Résumé
Cet article qui présente le numéro 1 du volume 33 réfléchit à la pratique d’écrivaine de Simone de Beauvoir, tant en ce qui touche ses essais philosophiques que ses œuvres littéraires. Tous sesécrits font entendre une voix qui cherche perpétuellement à entrer en dialogue avec autrui, que ce soit ses prédécesseurs, ses contemporains ou son lectorat présent et à venir. À partir du concept du dialogisme forgé par Mikhaïl Bakhtine, des traits stylistiques proprement beauvoiriens sont mis en lumière.
Il a fallu longtemps répéter que Simone de Beauvoir se considérait elle-même avant tout comme une écrivaine pour qu’on en vienne enfin à porter une attention plus soutenue à sa production littéraire. Fréquemment lue pour y retrouver les échos des idées déployées dans les essais philosophiques et textes politiques, cette portion de son œuvre a été négligée par la critique spécialisée, mais aussi par le lectorat francophone, le prix Goncourt remporté en 1954 pour Les Mandarins n’ayant pas suffi à populariser durablement ses écrits fictionnels1. Heureusement, le vent tourne et, après la parution remarquée des « Cahiers de l’Herne » en 20132, les récentes rentrées littéraires ont mis à l’honneur la plume du Castor, avec l’entrée tant attendue dans la Pléiade en 20183, l’inscription des Mémoires d’une jeune fille rangée au programme de l’agrégation de lettres modernes en 20194, puis la publication d’un roman inédit, Les Inséparables, en 20205.
Il y a loin depuis les premières années de ma formation littéraire à l’Université de Montréal, qui s’avérait pourtant beaucoup plus ouverte aux écritures des femmes que d’autres établissements postsecondaires francophones, même si les corpus examinés en cours étaient essentiellement masculins. Alors qu’on célébrait volontiers le style d’une Colette ou d’une Nathalie Sarraute, pour citer des exemples qui se trouvent à des extrêmes de la palette stylistique française des premières décennies du xxe siècle, j’ai peu entendu parler de Beauvoir, sinon pour Le Deuxième Sexe6, évidemment. Je savais qu’elle avait publié des Mémoires, dont l’intérêt essentiel était, me disait-on, l’information contextuelle qu’ils contenaient, et des romans, dont on me promettait qu’ils étaient à mourir d’ennui et surtout bien mal écrits. Passe ton chemin, camarade, rien à voir de ce côté. Pour me punir d’avoir accepté de passer des vacances dans une station balnéaire alors que j’aurais dû avancer mes recherches de master, j’ai emporté de gros romans qui me paraissaient rébarbatifs : Lourdes d’Émile Zola et L’Invitée de Simone de Beauvoir7. Je déconseille à quiconque de me lancer sur le premier, car j’ai l’enthousiasme intarissable lorsque je me mets à parler de la procession de lépreux et de scrofuleux miraculés qui ouvre ce récit ; j’ai mis plus de temps à embarquer dans L’Invitée, mais en fin de compte, la fascination que j’ai développée pour cette œuvre n’en était pas moins grande. Commençant à suspecter une supercherie, je me suis procuré ses romans suivants : l’intensité dramatique du Sang des autres m’a saisie, la composition narrative des Mandarins appelait de futures relectures, et ainsi de suite8. Décidément, j’aurais dû la lire avant ! J’essaie depuis de répandre la bonne nouvelle, avec de plus en plus de succès à mesure que la sphère universitaire comme le milieu littéraire se débarrassent de leurs ornières pour investir les œuvres d’autrices, y compris celles qui ont précédé cette nouvelle ère.
Les articles réunis dans ce numéro travaillent également en ce sens, en cela qu’ils éclairent chacun des caractéristiques scripturales qui font la force des œuvres de Beauvoir. Ils s’inscrivent ainsi dans la mouvance mise en branle par des chercheurs et chercheuses qui n’ont pas attendu que les institutions remplissant la fonction de courroie de transmission auprès de divers publics s’éveillent enfin à la qualité de l’œuvre littéraire de Beauvoir comme à son style général d’écriture, qu’on pense à Elizabeth Fallaize, qui se penche sur la forme narrative des fictions qu’elle passe en revue9 ; à Jacques Deguy et à ses collaborateurs et collaboratrices, qui s’emploient à « prendre les romans au sérieux », menant une entreprise de « réhabilitation [de leurs] qualités narratives10 » ; à Alison Holland, qui relève des traits stylistiques saillants chez l’autrice des Belles Images11 ; ou encore, plus récemment, à Meryl Altman, qui défend dans son chapitre abordant Beauvoir en tant qu’écrivaine littéraire les choix narratifs et stylistiques qui traversent son œuvre12. Des procédés formels de ses textes sont de plus en plus examinés par la critique spécialisée, ce qui concourt à la reconnaissance d’une écrivaine en pleine maîtrise de sa plume, ayant activement réfléchi à la formulation d’idées qui résonnent encore aujourd’hui, leur mise en mots percutante n’y étant pas pour rien. Le minutieux exercice d’analyse grammaticale auquel s’adonnent Claire Deslauriers et Stéphanie Smadja, pour évoquer ces exemples tirés de l’ouvrage collectif sur les Mémoires d’une jeune fille rangée dirigé par Jean-Louis Jeannelle13, décortique le fonctionnement et les effets des temps verbaux ainsi que des manipulations syntaxiques, dans le cas de la première, et recense les techniques d’allongement de la phrase, chez la seconde, rendant indubitable la valeur proprement littéraire des écrits de la mémorialiste, constat d’ailleurs valable pour l’ensemble de l’œuvre. Dans une somme impressionnante consacrée aux romans de Beauvoir, Delphine Nicolas-Pierre les unifie sous la bannière d’un style de l’« universel concret », soit « un effet constant de totalisation et d’équilibre entre l’universel et le singulier, l’abstrait et le concret, qui trouve à s’exprimer dans la langue14 », et retrace l’évolution stylistique des romans de Beauvoir depuis un certain néoclassicisme, avec sa syntaxe sobre et efficace à la manière de la Nouvelle Revue Française (NRF), à une esthétique s’apparentant au baroque, avec l’expression directe d’un langage parlé accueillant toutes ses excroissances et ses lacunes.
