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Écriture et commerce dans le Sahara précolonial

In: Studia Islamica
Author:
Houari Touati EHESS Paris France

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Ainsi que l’indique le titre de son ouvrage1, Ghislaine Lydon embrasse dans son analyse trois domaines d’étude relevant de spécialités différentes : l’histoire économique, l’histoire juridique et l’histoire culturelle. La caravane se prête à cette triple articulation dans la mesure où elle opère non seulement comme une institution économique mais aussi comme une institution sociale – c’est une véritable cité ambulante – et comme une institution culturelle. À ce titre, elle illustre – de façon inattendue – cette catégorie de phénomènes sociaux dont Marcel Mauss dit qu’ils constituent des faits totaux. L’approcher autrement que comme une unité de significations complexes serait en effet dommageable à son intelligence.

En raison de mes préoccupations de recherche actuelles, certains aspects de l’ouvrage ont plus que d’autres retenu mon attention. Ils concernent la literacy dont Lydon fait un élément-clé de sa compréhension du fonctionnement de la caravane. L’écriture y est présente aussi bien en sa forme traditionnelle de « commercial literacy » que sous celle d’une culture savante, à prédominance juridique. Comment la caravane a-t-elle rendu possibles l’une et l’autre ? De quelles manières ces deux cultures de l’écrit se sont-elles imbriquées ? Quels effets l’une et de l’autre ont-elles eus sur les modes de communication et de cognition sahariens à l’époque précoloniale ? Ces questions forment avec celles relevant de l’échange économique l’ossature de l’ouvrage. Un objet en particulier fait le lien entre la sphère marchande et la sphère culturelle-intellectuelle, selon qu’il est étudié en tant que marchandise ou qu’il est appréhendé en tant que support de la connaissance : il s’agit du livre qui, rappelons-le, se distingue de toute autre forme d’écrit par sa fonction de modèle graphico-discursif de production et d’organisation d’énoncés textualisés dans des formes matérielles et culturelles aux contours historiquement déterminés.

1. Commerce du papier et industrie du cuir

a) Si les livres étaient chers, le papier qui entrait dans leur fabrication l’était autant. En Afrique de l’Ouest, le papier était d’autant plus rare d’utilisation qu’il n’était pas fabriqué localement. Les Almoravides sont certainement les introducteurs dans la région du papier de qualité qui était produit à Fès en quantité considérable. Mais il y arrivait aussi de la ville andalouse de Xatiba, au XIIIe siècle, avant que le papier produit dans le sud de la France et en Italie ne supplante l’industrie papetière d’Occident musulman d’Orient.

Amalfi, Venise, Gênes et Marseille deviennent alors les ports les plus actifs dans l’exportation de papier en Afrique du Nord, à partir des ports de Ceuta et Tanger mais également du Caire. Et de là, il trouvait écoulement à l’intérieur du continent. Au XVIIIe siècle, un nouveau venu dans le commerce mondial de papier fait son apparition : l’Angleterre. Le papier était devenu un ingrédient indispensable de tout processus industriel et commercial. Dans les années 1870, l’Angleterre, la France et l’Italie ont la mainmise sur la production et l’exportation de papier à écriture aux quatre coins du monde. Longtemps après que le papier fut acheminé vers l’Afrique de l’Ouest uniquement à travers les caravanes du Désert, au XIXe siècle, c’est aussi par voie de navigation maritime qu’il y parvient à travers le Sénégal et la Gambie où il est introduit dans le reste de l’Afrique de l’ouest par voie fluviale par des intermédiaires commerciaux français et britanniques2.

En retour, l’Afrique entre dans la production internationale du papier : grâce à des entreprises comme celle du leader des Qâdiriyya, Shaykh Sidiyya al-Kabîr, qui a incité ses affidés et ses esclaves à produire de la gomme, cette même gomme arabe qui a servi en Europe de solvant dans l’industrie de l’imprimé et d’adhésif dans la fabrique des reliures de livres.

