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Le corps déchiré de l’Irak dans le roman al-Mašṭūr (2017) de Ḍiyāʾ Ǧbaylī

In: Quaderni di Studi Arabi
Author:
Tania Al Saadi Stockholm University Stockholm Sweden

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https://orcid.org/0000-0002-6725-2531
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Abstract

This article is dedicated to the Iraqi novel al-Mašṭūr : Sitt ṭarāʾiq ġayr šarʿiyya li-iǧtiyāz al-ḥudūd naḥwa Baġdād (2017) by Ḍiyāʾ Ǧbaylī. Through an illegal journey of two characters in Iraq, this book presents a new literary approach of the sectarian conflict that tears apart the country. Intertextuality with the Italian novel The Cloven Viscount (1952), by Italo Calvino, works as a connecting thread in the story. The complex Iraqi identity and the conflicts that are related to it are depicted as the result of both the country’s geographical position and its history. The first part of the article focuses on the spatial configuration in the story and the way the concept of borders is used to define the Iraqi identity. The latter is also the object of the second part that attempts to discuss the close relationship that the novel suggests between the body of the martyr and the homeland.

Abstract

This article is dedicated to the Iraqi novel al-Mašṭūr : Sitt ṭarāʾiq ġayr šarʿiyya li-iǧtiyāz al-ḥudūd naḥwa Baġdād (2017) by Ḍiyāʾ Ǧbaylī. Through an illegal journey of two characters in Iraq, this book presents a new literary approach of the sectarian conflict that tears apart the country. Intertextuality with the Italian novel The Cloven Viscount (1952), by Italo Calvino, works as a connecting thread in the story. The complex Iraqi identity and the conflicts that are related to it are depicted as the result of both the country’s geographical position and its history. The first part of the article focuses on the spatial configuration in the story and the way the concept of borders is used to define the Iraqi identity. The latter is also the object of the second part that attempts to discuss the close relationship that the novel suggests between the body of the martyr and the homeland.

La littérature irakienne des deux dernières décennies a témoigné de l’émergence d’une abondante écriture romanesque qui a tenté d’illustrer la détérioration politique et sociale du pays et, en particulier, les conflits identitaires et le déchirement sectaire qui en résultent. Dans ce contexte mouvementé où la violence est devenue une réalité quotidienne, une nouvelle écriture axée sur la thématique de la mort et mettant en scène, entre autres, des cadavres, des morts-vivants et des corps déchiquetés, a vu le jour sous la plume de nombreux auteurs, comme Sinān Anṭūn, Aḥmad Saʿadāwī, Ḥasan Blāsim, Burhān Šāwī, Wārid Badr al-Sālim …1 Le roman al-Mašṭūr : Sitt ṭarāʾiq ġayr šarʿiyya li-iǧtiyāz al-ḥudūd naḥwa Baġdād (L’homme pourfendu : six moyens illégaux pour traverser les frontières vers Bagdad) (2017) de Ḍiyāʾ Ǧbaylī, qui fait l’objet de cet article s’inscrit dans ce courant d’écriture.

Romancier et nouvelliste originaire de la ville de Bassorah, Ǧbaylī (né en 1977) a écrit des récits dédiés à l’histoire contemporaine de l’Irak, révélant les maux qui frappent le pays depuis plusieurs décennies dont la dictature, les guerres et les conflits intercommunautaires. L’intertextualité et les références littéraires et culturelles étrangères, surtout occidentales et latino-américaines, représentent un aspect caractéristique de son écriture. Celle-ci se distingue également par le recours au surnaturel et par l’emploi fréquent de figures animales. Son roman al-Mašṭūr représente une nouvelle approche, à la fois thématique et technique, qui illustre et révèle les fondements du déchirement identitaire du pays. Le récit introduit en effet une vision complexe de l’identité irakienne en soulignant ses multiples facettes, notamment à travers la notion de frontières qui, déjà présente dans le titre du roman, se manifeste à plusieurs niveaux de celui-ci, aussi bien dans un sens concret que figuré.2

Al-Mašṭūr s’inspire du roman italien Il visconte dimezzato (Le vicomte pourfendu) (1952) d’Italo Calvino (1923-1985) qui met en scène un vicomte dont le corps est coupé en deux moitiés à la guerre. Deux personnages en résultent : un bon et un méchant. L’un sème la tyrannie dans la ville et l’autre, d’une extrême bonté, séduit la population. Les deux personnages finissent par s’affronter en duel à la fin du roman et se blessent mutuellement. Mais le médecin arrive à les sauver et à restituer leur corps. Quant au roman irakien, son histoire démarre à la frontière entre l’Irak et la Syrie, quand un Irakien est exécuté par deux membres de Dāʿiš, un Afghan et un Tchétchène, lesquels tentent en vain de savoir si l’homme capturé est sunnite ou chiite, et finissent par le couper verticalement en deux parties au moyen d’une scie électrique. Ne sachant plus qui elles sont, les deux moitiés qui résultent de cet acte sanguinaire décident d’aller à Bagdad afin de trouver le roman de Calvino pour savoir comment les deux moitiés du vicomte italien ont été recollées et pour parvenir, en redevenant un corps entier, à connaître leur propre identité. Ils se donnent les noms de Méso et Potamia et commencent un parcours jalonné d’obstacles vers la capitale. N’ayant pas d’identité, les deux personnages, désormais clandestins, sont arrêtés à maintes reprises et jetés à chaque fois sur l’une des frontières qui séparent l’Irak des pays voisins. Pendant ce voyage, Méso et Potamia traversent tout le pays, affrontent de nombreuses difficultés et situations chaotiques et croisent plusieurs personnes qui leur racontent leurs propres histoires.3

La fin du récit renvoie clairement à la situation désespérée du pays lorsque, arrivés à Bagdad et avant même de mettre la main sur le roman de Calvino, les deux personnages réalisent l’inutilité de leur dessein, à savoir le fait de retrouver leur identité perdue, et leur parcours se termine par un échec. C’est avec l’image des deux moitiés en désaccord, se séparant et choisissant deux chemins opposés que le livre s’achève. En plus de l’intertextualité avec le roman de Calvino, le récit contient plusieurs allusions et références aux cultures étrangères et en particulier à la littérature occidentale.

Au niveau de la structure, al-Mašṭūr se compose de six chapitres, où l’histoire est racontée dans un ordre chronologique, tantôt par la voix de l’homme exécuté, celui dont le corps a été coupé en deux par les terroristes dans l’épisode initial, tantôt par un narrateur omniscient. Le récit se sert en outre de plusieurs procédés comiques et contient une structure emboîtée où sur l’histoire principale viennent s’inscrire les récits des personnages rencontrés en chemin, lesquels prennent alors la narration en charge. Il inclut enfin quelques passages tirés du carnet de l’homme exécuté en question, trouvé par Méso et Potamia, dans lesquels il introduit des réflexions sur le parcours des deux moitiés, sur la notion d’identité ou d’autres thèmes d’ordre général.

Cet article se propose d’explorer la manière dont ce roman place les conflits sectaires de l’Irak dans un large contexte qui prend en compte, d’une part, l’identité multiple du pays, basée sur sa position géographique et sa pluralité culturelle et, d’autre part, les événements meurtriers et les anomalies de son histoire récente. Deux axes thématiques seront ainsi abordés : le parcours des protagonistes en sa qualité de quête d’identité et le rapport étroit que le récit établit entre le corps des martyrs et la patrie, autrement dit, entre le thème de la mort et l’identité du pays. A ces deux grandes parties, nous ajouterons une section plus courte sur les procédés stylistiques employés dans ce roman.