Polygraphe, Beauvoir s’est frottée à plusieurs genres, qu’elle a contribué à faire progresser, ce qui n’était pas toujours une mince affaire dans une France encore classique à bien des égards, de telle sorte qu’il fallait souvent dépasser des frontières pour trouver des sources d’inspiration. Elle attachait une grande importance à l’innovation formelle dans tous les modes d’expression : enthousiaste des syncopes jazzées d’un Charlie Parker15 et de l’hiératisme d’ascendance étrusque d’un Alberto Giacometti16, elle favorisait en littérature les rénovations de la prose romanesque des modernistes anglais, puis celles de ses contemporains états-uniens, même si elle s’est peu prononcée sur ces questions, se concentrant plutôt sur les voix uniques à la source des formes artistiques originales17.
1 Une voix en dialogue
Il est malaisé de parler du style beauvoirien au singulier, tant ses écrits prennent des formes diverses, mais ces derniers se caractérisent tous, il me semble, par une exceptionnelle lisibilité : il ne faut pas être agrégée de philosophie pour suivre les raisonnements de Pour une morale de l’ambiguïté ni avoir un bagage littéraire conséquent pour goûter Le Sang des autres, en témoigne l’intérêt que des étudiants et étudiantes de première année d’université manifestent pour ces œuvres18. On pourrait même avancer que leur accessibilité – on a pu juger son style « démocratique » pour cette raison19 – participe à leur succès interdisciplinaire international, de même qu’à leur aspiration à embrasser largement une idée, une situation ou encore une condition potentiellement universelle. Des traités philosophiques aux récits autobiographiques, en passant par la correspondance, on a affaire à un même phrasé énergique et fluide, passionné et précis, d’où émane une voix qu’on vient à reconnaître. Basse continue des genres variés où elle s’exprime, cette voix, on l’entend dès le pronom « Je » qui brise la glace du Deuxième Sexe, dans la narration subjective de L’Invitée, mais aussi dans l’indignation contrôlée des femmes des Bouches inutiles20. Beauvoir a bien trouvé sa « voix singulière21 ».
Cette voix ne récite pas un monologue, comme des textes admirables de Marguerite Duras ou de Marguerite Yourcenar, ses contemporaines, peuvent le faire. Celle de Simone de Beauvoir entre systématiquement en dialogue avec l’Autre, et c’est cet aspect de sa pratique d’écriture qui sera plus précisément exploré dans ce numéro. Les articles qui suivent montreront chacun à leur manière comment sa réflexion se formule dans l’échange, en réaction à des lectures, à des conversations, à des correspondances, à des débats ou à des entretiens, et, comme une action visant à provoquer à son tour une réaction, dans des conférences, des fictions, des manifestes, des reportages et des témoignages. Si c’est toujours sa voix qu’on discerne en toile de fond, liant l’ensemble de l’œuvre s’étant étendue sur quatre décennies, elle accueille toujours d’autres voix, lesquelles amplifient souvent la sienne, comme celles de Louisa May Alcott ou de George Eliot dans Le Deuxième Sexe22, mais peuvent aussi discorder, comme celles, anonymes, qui répondent au « je », ouvrant de concert La Vieillesse : « Quand je dis que je travaille à un essai sur la vieillesse, le plus souvent on s’exclame : “Quelle idée ! Mais vous n’êtes pas vieille ! Quel sujet triste…23” » Cette orchestration des voix en un riche dialogue, cette polyphonie24, sous-tendra les investigations conduites dans ce numéro.
C’est la voix de Beauvoir elle-même qui nous est d’abord donnée à entendre, dans la transcription inédite en langue originale25 d’une « causerie », comme elle la désigne elle-même, qu’elle a prononcée aux États-Unis au printemps 1947 sur « Le théâtre existentialiste », que les Simone de Beauvoir Studies ont l’insigne honneur de publier. Sa conception de l’art dramaturgique, investi du projet existentialiste, y est efficacement définie à partir des exemples de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus comme « l’expression la plus claire, la plus saisissante » de leur pensée sur les questions à l’origine de leurs drames, qui ont toujours trait à la condition humaine et doivent donc être posées au plus grand nombre. Loin de signifier la subordination des œuvres théâtrales à la théorie élaborée dans les essais, leur secondarité fait en sorte que leur propos s’appuie sur un socle solide et s’élève ainsi avec plus d’ampleur : « avec cet arrière-plan philosophique, il [l’écrivain existentialiste] écrit la pièce, il écrit le roman pour eux-mêmes ».
En plus de qualifier la littérarité première des œuvres dont elle discute, Beauvoir précise leur fonction en termes de communication, comprenant la littérature comme une action : « la vraie fonction de la littérature [n’est] pas simplement une distraction, une évasion, ni même une contemplation de certaines vérités éternelles, mais [est] véritablement une action et qui [doit] se situer dans le temps, dans l’espace, dans des situations concrètes ». Son approche de l’écriture comme action rappelle sous bien des aspects celle de Mikhaïl Bakhtine, un théoricien russe dont les travaux majeurs sur la littérature, lorsqu’ils ont été traduits en français dans les années 1970, ont révolutionné la manière de concevoir le cinquième art et sont parfois décrits comme « (pré)existentialistes26 », notamment parce qu’on observe des accointances entre les propositions d’un Sartre et entre sa manière d’articuler l’individu avec le social, le Soi avec l’Autre27. Sa compréhension du langage comme une parole vivante, une constante actualisation de la langue en situation, pourrait guider un examen du traitement littéraire de la langue par Beauvoir28. Le contexte d’énonciation que Bakthine place au cœur de son approche des textes se conçoit comme une rencontre entre plusieurs discours, plusieurs voix, comme un dialogue : « Activité proprement humaine de l’échange : la parole signifiante vit en dehors d’elle-même, vit de son orientation vers l’extérieur29. » Cela suppose une attention marquée à l’immédiat, à l’inachèvement, au devenir. Chaque énoncé s’inscrit ainsi dans une chaîne discursive30, qui constitue le mouvement du dialogisme, dont une définition synthétique a été proposée par Tzvetan Todorov, qui a orchestré la réception française des théories de Bakhtine :
Intentionnellement ou non, chaque discours entre en dialogue avec les discours antérieurs tenus sur le même objet, ainsi qu’avec les discours à venir, dont il en pressent et prévient les réactions. La voix individuelle ne peut se faire entendre qu’en s’intégrant au chœur complexe des autres voix déjà présentes31.