Bien qu’elle soit utilisée localement dans des préparations médicale et culinaires, la gomme est devenue l’un des principaux produits destinés à l’exportation vers l’Europe où elle a trouvé emploi, en dehors de l’industrie du livre, dans les textiles et les cosmétiques. La France, la Grande-Bretagne et la Hollande en sont les principaux pays importateurs. Pour en contrôler le marché, Français et Britanniques se sont livré une « guerre de la gomme » (p. 135).

b) Les cuirs de l’Afrique de l’Ouest sont recherchés depuis le haut Moyen Âge. La technique de l’apprêt du cuir y est probablement arrivée du Maghreb et d’al-Andalus. Au Xe siècle, Cordoue fabrique les belles reliures des livres d’Europe et de l’Occident musulman. Au XVIe siècle, Sokoto et Kano possèdent le plus riche artisanat du cuir de l’Afrique de l’Ouest : « There, a sophisticated industrial procedure involving timed soaking, scudding, tanning, drying, and dyeing (with unic organic colors found locally) produced fine and firm tanned leather that long was the standard against which later western European tanning industry measured quality » (p. 101).

Peaux et cuirs appartiennent au commerce transsaharien, ainsi que l’indigo et les cotonnades bleues provenant des mêmes régions de fabrication. Ils arrivent en Europe via le Maroc. Ce qui les fait estampiller « morocco leather », en anglais, et « maroquinerie », en français. Le Sahara qui produit ses cuirs les utilise par ailleurs pour les reliures des manuscrits. Ces reliures sont reconnaissables aux motifs de leur décoration aux couleurs vives, comme le rouge, le jaune, le vert et le bleu indigo. A Tîshît par exemple, ce sont les femmes des forgerons (ma‘alimât) qui commandent « the craft of creating strapped leather boxes to protect manuscript folios ». En raison de l’extraordinaire croissance du marché mondial du livre au XIXe siècle, la demande en cuir tanné a considérablement augmenté. Elle est précédée et accompagnée par la révolution de l’imprimé dont les effets se font ressentir partout à travers le monde. À partir des années 1870, lettrés et marchands sahariens ont commencé d’importer des livres imprimés de manière de plus en plus régulière du Maroc en particulier après que ce pays eut développé l’édition lithographiée3.

2. Literacy

Un commerce aussi important n’a pas pu se passer de l’écriture, au contraire. Il a donné naissance à une « commercial literacy4 » au XIXe siècle saharien dont le développement est lié, selon l’auteur, à deux facteurs : disponibilité de plus en plus grande du papier, d’un côté, élargissement croissant de la literacy arabe touchant proportionnellement plus de marchands (qui se mettent davantage que dans le passé à enregistrer par écrit leurs transactions commerciales), de l’autre côté. Cela correspond à une nouvelle conjoncture économique qui a vu le commerce transsaharien s’accroître en volume et en valeur5. Or cette conjoncture correspond également à l’expérimentation en Afrique de l’Ouest d’un véritable « boom » dans la production du savoir islamique. Cela correspond à l’entrée dans la sphère marchande de nombre de lettrés qui, pour financer leurs activités intellectuelles et religieuses, se mettent à commercer. La caravane devient ainsi le vecteur d’un remarquable processus de scripturalisation. Cette scripturalisation s’immisce dans les différentes sphères de la vie sociale en même temps qu’elle affecte l’organisation de la caravane marchande elle-même.

L’auteur établit une corrélation entre commerce de longue distance, literacy commerciale et développement d’une culture de l’écrit, prélude à une culture lettrée. Mais la literacy reste limitée. De quelle limite(s) s’agit-il ? De celle(s) que Jack Goody associe à la notion de « restricted literacy6 » ? L’auteur ne le dit pas. Pour ma part, je ne pense pas que cette notion rende compte de la literacy dans cette partie de l’Afrique. Les premiers officiers arrivant en Algérie ont été surpris par la large diffusion du maniement de l’écriture parmi les populations nouvellement conquises. Un historien comme Marcel Émerit est allé jusqu’à soutenir qu’en 1830 l’alphabétisation de l’Algérie n’avait rien à envier à celle de la France à laquelle elle était par certains aspects supérieure7. Cela ne va pas durer. Car la colonisation française va bientôt déclencher un large processus de déculturation et de désalphabétisation8. Dans ce nouveau contexte colonial, une « restricted literacy » se maintient animée par la résistance des colonisés à leur déculturation totale.