1 Le parcours de la quête d’identité

1.1 L’identité et la configuration spatiale

La première notion de frontière que le roman introduit est celle, symbolique, qui marque le corps du protagoniste. Cette fente qui représente la trace permanente de la violence sur le corps fait de celui-ci « une première surface » sur laquelle s’inscrivent les conflits identitaires.4 Méso et Potamia, ou la Mésopotamie coupée, à la fois littéralement et métaphoriquement en deux, n’arrivent pas à se recoller à la fin du récit, tout comme le pays divisé qui ne peut plus se réunir dans un corps unique.5 Quant à l’aspect surnaturel du personnage composé de deux moitiés, il est perçu comme faisant partie du monde réel, tout comme d’autres éléments surnaturels dans le roman.6

Outre la fragmentation du corps, la structure du récit s’articule entièrement autour de l’idée de frontière. Les six chapitres du roman correspondent en effet à chacune des frontières politiques avec les six pays voisins de l’Irak, à savoir la Syrie, la Turquie, l’Iran, le Koweït, l’Arabie Saoudite et la Jordanie. Chaque frontière constitue le point de départ d’un nouveau parcours réalisé par les deux protagonistes vers la capitale. Le premier de ces itinéraires part ainsi de la frontière syrienne, fief de Dāʿiš, où se déroule l’épisode initial de l’exécution, qui va déclencher les événements du récit. Le voyage fait ensuite le tour du pays dans le sens des aiguilles de la montre, dont l’ordre déterminé nous incite à concevoir la quête identitaire en Irak comme une fatalité. En d’autres termes, il est aussi difficile d’échapper à la recherche d’identité dans le contexte actuel du pays que de se soustraire au passage du temps.

Il s’agit, par ailleurs, d’un parcours clandestin atypique, d’une part, parce que la frontière représente le point de départ de l’itinéraire au lieu de ne constituer qu’une partie de celui-ci ou son étape finale, comme c’est souvent le cas des voyages clandestins. D’autre part, les itinéraires des protagonistes commencent depuis la frontière et se dirigent vers la capitale, soit vers l’intérieur du pays alors que la plupart des émigrés clandestins effectuent le chemin inverse, autrement dit, ils vont vers l’extérieur pour traverser la frontière et fuir le pays. Ces aspects inhabituels du sens du parcours et de sa destination finale nous semblent refléter le thème principal du roman, à savoir la quête d’une identité perdue. La frontière qui constitue le début du trajet dans notre histoire est effectivement une zone ambiguë où la notion d’identité est interrogée, tout comme celle des protagonistes eux-mêmes.7 En s’orientant ensuite vers le centre du pays, le voyage s’achève à la capitale qui assimile en quelque sorte toutes les différences ethniques et religieuses et dans laquelle les deux moitiés espèrent pouvoir s’unir et retrouver leur identité d’origine.

Les deux voyageurs qui font le tour du pays traversent, en plus des frontières, de nombreuses régions où les caractéristiques naturelles et culturelles de celles-ci sont mentionnées. Plusieurs passages descriptifs sont, par exemple, consacrés au désert et à la culture bédouine.8 Dans le chapitre dédié aux frontières iraniennes et, en particulier à la région qui se rapproche de la ville de Bassorah, le récit fait référence à la culture des palmiers, à la pêche9 et à la culture urbaine de la ville de Bassorah, qui est partiellement influencée par la musique et le cinéma indiens.10 Une nature montagneuse est enfin décrite dans le chapitre consacré aux frontières turco-iraniennes au nord du pays, où les deux protagonistes sont accueillis et hébergés par un muletier kurde.11 Le voyage des protagonistes, tout en montrant les richesses culturelles, naturelles et humaines de l’Irak, révèle en même temps les tourments et les conflits qui frappent le pays depuis la guerre Irak-Iran (1980-1988) jusqu’aux ravages de l’État islamique.

1.2 La clandestinité

Introduit dès le titre qui évoque des moyens illégaux pour traverser les frontières, le thème de la clandestinité est présent tout au long du roman. Il est investi dans deux types de discours critiques liés, d’un côté, à la situation des protagonistes et, de l’autre, aux activités illégales qui se déroulent aux frontières du pays.

Avant d’être exécuté au début de l’histoire, le personnage principal se fait paradoxalement dépouiller de son identité irakienne par deux étrangers. Méso et Potamia deviennent ensuite clandestins dans leur propre pays, à l’instar de nombreux Irakiens. Ils sont ainsi qualifiés de maǧhūlā al-huwiyya (non identifiés) et wāfidūn (nouveaux arrivants) par les autorités irakiennes,12 des termes qui font écho à l’insécurité et aux conflits internes et qui sont particulièrement courants dans le vocabulaire médiatique du pays depuis 2003.13

L’élément identitaire est mis en valeur dans le passage qui suit l’exécution. En vidant le sac de la victime, les deux terroristes y trouvent en effet plusieurs éléments représentatifs de l’histoire et de la culture irakiennes, comme des livres d’histoire, un recueil du poète al-Sayyāb (m. 1964) et une réplique d’une statuette sumérienne.14 La mélodie même du téléphone portable de la victime est celle de l’hymne national du pays,15 lequel portable se met tout d’un coup à sonner à la fin de l’épisode dans un passage symbolique qui résume l’idée de la perte d’identité :

في هذه اللحظة، انهال الشيشاني عليه] على الهاتف [بوابل من الرصاص حتى أصابه، وتهشم الى قطع، وتلاشى صوت النشيد، وتكسرت كلمات إبراهيم طوقان، وتبعثرت الحان محمد فليفل، ولم أعد أنا أنا، ولم يعد الوطن هو نفسه.16

A ce moment-là, le Tchétchène le cribla de balles [le portable]. Touché, il vola en éclats, le son de l’hymne disparut, les mots d’Ibrāhīm Ṭūqān se brisèrent, les mélodies de Muḥammad Flēfil s’éparpillèrent. Moi, je n’étais plus moi-même, et la patrie ne l’était pas non plus.17

Le champ sémantique de la destruction est transposé ici du concret au métaphorique. Les termes se briser et s’éparpiller, qui évoquent indirectement l’appareil, y sont employés pour désigner des éléments immatériels (kalimāt et alḥān). Quant à la disparition progressive de l’hymne national, elle renvoie à l’éclatement du pays et à la perte définitive de l’identité, signalés plus explicitement à la fin du passage.

De nombreux obstacles récurrents liés au caractère illégal des deux voyageurs sont en outre mentionnés, comme le fait d’être arrêtés, battus ou emprisonnés par les autorités irakiennes ou celles des pays frontaliers.18 Dans le même temps, les conditions difficiles qui décrivent le passage des frontières permettent de dénoncer des problèmes caractéristiques de ces zones, telle la contrebande, la corruption des gardes-frontières, la porosité des frontières et d’autres anomalies qui contribuent plus généralement à la détérioration de l’Irak depuis plusieurs années. A titre d’exemples, parmi les camions qui entrent dans le pays, dans lesquels Méso et Potamia se cachent, l’un vient de Syrie et transporte des explosifs au lieu de fruits,19 un autre vient d’Iran et transporte du poulet congelé bourré d’héroïne,20 un troisième, enfin, vient de Turquie et transporte des jouets érotiques à la place du poisson.21 La porosité des frontières et ses causes sont du reste résumées dans l’extrait suivant qui décrit le passage aux frontières koweïtiennes :

اجتازت الشاحنة الحدود، بالسهولة والانسيابية نفسهما اللتين اجتازت بهما الشاحنات الثلاث السابقة الحدود الأخرى إما بتوصية من مسؤول رفيع المستوى، أو برشوة أحد ضباط الجمارك وشرطة الحدود، أو تحت ضغط وتهديد المافيات المسلحة.22

Le camion traversa les frontières avec la même facilité et fluidité que les trois camions précédents lors des traversées des autres frontières, soit grâce à la recommandation d’un responsable haut placé, soit grâce à un pot-de-vin offert à un officier de la douane ou à un garde-frontière, soit sous la pression et la menace des mafias armées.

Le caractère clandestin des protagonistes, enfin, leur cause des ennuis non seulement près des frontières, mais également à l’intérieur du pays y compris à Bagdad, comme nous le verrons dans la section suivante.