C’est cependant Julia Kristeva qui avait la première introduit en France la théorie bakhtinienne du roman, dès les années soixante, et s’était approprié pour des fins d’analyse littéraire le concept d’intertextualité32, qui est une forme spécifique de dialogisme. Il est d’ailleurs notable qu’elle reconnaisse ce caractère au roman beauvoirien, au détour d’un commentaire critique sur la production française de 2003, qui ne paraît pas déplacé en 2023 :
En ces troubles temps que nous traversons, je suis persuadée, quant à moi, que ce genre hybride dans lequel Beauvoir a risqué son intimité, non seulement renoue avec les origines du roman comme texte dialogique et polyphonique, mais que ses risques et ses maladresses sont salutaires face à l’enfermement du roman français dans l’autofiction et son narcissisme complaisant33.
Quelques chercheuses ont déjà débroussaillé le chemin et illustré la pertinence d’examiner le dialogisme beauvoirien. L’analyse qu’offre Raija H. Koski de la trajectoire discursive de la protagoniste des Belles Images, si elle n’est pas suffisamment étendue pour être déterminante, formule des intuitions fructueuses quant à la dimension dialogique du dernier roman publié du vivant de Beauvoir, lesquelles demanderaient de plus amples développements : « Cette évolution du personnage est signalée par une dialogisation de plus en plus accentuée de son discours. Le dialogisme de ce texte témoigne du projet subversif de Beauvoir : dévoiler les structures du pouvoir inhérentes à la société véhiculées par le langage ; disloquer le discours monologique34. » L’élucidation des mouvements de « polémique cachée35 » chez Laurence pourrait entre autres servir à comprendre des débats d’idées qui agitent les raisonnements philosophiques de Beauvoir dans ses essais. De même, dans son investigation de « la métaphysique du romanesque » de Beauvoir, Liva Bodil Kalvik réfléchit quant à elle à la « composition dialogique de l’écriture romanesque, laquelle sert à graver sous une forme chronotopique “l’ambiguïté vivante” de la destinée humaine “dans le temps et dans l’éternité36” ». La multiplicité des discours au sein des fictions, reproduits dans leur ambiguïté qui n’est alors pas limitée par le jugement médiateur d’une voix dominante venant départager le vrai du faux, inscrit les œuvres dans un inachèvement fondamentalement dynamique, qui en appelle à la collaboration des individus à qui elles sont destinées. Kalvik inclut dans sa réflexion le dialogue ainsi entretenu avec le lectorat, appelé à (se) mettre en question (devant) le monde à l’instar de l’autrice qui a produit ce concert de voix.
Comme ces exemples non exhaustifs le démontrent, le dialogisme bakhtinien permet donc de problématiser le dialogue qui a cours entre la « voix singulière » de Beauvoir et les voix des autres en amont de l’écrit, l’investissant pleinement à même les dialogues, les sous-entendus et non-dits, les mots choisis pour les connotations qu’ils charrient et ainsi de suite, mais également celles qui sont prévues en aval et parfois provoquées, en particulier celles des lecteurs et lectrices directement ou indirectement interpelés. C’est cette relation au destinataire de l’œuvre théâtrale qui est mise en lumière tout au long de l’allocution de Beauvoir sur le théâtre existentialiste : les pièces sont composées pour être vues, entendues ou lues. Bakhtine insiste lui aussi sur la valeur transitive de tout énoncé, toujours dirigé vers autrui et formulé en conséquence : « tout acte de parole est un acte éminemment social qui implique un allocutaire y compris dans le cas extrême du monologue et cet allocutaire, qu’il soit ou non silencieux, participe toujours de la production de sens37 ». La conscience de la nécessité de la collaboration du lectorat pour assurer la performativité du propos, philosophique ou littéraire, informe le style de Beauvoir.
Dans son intervention sur le théâtre existentialiste, elle met l’accent d’entrée de jeu sur le contexte d’émergence de la première pièce qu’elle présente, Les Mouches de Sartre, qui fait suite à une première expérience d’écriture théâtrale, une commande de ses camarades de camp pendant la guerre. Répondant à la demande, le dramaturge en herbe s’était alors trouvé à son tour frappé par la réponse à sa création : « il avait éprouvé, là, la possibilité d’un rapport direct et d’un rapport très significatif avec le public ». C’est ce mouvement dialogique que Beauvoir valorise tout au long de son allocution, s’opposant au solipsisme craint dans le sillage de Descartes comme au monologisme dont les partis autoritaires au pouvoir en Europe au début du xxe siècle ont tragiquement exemplifié les dangers. Ce qu’elle stipule au sujet de l’art dramatique vaut pour toute forme d’écrit :
[F]aire du théâtre, c’est toujours s’adresser à des libertés humaines en ayant la volonté de leur apporter un message. Autrement dit, c’est toujours penser qu’il y a quelque chose à dire, que quelque chose vaut la peine d’être dit, que quelque chose a donc une valeur ; et d’autre part, qu’il y a des hommes à qui on peut le dire, des hommes, qui sont capables d’entendre, donc des hommes qui sont libres, qui sont capables aussi de répondre.
La voix de Beauvoir qu’on lit ainsi retranscrite révèle des traits stylistique qu’on relève dans son œuvre écrite, ce qui montre bien comment la façon de penser et la façon d’énoncer sa pensée sont chez elle intimement liées. On y reconnaît sa langue de sujets (substantifs) et d’actions (prédicats), saupoudrée d’adverbes d’intensité (« beaucoup » et « très ») et formulée en une longue phrase scindée par un point-virgule où on retrouve des répétitions anaphoriques qui suivent souvent le rythme ternaire épinglé dans la plupart des dissections de la phrase typiquement beauvoirienne (« pour se distraire, pour tuer le temps, pour critiquer »). On croit bien entendre celle qui était reconnue pour débiter ses idées avec une précision et une rapidité vertigineuses38.
Une notice de Dennis Gilbert, spécialiste du théâtre existentialiste39, replace en contexte l’allocution de Beauvoir, dont il vante à juste titre le caractère « complet, poli et prêt pour la publication ». La parution dans sa langue originale de cette réflexion inédite de Simone de Beauvoir sur le théâtre existentialiste aura, je l’espère, pour effet de raviver encore davantage l’intérêt des chercheurs et chercheuses pour son œuvre théâtrale40.
