, le premier allant de l’invisible au manifeste, et le second texte du perceptible au caché11. Suivant la tradition exégétique qu’il privilégiait, le lecteur entrait dans un rapport au texte qui pouvait contraster fortement avec celui que d’autres types de lecture avaient adopté. Devenu lui-même enseignant, exégète, le lecteur pouvait aspirer à transmettre (chuan, le caractère qui signifie aussi « commentaire », avec une prononciation légèrement différente). La mission de transmette pouvait signifier (pour celui qui s’en estimait investi) de revenir à une tradition antérieure à celle dominante à l’époque du commentateur, autrement dire de « revenir à l’antiquité (fugu) ». Le lecteur pouvait aussi aspirer à reconstituer le texte original, privilégier « l’entreprise philologique (kaoju) ». Inversement, d’autres lecteurs-commentateurs rejetaient le commentaire littéral (le commentaire « par chapitres et sections (zhangju) » dont les détours rendaient impossible le fait de « pénétrer (tong) » le « sens profond (yi) » du texte. Les opposants les plus résolus de la méthode philologique affirmaient même que, dans la lecture, il fallait tendre à « connaître le sens [du texte] par le simple de regarder [de jeter un coup d’œil sur] (jian ben zhi yi) ce même texte » : une lecture intuitive plus que savante devait permettre au lecteur éclairé d’aller immédiatement au cœur des choses. Le rôle du maître commentateur était alors de susciter un rapport direct entre le cœur/esprit (xin) du lecteur et l’intention dernière du texte. Parmi les auteurs anciens, Mencius fournissait nombre de passages à l’appui de pareille entreprise : L’homme dont les poules ou le chien se sont égarés hors de la ferme, dit Mencius, sait sur quelles routes s’engager à leur recherche. Mais celui qui a perdu son cœur/esprit a du même coup perdu le chemin même par lequel il pourrait partir le quêter. On commence l’apprentissage sous un maître afin de retrouver le cœur/esprit qu’on a perdu « et pour nul autre but », conclut Mencius (Mencius, 6A11).

Parmi les tentatives contemporaines de lire les classiques chinois par et avec leurs commentateurs, retenons celle que Rudolf Wagner a conduite. Pour Wagner, le commentaire de Wang Bi (le plus célèbre des auteurs de l’École du Mystère) dévoile bien et l’intention et la structure du Daodejing. Wang Bi montre les principes de composition du texte qu’il scrute, il va à l’essentiel du propos philosophique, et il aide le lecteur à se libérer des malentendus qui obscurcissent l’accès au texte12. Wang Bi s’intéresse notamment aux procédés rhétoriques du Laozi comme à sa philosophie du langage, permettant ainsi au texte d’énoncer les principes de son interprétation13. Par son commentaire, il dévoile dans le Daodejing le rapport d’homologie qui gouverne la relation entre le Sage et le peuple, d’un côté, avec celle qu’on discerne exister entre le Dao et l’ensemble des phénomènes de l’autre : le Sage est au peuple ce que le Dao est au cosmos – invisible, agissant par le fait de non-agir, et permettant pourtant l’éclosion, la croissance et le retour à l’origine de cela et de ceux dont il est en charge.

Wang Bi développe en même temps une véritable philosophie du langage : les termes et la syntaxe du Daodejing et du Classique des Mutations fournissent l’ensemble des traces du « Ce par quoi (ji) » qui soutient et organise le monde phénoménal. « Ces textes sont donc lus comme une série de marqueurs improvisés pointant vers un centre élusif14. » La ductilité des textes classiques tels que les reprennent les commentaires de Wang Bi tant sur le Daodejing que sur le Yijing révèle que la réalité première qu’ils essaient d’approcher se meut entre le visible et l’invisible, entre ce qu’on peut discerner et ce qui reste indiscernable. C’est du reste le sens même du caractère xuan (mystère) qui dans son étymologie, parle de la couleur des eaux ou du ciel au crépuscule, au moment où tout va sombrer dans l’obscurité mais n’y est pas tombé tout à fait encore. Le même entre-deux marque la relation entre silence et parole. On parle de la façon dont on se tait, on se tait comme si l’on parlait. « Le silence n’est pas l’antonyme de la parole (mo fei dui yan zhe ye) », écrit Wang Bi15. De ce fait même, le philosophe-commentateur lui-même se doit de rester dans cet intervalle, dans cet espace intercalaire : il ne saurait énoncer une parole « claire », évidée de sa charge de silence sans s’éloigner du même coup de la réalité première dont il tente pauvrement de rendre compte tandis qu’il chemine au travers des traces que le langage laisse en ce monde.

