« Le sexe se met en dernier. »
Beckett, Fin de partie, 56
« Mademoiselle Counihan pouvait penser du mal de ses partenaires, passés, présents et à venir, sans en subir elle-même le moindre dommage. C’ est une disposition dont toute personne jeune, avant de pénétrer dans l’ arène sexuelle, ferait bien de s’ armer. »
Beckett, Murphy, 182
« Lousse est une femme extraordinairement plate, au physique s’ entend, à tel point que je me demande encore ce soir, dans le silence tout relatif de ma dernière demeure, si elle n’ était pas plutôt un homme ou tout du moins un androgyne. Elle avait le faciès légèrement velu, ou est-ce moi qui l’ imagine, pour la commodité du récit ? Je l’ ai si peu vue, la malheureuse, si peu regardée, aussi. Et sa voix n’ était-elle pas d’ une gravité douteuse ? C’ est ainsi qu’ elle m’ apparaît à présent. Ne te tourmente pas, Molloy, homme ou femme, qu’ est-ce que cela peut faire ? »
Beckett, Molloy, 91
Fin mai 2020 devait se tenir à l’ université de Bordeaux Montaigne, dans le Sud-Ouest de la France, le 6e Congrès international de la Samuel Beckett Society. L’ événement aurait dû rassembler plus de soixante personnes, dont quarante-cinq intervenant.es et une quinzaine d’ étudiant.es apprenti.es comédien.nes, mais aussi l’ acteur irlandais Barry McGovern et le metteur en scène américain Alexander Draper. Ces représentant.es d’ une douzaine de nationalités seraient venu.es du Japon, de Nouvelle-Zélande, de République Tchèque, des États-Unis, d’ Irlande, du Royaume-Uni, de France, d’ Espagne, d’ Australie, d’ Allemagne ou de Belgique, pour échanger ensemble autour de l’ œuvre de Samuel Beckett et de la thématique du sexe et du genre. L’ épidémie mondiale de Covid-19 en a décidé autrement, mais nous sommes heureux.ses, presque deux ans plus tard, de présenter ce volume de la revue Samuel Beckett Today/Aujourd’ hui dédié à ces questions1.
En incitant les intervenant.es à « pénétrer dans l’ arène sexuelle », nous les invitions à faire le point sur les apports des gender, queer, trans et sexuality studies dans le champ des études beckettiennes. Que révèlent-ils aujourd’ hui de l’ esthétique et de l’ éthique de Samuel Beckett ? Quelles politiques des textes mettent-ils au jour ? Comment le genre et la sexualité chez Beckett sont-ils problématisés sur les scènes mondiales ? Nous les invitions ainsi à jouer avec la polysémie du mot ‘sexe’ car comme nous le rappelle Elsa Dorlin, ce terme « désigne communément trois choses : le sexe biologique, tel qu’ il nous est assigné à la naissance – sexe mâle ou femelle – , le rôle ou le comportement sexuels qui sont censés lui correspondre – le genre, provisoirement défini comme les attributs du féminin et du masculin – que la socialisation et l’ éducation différenciées des individus produisent et reproduisent ; enfin la sexualité, c’ est-à-dire le fait d’ avoir une sexualité, “d’ avoir” ou de “faire” du sexe. » (5)
Le terme de ‘genre’, qui a émergé dans les années soixante-dix à la suite, entre autres, des travaux de la sociologue britannique Ann Oakley, désigne en effet couramment les identités culturelles et symboliques traditionnellement associées au masculin et au féminin et renvoie à la construction sociale des différences sexuées. Les études queer, à la suite des études de genre, cherchent à penser la sexualité hors du binarisme homme-femme et à s’ émanciper du concept dominant d’ hétéronormativité. Le genre peut ainsi être envisagé comme un système signifiant structurant nos catégories de pensée, que le littérature et l’ art viennent reproduire, et parfois légitimer, mais aussi déstabiliser et, pourquoi pas, transgresser.