2 Une pensée élaborée en dialogue
Dans cette causerie, Simone de Beauvoir s’adressait directement à un auditoire, subsumé sous le pronom de la deuxième personne du pluriel, « vous », chez qui, à l’instar de Camus et Sartre avec les pièces de théâtre dont il était question, elle souhaite provoquer une réponse. Or sa réflexion même s’élabore en forme de réponse :
J’ai déjà essayé de répondre à cette objection [« si on donne ce contenu idéologique au théâtre, on va en tuer la vérité humaine, la vérité concrète et vivante »] quand je vous disais que, précisément dans Les Mouches, Sartre avait vraiment découvert sa pensée. Il ne s’était pas borné à illustrer une pensée théorique déjà formée.
Au-delà de la pratique philosophique qui consiste communément à développer une idée en réponse à celle d’un prédécesseur pour la réfuter, la nuancer ou l’approfondir, mais en ambitionnant toutefois de venir à bout de la chaîne discursive, d’y ajouter un maillon définitif, cette prise de parole, représentative en cela de la démarche beauvoirienne, s’inscrit bien dans le dialogue. « Pour Beauvoir, nous rappelle Sara Heinämaa, la philosophie signifie un dialogue, une discussion avec les autres au moyen de la parole et de l’écriture41. » Ainsi, à une question posée, elle répond par une autre question.
C’est de cette observation lumineuse de l’entreprise dialogique de Beauvoir que part Nancy Bauer pour interroger le point d’origine du Deuxième Sexe : à la question des Méditations « Qu’est-ce qu’un homme ? », Beauvoir répond par la question « Qu’est-ce qu’une femme ? », et inaugure ainsi une lignée philosophique. Il n’est pas anodin de noter que c’était déjà cette pratique dialogique qu’elle mettait en application dans son allocution de 1947 sur Le Théâtre existentialiste, répondant à une question par une autre question, d’ailleurs celle-là même de Descartes qui fait l’objet de cette réflexion :
On s’est quelquefois inquiété de cette tendance qu’on peut appeler morale et du même coup philosophique du théâtre. Morale et philosophie s’impliquent en effet parce que le véritable problème moral, c’est « Qu’est-ce qu’un homme a à faire de lui-même ? », « Qu’est-ce qu’il peut faire de lui-même ? ». Et pour répondre à cette question, il faut savoir aussi « Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce que le monde et quelles sont les liaisons de l’homme au monde ? », ce qui suppose tout un arrière-plan métaphysique.
En effet, le texte lauréat de la Traduction annuelle/Featured Translation 2022, « Je suis femme, de là je pense : Le Deuxième Sexe et les Méditations », soit le deuxième chapitre de l’ouvrage interdisciplinaire que Bauer a fait paraître en 2001, l’incontournable Simone de Beauvoir, Philosophy, and Feminism42, où il était déjà question de la pratique philosophique féministe dialogique qui consiste à reprendre des problèmes pensés par des philosophes hommes, prétendant à l’objectivité, à l’aune de la situation des femmes, démontre avec brio comment la pensée originale que Simone de Beauvoir déploie dans Le Deuxième Sexe a émergé dans une manière de dialogue par-delà des siècles avec Descartes :
[C]omme si nous pouvions comprendre comment entendre le mot « homme » de la question « Qu’est-ce qu’un homme ? », un mot qui traverse l’histoire de la philosophie, ou en fait l’histoire en général, sans auparavant nous demander ce qu’est une femme. Autrement dit, la question beauvoirienne, « Qu’est-ce qu’une femme ? », me semble remplacer, ou peut-être déplacer, la question cartésienne « Qu’est-ce qu’un homme ? ».
C’est dans les mots de l’Autre, dans ce qu’ils portent de significations accumulées comme des sédiments qui les rendent lourds de sens – emmitouflés comme le philosophe devant son poêle bavarois –, au point où on n’en perçoit plus le cœur problématique, que Beauvoir reconceptualise la démarche philosophique depuis ses fondements dans une « tentative particulière de résoudre le problème du droit à l’objectivité, qui consiste à s’appuyer sur les mots mêmes qui ont été utilisés pour se faire dénier ce droit ».
Si l’ouverture du Deuxième Sexe n’explicite pas cet intertexte originel, Nancy Bauer voit clair dans le dialogisme beauvoirien, conforme en cela à la théorie bakhtinienne, où l’énoncé est toujours déjà une réponse : « L’expression d’un énoncé est toujours, à un degré plus ou moins grand, une réponse, autrement dit : elle manifeste non seulement son propre rapport à l’objet de l’énoncé, mais aussi le rapport du locuteur aux énoncés d’autrui43. » Bauer procède dans cet article d’une rigueur exemplaire à une lecture comparative des incipit respectifs des ouvrages fondateurs – l’un ayant ouvert la « tradition sceptique de la philosophie moderne », l’autre l’ayant renouvelée – et fait la démonstration de la manière dont Beauvoir s’approprie le cogito cartésien pour imaginer une nouvelle méthode épistémologique engageant l’expérience individuelle conçue à la première personne. Mais cette fois sans que la « condition féminine » entrave la marche du raisonnement supposant un isolement métaphysique initial, dont Beauvoir se rend bien compte qu’il est impossible pour toute personne désignée femme, forcément par autrui, lequel fait d’elle l’Autre.
Cette traduction en français du chapitre du livre de Bauer par Francis Walsh rend accessible au lectorat francophone l’une des seules études à confronter Beauvoir à Descartes, avec celle de Debra Bergoffen44. Ce texte s’avère essentiel pour situer Beauvoir à sa juste place en tant que philosophe, démarche qui, si elle est plus commune dans les travaux anglophones consacrés à ses écrits, demeure encore exceptionnelle dans la production savante de langue française45. Cette foisonnante réflexion de Bauer a également des attraits pour la discipline littéraire, tant par sa microlecture des incipit, attentive aux détails de formule, que dans sa mise en valeur d’une « tentative de forger une forme neuve d’investigation philosophique de sa propre expérience », soit une forme d’écriture philosophique à l’intersection de l’écriture de soi.