3 Mystique et transcendance

C’est donc cet « au-delà du mystère » qui est davantage encore un mystère que l’École du xuanxue se donne pour « objet » de méditation. Nous nous exprimons ici improprement puisque la même École rappelle obstinément que cet « Au-delà » échappe au domaine de « l’objet ». En cela, elle est absolument fidèle à l’esprit du Zhuangzi et du Daodejing, ses textes de prédilection : Zhuangzi transfère le transcendantal du domaine de la « métaphysique » (« ce qui est au-delà de la forme [xing er shang] ») proprement dite à celui de la téléologie : le mode de transcendance qu’il propose est une ouverture à la liberté illimitée et inconditionnelle. La distinction reste indécise : la liberté transcendantale obtenue par celui qui communie pleinement avec le Dao parle de la transcendance ontologique du Dao. Peut-être nous faudrait-il dire que l’approche du Dao par Zhuangzi est transcendantale par le fait que le texte parle tout à la fois et de l’insondable Origine et de la liberté inconditionnelle située à son horizon.

On peut également suggérer que le domaine de la transcendance est évoqué dans le Zhuangzi par le simple usage du caractère « grand » (da). En relation avec l’utilisation de ce caractère, Yuet Keung Lo parle même de « transcendance maximale », qu’il relie judicieusement à l’idéal zhuangzien de « l’errance sans entraves » (xiaoyao you) : l’errance n’est véritablement illimitée que si elle se déroule dans l’illimité (du « grand sans limite » : da), dans ce qui ne peut être mesuré, divisé, compté ou encore nommé16. On retrouve une idée similaire chez Augustin : le premier mot des Confessions est « grand [magnus] » (« Magnus es, Domine »), immédiatement clarifié par l’ajout : « Il n’est pas de nombre [de limites] à ta sagesse [ta sagesse ne peut pas être comptée] » (« sapientiae tuae non est numerus »). Que Dieu soit « grand », telle est la première des confessions qui sortiront de la bouche d’Augustin, et son sens ne se dévoile que lorsque l’on a perçu qu’ « être grand » signifie d’échapper à toute tentative de mesure et de comptage.

Cet espace de « silence parlant » laissé ouvert par le Zhuangzi et le Laozi (et même par Confucius à travers son refus d’aborder les questions touchant à l’ultime – voir Analectes 11.12, entre autres passages pertinents) sera exploité de différentes manières par les générations successives de penseurs chinois. Wang Bi opère à sa façon le même passage du cosmologique à l’ontologique (quelle que soit l’adéquation du mot dans le contexte chinois) : le Dao (un terme qu’on n’utilise que par défaut d’un autre meilleur, insistent et le Laozi et Wang Bi17 ) engendre les myriades des êtres et des choses par son absence de forme (mo xing) et son ineffabilité (wu ming), affirme Wang Bi au tout début de son Commentaire sur le Laozi. Le Dao, écrit-il encore, est à comprendre comme la raison par laquelle les choses viennent à l’existence et prennent leur forme (shi cheng). Il se situe au-delà du domaine du phénoménal, car l’approcher par l’expérience sensorielle ne permet pas d’obtenir une quelconque connaissance : abordé « comme une chose (wei wu) », le Dao est sans caractéristiques perceptibles (hun cheng). Considéré « comme une image (wei xiang) », il ne possède pas de caractéristiques visuelles. « Comme un “son” (wei yin) », il est silencieux. « En tant que saveur (wei wei) », il est insipide. Le Dao n’est « contraint par rien (bu xi). »

Wang Bi affirme que si une chose possède toutes les caractéristiques déterminables (ou générales) à un degré infini, alors elle ne peut avoir aucune caractéristique spécifique ; toute caractéristique spécifique deviendrait une contrainte pour son infinité. Selon Wang Bi, le dao est une entité qui possède toutes les caractéristiques déterminables à un degré infini : il a une image infinie, une taille infinie, un son infini, une profondeur infinie, une saveur infinie, etc. Cette infinité est la raison pour laquelle le Dao n’a pas de caractéristiques. Par conséquent, le dao est infini, il est donc sans caractéristiques. Il est sans caractéristiques, et c’est donc la raison pour laquelle les myriades de choses existent et sont telles qu’elles sont. Le dao, par son infinité, sert de fondement ontologique aux myriades de choses.