Pour revenir à l’Afrique de l’Ouest, Lydon lie la faiblesse de l’expansion de la literacy à la cherté du papier et à la rareté des autres moyens de l’écriture acheminés ici et là au hasard par les caravanes. Un indice de cette rareté est donné par la parcimonie avec laquelle le papier était utilisé : les marges des manuscrits étaient remplies d’une écriture ramassée pour économiser de l’espace, réemplois multiples des feuilles égarées de manuscrits, utilisation d’une écriture serrée (tight script). Les lettrés se seraient adaptés à cette rareté des ressources scripturaires en compressant leurs textes dans des formats courts. Il y avait bien l’alternative du parchemin (raqq). Mais ce matériel reste également d’utilisation parcimonieuse. Sa rareté suggère qu’il était moins recherché que le papier ou qu’il était utilisé uniquement pour les documents de grande valeur. Ce serait plutôt cette dernière possibilité qu’il faudrait envisager : longtemps après que l’Orient fut passé de l’utilisation du vélin à celle du papier, on a continué en Occident musulman à copier les manuscrits coraniques sur ce précieux medium. Que, par ailleurs, dans leur apprentissage de l’écriture, les élèves mettent beaucoup de temps avant de se servir du papier est un phénomène partout constaté dans l’histoire des sociétés islamiques : depuis le début de l’école coranique, la planchette est l’instrument pédagogique et didactique fondamental.

Je ne sais quelle valeur explicative accorder à la rareté du papier comme cause de limitation de la literacy. Cette utilisation parcimonieuse est signalée même dans des régions qui possédaient une industrie du livre manuscrit. L’explication de la rareté des supports de l’écriture a également été utilisée pour expliquer les raisons pour lesquelles l’utilisation de l’écriture était à l’époque tardo-antique peu répandue dans le pays du fondateur de l’Islam : le Hedjaz9. À mon sens, cette raison technologique n’a pas beaucoup de pertinence. Lorsque le Hedjaz du VIIe siècle a mis en place un appareil scolaire et permis la constitution en son sein d’une classe de lettrés, la question technologique est réglée. L’explication est par conséquent moins technique que sociale.

En Afrique saharienne et subsaharienne, la connexion que le commerce caravanier a établie entre la literacy en arabe et le droit musulman a permis le développement concomitant de deux phénomènes scripturaires : d’un côté ce que Lydon nomme « paper economy of faith » et de l’autre une classe de lettrés rompus aux techniques juridiques. Le phénomène est assez exceptionnel dans l’histoire pour être pointé : beaucoup de sociétés ont développé un commerce de longue distance adossé à une literacy commerciale sans que celle-ci ait directement et spontanément conduit à la constitution d’une culture lettrée. C’est le cas des Sudarabiques ou des Nabatéens, par exemple10.

Ici, la constitution d’une culture lettrée est rendue possible grâce à deux phénomènes, en particulier : le premier est l’importation de savants du Maghreb, le second, la scolarisation de l’apprentissage des fondamentaux de l’écriture. Les premiers lettrés venus d’ailleurs étaient eux-mêmes issus d’un système d’études scolarisé. Or on n’a pas toujours prêté l’attention nécessaire à ce phénomène. C’est parce que Jack Goody n’en tient pas compte d’un point de vue conceptuel qu’il n’a théorisé que deux sortes de literacy possibles : la « restricted » et la « full ». Or, selon qu’elles ont laissé son apprentissage à la famille ou qu’elles ont dépossédé celle-ci de son rôle instructif pour le donner à une institution publique ou communautaire, comme le beit midrash juif ou le kuttâb arabo-islamique, les sociétés pré-modernes qui ont connu l’écriture ne l’ont pas socialisée de la même manière.

3. Une classe de lettrés

Pourquoi le marchand saharien a-t-il été conduit à multiplier des opérations cognitives savantes ? Incontestablement, pour rationnaliser non plus uniquement sa propre activité professionnelle individualisée mais également le fonctionnement de la caravane marchande dans son ensemble afin que celle-ci puisse reposer sur des normes et des règles connues et reconnue par tous ses acteurs. Pour y parvenir, la caravane a dû recourir à une forme de l’écrit caractérisée par un haut degré de technicité et de standardisation qui en fait une littérature formulaire : l’écrit juridique. Or la mise en oeuvre de cette expression de l’écrit dogmatique nécessite la constitution d’une classe de lettrés versés dans l’étude du droit et de la religion.