1.3 La mission avortée et l’intertextualité avec le roman de Calvino23

Quand les deux voyageurs arrivent à Bagdad à la fin du roman, ils y rencontrent plusieurs obstacles tel un attentat-suicide qui se produit peu de temps après leur arrivée, un enlèvement et une incarcération par des personnes inconnues qui finissent par les relâcher.24 Après de nombreuses tentatives – toutes vaines – pour mettre la main sur le livre de Calvino,25 et sans savoir où aller, ils s’installent non par hasard au centre de la capitale dans la place emblématique de Taḥrīr et, plus particulièrement, sous la statue de la liberté qui se dresse au milieu de la place.26

C’est précisément à cet endroit que les deux protagonistes tombent sur la fin du roman en question. Celle-ci leur parvient sous forme de feuilles emportées par le vent. Le texte original de Calvino, traduit en arabe et composé d’une page et demi, est cité en entier, probablement en raison de l’importance de cet élément dans le récit ; ce texte raconte en détail le déroulement du duel entre les deux moitiés du vicomte, la bonne et la méchante, le fait qu’elles se blessent mutuellement et qu’une fois tombées suite à leur blessure, leurs sangs s’entremêlent, ce qui annonce en quelque sorte le dénouement positif de ce roman, où les deux moitiés redeviennent un corps entier.27

Quant à notre récit, la manière aléatoire, voire absurde avec laquelle Méso et Potamia obtiennent le précieux objet de leur recherche, emporté par un vent saisonnier qui a d’ailleurs le nom sarcastique en dialecte irakien de faswat al-wāwī (littéralement « pet du chacal ») mentionné explicitement dans le texte, annonce l’échec final de la mission des deux protagonistes qui, contrairement aux deux moitiés du vicomte, n’arrivent pas à se reconstituer. Les raisons de cet échec ne sont pas indiquées explicitement et d’une manière précise. Elles se laissent plutôt entendre dans quelques passages éparpillés au dernier chapitre : parmi ces raisons le fait que les deux personnages, après leurs nombreux échecs à trouver le livre, décident d’arrêter leur recherche et considèrent la trace physique de la violence qu’ils subirent comme seul signe distinctif de leur identité. Cette idée est évoquée dans un discours critique qui fait clairement écho à la situation de beaucoup d’Irakiens :

لكي تثبت أنك من أهل هذا البلد، لا حاجة لأن تبرز »هويتك « اكشف عن جرحك، أو جنونك، أو عاهتك، أو عدد القتلى في عائلتك، أو قل أنا نازح فحسب.28

Pour prouver que tu appartiens à ce pays, nul besoin de présenter ta carte d’identité. Montre ta blessure, ta folie, ton infirmité, le nombre de morts dans ta famille ou dis seulement : je suis un déporté.

L’inutilité de se réunir est ensuite soulignée dans une lettre mystérieuse remise aux deux voyageurs par un inconnu.29 La lettre s’avère être écrite et adressée par l’homme exécuté de l’épisode initial à ses deux moitiés. Il y présente les raisons pour lesquelles il juge inutile, voire impossible le fait de restituer leur corps;30 parmi celles-ci, l’idée que l’homme rétabli serait différent de celui qu’il avait été auparavant parce qu’il serait marqué par l’acte barbare de l’exécution qu’il avait subi ou par le statut de déportés ou de clandestins de ses deux moitiés. Un autre argument porte sur l’identité complexe de l’être humain, selon laquelle l’homme restitué aurait une personnalité différente de celle de chacune de ses deux moitiés. D’autres raisons comparent de plus la situation du corps divisé à celle, désespérée, du peuple irakien :

كما أن من الصعب على هذا الشعب أن يتوحد، كذلك أنتما .[…] سيبقى ذلك الوسم، المعيب الذي يمتد من الرأس الى فتحة الشرج علامة التشوه التي ستظل تميزكما الى الأبد. والجرح الذي لا يندمل بمرور الزمن مهما نافـقـتما في المودة.31

Il sera aussi difficile pour vous de vous réunir que pour ce peuple de se réunifier […] cette marque honteuse qui s’étend de la tête à l’anus sera la déformation qui vous distinguera à jamais ainsi que la plaie qui ne cicatrisera pas avec le passage du temps, et ce malgré votre hypocrisie, aussi grande soit-elle pour vous montrer aimable l’un à l’égard de l’autre.

Après la lecture du texte du Calvino par les deux protagonistes, ils réalisent enfin la difficulté d’appliquer la solution proposée par l’auteur italien :

يجب أن نـت‫ـقاتـل !‬ –

في حينها، أدرك النصفان فداحة الثمن الذي يجب أن يدفعانه من أجل الالتحام. أن يتقاتلا كما فعل نصفا الفيسكونت ميدار دي ‫ترّالبا.‬ –

هل نفعلها؟ سأل ‫ميزو.‬ –

لا أعرف » رد بوتاميا : « أحياناً، الوحدة تحتاج الى سفك دماء. لكني لا أضمن أنك لن تقتلني في النهاية، فأنت قاتل، قتلت ذلك الرجل، ولا يمكن أن أعود لألتحم بك مجدداً.32 -

– Nous devons nous affronter.

– Les deux moitiés réalisèrent, à ce moment-là, l’énorme prix qu’elles devraient payer pour s’unifier, à savoir le fait qu’elles devraient s’affronter comme les deux moitiés du vicomte Médard de Terralba.

– On le fait ? demanda Méso.

– Je ne sais pas, répondit Potamia. « Des fois, l’union nécessite de verser du sang. Mais je ne peux garantir que tu ne me tueras pas à la fin. Tu es un meurtrier, tu as tué cet homme, et je ne peux me réunir à toi à nouveau ».33

Ces arguments qui expliquent l’échec final de la mission peuvent être interprétés de deux manières par rapport au contexte politique irakien. D’une part, cet échec impliquerait que les luttes fratricides du pays n’ont pas encore atteint leur point culminant, et qu’il faut donc, à l’instar des deux moitiés du vicomte qui se sont presque entretuées, arriver à ce stade extrême pour pouvoir se reconstruire. L’interprétation de la fin du roman pourrait en revanche être plus pessimiste en suggérant que la division des Irakiens est allée trop loin et que leur identité s’est altérée à tel point que, contrairement aux deux moitiés du personnage du Calvino, il n’est plus possible de les réunir.

Le roman soutient plus généralement l’idée selon laquelle l’identité est une notion relative.34 Le concept d’identité est en effet interrogé tout au long du récit sous forme de réflexions souvent suggérées par l’image du corps divisé du personnage. Parmi celles-ci, une longue digression introduite par la voix de l’homme exécuté, à la première personne, dans laquelle il s’interroge sur sa propre personnalité après son exécution, en s’inspirant entre autres, de la psychanalyse. Il se demande, par exemple, s’il est toujours un seul homme ou s’il s’agit de deux autres en plus de lui, autrement dit, s’il possède désormais un ou plusieurs « Moi ». Il finit par admettre qu’il se sent totalement indépendant psychiquement des deux moitiés, mais il ignore toutefois où se trouve son « Moi » originel.35 Un autre exemple affirme que l’importance de la notion d’identité dépend de l’âge en indiquant que les hommes âgés en Irak gardent leur carte d’identité précieusement dans la poche intérieure de leur veste, située du côté gauche « près du cœur », alors que les jeunes manifestent moins de respect pour ce document en le laissant dans la poche arrière de leur pantalon « près des fesses ».36

Le récit condamne en outre une représentation manichéenne du monde, réduisant celui-ci au bien et au mal, y compris en ce qui concerne le concept d’identité. Ce point de vue est, par exemple, illustré dans une section rapportée du carnet de l’homme exécuté, basée sur le fait qu’un seul des deux moitiés possède un cœur.37 Le narrateur y doute de l’idée reçue qui consiste à lier le fait « d’avoir un cœur » à la bonté et considère en outre que trop de bonté n’est que crédulité et niaiserie. Il souligne, néanmoins, que le mauvais vicomte de Calvino correspond bien à la moitié droite du personnage, dépourvue de cœur. Ce dernier aspect constitue une divergence par rapport à al-Mašṭūr où il n’y a pas de différence apparente entre la personnalité ou les caractéristiques morales des deux moitiés. La réflexion s’étend ensuite au domaine politique et met en question la validité d’une vision morale liée à la gauche ou à la droite. Le texte critique en même temps la naïveté de la gauche qui a conduit l’Irak dans le passé à des conséquences dramatiques,38 et souligne le fait que l’histoire de l’humanité a connu des tyrans de gauche comme de droite. Ces réflexions semblent, enfin, dénoncer la vision étroite et sectaire qui domine le contexte socio-politique du pays, basée sur des préjugés ou sur une conception figée des idéologies politiques.