(Hao Hong18 )

En contraste marqué avec Wang Bi, la perspective adoptée par Guo Xiang (252-312 CE) dans son Commentaire du Zhuangzi peut être comprise comme étant strictement immanente. La recherche d’un sol, d’un fondement (même d’un fondement sans fondement comme apparaît être le Dao décrit par Wang Bi) qui préexisterait à l’existence des choses est une opération dénuée de sens. L’approche de Guo Xiang est au plus clair dans son commentaire du chapitre 22 du Zhuangzi :

Qu’est-ce qui peut bien exister avant les choses [wu] ! Je pourrais dire que le yin et le yang étaient antérieurs aux choses, mais le yin et le yang eux-mêmes ne sont que ce que nous pouvons appeler des choses. Qu’y avait-il donc avant le yin et le yang ? Je pourrais penser que la nature [le naturel (ziran)] leur était antérieure, mais la nature signifie simplement que les choses fonctionnent spontanément par elles-mêmes. Je pourrais dire que le Dao parfait était là avant eux, mais le Dao parfait consiste en un vide parfait [zhiwu]. En tant que tel, il n’a pas d’existence, alors qu’est-ce qui aurait pu être plus avant cela ? Dans ces conditions, qu’est-ce qui aurait pu exister avant les choses ? Cependant, comme les choses continuent d’exister sans jamais se terminer, il est clair qu’elles se produisent spontanément et non pas parce que quelque chose les fait se produire.

(Guo Xiang, Commentaire sur le chapitre 22 du Zhuangzi.)

Le contraste ici établi entre Guo Xiang et Wang Bi illustre un fait d’importance : ce qui fait la relative unité de l’École du Mystère, ce n’est pas une position partagée ; c’est bien plutôt un mode de lecture qui tend à dégager les questions ultimes posées par les textes interrogés, à les radicaliser, et à trouver en leur fonctionnement même les clés d’interprétation par lesquelles le texte va parler autrement, parler plus fortement, aux contemporains du commentateur.

Autre point qui rapproche nos auteurs : le fait que nos textes ne procèdent pas au travers de catégories entièrement dégagées de la description de l’expérience tant phénoménale qu’intérieure vers laquelle ils pointent leur a permis de préserver le caractère ineffable de l’Origine et de pointer en même temps vers une forme de « transcendance téléologique ». Pareille expérience s’inscrit dans le corps – le mouvement de retrait après l’effort (Laozi 9), la manière dont la faiblesse du nourrisson va de pair avec sa force d’adhésion au corps de sa mère (Laozi 55), la ductilité du vivant comparée à la raideur cadavérique (Laozi 76)… On pourrait dire ici, avec Certeau, que l’âme devient « le sens tacite du langage corporel19 ».

La manière d’articuler les questions fondamentales articulée par l’École du Mystère a permis le développement d’une pluralité de points de vue lorsque la pensée chinoise est entrée dans l’ère de la « scolastique », autrement dit lorsqu’elle a entrepris de commenter ses Classiques dans le mouvement par lequel elle s’assimilait les doctrines bouddhistes et entreprenait de systématiser la compréhension qui résultait de ces croisements.

4 Au travers de la lecture, l’éclosion d’un langage

On peut résumer comme suit le parcours effectué au long des pages précédentes : l’École du Mystère s’applique moins à l’invention qu’à l’éclosion d’un langage. Au travers des aphorismes du Laozi, de la luxuriance narrative du Zhuangzi, des hexagrammes algébriques du Yijing, elle s’essaie à trouver et faire ressortir l’arête vive d’un langage expérientiel. Elle s’applique à faire goûter l’équivalence du « Un » et du « Rien », le passage continuel du « il n’est pas » au « il est », et son retour, à réaliser l’avènement de ce mystère vital chez le lecteur qui sait s’arrêter de lire.

La lecture peut se faire « jardin des affects », écrit Michel de Certeau :

Les “saveurs”, “goût”, “ferveurs” qui la ponctuent supposent une lecture faite de mouvements : émotions et motions s’y conjuguent ; l’affectus implique et stimule un motus. Aussi la lectio est-elle considérée comme une actio. […] Opération de passage, elle tourne ailleurs, loin du livre, ce qu’elle met en œuvre dans son jardin20.

La « lecture absolue », telle qu’envisagée par Certeau, se délie du texte. A l’époque où le modèle de la lecture spirituelle se consolide et se répand, « le livre donne corps à l’attente (…) Il survient, il vous tombe dans les mains, comme un trésor à ouvrir : un espace de voix à reconnaître21. » En se présentant comme un seuil, le livre s’introduit aussi comme un Autre – comme l’Autre. Et s’il se fait jardin des affects, il permet aussi au lecteur (une fois que la lecture aura permis d’identifier les affects pour ce qu’ils sont) de traverser vers leur delà. Certeau parle aussi de la lecture spirituelle comme d’un aliment dont la manducation non seulement nourrit mais encore « édifie » (dans la diversité des sens de ce verbe) et le cœur du lecteur (peut-être même son corps physique, ainsi fortifié) et le corps spirituel auquel il se rattache. Enfin, ajoute encore Certeau, il va falloir à un moment laisser le livre, il faudra apprendre à s’en séparer. Alors, si la lecture s’est faite vraiment spirituelle, le livre cesse d’être le maître, il devient bien plutôt la dalle funéraire à briser afin que la voix qu’il contient se fasse entendre non plus d’abord en ses pages mais plutôt au for intérieur22. Certeau risque ici une « lecture de la lecture » qu’on peut légitimement rapprocher de la lecture « par commentaires » de nos auteurs chinois. En même temps nous sont ici données des clés nouvelles pour comprendre les seconds par le premier, et réciproquement.