Ces lettrés ont une double compétence scripturaire : outre qu’ils sont capables de dire le droit, ils sont détenteurs de traditions formulaires dans lesquelles les transactions commerciales et autres sont traduites en une forme stéréotypée de laquelle les documents juridiques tirent leur validité. Ces lettrés agissent ainsi en producteur de consultations juridiques, en fournisseurs d’expertise judiciaire11 et en spécialistes des écritures lesquelles peuvent à l’occasion aller jusqu’à la manipulation des forces supérieures de la surnature : l’écrit protège la caravane par le droit mais aussi par la magie qui est – sans surprise – littérale. Mais ce dernier aspect de l’écriture n’est pas abordé par Lydon.

Tout cela met en relief l’importance de la culture savante et de son principal support : les livres. La caravane en tire doublement parti en les commercialisant et en les faisant circuler pour en disséminer les contenus. À leur tour, pour entrer en possession des précieux artefacts, les juristes n’hésitent pas à se lancer dans le commerce. De manière plus générale, l’activité commerciale leur permet de financer leurs activités intellectuelles qui, pour l’essentiel, consistent en la production de collection de responsa à caractère juridique ou religieux (p. 33). Les ports caravaniers deviennent progressivement des centres d’étude et de rayonnement intellectuel. L’écrit savant finit plus ou moins par s’autonomiser de l’activité commerciale pour répondre à d’autres besoins en particulier spirituels. Ce que documente et analyse remarquablement Lydon.

4. Retour au livre

Le commerce des livres en milieu saharien est très ancien. Probablement, dès le XIe siècle, des manuscrits du Coran et d’autres ayant trait à la littérature religieuse ont commencé à circuler localement.

Lorsque, au milieu du XIVe siècle, Ibn Battûta a visité la capitale de l’empire du Mali, il a pu voir des écoles coraniques où les enfants apprenaient par coeur le Coran. Un demi-siècle plus tard, Léon l’Africain visitant Tombouctou, le globe-trotter est émerveillé par le nombre de manuscrits en provenance du Maghreb qui y étaient en vente. Les livres rapportaient plus de bénéfices que n’importe quelle autre marchandise. Ils étaient si chers qu’ils étaient échangés contre de la poudre d’or. Une copie du Kitâb al-Shifâ’ du cadi ‘Iyâd (m. 544/1149) achetée au Touat par un lettré se rendant à Tombouctou en 1468 avait coûté pas moins de 45 mithqâl-s, soit approximativement 190 grammes d’or. Dans les années 1850, sans doute parce que les livres étaient encore en plus grande circulation, un manuscrit avait été vendu, dans le cadre de la liquidation d’une succession à Tîshit, 15 mithqâl-s, soit 64 grammes d’or. Ce qui en fait tout de même un objet de valeur.

Mais un tel investissement économique était nécessaire dans tout processus de construction de profil de lettré digne de ce nom. Aussi les lettrés sahariens dépensaient beaucoup d’argent pour acquérir les livres dont ils avaient besoin. Ils utilisaient pour cela le commerce transsaharien en les achetant à des libraires itinérants ou en commandant des exemplaires à des copistes professionnels. Mais la caravane du pèlerinage aussi est une grande pourvoyeuse de livres acquis non seulement à la Mecque et à Médine mais également au Caire et ailleurs au Proche-Orient. Au début du XIXe siècle, un certain al-Tâlib Ahmad – un lettré comme son nom l’indique – avait acheté toute une cargaison de livres à Médine composée de 400 manuscrits (p. 100).