3 La poétique dialogique de Beauvoir
Nancy Bauer, dans son riche article, souligne par ailleurs le soin que partagent l’auteur des Méditations et l’autrice du Deuxième Sexe d’inclure le lectorat dans leur enquête sceptique : « Descartes et Beauvoir invitent plutôt le lectorat à formuler pour lui-même une revendication similaire. » Et effectivement, si la philosophe formule ses questions en réponse à d’autres questions, ses écrits, comme sa pensée, sont fondamentalement tournés vers l’Autre, dont ils attendent une réponse, à telle enseigne que nous avons souvent envie de la mettre en dialogue à notre tour, retraçant ses influences passées, comme Bauer le fait de main de maître46, et concomitantes à son travail47, puis de poursuivre ces discussions dont elle rapporte elle-même des segments ou encore de lui en imager d’ultérieures48. Sa pratique active de la correspondance, notamment celle qu’elle a engagée dès la publication du Deuxième Sexe avec ses lecteurs et lectrices, recevant d’eux des questions en réponse aux siennes, dont nous avons la chance de pouvoir découvrir une importante portion grâce aux publications successives et aux études s’étant penchées sur celles-ci, nous invite d’ailleurs à le faire49.
On aborde d’emblée le dialogue avec la contribution de Mireille Brioude, « L’Invitée de Simone de Beauvoir et Ravages de Violette Leduc. Politique du roman parlé ». La spécialiste de l’œuvre de Leduc et de ses intersections avec celle de Beauvoir50 opère une lecture comparatiste des segments dialogués de ces deux romans afin de dévoiler les enjeux de pouvoir genrés qui y ont cours, spécialement dans les échanges érotiques. Sondant les échos de la parole de l’Autre dans la conscience de l’individu, elle met au jour « l’avènement d’un genre romanesque expérimental, entre théâtre et roman, entre roman et vie ». L’analyse déployée dans cet article décrit comment le dialogue, si fréquent chez Beauvoir51 comme chez Leduc, est utilisé par ces deux romancières pour organiser la structure de la fiction de même que la dynamique entre les personnages, mais aussi pour masquer tout ce qui se déroule silencieusement en sous-texte de ces interactions : « Chez les deux autrices, dans et par le dialogue se joue l’existence, se fait et se défait le rapport aux autres, que cette relation soit commentée, analysée, ou ne le soit pas. »
Il ne s’agit toutefois pas d’un dialogue auquel le lectorat assiste passivement. La prose beauvoirienne maintient son destinataire engagé au moyen de plusieurs choix scripturaux qui travaillent toujours à s’attirer sa connivence, voire sa collaboration. Kayla Dold signe « Gin, Tonic, and Other Delicious Combinations : The Ethics of Ambiguity’s Literary Style », à l’orée duquel elle réfute le partage disciplinaire rigide qui fait qu’on a tendance à lire différemment les écrits littéraires et philosophiques pourtant produits par la même plume. Elle pose qu’on a tout à gagner à croiser les lectures de Beauvoir : « Examining the literary devices of Beauvoir’s essays reveals how literary style communicates philosophical ideas outside of obvious forms, such as novels and plays, and tests the fluidity of genre, form, and function in philosophy. » (L’examen des dispositifs littéraires des essais de Beauvoir révèle comment le style littéraire communique des idées philosophiques en dehors des formes évidentes, telles que les romans et les pièces de théâtre, et teste la fluidité du genre, de la forme et de la fonction en philosophie.) Elle cible quatre procédés scripturaux, présentés en deux séries : dans un premier temps, la narration intersubjective à la première personne du pluriel et la métaphorisation littérale de la chair et des os ou du sang, qui forcent l’adhésion du lectorat et l’incitent à collaborer à la création du sens ; dans un second temps, les saynètes conversationnelles avec des contradicteurs imaginaires et les paraboles, inclusion directe de la parole d’autrui et sollicitation de sa réaction dans une perspective indubitablement dialogique.
Une telle rétroaction se rencontre dans l’essai aux accents poétiques de Cécile Decousu, « Le féminisme et son trouble ». Il donne à écouter une polyphonie diachronique, dont la première voix est celle de Violette Leduc, derrière laquelle s’efface celle de l’autrice, qui joue alors le rôle de metteuse en scène d’un échange dialogué : « Chant critique du féminisme, de la critique de la psychanalyse, champ partagé, poursuivi, continué par Beauvoir, Irigaray, Butler. » Ce dialogue entre penseuses de l’identité assignée valorise les pratiques de déstabilisation langagière et littéraire et conçoit l’érotisme comme un mode de communication, comme une relation au monde. Dans cette espèce de banquet socratique au féminin, ce sont des savoirs troublants qui s’échangent comme en sous-main, dans un espace interstitiel du discours, dans l’entre-deux des dialogues romanesques comme ceux des romans de Leduc, et de Beauvoir pourrait-on dire à la suite de Mireille Brioude, où l’essentiel se joue dans le non-dit.
Amber Bal se place dans la position de la réceptrice de signaux ainsi émis par le biais d’un même motif littéraire épinglé dans son article « The Lightscape as Literary Motif for Inequality in Les Belles Images, The Mandarins, and America Day by Day ». Développé à partir du concept de Stéphanie Le Gallic et Sara B. Pritchard, le « lightscape », qui désigne les jeux de lumière dans le paysage, traverse l’œuvre de Beauvoir d’abord en guise d’évocation imagée singulièrement efficace pour transmettre une impression tenace d’un déséquilibre qui dépasse sa personne et celle des autres. Le style de l’« universel concret », que Delphine Nicolas-Pierre avait déjà remarqué, permet de reformuler en termes littéraires cette tension entre la particularité et l’universalité qui s’exprime dans ces séquences beauvoiriennes. Cependant, comme Mikhaïl Bakhtine l’a expliqué, les énoncés ne sont pas neutres et le jugement de valeur sociopolitique négatif associé à l’ombre, en regard de la lumière, implique une hiérarchie esthétique, autre filtre déformant la réalité observée. Par conséquent, le motif qui devait dévoiler la ségrégation sociale rendue invisible dans l’environnement urbain a pour contrecoup de réduire l’altérité à un groupe indéfini, les pauvres : « Beauvoir’s literary motif illustrates the plight and position of the disenfranchied masses, but also teeters on the edge of becoming a conceptual mirage itself. » (Le motif littéraire de Beauvoir illustre le sort et la position des masses privées de leurs droits, mais est également sur le point de devenir lui-même un mirage conceptuel.)
C’est donc dans sa dimension dialogique que la poétique de Beauvoir, c’est-à-dire sa façon particulière d’adresser ses pensées au monde, sera approfondie dans les sept textes que contiennent les pages suivantes. Cette réflexion à plusieurs voix s’arrime à une chaîne d’analyses stylistiques, laquelle est appelée à s’augmenter de nombreux maillons à venir. Aux questions que posent les articles réunis ici, à votre tour, par quelles questions répondrez-vous ?