Certeau parle ici de la pratique de la lecture spirituelle aux XVIe et XVIIe siècles. Un auteur chinois bien postérieur aux nôtres mais qui y a puisé beaucoup, Zhu Xi (1130-1200), compare le bon lecteur à qui entame précautionneusement le fruit et peut ainsi en discerner le goût. Dans le même passage, le lecteur digne de ce nom est encore identifié à l’homme qui prend un soin consciencieux de son jardin mais sait ensuite le laisser produire du fruit par lui-même :

La règle générale pour la lecture, c’est qu’il faut devenir familier avec le texte. Lorsqu’on s’est ainsi familiarisé avec lui, on en obtiendra une connaissance supérieure. Lorsque pareil degré est atteint, le principe se montre de lui-même. C’est comme manger un fruit : si on le dévore juste à grands coups de dent, on n’en éprouve pas le goût – et déjà il est mangé. Il faut le mâcher avec soin, et à ce moment-là son goût se révèlera, l’on saura s’il est doux ou amer, âcre ou sucré. » Il a dit aussi : « Le jardinier arrose son jardin. Celui qui sait bien arroser arrose fruits et légumes l’un après l’autre. En peu de temps, il les aura suffisamment irrigués ; le sol et l’eau en harmonie, la plante aura ce qu’elle requiert et lors grandira tout naturellement. Celui qui ne sait comment arroser pressera sa manière de faire (zhi), il apportera une palanche d’eau et en inondera les plantes. Les gens verront comment il s’y prend, et que les plantes n’ont pas ce dont elles ont besoin. » Il a dit encore : « La voie quant à la lecture, c’est que plus on s’applique (yong li) plus on reçoit : On fait beaucoup d’efforts (gongfu) à la lecture du premier livre, et puis on n’a pas besoin d’autant. […] On dépense dix à la lecture du premier, au suivant huit à neuf, puis six à sept, et par la suite il suffira de dépenser quatre à cinq23.

Zhu Xi demande au lecteur de laisser le texte produire en lui les effets dont il est porteur, cela une fois que le même lecteur aura consenti de consacrer à la tâche les efforts préliminaires à fournir. En tradition chinoise, calligraphier un texte facilite la familiarisation avec lui et ouvre davantage aux effets qu’il produit : la calligraphie est une pratique « incorporatrice ». Elle inscrit le texte proprement dans le corps du lecteur qui « pratique » le texte.

Ou encore : le texte agit comme le fait la musique rituelle. Cette dernière permet au sage d’entrer en résonance, dans le microcosme de son corps, avec l’harmonie du cosmos entier. Culture morale et participation à l’harmonie cosmique s’associent par le biais de l’apprentissage musical24. Pareille conception « consonne » avec ce qui est attendu de l’apprentissage textuel aussi bien : il s’agit d’intérioriser les signes (encore animés du souffle qui les produit) par lesquels ce qui anime le monde phénoménal est transcrit dans un langage particulier. Et il s’agit alors de laisser « Ce par quoi » les être naissent et se transforment se communiquer directement à nous, pour rectifier notre intérieur et nous conformer à l’Origine.

Au rapport au langage que les écrits de nos auteurs entretiennent, on pourrait appliquer une formule de Certeau : « Le langage n’est pas un intrus dans l’expérience ; et le silence n’est pas au-delà du langage, il est dans le langage. Il est la vérité du langage25. » Si l’on voit l’échange de paroles comme expérience, alors elle s’inscrit dans l’ensemble des expériences par lesquelles « l’art du Dao » (daoshu26 ) nous est révélé. Mais alors, la règle rhétorique cardinale de nos textes sera d’assurer que ce que l’auditeur et le lecteur perçoivent de la parole et de l’échange soient bien pour eux expérience vitale, et non détour par quoi s’abstraire de cette dernière. C’est très exactement l’objet de la réflexion développée par Zhuangzi. Arrêtons-nous sur le fragment suivant, qui inspirera le rapport au langage et à l’écriture de l’École du Mystère :