Par ailleurs, le parcours des deux moitiés depuis le début jusqu’à son échec final nous permet de lire al-Mašṭūr comme un roman de formation. Le récit correspond en effet à un long périple pendant lequel les protagonistes acquièrent des connaissances à travers les histoires des personnages qu’ils rencontrent et au moyen de leurs propres observations et expériences. Ce savoir acquis porte majoritairement sur les anomalies qui rongent l’Irak depuis plusieurs années. Arrivés à la fin, en étant conscients de la réalité tragique du pays dans toutes ses dimensions, les deux voyageurs ne voient plus l’utilité de leur dessein, autrement dit, leur mission se solde par un échec. La cible du savoir obtenu au cours du voyage pourrait parallèlement être le lecteur, lui-même qui, au terme du roman, réalise à la fois les causes de l’échec final des protagonistes et les raisons qui se profilent derrière la détérioration actuelle de l’Irak.39

2 Le corps meurtri de la patrie

Le rapport corps-patrie, déjà exprimé dans la métaphore du personnage fendu, apparaît à des niveaux plus implicites du roman et s’inspire de l’histoire moderne du pays, prédominée par les guerres dont le conflit Iran-Irak (1980-1988) qui a coûté la vie à plus d’un million de personnes des deux côtés. En se basant sur ce passé tragique, le récit intègre le thème du trépas dans la définition même de l’identité irakienne. Cette idée est illustrée à travers une fusion ou une unité matérielle entre les corps des martyrs et leur terre natale, comme nous le verrons dans cette section.

La thématique de la mort est évoquée progressivement dans le chapitre consacré aux frontières avec l’Iran. Méso et Potamia y réussissent à traverser la frontière illégalement en se cachant dans un camion, duquel ils s’enfuient par la suite et se mettent à marcher dans une terre aride sous une chaleur écrasante :

كان الوقت ظهراً، والـمكان يبدو قاحلاً وموحشاً، والجو حاراً ومغبراً، كأن ملاك العذاب كان يرمي حمماً جحيمية من مسدسه. وكان بوتاميا الذي هرب الى جهة اليسار قد اختبأ في خندق يبدو أنه مازال هناك منذ الحرب العراقية الإيرانية، في حين كان ميزو الذي هرب باتجاه اليمين يختبئ وراء كومة من الجذوع المتيبسة، هو كل ما تبقى من نخيل هذه الأرض التي كانت إحدى جنائن البساتين، قبل أن تحيلها الحرب الى أطلال.40

Nous étions au milieu de la journée, l’endroit était aride et isolé, il faisait un temps chaud et poussiéreux, comme si l’ange de la souffrance tirait de son pistolet une lave infernale. Potamia, qui avait pris la fuite du côté gauche, s’était caché dans une tranchée qui semblait subsister depuis la guerre Irak-Iran, tandis que Méso s’était enfui du côté droit et s’était dissimulé derrière une pile de troncs secs ; c’était tout ce qui restait des palmiers de cette terre qui avait été l’un des vergers paradisiaques avant que la guerre ne l’eût transformé en ruine.

Plusieurs éléments de cette description se rattachent au champ sémantique de la mort. Il y est ainsi question d’une ambiance sans vie (qāḥilan wa-mūḥišan), de troncs secs de palmiers (al-ǧuḏūʿ al-mutayabbisa) et enfin de l’image de l’enfer et de l’ange de la souffrance tirant du feu de son pistolet (malāk al-ʿaḏāb kāna yarmī ḥumaman ǧaḥīmiyya min musaddasihi). L’extrait renvoie en même temps aux effets dévastateurs de la guerre qui a anéanti de larges surfaces où l’on avait planté des palmiers.

Un peu plus loin, l’évocation de la mort devient plus explicite dans un extrait qui souligne le grand nombre de soldats tombés dans les combats qui se sont déroulés dans cette région plusieurs décennies auparavant :

كانت تلك البقعة الحدودية الملحية من أرض البصرة ميداناً للمعارك الشرسة والوحشية خلال الحرب، سقط فيها عشرات الآلاف من الجنود العراقيين والإيرانيين، حتى إنها تضم الى الآن رفات الكثير من اولئك الجنود، من كلا الطرفين […] وكان كلما توغل النصفان في تلك الأرض، كلما ازدادت ملوحتها، حتى وصلا الى مكان يبدو أن حياة جديدة على وشك أن تنمو فيه.41

Cette portion de terre frontalière et saline de la région de Bassorah fut un champ de batailles féroces et sauvages pendant la guerre, où des dizaines de milliers de soldats irakiens et iraniens étaient tombés. Elle renferme même la dépouille d’un grand nombre de ces soldats ayant appartenu aux deux côtés. […] Plus les deux moitiés s’enfonçaient dans cette région, plus le sol était gorgé de sel jusqu’à leur arrivée à un endroit où les prémices d’une nouvelle vie semblaient sur le point de pousser.

La citation se termine par l’idée du retour de la vie qui annonce sémantiquement l’épisode qui suit42 et sur lequel nous nous arrêterons plus longuement. Dans celui-ci, Méso et Potamia rencontrent un vieux paysan de Bassorah qui veut dessaler sa terre aride et la replanter. Il accueille chez lui les deux voyageurs qui décident de l’aider dans sa tâche. Le travail dure plusieurs semaines pendant lesquelles les trois hommes raclent et ramassent le sel, labourent la terre, la plantent et y installent des épouvantails qu’ils habillent de vêtements de soldats morts, trouvés sur le lieu. Ils irriguent enfin la terre avec de l’eau douce que le paysan fait apporter par des camions. Après avoir submergé le sol d’eau douce, les trois personnes reviennent le lendemain et se trouvent alors devant une scène invraisemblable ; un groupe de soldats ensevelis sous la boue parmi les disparus de la guerre sort de la terre en question pour la quitter et aller ailleurs. En discutant avec eux, le paysan réalise que les soldats veulent partir parce que leur terre a perdu son sel. Deux aspects qui font partie des particularités stylistiques de ce roman caractérisent cette scène, son surréalisme et son humour noir.43 Le trait surréaliste, explicitement souligné dans le texte, correspond tout d’abord à l’épisode lui-même, soit aux soldats sortant de la terre.44 Ce décor sinistre est complété par les images grotesques de ces morts-vivants qui, tout en discutant, crachent un éclat d’obus ou remettent en place les organes qui surgissent ou pendent de leurs corps. Ils prennent d’ailleurs Méso et Potamia pour des leurs, et ce à cause du physique extravagant de ces derniers.45 L’humour noir est d’autre part présent dans la raison avancée par les soldats au sujet de leur départ de la terre, autrement dit, l’idée d’une mort fade ou sans goût (mawtunā lam yaʿud lahu ṭaʿm), qui s’oppose à une mort salée. Le sel, élément positif dans le domaine culinaire et lié à l’humour dans plusieurs cultures, pourrait en outre renvoyer à une valorisation des soldats, eux-mêmes, qui représenteraient « le sel de la terre », le qualificatif donné par Jésus à ses disciples et, par extension, à une élite morale.46 Une terre qui « produit des morts » pourrait au contraire incarner l’image négative d’une terre condamnée à rester aride et où seule la mort peut pousser.