Provoquer un lectorat bourgeois était certainement l’ un des objectifs du « jeune Beckett » (Mays, 11) avec ses premiers romans Dream of Fair to Middling Women et Murphy. Ces textes témoignent d’ un goût pour le scabreux qui vaudra à leur auteur d’ être censuré en Irlande. Chez Beckett, la sexualité, dans sa version hétéronormative, est systématiquement contrariée par l’ impuissance et l’ horreur de la procréation affichée par ses personnages masculins, au comportement sexuel ‘déviant’ du paradigme dominant (analité, onanisme). Si, après les années 30 et 40, l’ obscénité se fait plus feutrée, le sexe, souvent cru, reste toutefois une caractéristique récurrente des textes. Le sexe, qui interroge notre rapport à l’ autre, comme partenaire sexuel et dans sa dimension genrée, ne va jamais de soi chez Beckett. La question du lien et de l’ autonomie, centrale dans la fiction et plus encore au théâtre, s’ éprouve dans la sexualité avec une acuité toute particulière. La promesse d’ une union, voire d’ une fusion avec l’ autre, achoppe sur un impossible qui nourrit la mélancolie de nombreux personnages. En ce que l’ acte sexuel relève du ratage autant matériel que spirituel, il peut être traumatique mais aussi producteur d’ humour et source de comédie.
En outre, nombreux sont les passages où l’ écriture beckettienne s’ amuse de la différence sexuelle et des représentations genrées conventionnelles. Jusqu’ à la trilogie, la femme est essentiellement déréalisée (dans l’ idéalisation ou le rabaissement, voir Mercier, Bryden, Ben-Zvi, McMullan), et l’ homme dévirilisé (Bjørnerud). De fait, les frontières entre hommes et femmes, homosexualité et hétérosexualité s’ avèrent souvent poreuses chez Beckett (Roof), et ses textes remettent aussi souvent en cause la notion d’ identité bâtie sur l’ orientation sexuelle (Stewart). Les formes inédites que prennent les relations sociales et interpersonnelles des personnages beckettiens, des années 40 jusqu’ aux fictions rotondulaires des années 60-70 avec ces flux de désir qui les parcourent (Fraser), trouvent un écho certain dans nombre de théories queer, mais aussi trans (Crawford). L’ écriture beckettienne ainsi résisterait « au régime du normal » quand la « queeritude » ébranlerait les liens sociaux (Bersani) tout comme la logique narrative et identitaire (Calvin).
Depuis la parution de Women in Beckett, Performance and Critical Perspectives, recueil d’ articles dirigé par Linda Ben-Zvi en 1990 et la monographie de Mary Bryden Women in Samuel Beckett’s Prose and Drama, Her Own Other parue en 1993, l’ intérêt pour la représentation des femmes et des différences sexuelles dans l’ œuvre beckettienne ne s’ est pas démenti. Les femmes dans le théâtre de Beckett ont fait l’ objet d’ une attention toute particulière (Caporale, Rahbari). Le corps féminin dans All That Fall et Not I a ainsi été étudié par le prisme du vieillissement (O’Connell), quand le corps empêché de Winnie a pu l’ être à la lumière de l’ existentialisme du Deuxième Sexe (Hennessy). Les personnages féminins de la prose et des poèmes des débuts, qui ont pu un temps paraître stéréotypiques et caricaturaux, ont également été scrupuleusement réévalués ces dernières décennies dans des travaux à teneur biographique (Ackerley) ou sociohistorique (Kim).
Le premier article de ce volume s’ inscrit dans la lignée de ces recherches sur les sources irlandaises de l’ œuvre de Beckett. Comme à la suite de Nicole Loraux qui voyait un rapport étroit entre « l’ effet tragique et l’ expression du deuil » porté principalement par des voix de femmes dans la tragédie grecque antique (35), Dúnlaith Bird voit dans les cris et pleurs de Mouth dans Not I l’ expression d’ une forme de « keening » (ou caoineadh en gaélique). Cette lamentation funèbre traditionnellement pratiquée lors des veillées funéraires dans l’ Irlande coloniale s’ exprimait, comme celui de Bouche, par un discours à la 3e personne et s’ accompagnait de contorsions faisant penser aux douleurs de l’ accouchement. Le keening était souvent pratiqué par de simples paysannes sans instruction qui trouvaient dans cette poésie performée une forme d’ autorité. À partir du XVIIe siècle, l’ Église catholique, qui n’ y voyait qu’ un rite païen dangereux, voulut imposer le silence aux keeners, limitant ainsi le pouvoir des femmes.