Grand savoir reste en loisir ; petit savoir, affairé, vaque. Grande parole jaillit en flamme ; petite parole papote, papote. […] Parler n’est pas souffler : qui parle possède la parole [les mots], et les mots qu’il possède ne sont pas fixés [à leur place]27. Alors, est-ce encore parole ? La parole qui n’a pas été éprouvée [littéralement : goûtée], est-elle encore parole ? Si l’on estime qu’elle diffère du pépiement des oisillons, c’est parce que, par elle, on peut discuter – n’est-ce pas indiscutable ? La Voie se serait-elle donc obscurcie au point qu’il y ait en elle l’authentique et l’inauthentique ? La parole s’est-elle obscurcie au point qu’il y ait en elle vrai et faux ? La Voie s’en est-elle allée au point qu’elle n’existerait plus ? La parole existerait et elle ne serait capable de rien ? La Voie est masquée pour qui vise à peu ; la parole est masquée par la pompe et les arts. De là proviennent les jugements portés par Confucéens et Moïstes, les uns affirmant ce que les autres réfutent, les autres réfutant ce que les uns affirment. Si l’on désire s’y retrouver dans les affirmations et les réfutations, alors rien ne vaut [le fait de procéder par] l’illumination.

(Zhuangzi 2.2 et 2.4)

Il existe une « grande parole » (da yan). En d’autres termes, la parole peut participer du « grand », et donc du « Un », de l’indivisible. Grande parole et grande connaissance ne procèdent pas par distinctions, additions, soustractions, elles vont au-delà du « vrai » et du « faux », elles portent comme le feu, elles s’éprouvent comme lui, et comme lui elles sont « lumière (ming). L’ironie qui désarçonne peut révéler tout à la fois la force et l’inanité de la parole : Zhuangzi remarque qu’il est indiscutable que la parole permette aux hommes de discuter. Il faut sans doute se laisser frapper par ce constat pour ne plus simplement discuter, mais découvrir ce qu’est la « grande parole ». Quand la parole brûle le cœur et dessille les yeux, elle est grande. Si elle procède, si elle affecte différemment, c’est qu’elle s’affaire bien petitement.

5 Retour à Certeau

On peut trouver étrange de s’arrêter sur des textes chinois dont on ne saurait trouver chez Certeau la moindre trace. Mais justement : il s’agit de donner pertinence relancée à l’œuvre de Michel de Certeau en le confrontant à une étrangeté radicale. Il s’agit aujourd’hui pour nous de « laisser » l’œuvre de Certeau, et cela pour la retrouver autrement ; il s’agit de la laisser retrouver une « étrangeté » par laquelle sa fécondité sera renouvelée et à nouveau manifestée ; il s’agit de laisser Michel de Certeau (re)devenir un étranger, de la même façon que lui-même a su lire autrement les auteurs qu’il a commenté (à commencer par Surin) en commençant par accepter que s’exprime en eux une étrangeté que recouvrait par trop une familiarité supposée – la familiarité d’une tradition qui liait l’œuvre commentée au commentateur.

Outre leur réflexion parallèle sur le risque d’oser parler de cela que l’on sait ne pas pouvoir nommer, réflexion déjà évoquée plusieurs fois au cours de cette contribution, la complicité qui lie Certeau aux auteurs chinois évoqués ici me semble largement résulter du statut que tous donnent à la lecture et au commentaire. Certes, toutes les cultures et religions qui se fondent sur des textes classiques ou canoniques se confrontent à une tâche similaire : plus l’on s’éloigne de l’époque où les textes fondateurs été écrits, plus ces mêmes textes sont en mal d’interprétation, réclament commentaire. Ce constat a amené par exemple Michael Quisinsky et Peter Walter à comparer les herméneutiques développées à l’intérieur du judaïsme, du christianisme, de l’islam, de l’hindouisme et du bouddhisme28. Mais il s’agit ici de bien plus que cela, et le poids donné par Michel de Certeau à l’adjectif « absolu » (« la lecture absolue ») nous place au cœur de la question. Le terme d’ « absolu » évoque le « grand » (da) privilégié par nos auteurs ; ce dont la caractéristique est d’être sans caractéristiques, échappe à la mesure, est essentiellement « délié ». La lecture absolue peut être dite pèlerinage vers l’absolu29 ; nous avons vu combien, chez Wang Bi par exemple, c’est la lecture même du Daodejing qui amène celui qui s’y engage à effectuer le saut, expérientiel et conceptuel indissociablement, vers « l’obscurcissement au-delà de l’obscurcissement30 ». L’enjeu de ce mode de lecture n’est pas de procéder à l’éclaircissement du texte mais à l’inverse d’entrer dans « l’obscurcissement » (le mystère) vers lequel le texte conduit. Allons encore un pas plus loin : étymologiquement, « absolu » (absolvere, absolutio) renvoie à un déliement, un détachement, une émancipation envers la tradition reçue par laquelle sont fondées de nouvelles procédures de lecture31. Là encore, nos analyses précédentes ont fait pressentir combien l’École du Mystère subvertissait la tradition du commentaire ; elle n’inscrit pas l’œuvre à commenter dans une trame ; bien plutôt, elle la dé-trame, elle remonte jusqu’à l’expérience essentielle dont le texte est la trace, trace qu’on délaissera dès que l’objet de la quête est intuitivement saisi. Ainsi, écrit Wang Bi dans son commentaire sur le Classique des Mutations, « l’image est le piège par lequel nous attrapons l’idée, et la parole est le piège à lapin (ti) par lequel nous exprimons l’idée véhiculée par l’image32 ». Grâce à l’image, puis à son exégèse, nous sommes en mesure d’« attraper » quelque chose de ce qu’est le Dao – mais une fois que l’on a attrapé, il faut oublier le piège. Si l’on s’en tient à l’image (et, pourrait-on ajouter, en s’appuyant sur la prose concise de Wang, à l’exégèse construite autour de l’image), on trahit l’image à partir de laquelle le sens a été « attrapé ». C’est là une autre façon de parler d’une lecture « absolue », déliée, émancipée de l’appareillage dont elle a pu pourtant à certains moments s’équiper.