Simone de Beauvoir, Les Mandarins, 2 vol., Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972 [1954].
Éliane Lecarme-Tabone et Jean-Louis Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Paris, Éditions de l’Herne, coll. « Cahiers de L’Herne », 2013.
Simone de Beauvoir, Mémoires, 2 vol., dir. Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2018. Sur cette consécration littéraire, voir l’entretien réalisé par Claudia Bouliane pour les Simone de Beauvoir Studies avec les responsables des volumes, Sylvie Le Bon de Beauvoir, Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, « Au-delà de “l’entrée de Simone de Beauvoir dans la Pléiade” », Simone de Beauvoir Studies, vol. 31, no 1, 2020, p. 127-144.
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, éd. Éliane Lecarme-Tabone, dans Mémoires, vol. 1, op. cit., 3-338. Le texte original a été publié chez Gallimard en 1958.
Simone de Beauvoir, Les Inséparables, Paris, Éditions de l’Herne, 2020. Le volume 32, numéro 1 des Simone de Beauvoir Studies, paru au printemps 2022, comprenait deux articles de fond sur cette novella inédite ainsi que deux comptes rendus critiques : Philippe Devaux, « À propos des Inséparables de Simone de Beauvoir », p. 54-64 ; Éliane Lecarme-Tabone, « Des Inséparables aux Mémoires d’une jeune fille rangée », p. 35-53 ; Ursula Tidd, « Les Inséparables, by Simone de Beauvoir », p. 147-151 ; Jean-Louis Jeannelle, « Les Inséparables, par Simone de Beauvoir », p. 152-158.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 2 vol., Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003 [1949].
Émile Zola, Lourdes, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2021 [1894] ; Simone de Beauvoir, L’Invitée, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972 [1943].
Simone de Beauvoir, Le Sang des autres, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973 [1945].
Elizabeth Fallaize, The Novels of Simone de Beauvoir, Londres, Routledge, 1988.
Jacques Deguy, « Simone de Beauvoir romancière », dans Jaques Deguy (dir.), « Simone de Beauvoir. L’Invitée, Les Mandarins, inédit : Malentendu à Moscou », numéro spécial, Roman 20-50, no 13, 1992, 5-9, p. 6.
Alison Holland, « Simone de Beauvoir’s Writing Practice : Madness, Enumeration and Repetition in Les Belles Images », Simone de Beauvoir Studies, vol. 15, 1998-1999, p. 113-125. Voir aussi Louise Renée et Alison Holland, Simone de Beauvoir’s Fiction : Women and Language, New York, Peter Lang, 2005.
Meryl Altman, « Beauvoir as Literary Writer », dans Laura Hengehold et Nancy Bauer (dir.), A Companion to Simone de Beauvoir, Hoboken, NJ, John Wiley & Sons, coll. « Blackwell Companions to Philosophy », 2017, p. 341-355.
Claire Deslauriers, « L’unité dans la succession : temps, syntaxe et rythme », dans Jean-Louis Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact Concours », 2018, p. 257-267 ; Stéphanie Smadja, « Écriture de soi et allongement de la phrase », dans ibid., p. 269-286.
Delphine Nicolas-Pierre, Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman, Paris, Classiques Garnier, coll. « Classiques jaunes. Essais », 2020 [2016], p. 626. Cette tension entre la particularité et l’universalité qui innerve le style beauvoirien est aussi analysée par Sally J. Scholz dans « The Power of Literature : Simone de Beauvoir’s Les Mandarins and the Metaphysical Novel », dans Hengehold et Bauer (dir.), A Companion to Simone de Beauvoir, op. cit., p. 379-389.
Colin W. Nettelbeck a même suggéré que les écrits philosophiques de Simone de Beauvoir, dans leur capacité à accueillir l’expérience incarnée de l’Autre, découlent d’une certaine manière de son rapport à cette musique, symbolisant le choc transformateur qu’a été pour elle la découverte de la condition des citoyens et citoyennes de descendance africaine aux États-Unis. Colin W. Nettelbeck, « Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir and the Paris Jazz Scene », Modern & Contemporary France, vol. 9, no 2, 2001, p. 171-181.
Dominique van Hooff met en exergue la « démarche parallèle » du sculpteur et de l’écrivaine eu égard à la volonté de « saisir le réel dans ce qui […] paraît être son angoissante authenticité », avec ses vides vertigineux, rappels de la mort, qui attirent paradoxalement l’œil sur l’irréductible présence du corps mouvant dans l’espace. Dominique van Hooff, « Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre : regard sur l’œuvre d’Alberto Giacometti », Simone de Beauvoir Studies, vol. 23, 2006-2007, 96-105, p. 100.
C’est ce qu’avance entre autres Julia Kristeva : « Simone de Beauvoir ne semble pas s’apercevoir que la pensée, l’engagement, la vie elle-même, et après tout l’écriture, sont œuvres de langage. Ses rares remarques sur l’art de la parole et de l’écriture révèlent des finesses d’intelligence, mais jamais une préoccupation essentielle pour ce qu’il est convenu d’appeler une “forme”. » Julia Kristeva, « Beauvoir présente », Simone de Beauvoir Studies, vol. 20, 2003-2004, 11-22, p. 21 ; Julia Kristeva, Beauvoir présente, Paris, Fayard/Pluriel, 2016. Toril Moi souligne toutefois que « la théorie littéraire de Beauvoir se concentre sur les actes de langage, la voix et l’identification », faisant la démonstration d’une profonde préoccupation pour le langage, mais dans sa fonction pragmatique. Toril Moi, « What Can Literature Do ? Simone de Beauvoir as a Literary Theorist », PMLA, vol. 124, no 1, 2009, 189-198, p. 191. Je traduis.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, suivi de Pyrrhus et Cinéas, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003 [1947].
Nicolas-Pierre, Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman, op. cit., p. 627.
Simone de Beauvoir, Les Bouches inutiles : pièce en deux actes et huit tableaux, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin », 1972 [1945].
La citation est célèbre où l’écrivaine pose : « la littérature ne commence qu’à ce moment-là, au moment où j’entends une voix singulière ». Simone de Beauvoir, contribution sans titre à Yves Buin (dir.), Que peut la littérature ?, Paris, Union générale d’éditions, coll. « L’inédit 10-18 », 1965, 73-92, p. 79.