Par ailleurs, le caractère surréaliste de l’espace présenté dans ce chapitre est repris un peu plus loin dans une description détaillée d’un autre endroit de la même région qui, à l’instar du premier, évoque une ambiance macabre (terre desséchée, squelettes, palmiers décapités, souris, corbeaux et vautours).47 Méso et Potamia arrivent dans une terre qui se révèle être un champ de mines à retardement. Ils y rencontrent un épouvantail qui leur raconte son histoire. Il s’agit à l’origine d’un soldat mort dans une explosion à cet endroit même qui s’occupe désormais à veiller sur les dépouilles des autres morts et à surveiller le terrain de peur que quelqu’un ne piétine une mine. L’espace dans lequel se déroule cet épisode correspond à un monde onirique, hanté par la mort, et dans lequel les limites entre rêve et réalité s’estompent :

‫– هل‬ تعلم ؟ « قال بوتاميا مخاطباً صاحبه» :  أحياناً أشعر أننا بطلان في حلم شخص ميت.لا أعلم أين ممكن أن يكون الآن، وهل دُفن أو نهشته العقبان، وما تبقى منه فطيسة تكالبت عليها الغربان. أعرف فحسب أنه في عالم الأموات ويحلم بنا الآن.48

– Tu sais ? dit Potamia en s’adressant à son compagnon : Des fois, j’ai le sentiment que nous sommes deux antagonistes dans le rêve d’un mort. Je ne sais pas où il est maintenant, s’il a été enterré ou déchiqueté par les vautours, et si ce qui en reste n’est qu’une carcasse que les corbeaux se sont arrachés. Je sais seulement qu’il est dans le royaume des morts, et qu’il rêve de nous maintenant.

Ce même rêve est réintroduit en détail dans un chapitre ultérieur avec la voix d’un narrateur hétérodiégétique s’adressant à Méso et Potamia :

فجأة، تجدا نفسيكما في مكان أشبه بمقبرة كبيرة. السماء فوقها غائمة. الغيوم حمراء كالصدأ، لهذا يبدو أنها لن تمطر. ويدور بينكما الحوار التالي :

أين نحن؟

يبدو أنه استيقظ !‬ –

استيقظ؟ من تعني؟

هو

من هو؟

لا أعرف » يرد أحدكما بينما هو يلتفت حوله، كأنه يريد التعرف إلى المكان الذي أنتما فيه، ولا تعرفان كيف وصلتما إليه : « لكني أعرف أنه الميت الذي يحلم بنا. ألا تتذكر؟49

Soudain, vous vous trouvez dans un endroit qui ressemble à un grand cimetière au-dessus duquel le ciel est nuageux. Les nuages sont rouges comme de la rouille. Il paraît donc qu’il ne va pas pleuvoir. Et le dialogue suivant se déroule entre vous deux :

– Où sommes-nous ?

– Il paraît qu’il s’est réveillé !

– Il s’est réveillé ? Tu veux dire qui ?

– Lui

– Qui lui ?

– Je ne sais pas, répond l’un de vous pendant qu’il regarde autour de lui, comme s’il voulait reconnaître l’endroit où vous vous trouvez et auquel vous ne savez pas comment vous êtes arrivés : « Mais je sais que c’est le mort qui rêve de nous. Te souviens-tu ? »

Avec le qualificatif temporel (Soudain …) qui ouvre ce passage, l’épisode du rêve semble faire irruption dans la narration. Il s’agit en effet d’un extrait qui, de par son caractère hallucinatoire et sa narration à la deuxième personne, se différencie stylistiquement et thématiquement de la narration qui précède et de celle qui suit qui, elles, racontent des événements précis situés dans des espaces concrets.50 L’image de la mort que représente le cimetière est du reste accentuée par la description de l’ambiance oppressante d’un ciel chargé sans pluie. La couleur métallique de ce dernier (comparée à la rouille), étrangère au monde naturel, rappelle de son côté des machines ou des armes et crée une atmosphère dystopique.

Étant à nouveau dans le rêve d’un mort, les deux voyageurs semblent se trouver cette fois-ci dans le monde des défunts :

نعم أتذكرالميت الذي يحلم بنا في عالم الأحياء

نعم هو

هل يعني ذلك أننا في عالم الأموات الآن؟

هذا ما أظنه.51

– Oui … je me souviens … le mort qui rêve de nous dans le monde des vivants

– Oui, c’est lui

– Est-ce que cela veut dire que nous sommes dans le monde des morts maintenant ?

– C’est ce qui me semble.

Dans ce contexte, les protagonistes voient s’avancer vers eux un soldat mort dont le portrait bouleversant pourrait être une métaphore du pays, lui-même, blessé et meurtri par les guerres : il boite, il a les pieds nus dont l’un est blessé et enveloppé d’un bandage blanc, il a une voix tendre et porte sur le cou la trace d’une corde ou d’un fil de fer, qui s’avère par la suite être celle d’un mort par pendaison. Ses yeux suggèrent à leur tour une image mortuaire puisqu’ils « semblaient regarder par un trou dans un linceul».52 Le soldat interroge les deux voyageurs sur le chemin qui mène à la frontière irakienne, ce qui rappelle à la fois la quête d’un pays perdu et l’itinéraire interminable des deux personnages à la recherche de leur identité. Une autre caractéristique de ce soldat évoque enfin l’entité corps-patrie ou, plus particulièrement, celle de martyr-patrie :

تلاحظان أنه ما من مكان أو موضع يحل أو يجلس فيه للراحة، أو يمر به أو يلمسه حتى يكون بوسعكما رؤية التراب الذي يتركه وراءه. تراب رطب محمّر وحزين نغّص على الأموات موتهم.

كانت ظاهرة غريبة لم تحصل من قبل في عالم الموتى، الذين لا يجلبون معهم من الحياة سوى الأكفان، إلا ذلك الجندي الذي مازال يُترب أماكن ما وراء العدم. الأمر الذي لم يجد الموتى إزاءه سوى استجوابه وسؤاله عن عمله في الدنيا ومن أين له بكل هذا التراب.

عندئذ، قال لهم وعبرة مريرة تكاد تخنقه :كنت جندياً في الحياة وهذا تراب الوطن!53

Vous remarquerez qu’à chaque endroit ou place dans lequel il se trouve ou s’assoit pour se reposer, par lequel il passe ou qu’il touche, vous pouvez voir la terre qu’il laisse derrière lui. De la terre humide, rougeâtre et triste qui contrarie les défunts dans leur mort.

C’était un phénomène étrange sans précédent dans le monde des défunts qui n’emportaient de la vie que les linceuls, sauf ce soldat-là qui ne cessait de couvrir de terre les espaces de l’au-delà. Les morts ne pouvaient alors que l’interroger sur son métier dans la vie et d’où lui venait toute cette terre.

Alors il leur dit, pendant qu’une larme amère lui serrait la gorge : J’étais un soldat dans la vie et c’est la terre de la patrie.54

Turāb al-waṭan, ou la terre de la patrie, qui émane du soldat mort suggère que les deux ont une substance commune, à savoir qu’ils constituent une unité matérielle. Cette idée apparaît également au dernier chapitre du roman dans l’histoire d’une vieille femme aveugle qui garde la librairie de son fils péri dans un attentat.55 La mère qui attend toujours le retour de son enfant reconnaît les voleurs qui se font passer pour ce dernier à travers leur odeur. Méso et Potamia tentent à leur tour d’entrer dans la librairie afin de voler le livre de Calvino. Pour tromper la vieille femme, ils décident de couvrir leur corps avec de la terre récupérée dans un cimetière pour s’imprégner ainsi de l’odeur de la mort, autrement dit, celle du fils décédé. Ils ramassent de la terre au cimetière anglais, proche de la librairie.56 Mais la mère découvre le mensonge et repousse les deux personnages, après avoir senti leur odeur, en criant :

هذه ليست رائحة موتناليست رائحة موتنا!57

– Ceci n’est pas l’odeur de notre mort … pas l’odeur de notre mort.