L’œuvre de Michel de Certeau commence à peine à être transposée (comme un morceau de musique est transposé) d’un ensemble culturel à l’autre. Si les principes qu’elle suggère et sur lesquels elle se déploie possèdent leur part de vérité et d’universalité, alors pareille transposition suscitera des résonnance et des effets, des affects inédits. Au reste, le même constat s’applique aux lectures de Certeau développées depuis l’aire culturelle à laquelle il se référait (l’Europe occidentale et aussi l’Amérique latine), puisque cette dernière a connu des transformations radicales depuis le temps de la disparition de Certeau. L’auteur se révèle « grand » (comprendre : l’auteur se révèle échapper toujours à la mesure, aux tentatives poursuivies pour le mesurer, si l’on reprend la connotation du terme « grand » chez Zhuangzi et chez Augustin) à partir du moment où il commence à nous parler « hors contexte », alors même pourtant que tout ce qu’il nous dit témoigne qu’il prend son origine et son inspiration première dans un lieu, une époque, un contexte donné. Et pourtant, par la vertu et de ses « silences parlants » et de notre lecture en ses affects, il échappe à ses déterminations d’origine.

Après tout, « à bien marcher, on ne laisse pas de traces (shan xing wu zhe ji) », murmure le Daodejing (stance 27). Et comme en écho : « Par la mer passait ton chemin, / Ton sentier par les eaux profondes, / Et nul n’en a connu la trace. » (Psaume 77) Telle que retranscrite par Certeau, l’aventure de Surin nous l’apprend : d’un heureux naufrage, nul ne sait la trace. Nous sommes invités à partager cette douloureuse légèreté : celle du marcheur qui se refuse et à suivre et à dessiner ce qui deviendrait un chemin par tous emprunté. Il s’agit de laisser chacun inventer « son style propre », celui justement par lequel il « n’a pas de propre » mais trouve son exercice provisoire en un site donné33. Il s’agit d’entrer dans l’art, le style, le vent du Dao, « lequel est partout et nulle part » (Zhuangzi, ch.33). Il s’agit aussi de nous accorder à nous-même pareille liberté – et la difficulté, pour beaucoup d’entre nous, réside justement en ce dernier point.

Le « bien marcher » qui ne laisse pas de trace, l’art d’avancer vers le seuil qui sépare et unit le visible et l’indiscernable, l’avancée par quoi le quêteur abandonne son « propre », l’attraction d’un style défini par l’errance, le goût du braconnage vers les frontières … De ce style, de cet art qu’aucune technique n’encercle ni ne décrit, témoignent l’École du Mystère et ses auteurs de référence, les mystiques étudiés par Certeau, et enfin Certeau lui-même. Chacun d’entre eux procède à sa façon propre ; chacun témoigne de l’essentiel ; chacun garde en même temps sa part irréductible de mystère – d’étrangeté.

Biography

Benoît Vermander is professor of religious anthropology at Fudan University (Shanghai) where he also teaches the hermeneutic of Chinese Classics. He heads the Xu Guangqi Institute in the same university. Before joining Fudan in 2009 he was the director of the Taipei Ricci Institute (1996-20090) Among his publications: Shanghai Sacred (with Liz Hingley and Liang Zhang, University of Washington Press, 2018), The Hermeneutic Triangle (Fudan University Press, 2022, in Chinese), Comment lire les classiques chinois (Les Belles Lettres, 2022), The Power of Ritual (Zhongxi Publishing House, 2023, in Chinese), The Encounter of Chinese and Western Philosophies. A Critique (De Gruyter, 2023), Textual Patterns and Cosmic Designs in Early China (Routledge, 2024). For the Oxford U.P. Handbook series he has authored contributions on “Jesuits in China”, on “Jesuits in the 20th century”, and on “Rituals, Cereals, and Social Structures.”

Bibliography

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  • Wang Bi, Lou Yulie, éd., Wang Bi jijiaoshi [Édition critique des œuvres de Wang Bi], Beijing: Zhonghua shuju, 1980.