Cette frénésie dans l’acquisition des livres pouvait conduire les lettrés les plus fortunés jusqu’à monter des caravanes spécialement destinées à la satisfaire, en particulier dans les souks de Marrakech ou de Fès. Pour garnir sa bibliothèque des précieux objets de son désir, un élève de Shaykh al-Mukhtâr al-Kuntî, Shaykh Sidiyya al-Kabîr (m. 1284/1868), qui résidait dans la région de Gibla, était parti en 1830 acheter des livres à Marrakech. Il en était revenu avec une collection de 200 manuscrits. Leur liste étudiée par Charles Stewart apporte de précieux renseignements sur les champs d’études couverts12. Le plus gros est – comme il se doit – constitué de livres de droit. Après quoi viennent les recueils de hadith, puis des ouvrages de lectures coraniques (qirâ’ât), puis des traités de grammaire et de lexicographie arabes, auxquels s’ajoutent des livres de théologie, de soufisme mais aussi de médecine. Comme les lettrés sahariens gardaient les yeux rivés à l’occident du monde musulman, la plupart de ces écrits étaient maghrébo-andalous. Mais les auteurs moyen-orientaux qui font le lien avec le reste du monde musulman ne sont pas absents de la liste.

Comme l’argent, les livres engendrent les livres. Des bibliothèques se constituent un peu partout au Sahara. Tombouctou est certainement la première oasis à donner l’exemple. Lydon parle d’une véritable industrie qui y prospère à partir du XVIe siècle avec ses éditeurs, ses copistes et ses réviseurs. Depuis cette date, les copistes essaiment à travers les autres oasis mais aussi sous la tente. Les calligraphes se multiplient au fur et à mesure que la demande se développe. Ils calligraphient les livres dans le style maghrébin (khatt maghribî) que la culture lettrée saharien adapte pour donner naissance au style calligraphique soudanais (khatt sûdânî). Mais il n’y a pas que les copistes professionnels qui écrivent des livres. Pour leurs besoins personnels, les lettrés aussi exécutent des manuscrits. Les copistes professionnels sont d’ailleurs recrutés parmi eux. Les connaisseurs de la langue arabe en particulier font d’excellents copistes. D’eux on dit que leur écriture est madbûta ou mieux encore sahîha. Tel est le cas de Muh. Yahyâ b. Muh. Al-Mukhtâr al-Walâtî qui reste par ailleurs l’auteur d’un récit de voyage (rihla) immortalisant son pèlerinage à la Mecque à la fin du XIXe siècle. En certains endroits de Mauritanie, il n’y a pas jusqu’aux femmes qui ne copient les manuscrits, comme cette Khadîja bint al-‘Aqîl dont le nom est à lui seul tout un programme.

Les Sahariens ont acheté, copié mais aussi produit des livres. Comme les premiers livres qui leur sont apportés par les marchands maghrébins, les premiers ouvrages composés localement semblent eux aussi avoir été conçus par des savants venus du Nord : l’exemple le plus célèbre est celui du juriste tlemcénien du XVe siècle, ʿAbd l-Karîm al-Maghîlî, qui a laissé plusieurs ouvrages dont certains avaient été composés à la demande de l’Askiya Ahmad. À leur tour, à partir du XVIe siècle, les Sahariens se mettent à en composer : le plus célèbre d’entre eux est certainement Ahmad Bâbâ al-Tinbuktî (m. 1036/1627) qui a acquis une stature internationale. Au XVIIe siècle, on rencontre des compositeurs d’ouvrages à Ghadamès ou au Touat. Mais le grand siècle saharien, c’est le XVIIIe siècle, lequel a vu proliférer, d’un bout à l’autre du Sahara, des auteurs de traités, en particulier dans le droit, le soufisme, l’histoire et l’hagiographie.

Au livre en tant qu’artefacts matériels, les marchands sahariens se sont intéressés dans le cadre de leurs activités économiques et commerciales. Leurs livres de compte ont en effet adopté la forme du codex. Mais pour y inscrire une autre science que celle des lettrés. Comme les lettrés, ils ont écrit pour ne pas oublier. Et comme les lettrés, ils ont fait de l’écriture un instrument probatoire. Mais la forme dominante de leurs inscriptions graphiques est restée la liste. Lydon en donne des exemples éclairants sur son importance. Au-delà de ces usages, lettrés et marchands ont partagé la même éducation de base : celle qui est dispensée à l’école coranique13.