Hannah Simpson s’ attarde aussi sur Not I, mais pour lire la pièce à la lumière du mouvement #MeToo, cette fois. Comme dans Eh Joe, Embers ou Rough for Radio II, Beckett dans Not I évoque une scène de coït non consenti qui peut mettre mal à l’ aise une génération d’ étudiant.es particulièrement sensibilisée aux questions des violences sexuelles. Comme Bird, Simpson note la contrainte physique à laquelle se soumettent les actrices qui jouent Mouth, suggérant que le sadisme thématisé dans la prose de Beckett est ainsi incarné dans son théâtre. Toutefois, l’ apport du cadre théorique du ‘rape play’ ou ‘viol théâtralisé’, utilisé pour sa valeur thérapeutique dans la communauté BDSM auprès de certaines victimes de violences sexuelles, permet de nuancer le propos. Si Pas moi peut se lire comme le récit d’ un traumatisme inscrit dans le corps, sa représentation et son incarnation par l’ actrice qui joue Mouth ne peut être qu’ un acte consenti et non-contraint. C’ est toute la différence entre la réalité et la fiction qui se joue là.
Katherine Weiss revient également sur un épisode – celui de la souris qui remonte la cuisse de la petite Mildred – qui peut être interprété comme une suggestion de pénétration. Dans son article, Weiss analyse l’ expression par Winnie de son désir sexuel pour montrer que Beckett complique dans Happy Days le male gaze défini par Laura Mulvey à propos du cinéma hollywoodien. Pour Weiss, le plaisir ne se trouve pas seulement du côté du masculin voyeur : le discours de Winnie est en effet tissé d’ allusions sexuelles qui laissent deviner son besoin d’ amour romantique mais aussi physique, par exemple lorsqu’ elle regarde avec insistance une carte postale pornographique. S’ appuyant sur « La féminité en tant que mascarade », un texte classique de la psychanalyste anglaise Joan Riviere, Weiss montre aussi que Winnie flirte pour attirer l’ attention de Winnie, se regardant dans le miroir et remettant du rouge à lèvres pour se sentir désirable et désirée : ce jeu avec son image contribue à défaire le tabou qui entoure le désir sexuel des femmes âgées.
Pour Ros Maprayil, comme pour Simpson et Weiss, Winnie est un personnage qui incarne la résilience. Weiss note que le miroir fait partie de son « kit de survie », quand Maprayil voit dans son sac à main une métonymie rassurante du foyer dont Winnie est privé. L’ article s’ attarde en effet sur deux mises en scène récentes de la pièce qui font de Winnie une victime de la crise environnementale. La première est Glückliche Tage de Katie Mitchell (Hambourg, 2015) et la seconde est celle de Sarah Frankcom pour le Royal Exchange Theatre de Manchester (2018). Dans les deux cas, la scénographie a recours à l’ eau qui envahit l’ espace domestique ou menace de recouvrir les pieds des spectateurs. Maprayil montre comment la situation désespérée de Winnie nous informe sur la vulnérabilité des femmes privées de leur foyer parce qu’ elles ont perdu leur maison dans une catastrophe naturelle, sont sans domicile fixe ou qu’ elles ont été placées dans des maisons de retraite du fait de leur âge avancé.
L’ article de Muhammad Saeed Nasir et Umar Shehzad porte lui aussi sur une mise en scène contemporaine d’ une pièce de Beckett. Les deux auteurs proposent une analyse textuelle et politique d’ En attendant Godot transposé au Pakistan en 2008 sous le titre Insha ka Intezaar (“En attendant Insha”). Ce changement de titre annonce l’ adaptation conséquente qui est faite du texte : Vladimir et Lucky sont devenus des femmes, quand Zia ul Haq, le 6e président pakistanais, y apparaît sous les traits de Pozzo. Les auteurs de l’ article reviennent sur l’ histoire des mises en scène de la pièce, que son auteur a essayé de préserver tant bien que mal de telles tentatives de gender-crossing. Ils montrent comment le processus de localisation et d’ indigénisation, destiné à critiquer la dictature et les discriminations subies par les femmes depuis la mise en œuvre des lois islamiques au Pakistan, charge ce faisant la pièce de résonances inédites.
Dans son entretien avec Jonathan Heron, l’ artiste et performeur.se brésilien.ne Nando Messias souligne aussi la grande liberté qu’ offrent les pièces de Beckett en termes d’ identification sexuée. Messias, qui se définit comme un.e artiste « queer », se reconnaît dans la subjectivité indécise des personnages de Beckett, notamment celle de Bouche dans Pas moi qu’ iel a joué au Brésil au début de sa carrière. Revenant sur son parcours de comédien.ne/performeur.se non-binaire, Messias montre comment iel a été séduit.e par sa rencontre avec Beckett qui place l’ humain du côté de l’ échec et par son Godot en particulier qui, en tant qu’ œuvre queer, ne rentre dans aucune case. De Jean Genet, découvert en même temps que Beckett, iel a joué le personnage de Divine, un des travestis de Montmartre de Notre-Dame-des-Fleurs. Pour Messias, les théâtres de Beckett et Genet offrent aux comédien.nes la possibilité de « faire semblant », ce qui rapproche leurs œuvres du performance art dans lequel l’ artiste met en jeu tout son corps et son être.