Cette phrase, qui implique à nouveau un rapport organique entre le corps du martyr et la terre natale, dote la mort d’une identité et lui attribue une forme humaine.58 Dans une autre perspective, enfin, on ne peut ignorer le lien étroit que les discours nationalistes établissent entre la figure du martyr et l’identité nationale.59

En conclusion, les exemples qui précèdent expriment la même idée : c’est la mort qui définit la terre de l’Irak. Dans le cas des martyrs qui surgissent de la terre, il n’y a que la mort qui pousse de celle-ci, dans le rêve du soldat mort, la terre natale n’est plus que poussière. Quant à la mère qui attend son fils décédé, c’est la mort qui distingue l’odeur de cette terre.

3 Procédés stylistiques

Cette section présente brièvement un aperçu général des procédés stylistiques mis en place dans ce roman qui, en plus des traits surréalistes déjà mentionnés, se caractérisent par deux aspects : l’emploi de l’humour et les influences de la littérature et culture arabes classiques. Pour une présentation détaillée de ces procédés, nous renvoyons le lecteur à notre article, déjà cité, intitulé « Le déchirement identitaire entre ǧidd et hazl dans al-Mašṭūr ».

Ce roman se sert du comique et, en particulier, de l’humour noir à plusieurs reprises. Le rire y concerne à la fois la dimension logique, en tant qu’anomalie par rapport à une norme, que le niveau de la rhétorique et des techniques énonciatives. On y relève ainsi de la satire, de l’ironie, du sarcasme et de la dérision. Certains procédés font appel à l’obscène, d’autres aux figures animales et à l’opposition nature-culture.60 Dans de nombreux exemples, les commentaires sarcastiques qui concernent le physique extraordinaire des deux moitiés s’inscrivent dans un discours critique qui dénonce la propagation de la violence et de la mort dans le pays. La figure du bédouin est également mise au service de l’humour dans ce récit qui caricature le côté rustre ou naïf de ce personnage, tout en soulignant son habilité, ce qui rappelle l’image ambivalente du bédouin dans la culture arabe classique. On retrouve du reste dans al-Mašṭūr une alternation du sérieux et du rire comparable au procédé du ǧidd et hazl dans la littérature d’adab. Le roman informe ainsi le lecteur des événements dramatiques de l’histoire irakienne, tout en le divertissant.

Au niveau de la structure du récit, nous avons déjà mentionné la construction emboitée de ce dernier, comparable à celle des Mille et une Nuits. Les anecdotes secondaires qui se greffent sur l’histoire principale y jouent un rôle édificateur qui, à l’instar des textes d’adab, assurent une double fonction, à la fois informative, en renseignant sur la situation négative du pays, et morale, en adressant une critique aux valeurs corrompues du présent.61 L’intertextualité dans al-Mašṭūr, les références que fait ce roman à d’autres ouvrages littéraires et les digressions philosophiques qu’il contient, le rapproche, enfin, des ouvrages médiévaux, basés sur un système de renvois à d’autres textes, dans le but d’élucider une idée ou de soutenir un argument.

D’autres influences classiques concernent en outre la langue et les images littéraires dont certaines sont inspirées de la poésie préislamique, par exemple, en ce qui concerne la description du désert ou celle des demeures abandonnées dans ce dernier, comparées explicitement aux aṭlāl (vestiges).62 Citons enfin certains emplois syntaxiques et lexicaux classicisants, tel le titre du roman, composé d’un titre principal et d’un sous-titre explicatif, à la manière de certaines ouvrages classiques.

4 Conclusion

La question principale traitée dans ce roman, à savoir le déchirement identitaire de l’Irak et ses conséquences tragiques, est présente dans plusieurs romans irakiens contemporains. Si le dénouement d’al-Mašṭūr rejoint le ton pessimiste de la majorité de ces œuvres, ce récit représente cependant un exemple tout à fait novateur dans son approche et sa manière de refléter cette thématique. Il inscrit la réalité sombre du pays dans plusieurs perspectives, à savoir celle des conflits meurtriers du passé et leurs séquelles, celle de la complexité de l’identité irakienne et, enfin, celle des nombreuses anomalies qui rongent le pays depuis 2003.

La mort qui se propage à ce jour n’est que le prolongement d’une longue série de conflits armés qui jalonnent l’histoire récente de l’Irak nous dit al-Mašṭūr. Les années de guerre avec l’Iran prennent ainsi l’image dramatique du corps-patrie, celle des martyrs qui fusionnent avec la terre natale. Autrement dit, ce pays est identifié par le trépas et défini à partir de celui-ci.

Plusieurs notions autour de l’idée de frontière reflètent la complexité de l’identité irakienne. La frontière est d’abord symbolique, évoquée par la trace de la violence sur le corps. Elle est d’autre part politique, celle de l’Irak avec les six pays voisins. La structure du récit, basée sur une configuration spatiale, assure de son côté de nombreuses fonctions. Elle interroge l’identité irakienne par rapport à la situation géographique du pays imprégné de cultures différentes. Le fait que les protagonistes recommencent leur itinéraire à chacune des six frontières invite à envisager l’idée d’être Irakien et, plus généralement, le concept d’identité non pas comme une entité stable, mais comme une notion relative en permanence mise en question. La quête d’une identité perdue s’inscrit par ailleurs dans l’orientation du parcours clandestin qui commence aux frontières, zones vagues et indécises, et se dirige vers la capitale, censée assimiler symboliquement toutes les appartenances ethno-religieuses du pays. L’identité de ce dernier correspond aussi à sa diversité naturelle et ethnique, mise en valeur à travers le long voyage qui fait le tour du pays et qui révèle ses richesses humaines et géographiques, menacées aujourd’hui de disparition. Le récit inscrit enfin l’identité de ce territoire dans son histoire antique à travers plusieurs références à la Mésopotamie.

Al-Mašṭūr se sert en outre de l’idée de frontière dans un contexte plus concret qui fait référence aux nombreux problèmes pratiques liés à ces zones, en particulier, après la chute du régime irakien en 2003, où la perméabilité des frontières et leur absence de contrôle ont fait prospérer la contrebande et toutes sortes de commerce illégal. Cette situation a également affecté la sécurité du pays en permettant l’infiltration de réseaux criminels et terroristes. Le roman dénonce parallèlement la corruption qui ronge la société à plusieurs niveaux.

La manière dont l’intertextualité avec la littérature occidentale est employée constitue de plus l’une des caractéristiques narratives et énonciatives essentielles de ce récit. Le roman de Calvino y agit comme un fil conducteur qui sert de base à l’ensemble de l’intrigue. Or l’intertextualité avec le roman italien ne se limite pas à la figure du corps fendu et à son parcours pour se reconstituer, elle permet d’aborder le fait d’être Irakien dans une réflexion plus large sur l’identité, notamment par rapport à la nature humaine. En s’interrogeant sur les limites entre le bien et le mal, le récit place l’idée de frontière dans un contexte moral et, en questionnant la division entre la gauche et la droite, la frontière est perçue dans une dimension idéologique.

Sur le plan littéraire, le récit brouille les limites du genre romanesque traditionnel. Il s’inspire par exemple de la littérature et de la culture arabes classiques qui interviennent aussi bien au niveau de la structure du récit qu’à celui de son contenu. Ces influences rattachent l’identité culturelle du pays au passé arabo-islamique de la région. L’humour, assuré par une variété de procédés comiques, représente, enfin, un trait stylistique essentiel de ce texte et lui attribue une légèreté et un sens de divertissement qui le distinguent d’un grand nombre de romans contemporains dédiés à la réalité sombre du contexte irakien.

Bibliographie

Ǧbaylī, Ḍ., al-Mašṭūr : Sitt ṭarāʾiq ġayr šarʿiyya li-iǧtiyāz al-ḥudūd naḥwa Baġdād, Manšūrāt al-ǧamal, Baġdād, 2017.

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Études

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1

Pour une vue générale de la thématique de la mort dans les romans irakiens contemporains, voir al-Fāyiz, Tamaṯṯulāt al-mawt. Pour la représentation de la mort dans la littérature irakienne de l’exil, voir Al Saadi, « La mort dans la littérature irakienne », p. 149-180.