Les sujets abordés par Lydon sont traditionnellement la chasse gardée des historiens des terres centrales de l’islam. Et voilà que, de la périphérie, il nous est dit qu’il est possible de les reprendre et de les retravailler pour projeter sur eux de nouvelles lumières qui les arrachent au déjà-vu, à la répétition et au ressassement. Car ils ne gardent pas moins leur cachet saharien et africain. En cela, le travail de Lydon, nourri d’anthropologie et de philologie, reste soucieux du contexte et de sa temporalité. Il participe de cette nouvelle histoire qui est en train de restituer le continent africain à son historicité et à sa place dans l’histoire du monde.

1 Ce texte dont la publication est retardée par les aléas de l’édition reprend l’exposé fait à la conférence-débat organisée par Camille Lefebvre, le 4 avril 2010, au centre Malher (Paris), autour de l’ouvrage de Ghislaine Lydon : On Trans-Saharan Trails : Islamic Law, Trade Networks and Cross-Cultural Exchange in Nineteenth-Century Western Africa, Cambridge UP, 2009, en présence de l’auteur.

2 Sur cette question de la circulation du papier, voir l’excellent T. Walz, « The Paper Trade in Egypt and the Sudan in the Eighteenth and Nineteenth Centuries and its Report to Bilâd as-Sudân », in G. Krätli & G. Lydon, The Trans-Saharan Book Trade: Manuscript Culture, Arabic Literacy and Intellectual History in Muslim Africa, E.J. Brill, Leiden, 2011, p. 73-108.

3 Voir sur cette industrie du livre, F. Abdulrazak, The Kingdom of Books: The History of Printing in Morocco, Dar Mahjar, 1996, trad. en arabe par Khaled Ben Sghir : Mamlakat al-Kitâb : Târîkh al-Tibâ‘a fî al-Maghrib, 1865-1912, al- Rabât, al-Mamlaka al-Maghribiyya : Jâmi‘at Muḥammad al-Khâmis, Kulliyyat al-Âdâb wa-al-‘Ulûm al-Insâniyya, 1996.

4 Cette notion élaborée par B. Street, à partir de matériaux ethnographiques iraniens, est reprise par Lydon, p. 353. Voir B. Street, Literacy in Theory and Practice, Cambridge UP, 1984.

5 Sur cette dépendance du commerce à l’égard de l’écrit, voir p. 287 et suivantes.

6 J. Goody, « Restricted Literacy in the Northern Ghana », in J. Goody (ed.), Literacy in Traditional Societies, Cambridge UP, 1968, p. 198-264. Cette notion est ensuite développée par l’auteur dans plusieurs de ses travaux. Récemment, l’auteur a fait le point sur son emploi dans : The Power of the Written Tradition, Smithsonian Institution Press, Washington-London, 2000, Chap. I: « Objections and Refutations », p. 1-25, trad. française de J.-M. Privat : Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, 2007, Chap. I: « Ojections et réfutations », p. 17-50.

7 M. Émerit, « L’état intellectuel et moral de l’Algérie en 1830 », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet 1954, p. 199-212.

8 Dans son livre Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale. École, médecine et religion, 1830-1880, Paris, 1971, chap. 2 et 4, Yvonne Turin a finement analysé la manière avec laquelle la colonisation a détruit ce système d’enseignement entre 1830 et 1850.

9 Voir par exemple : P. Stein, « Literacy in Pre-Islamic Arabia: An Analysis of the Epigraphic Evidence », in A. Neuwirth, N. Sinai, & M. Marx (eds), The Qurân in Context. Historical and Literary Investigations into The Qur’ânic Milieu, E.J. Brill, Leiden-Boston, 2010, p. 255-280.

10 Voir, par exemple, Ch. Robin, « Les inscriptions de l’Arabie antique et les études arabes », in Arabica, 48, 4, 2001, 509-577.

11 Sur le rôle du mufti et du cadi, voir p. 377 et suivantes.

12 Ch. Stewart, « A New Source on the Book Market in Morocco in 1830 and Islamic Scholarship in West Africa », in Hespéris-Tamuda, 1970, XI, p. 209-250.

13 « A majority of nineteenth-century trans-Saharan merchants and their agents tended to be literate in Arabic, or at least literate enough to possess sufficient writing skills to produce elementary commercial records. They operated in a paper economy by drafting contracts, recording proprerty rights, holding business correspondance, and keeping commercial record » (p. 277).

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