L’ idée de performance est aussi au cœur de l’ analyse que propose Michela Bariselli du personnage de Celia dans Murphy. Elle s’ appuie en effet sur les tensions à l’ œuvre dans la représentation genrée de Celia pour nuancer le consensus critique établi autour des représentations essentialistes et misogynes des personnages féminins dans la première partie de l’ œuvre beckettienne. Elle montre que si, par le truchement du male gaze à l’ œuvre dans la narration et la diégèse, la fiancée de Murphy se voit souvent ravalée à son corps de prostituée et cantonnée à un rôle de faire-valoir du protagoniste dans un jeu d’ oppositions binaires classiques (émotion/intellect ; désir/indifférence ; déviance/normalité …), elle échappe néanmoins à la caricature par la mise-en-scène précisément du regard masculin dans le texte, révélant la construction sexiste du corps féminin. Par ailleurs, en octroyant au personnage de Celia une perspective distincte qui contredit à de multiples reprises celle des personnages masculins, Beckett parvient également à déjouer les mécanismes de stéréotypisation genrée qui, pour Bryden, caractérisent la position des femmes dans les fictions de jeunesse. L’ auteure de l’ article conclut sa lecture en montrant que l’ identité féminine dans Murphy se revendique non comme le produit d’ une essence à laquelle les hommes du roman cherchent à ramener Celia, mais d’ une performance (“I am what I do”, Murphy 26), anticipant ainsi le questionnement des identités genrées des œuvres ultérieures.
La psychanalyse lacanienne rejoint, en apparence, la théorie des genres dans sa critique des représentations hommes-femmes perçus comme opposés et complémentaires à la fois. Mais elle lui reproche de cantonner la sexualité au champ sociétal, qui relève, quant à lui, du registre de l’ imaginaire. Lacan s’ efforce, au contraire, de situer la question sexuelle dans le réel, et de lui restituer sa valeur et ses effets d’ altérité radicale. Ainsi, Llewellyn Brown montre que la différence sexuelle chez Beckett est avant tout affaire de langage. Or ce dernier est au cœur de l’ œuvre, qui peut dès lors s’ envisager comme une tentative de réponse à l’ énigme sexuelle. Le langage s’ avère, en effet, le seul moyen pour créer des liens, comme le démontre la série de rencontres et d’ unions avortées des couples dans How it is. Loin d’ être indifférent à la différence sexuelle, son narrateur s’ efforce d’ inscrire celle-ci dans le langage (écriture/parole) : le marquage du corps de l’ autre par la torture ou la nomination s’ avérant inopérants pour permettre d’ identifier à la fois la victime et son bourreau, il reste au sujet à se tourner vers la fiction, c’ est-à-dire l’ invention de rencontres successives, comme seul moyen de parvenir à se situer dans la chaîne des existants. En s’ efforçant vainement d’ appréhender sa propre altérité via un vice-exister (« représentant en existence », L’ Innommable, 47) le narrateur ne cherche pas tant à faire couple qu’ à instituer un discours fondé sur le manque qu’ aucune réciprocité imaginaire ne peut venir combler. How it is atteste ainsi l’ absence de « rapport sexuel ». Comme l’ écrit Brown, « la rencontre ne fait qu’ engendrer du même, laissant l’ altérité inentamée et inconnaissable » (je traduis). L’ impossibilité de la rencontre est malgré tout ce qui rend possible la narration, laquelle témoigne in fine de la jouissance du sujet à (se) dire et (se) rater l’ altérité qui le sous-tend.