1

Les 81 « chapitres » de la version canonique du Daodejing (appelé aussi Laozi, du nom de son auteur présumé) sont extrêmement courts. Le terme de « stance », proposé par Jean Levi, rend mieux compte de leur nature.

2

Des considérations de syntaxe conduisent certains à préférer traduire : « Sous l’obscurcissement, autre obscurcissement ; » Voici le texte complet de cette stance initiale, laquelle joue un rôle central pour nos penseurs : « Une voie qu’on déroule n’est pas la Voie constante ; un nom qu’on énonce n’est pas le Nom constant. Ce qui est sans nom est l’origine du Ciel-Terre ; posséder un nom, c’est là l’engendrement (littéralement : être la mère] de tous les êtres. Ainsi, toujours le Sans-désir contemple la merveille ; toujours le Désirant en contemple les pourtours. L’un et l’autre sortent du même lieu mais ils ont des noms différents ; l’un et l’autre peuvent être dits mystère. Sous le mystère [l’obscurcissement], autre mystère : porte des multiples merveilles. » (Ma traduction, pour cet extrait et pour tous les textes chinois cités dans cet article.) Pour le contexte et les difficultés lexicales et syntaxiques de ce passage, voir. B. Vermander, Empty Yet Inexhaustible. Reading the Daodejing With Others. Nagoya, Chisokudo Publications, 2024, pp. 25-27 et 39-41. Pour les versions reçues des textes classiques chinois j’ai pris comme référence les textes de la collection Zhonghua jingdian mingzhu quanben quanzhu quanyi congshu publiée par les éditions Zhonghua shuju, Beijing. Dans le contexte de cet article et des buts qu’il s’assigne il n’a pas semblé nécessaire de détailler plus avant les éditions chinoises utilisées. Par ailleurs, le site Chinese Text Project (ctext.org) offre un accès direct à tous les textes chinois ici cités.

3

« Il y a des moments sans langage et sans durée (cf. saint Jean de la Croix) qui se présentent justement comme indicibles (mais là encore se présente la dialectique du langage, sa négativité : comme la phrase est la négation de chaque mot, on a dans ces ‹ expériences › mystiques le moment absolu de cette négativité, et ces ‹ touches › divines sont ‹ dites › comme ‹ ne pouvant être dite ›.) » [M. de Certeau, « L’expérience religieuse, ‘connaissance vécue dans l’Église’ », Pax, Bulletin du Séminaire Universitaire (Lyon), 19 (99), mai 1956, cité in Andrès G. Freijomil, Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 541.

4

M. de Certeau, La fable mystique. XVIe-XVIle siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 10.

5

Ces trois textes sont incontestablement très anciens, comme l’ont prouvé, surtout pour le premier et le troisième de ces textes, les fouilles archéologiques des cinquante dernières années. En même temps ils ont fait l’objet d’une entreprise éditoriale, et leurs éditions canoniques ont été fixés environ 250 ans avant l’époque de Wang Bi. Le Zhuangzi se caractérise par la grande cohérence au moins de ses sept premiers chapitres, plus largement par la vigueur et l’unité du style.

6

Le jésuite Joachim Bouvet (1656-1730) écrivait à Leibniz avoir trouvé dans le Yijing « le système achevé d’une métaphysique parfaite ». (Cit. in R.F. Merkel, Leibniz und China, Berlin, de Gruyter, 1952, p. 20)

7

Qi : l’ustensile est cela que l’on moule, façonne, la matière à quoi l’on a octroyé une forme.

8

Anne Cheng, « La trame et la chaîne : aux origines de la constitution d’un corpus canonique au sein de la tradition confucéenne », Extrême-Orient, Extrême-Occident, 1984 (5), p. 14.

9

« So respected was the commentarial form that literati even began producing interlinear, running commentary on earlier interlinear, running commentary on the classics, what is called subcommentary. » Daniel K. Gardner, « Confucian Commentary and Chinese Intellectual History », The Journal of Asian Studies 57 (2), 1998, p. 397.

10

Gardner, « Confucian Commentary and Chinese Intellectual History ». Voir aussi l’introduction de Richard Lynn à sa traduction du Classique des mutations (The Classic of Changes: A New Translation of the I Ching as Interpreted by Wang Bi. Columbia U.P., 1994).

11

Les Mutations étudient les principes de succession des affaires cosmiques et sociales, et celui qui en fait usage peut en déduire à quel moment d’un processus il se trouve lui-même précisément situé. Les Annales relatent une succession d’événements historiques, et des principes moraux et cosmiques peuvent alors en être déduits. Pour les points développés dans la première moitié de la partie présente : Benoît Vermander, Comment lire les classiques chinois, Paris, Les Belles Lettres, 2022, notamment pp. 108-112.