2

Nous avons précédemment publié un article dédié aux procédés comiques dans ce roman auquel nous ferons référence plus loin dans cette analyse. Pour un souci de clarté dans la présente étude, nous avons dû réintroduire certains aspects généraux du roman, déjà cités dans notre article, ce qui concerne le résumé de l’histoire et la structure du récit, entre autres.

3

Parmi celles-ci l’histoire d’amour malheureuse d’une femme yézidie, l’histoire d’un homme qui cherche naïvement une créature fantastique qui n’existe pas, l’histoire d’un jeune berger qui étouffe sa mule d’un excès de tendresse tant et si bien qu’elle finit par se jeter dans le vide, l’histoire d’un rescapé d’un bombardement américain qui perd la tête et se prend pour un oiseau et l’histoire d’un soldat mort dans la guerre et transformé en épouvantail pour garder un champ d’obus, entre autres. Signalons enfin que certaines de ces histoires ainsi que quelques épisodes d’al-Mašṭūr ont été republiés par Ḍiyāʾ Ǧbaylī sous la forme de nouvelles dans ses deux recueils Ḥadīqat al-arāmil (Le jardin des veuves) (2017) et Lā ṭawāḥīn fī hawāʾ al-Baṣra (Pas de moulins dans [l’air de] Bassorah) (2018).

4

Selon les termes d’Isaac Bazié à propos de la représentation du corps africain dans la littérature francophone. Bazié, « Corps perçu et corps figuré », p. 16.

5

Le roman Frankištayn fī Baġdād (Frankenstein à Bagdad) (2013) de Aḥmad Saʿdāwī, dans lequel l’auteur se sert du corps morcelé comme image de la patrie, représente probablement l’exemple littéraire le plus connu dans la littérature irakienne contemporaine. Plusieurs auteurs irakiens ou autres ont du reste investi le corps féminin dans une représentation iconique du pays natal, notamment Saʿdāwī lui-même dans sa nouvelle al-Rūmānsī (Le romantique) (2018).

6

Parmi ceux-ci, un soldat qui dégage une poudre de cannelle à chaque fois qu’il se gratte le visage, p. 204-210, plusieurs scènes de morts-vivants et d’autres épisodes que nous soulignerons ultérieurement. Todorov définit le fantastique et les genres littéraires avoisinants tel l’étrange et le merveilleux en fonction de la manière dont le surnaturel est perçu par rapport à la réalité. Quand il se produit un événement surnaturel, « celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien qu’il s’agisse d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. […] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux ». Todorov, Introduction à la littérature, p. 29.

7

Le caractère vague des zones frontaliers est exploré dans plusieurs études dont celle d’Anzaldúa, Borderlands et celle de Morales, « Dynamic identities », p. 14-27.

8

Les images du désert et celle du bédouin dans ce roman sont inspirées de la littérature arabe classique. Nous commenterons les emplois stylistiques du récit plus loin.

9

La pêche représente une activité importante à Bassorah qui possède un port sur le golfe persique. Dans le sous-chapitre faisant référence à cette activité, les deux voyageurs rencontrent un pêcheur qui, au lieu de poisson, pêche des grenouilles, parce qu’il y trouve un commerce lucratif auprès des Chinois et Philippins qui travaillent dans les compagnies asiatiques chargées de l’exploitation pétrolière dans la région, ce qui pourrait représenter une critique implicite du fait que les ressources du pays ne soient pas exploitées par des compagnies nationales. Le sous-chapitre s’achève sur une scène surnaturelle lorsque la canne du pêcheur, après avoir attrapé plusieurs chaussures militaires, s’accroche à un objet lourd qui s’avère être un homme-grenouille caché sous l’eau depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988). L’homme demande si la guerre est terminée, puis se replonge aussitôt dans l’eau et disparaît avant d’entendre la réponse, al-Mašṭūr, p. 121-125.

10

Les deux moitiés rencontrent sur les frontières koweïtiennes un chauffeur de camion qui leur semble être Indien. Il les aide à traverser les frontières et leur raconte son histoire, p. 139-152. Il s’avère être un Irakien de Bassorah qui a été pris pour un Indien en raison de sa passion pour la nourriture très épicée. L’homme a fait partie de ceux qui ont été arrêtés et torturés par les autorités irakiennes après la rébellion du sud de l’Irak au début des années 1990. Mais les autorités ont fini par le libérer en pensant qu’il était Indien. Le sous-chapitre fait plusieurs références à la culture indienne dans la ville qui a essentiellement été introduite dans la région par les mercenaires indiens lors de l’occupation anglaise du pays (1920-1932). Ainsi en plus des exemples qui concernent la cuisine épicée, notamment une sauce pimentée très populaire, le récit introduit un personnage qui porte des vêtements indiens traditionnels, p. 148-149 et renvoie à l’acteur vedette Amitabh Bachchan, p. 149.

11

al-Mašṭūr, p. 64-88.

12

al-Mašṭūr, p. 93, 125, 137, 197.

13

Maǧhūl al-huwiyya est un qualificatif utilisé pour désigner un assaillant ou un mort non identifiés, entre autres. Quant au terme wāfidūn, parfois remplacé par nāziḥūn, il s’utilise habituellement pour qualifier les déplacés à l’intérieur du pays.

14

al-Mašṭūr, p. 15-16.

15

L’hymne national, Mawṭinī (Ma patrie), est l’œuvre du poète palestinien Ibrāhīm Ṭūqān (m. 1941) et du compositeur libanais Muḥammad Flēfil (m. 1985).

16

al-Mašṭūr, p. 23.

17

Notre traduction de l’arabe dans cet exemple et toutes les citations suivantes du récit.

18

Ils sont, par exemple, arrêtés par les gardes-frontières irakiens et lancés d’un hélicoptère dans les territoires turcs, p. 50-55. Ils sont ensuite arrêtés par les combattants kurdes des Peshmerga et jetés aussi d’un hélicoptère du côté iranien où ils se font arrêter, emprisonner plusieurs fois par les autorités iraniennes et jeter à nouveau sur les frontières, p. 88-89. A Bassorah, ils se font arrêter suite à un contrôle d’identité par la police locale et jeter sur les frontières koweïtiennes, p. 125. Ils se font également contrôler par la police dans un bus près de la ville de Samawa au sud du pays, arrêter, puis lancer d’un avion sur les frontières saoudiennes, p. 167. Ils sont enfin arrêtés par des militaires irakiens à l’ouest du pays et abandonnés sur les frontières jordaniennes, p. 201.

19

al-Mašṭūr, p. 36-41.

20

al-Mašṭūr, p. 94-99. La propagation de la drogue en provenance de l’Iran constitue l’un des fléaux qui frappent l’Irak ces dernières années.

21

al-Mašṭūr, p. 57-64.

22

al-Mašṭūr, p. 152.

23

Nous présenterons dans cette section quelques exemples d’intertextualité avec le roman de Calvino, mais al-Mašṭūr comporte d’autres éléments narratifs et thématiques qui peuvent être comparés avec ceux du roman italien. Une étude plus détaillée s’avère donc nécessaire pour révéler tous les aspects d’intertextualité entre les deux œuvres.

24

al-Mašṭūr, p. 211-213 et p. 226-230.

25

Ils ne le trouvent pas chez les libraires de la rue Mutanabbī où se concentrent la plupart des libraires de la ville. Près de cette dernière rue, ils interrogent les clients d’un café sur la fin du roman italien. Personne ne s’en souvient. Ils essaient en vain de voler le livre dans une librairie. Ils cherchent enfin sur Internet, mais ne trouvent aucune copie incluant la fin du roman, p. 211-225.

26

L’importance symbolique de cet espace réside dans le fait que la plupart des rassemblements et manifestations populaires s’y déroulent.

27

al-Mašṭūr, p. 232-233.

28

al-Mašṭūr, p. 225-226.

29

Il s’agit d’un vieil homme, un client dans un café que les deux moitiés visitent pour s’enquérir du roman. Le vieux leur tend la missive en disant qu’un homme qu’il ne connaissait pas était venu au café et avait laissé la lettre à leur attention, p. 222-223.