Bruno Geneste, à son tour, part du constat du non-rapport sexuel manifeste, entre autres, dans Souffle, pièce de 24 secondes écrite en réponse à l’ invitation d’ écrire un texte pour la revue théâtrale érotique Oh ! Calcutta ! créée à New York en 1968. Les détritus et les cris modulés de Souffle révèlent tout à la fois le « mystère du corps parlant qui, à certains égards, ne se soutient que du souffle du dire » et « l’ ek-sistence du sexe au dit discours, sa position imprenable, son statut d’ ensemble vide ». Du sexe, on ne saura rien car aucun signifiant ne peut l’ écrire. S’ ensuit une « hétérologie » (et non érotologie) singulière déclinée au fil des textes, laquelle se met en quête des coordonnées de la jouissance, mais achoppe néanmoins sur l’ absence de l’ autre, à jamais forclos. Le Dépeupleur auquel Geneste consacre l’ essentiel de son article, interroge précisément le lien entre savoir et sexe, en opposant la poésie comme « solution à l’ érotique » et la langue sèche de la science (énergétique, arithmétique, probabilités). La figure poétique de la « vaincue » y incarne l’ humanité qui a pris « la mesure d’ impossible liée au sexe », contre ceux « qui se mêlent encore de copuler [mais] n’ y arrivent pas » et qui « ne veulent pas l’ admettre. » (Le Dépeupleur, 8). Le nord ou cap qu’ elle désigne hors les issues fantasmées à l’ extérieur du cylindre condense un point de vide où se joignent la forclusion du savoir sur le sexe et celle du signifiant sexuel de la femme dans l’ inconscient (qui ne connaît qu’ un seul signifiant sexuel pour Lacan, à savoir le phallus). Dans un rapprochement avec le Paradis de Dante, Geneste identifie les figures beckettiennes du vaincu et de la vaincue à celles de Dante et Béatrice faisant l’ épreuve du « point de butée de la jouissance du fantasme courtois et sa traversée ».
La représentation des questions sexuelles proprement dites est au cœur de l’ article de Pim Verhulst. Celui-ci se focalise sur deux pièces radiophoniques, Cendres et Paroles et musique, afin de montrer comment, dans le contexte du Third Programme de la BBC et de sa politique culturelle, et malgré le poids de la censure qui pesait alors sur les médias, Beckett parvient à évoquer la sexualité en recourant à l’ ambiguïté ou à l’ abstraction dans Cendres, et à des effets musicaux ad-hoc dans Paroles et musique. Il apparaît ainsi que le Beckett des années 1950-1960 continuait d’ exercer sur sa propre production artistique une auto-censure, qui, à sa façon, prolonge celle qu’ il s’ était déjà imposée lorsque, jeune écrivain inconnu, il avait composé Dream of Fair to Middling Women et Murphy dans les années 1930.
James Baxter aborde quant à lui la question de la sexualité de manière originale, en s’ intéressant aux collaborations de Samuel Beckett avec les magazines américains destinés à un public masculin adulte, en l’ espèce Esquire et Playboy, lesquels le sollicitèrent à plusieurs reprises durant les années 1960 pour lui demander des articles. Baxter montre que Beckett éprouvait un réel attrait pour ces magazines, qui s’ explique non pas par la représentation de la femme-objet que ceux-ci véhiculaient, mais par l’ intersection qui existe de fait entre la « culture » dont ils étaient le reflet, dont la coloration machiste est indéniable, et les revendications pour la liberté sexuelle typiques de cette période, ainsi que l’ image qui y était associée d’ une masculinité certes assumée, mais qui pouvait sembler être en accord avec les idées progressistes des années 1960.
Enfin, s’ inscrivant dans le cadre conceptuel élaboré par H. Porter Abbott autour de la notion d’ écriture autographique, Georgina Nugent-Folan commence par observer qu’ il existe une forte affinité, pour ce qui est de la représentation du genre, entre le démarcage systématique auquel procède Beckett par rapport aux écrits des auteurs masculins, et la manière dont cette même topique est traitée par les auteures féminines dont il était le contemporain. Pour l’ illustrer, elle propose une étude comparée entre Compagnie et L’ Autobiographie d’ Alice Toklas de Gertrude Stein, laquelle la conduit toutefois, au-delà des convergences, à dégager des spécificités propres à chacun de ces deux écrivains. En effet, si le texte de Stein semble constituer un bon exemple d’ auto-réécriture de soi, et de réappropriation de son identité, celui de Beckett se laisse plutôt définir, du point de vue du genre, comme un cas de désécriture de soi.
Nous remercions notre collègue Pierre Katuszewski pour son aide dans la préparation de cet événement.
Ouvrages cités
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Beckett, Samuel, L’Innommable (Éditions de Minuit: Paris, 1953).
Beckett, Samuel, Murphy (Éditions de Minuit: Paris, 1965).
Beckett, Samuel, Murphy (London: Faber, 2009).
Beckett, Samuel, Molloy (Éditions de Minuit: Paris, 1951).
Beckett, Samuel, Fin de partie (Éditions de Minuit: Paris, 1957).
Ben-Zvi, Linda (ed), Women in Beckett, Performance and Critical Perspectives (Urbana and Chicago Ill.: University of Chicago Press, [1990] 1992).
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