12

« The construction of the text into an understandable utterance; the explanation of the philosophic logic behind the text’s statement; and the deconstruction of previous constructs enshrined in the mind of the reader. » Rudolf Wagner, The Craft of a Chinese Commentator. Wang Bi on the Laozi, Albany, SUNY Press, 2000, p. 299.

13

Wang Bi, cité in: Wagner, The Craft of a Chinese Commentator. Wang Bi on the Laozi, p. 54.

14

Rudolf Wagner, Language, Ontology, and Political Philosophy in China: Wang Bi’s Scholarly Exploration of the Dark (Xuanxue), Albany, SUNY Press, 2003, p. 62.

15

Wang Bi, cité in: Wagner, The Craft of a Chinese Commentator. Wang Bi on the Laozi, p. 64.

16

Yuet Keung Lo. « The Zhuangzi and Wei-Jin Xuanxue », in Dao Companion to the Philosophy of the Zhuangzi, edited by Kin-Chong Chong, Springer, 2022, pp. 447-466.

17

Wang Bi distingue soigneusement entre la « désignation » (cheng) et le « nom » (ming). Dao est une désignation. Un nom, explique Wang Bi, provient d’une spécificité donnée (fen) trouvée dans l’objet considéré. « Nommer » devient une opération vouée à l’échec lorsqu’elle s’applique à l’Ultime : sans forme, l’Ultime est dépourvu de toute caractéristique. Inversement, une désignation est le produit de ma propre subjectivité dans le processus de recherche de ce qui m’échappe. Wang Bi, in Lou Yulie (éd)., Wang Bi jijiaoshi [Édition critique des œuvres de Wang Bi], Beijing, Zhonghua shuju, p. 197.

18

Hao Hong, « The Metaphysics of Dao in Wang Bi’s Interpretation of Laozi », Dao 18 (2), 2019, p. 239.

19

M. de Certeau, « L’homme en prière, cet ‘arbre de gestes’ », Bulletin du cercle Saint Jean-Baptiste, 28, 1964, p. 21.

20

Michel de Certeau, « La lecture absolue », in La Fable mystique II, Paris, Gallimard, 2013, p. 208.

21

Michel de Certeau, « La lecture absolue », p. 203.

22

Voir Benoît Vermander, « L’advenir d’une œuvre », in Michel de Certeau : le voyage de l’œuvre, dir. Luce Giard. Paris, Éditions Facultés jésuites de Paris, 2017, pp. 233-244.

23

Propos raisonnés de Maître Zhu, Dushufa shang (La méthode pour lire, 1), 50. Des extraits des Propos raisonnés, notamment certains pertinents pour la compréhension de la méthode herméneutique propre à Zhu Xi, ont été traduits par Daniel Gardner, Zhu Xi, Learning to Be a Sage. Selections from the Conversations of Master Chu, Arranged Topically, translated with commentary, Berkeley, The University of California Press, 1990.

24

Cf. Erica Fox Brindley, Music, Cosmology, and the Politics of Harmony in Early China, Albany, SUNY Press, 2012, pp. 125-129.

25

Michel de Certeau, cité par Dominique Salin, « Michel de Certeau et la question du langage », Recherches de Science Religieuse, 104 (1), 2016, p. 35. (D. Salin cite ici un article ronéoté de 1956 reproduit dans Le voyage mystique, Paris, Cerf, 1988, pp. 27-51).

26

Une expression centrale du dernier chapitre du Zhuangzi : aux techniques particulières qui ont chacune leur champ d’application (et prétendent indûment élargir ce même champ à l’ensemble de la réalité) s’oppose « l’art du Dao », lequel « [ne peut être trouvé] nulle part et est partout ». Cet art n’est autre qu’un « style » (feng – littéralement : un vent), affirme le texte.

27

Comprendre : en tant qu’il possède, qu’il contrôle les mots, le locuteur peut en faire « bouger » le sens.

28

Michael Quisinsky & Peter Walter (eds.), Kommentarkulturen: Die Auslegung Zentraler Texte Der Weltreligionen. Ein Vergleichender Uberblick. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2007.

29

Cf. A. Freijomil, Arts de braconner, p. 44.

30

Cf. plus haut, note 2. Une fois encore, ce sont des considérations syntaxiques qui amènent à lire le terme xuan, dans la première stance du Laozi, comme une forme verbale. « Rendre plus obscur et encore une fois rendre plus obscur », pourrait-on traduire.

31

Cf. A. Freijomil, Arts de braconner, pp. 217-220.

32

Wang Bi, in: Lou Yulie, Wang Bi jijiaoshi [Édition critique des œuvres de Wang Bi], p. 609.

33

Cf. « Historicités mystiques », in La Fable mystique II, Paris, Gallimard, 2013, p. 50.

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