Sur ce dialogue fécond avec ces autrices, voir notamment Ambre-Aurélie Cordet, « Simone de Beauvoir et les romancières anglo-saxonnes. La double dette », Simone de Beauvoir Studies, vol. 30, no 2, 2019, p. 319-339. Un beau numéro des Simone de Beauvoir Studies avait été consacré à « Simone de Beauvoir and Women Writers Throughout the Centuries », vol. 10, no 1, 1993.
Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2020 [1970], p. 2.
À ce sujet, Stéphane Chaudier écrit : « La vertu majeure du style de Beauvoir, c’est, je pense, de faire entendre une pluralité de voix qui rompent avec le monologisme d’une narratrice censée avoir toujours raison et savoir juger de tout ; mais ces voix ne sont jamais déroutantes au point de faire sortir le récit de la route que le projet existentiel de Beauvoir lui assigne. Ces voix ont le charme d’une altérité modérée ; elles suscitent des ambivalences ponctuelles, qui creusent dans ce texte plein d’allant et d’élan quelques marges d’indécidabilité. » Stéphane Chaudier, « Un style modérément polyphonique », dans Jean-Louis Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., 287-302, p. 289-290.
Une version traduite en anglais a déjà paru : Simone de Beauvoir, Existentialist Theater, transcrit par Sabine Crespo, trad. Marybeth Timmermann, annoté par Dennis A. Gilbert, dans Simone de Beauvoir, « The Useless Mouths » and Other Literary Writings, éd. Margaret A. Simons et Marybeth Timmermann, Urbana, University of Illinois Press, coll. « The Beauvoir Series », 2011, p. 137-150.
M.-Pierrette Malcuzynski, « Critique de la (dé)raison polyphonique », Études françaises, vol. 20, no 1, 1984, 45-56, p. 45.
Entre autres exemples, ce passage de Bakthine, cité par Tzvetan Todorov, a des échos existentialistes évidents : « Je ne deviens conscient de moi, je ne deviens moi-même qu’en me révélant pour autrui, à travers autrui et à l’aide d’autrui. […] L’être même de l’homme (extérieur comme intérieur) est une communication profonde. Être signifie communiquer. […] Être signifie être pour autrui et, à travers lui, pour soi. L’homme ne possède pas de territoire intérieur souverain, il est entièrement et toujours sur une frontière ; en regardant à l’intérieur de soi, il regarde dans les yeux d’autrui ou à travers les yeux d’autrui […]. » Mikhaïl Bakhtin, cité dans Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, trad. Georges Philippenko, avec la collaboration de Monique Canto, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1981, p. 148.
Malgré les nombreuses analogies dans leur pensée de la langue et de la littérature, la connexion entre leurs travaux n’est établie que de façon ponctuelle, pour mobiliser un concept bakhtinien afin d’interpréter une œuvre de Beauvoir, comme le fait par exemple Sara Cohen Shabot avec le grotesque dans son article « Towards a Grotesque Phenomenology of Ethical Eroticism », Women : A Cultural Review, vol. 24, 2013, p. 62-70. Le riche ouvrage A Dialogue of Voice. Feminist Literary Theory and Bakhtin n’évoque guère Beauvoir, privilégiant les textes d’Hélène Cixous, de Teresa de Lauretis, de Julia Kristeva et de Monique Wittig : Karen Hohne et Helen Wussow (dir.), A Dialogue of Voice. Feminist Literary Theory and Bakhtin, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994. Une étude systématique des liens possibles entre Bakhtine et Beauvoir reste à faire.
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978 [1975], p. 171.
« Chaque énoncé est un maillon de la chaîne fort complexe d’autres énoncés. » Ibid., p. 275.
Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, op. cit., p. 7.
Julia Kristeva, Sèméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1969.
Kristeva, « Beauvoir présente », loc. cit., p. 22.
Raija H. Koski, « “Les Belles Images” de Simone de Beauvoir : la femme et le langage », Simone de Beauvoir Studies, vol. 9, 1992, 55-59, p. 55.
Ibid., p. 56.
Liva Bodil Kalvik, « La métaphysique du romanesque : un argument pour l’aveuglement esthétique », Simone de Beauvoir Studies, vol. 27, 2010-2011, 38-50, p. 41.
Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 49-50. Elizabeth Fallaize, dans sa lecture du monologue de La Femme rompue, émet le même constat : « La lectrice ne doute pas qu’il est de son devoir de contester l’évaluation que Murielle se fait d’elle-même comme “la meilleure des mères” en découvrant les lacunes et les divergences dans son discours et en démêlant l’intrigue, ou peut-être faudrait-il dire une série de sous-instrigues […]. » Fallaize, The Novels of Simone de Beauvoir, op. cit., p. 163. Je traduis. Sur cette question, voir l’admirable essai de Yi-Ping Ong, The Art of Being : Poetics of the Novel and Existentialist Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 2008.
Mentionnons à ce sujet l’article de Pierre Delattre, « La Leçon d’intonation de Simone de Beauvoir, étude d’intonation déclarative comparée », dans lequel l’année où a été prononcée l’allocution sur le théâtre existentialiste est erronée, mais qui offre néanmoins un intérêt de curiosité non sans rapport avec le fil conducteur de ce numéro, soit la voix de Beauvoir en dialogue. En effet, par le biais d’une étude comparatiste entre l’intonation de cette dernière dans sa causerie sur l’œuvre théâtrale de Camus et de Sartre et celle de Margaret Mead dans une conférence intitulée « Stripped Universals for a World-Wide Culture », l’auteur distingue les phrasés caractéristiques du français et de l’anglais tels qu’ils étaient alors parlés et compris. Il aurait retenu ces deux interventions publiques orales, dont on ne sait comment il a retranscrit les extraits, qu’il présente sous forme de partitions, car « on y rencontre les hésitations, on y sent les efforts, qui accompagnent la pensée quand la forme est improvisée, et qui nous assurent d’un complet naturel ». Pierre Delattre, « La Leçon d’intonation de Simone de Beauvoir, étude d’intonation déclarative comparée », The French Review, vol. 35, no 1, octobre 1961, 59-67, p. 59.
Voir notamment son article ayant fait date « Sartre and Beauvoir on Theater : Force of Circumstance ? », Simone de Beauvoir Studies, vol. 8, 1991, p. 137-151.