30

al-Mašṭūr, p. 227-229.

31

al-Mašṭūr, p. 228.

32

al-Mašṭūr, p. 234.

33

Le texte fait référence à un épisode dans lequel Méso étrangle un homme malade vivant dans la place Taḥrīr. L’homme est atteint d’une crise d’épilepsie. Méso le tue, à l’insu de Potamia, « dans le but de le soulager », a-t-il affirmé, p. 231.

34

Des études appartenant à plusieurs domaines attestent cette idée. A propos de l’identité dans une perspective philosophique, voir par exemple Mucchielli, « L’identité individuelle », p. 101-114, et dans un contexte social chez Avanza et Laferté, « Dépasser ‘la construction des identités’ ? », p. 134-152.

35

al-Mašṭūr, p. 37-39. Une réflexion similaire est présentée dans un autre passage où le narrateur s’interroge sur la nature de ses « Moi » multiples, p. 133-135.

36

al-Mašṭūr, p. 15.

37

al-Mašṭūr, p. 84-89.

38

Il cite à ce sujet la coalition que la gauche irakienne a faite avec le parti Baath dans les années soixante-dix, p. 88.

39

La majorité des romans arabes étudiés dans le cadre du roman de formation, notamment ceux appartenant à la première moitié du 20ème siècle, concernent la rencontre Orient-Occident ou, plus généralement, l’opposition tradition-modernité. Voir à ce sujet al-Mousa, « The Arabic Bildungsroman », p. 223-40. Al-Mousa a également étudié le roman de formation arabe dans une perspective de genre, dédiée à l’écriture féminine et à la lutte de personnages féminins pour se réaliser dans la société. Voir al-Mousa, « The changing image », p. 257-270. L’étude plus récente de Paniconi, Bildungsroman and the Arab Novel, à paraître en 2022, aborde, enfin, ce type de récit dans une vision plus large qui englobe des facteurs nationalistes, sociaux et féministes, entre autres. Lire al-Mašṭūr comme un roman de formation représenterait donc une nouvelle approche de ce dernier genre littéraire dans le contexte du roman arabe. Cela reste toutefois une hypothèse qui nécessiterait d’être confirmée par une analyse détaillée de ce récit, qui prend en compte plusieurs aspects techniques du genre roman de formation, analyse que nous ne pouvons réaliser dans le cadre restreint de cette étude.

40

al-Mašṭūr, p. 99.

41

al-Mašṭūr, p. 101. Nous apprenons aussi dans ce paragraphe que ce terrain est rempli d’obus non-explosés que le gouvernement n’a pas pris les moyens nécessaires pour enlever.

42

al-Mašṭūr, p. 102-104.

43

L’humour noir est un procédé courant dans l’expression surréaliste aussi bien dans l’art que dans la littérature, voir à ce sujet Chénieux-Gendron et Dumas, Jeu surréaliste et humour noir et Murat, Le Surréalisme, p. 102-105. D’autres caractéristiques surréalistes dans le roman seront soulignées, comme celles qui relèvent des domaines de l’inconscient, du merveilleux et du rêve et, plus généralement, de plusieurs aspects qui correspondent à l’envers du décor logique, selon les termes de Nadeau. Voir Nadeau, Histoire du surréalisme, p. 50. Un exposé plus long de cet épisode et de l’humour qu’il contient est présenté dans Al Saadi, « Le déchirement identitaire », p. 41-42.

44

La scène est décrite p. 103 comme un extrait de film, de tableau surréaliste ou d’un roman de Garcia Marquez. L’écriture de cet auteur colombien (1927-2014) contient effectivement plusieurs éléments surnaturels. Voir, à titre d’exemple, les chapitres « One Hundred Years of Solitude » par Swanson et « García Márquez’s short stories » par Hart dans Swanson (éd.), The Cambridge Companion,, p. 57-63 et p. 129-143.

Quant à l’épisode des martyrs émergeant de la terre, il rappelle l’événement principal du roman Laylat al-hudhud (La nuit de la huppe) (2013) de l’Irakien Ibrahīm Aḥmad, dans lequel les martyrs du parti communiste irakien reviennent à la vie, en surgissant de la terre, pour juger leurs leaders. L’image des soldats qui sortent de la terre renvoie enfin à la légende grecque de la ville de Thèbes, selon laquelle les dents d’un dragon seraient plantées dans la terre. Il en sort une armée de soldats qui forment les premiers Thébains. Voir Mackowiak, « Les mythes fondateurs de Thèbes », p. 563-589. Il n’y a cependant pas de référence explicite à cette légende dans notre récit malgré la présence de plusieurs références culturelles occidentales dans l’ensemble du roman.

45

Les morts sont aussi investis dans des scènes comiques dans le roman Ṭiššārī (Dispersés) (2013) d’Inaam Kachachi, p. 246.

46

L’évangile de Matthieu (Mt 5 : 13).

47

al-Mašṭūr, p. 106. Le texte mentionne des vautours virevoltant pas très haut, ce qui rappelle une image similaire dans le texte de Calvino, dans laquelle plusieurs cigognes survolent le champ de bataille sans que le vicomte en comprenne la cause. Cette comparaison vise probablement à souligner l’aspect absurde ou étrange de certains événements présents dans les deux romans. L’ambiance morbide de l’espace dans al-Mašṭūr est aussi comparée explicitement à celle introduite dans le roman Pedro Páramo (1955) du Mexicain Juan Rulfo (1917-1986), dans lequel le personnage principal traverse un village désert à l’atmosphère sinistre au cours de son voyage à la recherche de son père.

48

al-Mašṭūr, p. 106.

49

al-Mašṭūr, p. 193.

50

La section précédente décrit essentiellement des exécutions effectuées par des membres de Dāʿiš. Dans la section suivante, des hommes armés de l’organisation terroriste ne réussissent pas à tuer Méso et Potamia et ils finissent par les laisser dans le désert près des frontières jordaniennes.

51

al-Mašṭūr, p. 193.

52

al-Mašṭūr, p. 194.

53

Ibid.

54

Une référence à ce même soldat est faite dans le sous-chapitre suivant, p. 195, lorsque Méso et Potamia découvrent le cadavre d’un homme suspendu par le cou à un pont. Le mort a le même visage que celui du soldat du rêve, ce qui explique en même temps la présence d’une trace de corde autour du cou de ce dernier.

55

al-Mašṭūr, p. 216-221.

56

Cimetière militaire à Bagdad crée par les Anglais en 1917. Il accueille les dépouilles de soldats de l’empire britannique tués pendant la première guerre mondiale.

57

al-Mašṭūr, p. 221.

58

Nous retrouvons des exemples d’anthropomorphisation de la mort dans d’autres romans irakiens, notamment Waḥdahā šaǧarat al-rummān (Seul le grenadier) (2010) de Sinan Antoon et Sawāqī al-qulūb (Les ruisseaux des cœurs) (2005) d’Inaam Kachachi.

59

Voir par exemple Centlivres, et Centlivre-Demont, « Les martyrs afghans », p. 324 et Bozarslan, « La figure du martyr », p. 338-339. Dans la littérature romanesque irakienne, le martyr apparaît comme une figure de lutte nationale contre le colonialisme dans Maqāmāt Ismāʿīl al-ḏabīḥ (Les séances d’Ismaël le sacrifié) (2013) de ʿAbd al-Ḫāliq al-Rikābī et al-Masālik wa-l-mahālik (Les sentiers et les périls) (2012) de Ḥamīd al-Muḫtār.

60

Voir, à propos des techniques de l’humour, Emelina, Le Comique, Moura, Le Sens littéraire et Charaudeau, « Des catégories pour l’Humour », p. 19-41.

61

Voir, à propos de la fonction éducative et morale de la littérature classique, Cheikh Moussa, « Adab », p. 20-21 et Toelle et Zakharia, À la découverte, p. 119.

62

al-Mašṭūr, p. 170.

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