L’article qui a remporté le premier prix Patterson anglophone sera aussi pour quelque chose dans ce renouveau, étant donné la portée de son analyse des Bouches inutiles, qui ouvrira la voie à bien des travaux à venir : Ann Van Leeuwen, « Useless Mouths : Value, Women’s Work, and the Struggle against Exploitation », Simone de Beauvoir Studies, vol. 32, no 2, 2022, p. 325-344.
Sara Heinämaa, « Simone de Beauvoir’s Phenomenology of Sexual Difference », Hypatia, vol. 14, no 4, 1999, 114-132, p. 121. Je traduis.
Nancy Bauer, Simone de Beauvoir, Philosophy, and Feminism, New York, Columbia University Press, 2001.
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, trad. Alfreda Aucouturier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1984, p. 299.
Debra Bergoffen, « Simone de Beauvoir : Cartesian Legacies », Simone de Beauvoir Studies, vol. 7, 1990, p. 15-28.
La traduction en français de l’ouvrage d’Eva Gothlin, sous le titre Sexe et existence : la philosophie de Simone de Beauvoir, trad. Michel Kail et Marie Ploux, Paris, Éd. Michalon, 2001 [1996], avait dégagé la voie sur laquelle peu de chercheurs et chercheuses francophones se sont néanmoins engagés.
D’autres travaux mettant Beauvoir en dialogue avec des philosophes l’ayant précédée mériteraient bien sûr d’être évoqués dans une liste qui ne cesse de s’enrichir alors que s’amplifie la reconnaissance des jalons que constituent ses essais dans l’élaboration des idées-phares de la modernité : nommons à titre d’exemples Debra Bergoffen, « From Husserl to De Beauvoir : Gendering the Perceiving Subject », Metaphilosophy, vol. 27, nos 1-2, 1996, p. 53-62 ; Meryl Altman, « Beauvoir, Hegel, War », Hypatia, vol. 22, no 3, 2007, p. 66-91 ; Kimberly Hutchings, « Beauvoir and Hegel », dans Hengehold et Bauer (dir.), A Companion to Simone de Beauvoir, op. cit., p. 185-197 ; Margaret A. Simons, « Beauvoir and Bergson : A Question of Influence », dans Shannon M. Mussett et William S. Wilkerson (dir.), Beauvoir and Western Thought from Plato to Butler, New York, SUNY Press, 2012, p. 153-170.
On pense évidemment à Jean-Paul Sartre, dont le rapport particulier d’interinfluence a été traité notamment dans un ouvrage collectif dirigé par Christine Daigle et Jacob Golomb, Beauvoir and Sartre : The Riddle of Influence, Bloomington, Indiana University Press, 2009, et cette perspective a été renouvelée plus récemment dans le numéro spécial de la revue Genesis, « Sartre Beauvoir. Genèses croisées », piloté par Jean Bourgault et Jean-Louis-Jeannelle, vol. 53, 2021, mais aussi avec Merleau-Ponty, relation qu’a contribué à mettre en lumière Jennifer McWeeny, « Beauvoir and Merleau-Ponty », dans Hengehold et Bauer (dir.), A Companion to Simone de Beauvoir, op. cit., p. 211-223, ou encore avec Heidegger, ainsi qu’Eva Gothlin l’a pointé dans « Reading Simone de Beauvoir with Martin Heidegger », Hypatia, vol. 14, no 4, 1999, p. 83-95. Cette dynamique d’interinfluences ne s’arrête toutefois pas au territoire européen. Le premier prix Patterson francophone dessine d’ailleurs un tableau complexe du réseau d’interconnexions entre divers écrivains et philosophes existentialistes autour de l’océan Atlantique, principalement Beauvoir, Fanon et Wright, et montre comment en découlent des analogies entre des situations d’oppression qui peuvent se comprendre ensemble malgré leurs distinctions importantes : Mickaëlle Provost, « Un existentialisme transatlantique. Penser la pluralité des oppressions à partir de Simone de Beauvoir », Simone de Beauvoir Studies, vol. 32, no 2, 2022, p. 303-324. L’ouvrage que Meryl Altman a dernièrement fait paraître, et dont le présent numéro comporte une recension, Beauvoir In Time, Leiden, Brill, coll. « Philosophy, literature, and politics », 2020, consacre d’importants passages à ces questions.
Là aussi, les exemples sont trop nombreux et variés pour être tous évoqués, de Gabrielle Roy à Annie Ernaux, en passant par Maya Angelou : Lori Saint-Martin, « Simone de Beauvoir and Gabrielle Roy : Contemporaries Reflecting on Women and Society », Simone de Beauvoir Studies, vol. 10, 1993, p. 127-139 ; Joanne Megna-Wallace, « Simone de Beauvoir and Maya Angelou : Birds of a Feather », Simone de Beauvoir Studies, vol. 6, 1989, p. 49-55 ; Annie Ernaux, « “Le fil conducteur” qui me lie à Beauvoir », Simone de Beauvoir Studies, vol. 17, 2000-2001, p. 1-6.
Voir Judith G. Coffin, Sex, Love, and Letters : Writing Simone de Beauvoir, Ithaca, Cornell University Press, 2020; Marine Rouch, « Simone de Beauvoir et ses lectrices. Hypothèse d’une influence réciproque (1949-1971) », Simone de Beauvoir Studies, vol. 30, no 2, 2020, p. 225-251.
Voir Mireille Brioude, « Simone de Beauvoir et son ombre : Violette Leduc », Simone de Beauvoir Studies, vol. 13, 1996, p. 114-125, et « Correspondance inédite de Violette Leduc et de Simone de Beauvoir », Simone de Beauvoir Studies, vol. 14, 1997, p. 158-160.
Gilles Philippe et Julien Piat font ainsi état du « style parlé » de Beauvoir dans l’ouvrage collectif qu’ils ont dirigé, La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 82. Sur le dialogue dans les romans de Beauvoir, voir Barbara Klaw, « Silencing the Opposite Sex : Attributive Discourse and Kinesics in Beauvoir’s Les Belles Images », Essays in French Literature, no 29, 1992, p. 134-147 ; Jean-Louis Jeannelle, « Les Mandarins de Simone de Beauvoir ou la crise du dialogue des intellectuels », dans Geneviève Artigas-Menant et Alain Couprie (dir.), Le Débat d’idées dans le roman français, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, p. 163-183 ; Esther Demoulin, « Poétique du dialogue romanesque chez Simone de Beauvoir », Revue d’histoire de la littérature française, no 1, 2020, p. 139-158.